Présentation de La Jeune fille à la perle documentaire de David

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Présentation de La Jeune fille à la perle documentaire de David
Présentation du film
La Jeune fille à la perle
de David Bickerstaff
par Daniel Lamotte,
écrivain et critique d’art
Cinéma le Paris
mardi 13 janvier 2015 à 20 heures
Bien sûr, le film que vous allez voir ce soir tourne entièrement autour de La Jeune fille à la
perle, peinte vers 1665 (portrait parfois aussi appelé La Jeune fille au turban, pour donner un
ton plus oriental qui semble pourtant loin d’être essentiel). La Jeune fille à la perle sert de fil
conducteur à ce documentaire de David Bickerstaff, surtout parce que ce tableau est la
vedette du Mauritshuis. Or, ce grand Musée de La Haye, après une profonde rénovation et
l’ouverture d’une extension judicieusement réalisée, vient de rouvrir ses portes.
Avec ce film, vous allez pouvoir apprécier de visiter un musée rajeuni et, hormis le
tableau-phare de Johannes Vermeer (1632-1675), il vous sera proposé d’admirer de très près
une sélection représentative des quelques 800 tableaux appartenant aux collections du
Mauritshuis, un musée entièrement consacré à la peinture hollandaise et flamande du
XVe siècle jusqu’au Siècle d’Or hollandais, le XVIIe siècle.
Il m’a d’abord paru indispensable de vous plonger dans le mystère et le merveilleux de la
Peinture avec, sur cet écran, L’Art de la Peinture, œuvre étonnante peinte en 1665 et 1666
par Johannes Vermeer. L’Art de la Peinture ne se trouve pas aux Pays-Bas mais en Autriche,
au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Il s’agit d’un autoportrait ! Voilà tout Johannes
Vermeer : il est là et en même temps totalement absent. Il nous tourne le dos et, comme
dans toute sa peinture, il laisse planer l’ambiguïté. Dans bien d’autres tableaux il nous laisse,
en quelque sorte, des indices de son absence. Sachez, par ailleurs, qu’on ne possède presque
aucun élément historique sur sa personne et sa vie : quelques bribes seulement, insuffisantes
pour établir une biographie sérieuse.
Une jeune fille qui interroge la vie
Maintenant, regardez bien en face la Jeune fille à la perle : elle vous regarde ; elle nous
regarde. Ce regard vert, c’est Vermeer qui nous regarde et qui nous questionne sur le sens
de la vie.
Sur un fond uniformément sombre (habituellement l’artiste se sert de fonds à dominante
de blanc), le visage lumineux de la Jeune fille à la perle se détache. Ses lèvres humides sont
entrouvertes et sa tête posée de trois-quarts, inclinée légèrement, paraît trahir une attitude
de timidité. Le visage est à la fois juvénile et déjà mûr, l’expression à la fois lointaine et en
attente d’un dialogue. Avec les cheveux serrés dans un foulard bleu et un autre jaune, celui-ci
tombant, tout cela constitue le reflet de la personnalité de cette jeune fille et la perle
accrochée à son oreille attire l’œil au point central. Sur cette perle se reflète la fenêtre qui
éclaire le modèle et le col de son chemisier immaculé.
Johannes Vermeer a toujours cultivé l’équivoque : la perle, emblème à double sens, est
symbole de chasteté et de pureté dans la tradition biblique, mais aussi attribut de l’artifice
dans les Vanités1.
À partir de cette peinture, Daniel Arasse a fait remarquer2 : « [Le peintre a subtilement
ménagé des passages entre la figure et le fond. La] fusion qu’une ombre indistincte suscite
entre cette figure à sa limite et à sa surface d’inscription, constitue une version personnelle
de l’estompage des contours, de ce sfumato dont Léonard de Vinci3 avait posé le principe. En
fixant que les ombres sont plus importantes en peinture que les contours, qu’elles exigent
plus de savoir et qu’elles comportent plus de difficulté, Léonard avait fait du “caractère
insaisissable de leurs limites” un des points privilégiés du travail du peintre. »
Vous remarquerez aussi que l’arête de nez de la Jeune fille n’a pas été tracée. Elle est
fondue à sa joue droite. D’autre part, elle n’a pas se sourcils.
…Et pourtant, tout y est, quand même !
Quelle incroyable savoir-faire tout en délicatesse !
Quelle incroyable modernité !
La peinture de Johannes Vermeer, ici particulièrement, reste empreinte d’une « pudeur
étrange », d’une « douceur presque aquatique », d’un « silence paré de toutes les
délicatesses », et de ses toiles n’émanent que « langueur et mélancolie »4.
Les personnages de Johannes Vermeer (à quelques très rares exceptions près toujours des
femmes) ne parlent pas. Leur bouche reste close ou très rarement esquisse un sourire. Il est
le peintre du silence. Ou plutôt le peintre qui a su capter un instant de vie entre un avant et
un après.
Si vous voulez rêver encore en compagnie de ce mystérieux visage, je vous conseille de
visionner La Jeune fille à la perle, film réalisé en 2003 par Peter Webber, avec Colin Firth et
Scarlett Johansson, d’après le roman de Tracy Chevalier, film disponible dans plusieurs
Médiathèques de Clermont-Communauté, notamment celle de Jaude. Même si le scénario en
est imaginaire, ce film offre malgré tout un véritable contenu didactique.
1
Muséart – Vermeer, hors-série n° 5 publié à l’occasion de la rétrospective Johannes Vermeer au Mauritshuis du
1er mars au 2 juin 1996, Boulogne-Billancourt, 1996, p. 28-29.
2
Médiathèque de Jaude à Clermont-Ferrand, 759.04 ARAS, L’Ambition de Vermeer, Daniel Arasse (1944-2003),
Paris, Adam Biro, 1993, 2001, p. 160-161.
3
Léonard de Vinci (1452-1519).
4
Muséart – Vermeer, hors-série n° 5 publié à l’occasion de la rétrospective Johannes Vermeer au Mauritshuis du
1er mars au 2 juin 1996, Boulogne-Billancourt, 1996, p. 1.
Une vue au « petit pan de mur jaune »
Le Mauritshuis possède trois tableaux de Johannes Vermeer : La Jeune fille à la perle, dont
il vient d’être question, et Diane et ses compagnes, peinture dont nous esquiverons toute
étude car n’étant pas représentative de l’ensemble de l’œuvre du peintre, d’ailleurs réduite à
une bonne trentaine de tableaux seulement ; enfin, le Mauritshuis présente évidemment sur
ses murs une autre grande célébrité : la Vue de Delft, peinte vers 1661, « le plus beau
tableau du monde », selon Marcel Proust5, qui manqua de tomber en pamoison devant ce
paysage. L’écrivain a ensuite produit dans La Prisonnière, l’un des volumes de La Recherche,
une scène où le personnage principal est précisément ce tableau, et plus spécialement un
tout petit morceau du tableau : un « petit pan de mur jaune » qui revient sept fois en trenteet-une lignes et même une huitième fois sous forme de papillon jaune…
Jean-Louis Vaudoyer6 a souligné combien l’œuvre lui rappelait les émaux : « [Toujours le
pinceau porte méticuleusement sur la toile une pâte lisse et savante qui évoque l’émail,
le jade, l’émeraude, la laque, le bois poli, toutes sortes de matériaux précieux et colorés
maintenus par une intense lumière sous-jacente.]7 » Paradoxalement, Johannes Vermeer a
introduit du sable fin dans sa pâte pour mieux rendre les rives en pente légère vers l’eau, là
où Marcel Proust a bien vu « des petits personnages en bleu sur du sable rose ».
Avec son horizon placé très bas, son ciel bouillonnant et menaçant, ce paysage trouve un
écho mouvant dans les flots doucement ondulés où surnagent de lourds bateaux immobilisés.
Comme pour d’autres tableaux, le poète Johannes Vermeer a utilisé une camera oscura
afin de rendre avec beaucoup d’exactitude sa Vue de Delft. Mais il a aussi volontairement
déformé certains éléments pour les idéaliser.
Finalement, ici, on sent le Temps Suspendu dans un silence photographique.
Une peinture savante et moderne
Sur la totalité de ce que nous connaissons de l’œuvre peint de Johannes Vermeer, presque
tous les tableaux sont des scènes d’intérieur avec des personnages surpris dans des moments
éphémères et figés dans le silence, où tout suscite les interprétations les plus opposées, à
partir d’un très petit nombre d’accessoires, les mêmes objets revenant d’un tableau à l’autre.
Mais toujours le peintre a projeté une immense tendresse dans ses représentations
irradiantes de lumière.
Quelle lumière ? Une lumière puissante et diffuse. Jamais directe. Toujours venant d’une
fenêtre entr’ouverte et ne donnant sur rien. Mais d’une fenêtre d’où vient une lumière
éblouissante et inconnue. Cette lumière que l’artiste recherche toujours…
La peinture de Johannes Vermeer est techniquement hors norme pour son temps :
références allégoriques détournées, cadrages resserrés, quitte à couper des éléments de la
scène, composition recherchée avec un soin rigoureusement géométrique, perspectives
savantes, pour le plaisir de la prouesse technique, jeux de miroirs, tableaux dans le tableau,
éléments flous juste à côté d’autres éléments peints avec la précision d’un horloger, couleurs
puissantes, nobles et précieuses toujours harmonieuses sur l’ensemble…
Il est allé jusqu’à éparpiller sur ses peintures, aux endroits appropriés, des gouttelettes de
points d’un blanc éclatant, semis de perles de jour pour accrocher la lumière. Il était donc un
adepte du pointillisme deux cents ans avant l’Impressionnisme. C’est le privilège des seuls
grands que de pouvoir bafouer les règles conventionnelles de leur temps. La fulgurance de
leurs transgressions trace bien les voies de l’avenir.
5
Marcel Proust (1871-1922).
Jean-Louis Vaudoyer, né au Plessis-Piquet (Plessis-Robinson) (Hauts-de-Seine) (92060) le 10 septembre 1883,
mort à Paris le 20 mai 1963, historien d’art et écrivain français, auteur de romans esthétistes, poèmes postsymbolistes, impressions touristiques et essais variés. Élu à l’Académie Française en 1950.
7
Médiathèque de Jaude à Clermont-Ferrand, 759.04 Aras, L’Ambition de Vermeer, Daniel Arasse (1944-2003),
Paris, Adam Biro, 1993, 2001, p. 208. Appendice I, « Le Mystérieux Vermeer », article de Jean-Louis Vaudoyer
paru dans L’Opinion du 14 mai 1921.
6
Le Mauritshuis
Le très élégant bâtiment du Mauritshuis fut construit de 1636 à 1644 d’après les plans des
architectes Jacob Van Campen et Pieter Post pour Johan Maurits Nassau-Siegen8, gouverneur
des Colonies Hollandaises du Brésil. Acheté par l’État en 1820 pour abriter les collections
royales de peinture, le Mauritshuis fut ouvert au public en tant que Musée en 1822.
Suite à une profonde rénovation due au cabinet d’architecture Hans Van Heeswijk, la
Musée au rouvert ses portes en juin 2014. Pour l’essentiel, les travaux ont consisté à relier
l’ancien bâtiment à un nouveau bâtiment servant d’annexe par un vaste aménagement
souterrain largement éclairé grâce à un système de lucarnes insérées vers la rue.
Les collections se composent d’incomparables chefs-d’œuvres.
Parmi ceux-ci Le Paradis terrestre (vers 1615), de Jan Brueghel l’Ancien9 et Pierre-Paul
Rubens10. Le premier a composé un paysage idyllique empli d’animaux exotiques et le second
a plaqué dessus le premier couple de l’humanité, l’homme et la femme étant tous deux
pourvus d’épaisses rondeurs.
Le Jeune garçon riant (vers 1625) de Frans Hals11, d’une touche vive et nerveuse, donne à
voir un visage d’une grande spontanéité et d’un naturel très réussi. Ce naturel dans les poses
et la facture des personnages a fait toute la réputation de Frans Hals, qui a donné nombre de
portraits populaires et truculents.
À l’opposé, trois portraits d’Anthony Van Dyck12 peints entre 1627 et 1635 retiennent
l’attention par le maintien aristocratique des modèles et leur allure souveraine. Ce qui
explique « son influence sur les générations ultérieures de portraitistes ; de plus, à la Cour
d’Angleterre, il créa un art du portrait si apprécié qu’il pesa sur la tradition anglo-saxonne
jusque tard dans le XVIIIe siècle »13.
Le Taureau (1647) de Paulus Potter14 est un bel exemple de scène animalière (on pourrait
dire paysanne) avec un impressionnant animal qui, dans le détail, s’avère chimérique : le
réalisme peut s’habiller d’artifices pour mieux rendre la nature.
Le grand Rembrandt15 est présent au Mauritshuis avec un Autoportrait (1669) et surtout
avec La Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp (1632), œuvre connue dans le monde
entier. Rembrandt a réalisé un portrait de groupe où chaque individu est bien personnalisé.
La mise en scène subtile se joue entièrement dans les regards et les échanges de regards. On
en tire une curieuse impression de grand réalisme alors qu’on sait que Rembrandt est le
peintre de la lumière intérieure qui émane de ses personnages. Cela étant, l’assemblée de ces
hommes de science est si compacte qu’on peut supposer qu’aucun ne peut se mouvoir.
Il faut encore retenir Le Chardonneret (Het puttertje) (1654), de Carel Fabritius16, élève de
Rembrandt, pour deux raisons. La première est que le fond blanc du tableau a probablement
impressionné Johannes Vermeer : comme on le sait, ses recherches de lumières ont passé
par l’utilisation d’une base toute de blanc. La deuxième raison est que le malheureux Carel
Fabritius a péri à l’âge de trente-deux ans dans la catastrophe de l’explosion de la Poudrière
de Delft, en 1654 ; or, on pense que les deux peintres se connaissaient bien et ont pu
travailler ensemble.
8
Johan Maurits Nassau-Siegen (1604-1679).
Jan Brueghel de Oude, ou Jan Brueghel l’Ancien (1568-1625).
10
Pierre-Paul Rubens (1577-1640).
11
Frans Hals (1580-1666).
12
Anthony Van Dyck (1599-1641).
13
Rubens, Van Dyck, Jordaens et les autres – Peintures baroques flamandes aux Musées Royaux des Beaux-Arts
de Belgique, Paris, Hazan, Musée Marmottan-Monet, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, 2012, p. 78.
14
Paulus Potter (1625-1654).
15
Rembrandt van Rijn (1606-1669).
16
Karel Fabritius, ou Carel Fabritius (1622-1654).
9
Le miracle Vermeer
Reste le miracle Vermeer…
Ce qui se dégage de sa peinture, c’est une indicible sensation de calme et de sérénité.
Pourtant, il a connu dans sa vie guerre, violence familiale, deuils, pauvreté, misère,
difficulté à nourrir ses nombreux enfants…
La peinture constituait sans doute pour lui un refuge. C’était pour lui « un monde en
dehors de la réalité de sa vie personnelle, une échappatoire »17.
Et cette lumière si présente partout dans sa peinture ?
François Cheng18 l’écrit19 : « [La lumière entre par la fenêtre. Nous] voyons cette lumière
qui, venue de loin, incarne le mystère de tout ce qui est donné ici-bas. Nous prenons
conscience qu’elle n’a jamais cessé d’introduire l’infini dans le fini, et que le fini ne prend sens
qu’en s’ouvrant à l’infini. »
Je remercie Jérôme Fossati, directeur du Cinéma CGR-Le Paris et Pierre Casabianca,
directeur-adjoint, qui le représente ce soir.
© Daniel Lamotte,
écrivain et critique d’art
17
Médiathèque de Jaude à Clermont-Ferrand, 759.04 ARAS, L’Ambition de Vermeer, Daniel Arasse (1944-2003),
Paris, Adam Biro, 1993, 2001, p. 27.
18
François Cheng (né en 1929).
19
Pèlerinage au Louvre, François Cheng, Paris, Flammarion, Musée du Louvre, 2008, p. 162-163.