Robert Phalip - Conférence des Baptisés

Transcription

Robert Phalip - Conférence des Baptisés
Scout toujours prêtre
Robert PHALIP
Né en 1931
Diocèse de Saint-Denis
Date de l’interview : 15 avril 2015
Pourquoi es-tu prêtre ? Est-ce que c'est lié à ta famille ? Ou à ta jeunesse ? Comment ça s'est passé ?
Les deux ! Ma famille, parce que c'est une famille de bourgeoisie rurale du midi, d'Aveyron. Donc des
racines cathos de tous côtés : éducation familiale, prières en famille… j'ai baigné là-dedans. Nous étions à la
fois en province l'été et les petites vacances, en Quercy et Rouergue, et à Paris 15e sur la paroisse, qui existe
toujours, St Léon. J'étais en école catho pendant 8 ans dans l'ambiance du collège Stanislas à Paris, dont j'ai
souvent dit que les prêtres ne m'avaient pas forcement donné envie d'être prêtre, ou alors prêtre
« autrement », parce que c'étaient des prêtres-pions, des prêtres-censeurs, des prêtres-préfets, des prêtresprofs. Il n'y en avait qu'un ou deux dont la fonction justement était plus spirituelle. Ils avaient le titre
« d'aumôniers » et m'ont marqué davantage.
Mais le déclic s'est fait plutôt par le scoutisme. Mes parents m'ont mis aux louveteaux. J'ai grandi. C'était un
lieu où j'étais avec tous les copains, le plein air, les sports, l'amitié, les camps. Voilà ! Ça a certainement été
très marquant pour moi. J'étais quand même plutôt, dans mon collège, très chahuteur, j'avais besoin de
remuer. J'ai eu beaucoup de mal à supporter la discipline du collège. Et donc je me dépensais beaucoup plus
dans le scoutisme. C'était parfait pour ce que j'étais.
Avant de continuer, tu n'as rien dit de tes parents et de tes frères et sœurs.
C'est une bourgeoisie rurale à l'origine. Mon père est monté à Paris, parce qu'il était le second, qu'il n'avait
pas la terre. En général le second, en Aveyron, partait à Paris pour faire des études. Papa a fait du droit et est
devenu conseiller fiscal et juridique. Il a d'abord été contrôleur dans les impôts. Il a été repéré – je ne sais
pas s'il y avait des chasseurs de têtes à l'époque – par un cabinet fiscal et juridique. Il est devenu conseil
juridique et, petit à petit, il a fait une belle carrière là-dedans, jusqu'à devenir président de sa boite. Et ma
mère était à la maison. Elle avait une certaine surdité, qui la handicapait par rapport à une vie – j'allais dire –
militante. Nous habitions le 15e, à la limite entre le quartier populaire de Javel, de Citroën, et du 7e
arrondissement, Champ de Mars, etc.
Et les frères et sœurs ?
Je n'ai qu'une sœur, plus jeune que moi, que je revois surtout l'été, quand on va dans la maison de famille
maintenant tous les deux. Donc rien de spécial, une famille de gens qui s'aimaient, un foyer qui
s'épanouissait, mais qui ne me poussait pas vers le sacerdoce. Et quand j'ai annoncé à mon père, un soir où il
rentrait du cinéma, que je voulais rentrer au séminaire, enfin que je voulais être prêtre – je ne savais même
pas comment ça se passait – l'accueil a été plutôt froid, parce que j'étais fils unique. Pour mon père, c'était un
peu le « nom » qui n'allait pas durer, dû au fait de ne pas avoir de petits-enfants par moi.
Tu étais déjà engagé dans une orientation professionnelle ?
Non. J'étais en math sup. Le déclic s'est fait après un camp : un copain est mort. Ça a beaucoup joué. J'avais
17 ans, il avait 16 ans. Il est mort pendant un camp et quand j'ai appris la nouvelle, ça m'a fait un choc, parce
que, en plus, il était en seconde dans le collège où j'étais en math sup. Et sa mort m'a amené à poser la
question : Pierre est mort. Et moi, je peux mourir, même jeune. Qu'est-ce que j'aurai fait de ma vie ? Et la
question est devenue : qu'est-ce que je vais faire de ma vie ? C'était l'époque où je devenais assistant chef de
troupe, et donc je passais de la liberté d'expression, du chahut, rebelle un peu... à une responsabilité : la
responsabilité de 4, ou 5, ou 6. À l'époque, t'avais 16 ans, tu faisais des sorties, des explorations. Il n'y avait
pas les demandes de sécurité des ministères comme aujourd'hui. On allait dans les champignonnières…
C'était du risque quoi ! Mais le fait que j'étais responsable, vraiment ça m'a pris. Et comme dans les revues
scoutes, il y avait toujours une rubrique qui s'appelait « plus haut le service », et qu’on disait que tel chef de
troupe, à tel endroit, était devenu prêtre... Autant les prêtres de mon collège ne me donnaient pas envie de
l'être, autant les aumôniers scouts qui marchaient avec nous, qui campaient avec nous, qui étaient très
proches de nous, ont certainement joué comme modèle. Plus que le chanoine de notre paroisse, avec des tas
de déguisements, les camails en dentelles, avec des trucs bleus etc.
Et puis ce qui m'a certainement marqué, c'est la découverte que j'étais d'une famille aisée, mais pas
richissime, et dans un quartier aisé, mais de l'autre côté, c'est-à-dire le 15e : Lourmel, Commerce, tous ces
coins-là. Il y avait des gars qui étaient fils de gardiennes, de concierges. Il y avait les enfants des employés
de maison, etc. J'ai découvert qu'il y avait un autre monde qui existait. Et la provocation de gens plus
pauvres que moi a certainement joué.
Mais le déclic, c'est le copain d'un côté, le choc d'une mort, et ensuite la liberté que je trouvais dans le
scoutisme et la responsabilité qui, peu à peu, m'ont donné envie d'aller jusqu'au bout de la prière scoute, qui
est très jésuite. Et donc voilà, au cours d'un camp scout de ma paroisse, du côté de Quimperlé, au feu de
camp final, j'annonce : « Eh bien l'an prochain, je rentre au séminaire. » Aujourd'hui encore, il y a des
copains de cette époque-là qui me le rappellent et me disent : « Tu sais, le lendemain, tu en avais aussi
donné envie à plusieurs d'entre nous », alors que je n'avais pas du tout de motifs pastoraux ! Et ils restent
marqués par cette soirée : Robert, il déconne, il chahute, il nous fait rire, et il rentre au séminaire !
Alors j'ai été voir un prêtre de ma paroisse, mon aumônier, qui croyait que je venais pour préparer une
activité. Et moi, je n'avais qu'une idée, c'était de lui dire que je voulais être prêtre. Dans la sacristie, alors
qu'il accueillait des dames qui avaient perdu des parapluies, je lui annonce ça. Et il me dit : « Ça ne m'étonne
pas. » Le côté dévouement, observance de la loi scoute, le dynamisme éducatif du scoutisme se
déclenchaient en moi comme ça. Et il m'a dit : « Est-ce que tu en as parlé à tes parents ? » Alors 2 ou 3 soirs
plus tard, j'en parlai à mon père. Le lendemain dans la maison, ma grand-mère était avec nous. La pauvre
femme, elle priait toujours pour moi que je sois je ne sais pas quoi, mais prêtre ça, non ! Et puis tout le
monde faisait une tête terrible, quoi !
Et à ce moment-là, le supérieur de séminaire que j'ai vu m'a dit : « Il faudrait que vous poussiez vos études
plus loin. » Et comme j'étais plutôt matheux, j'ai fait une Math Sup, mais je n'y avais aucun intérêt. En plus
je sortais, j'allais danser avec mes copines – j'ai même été à un cours de danse – j'aimais bien certaines filles
particulièrement, danser la valse avec une telle, un paso doble avec une autre. Il y avait le boulot qui me
pesait, je n'avais pas envie de continuer, je ne me voyais pas en polytechnicien ou centralien comme le rêvait
mon père. Et petit à petit, c'est le don aux autres… Et donc j'étais prêt à plonger, sans même savoir combien
durait le séminaire.
Et alors, ça s'est passé comment ton séminaire ? C'était à Issy ?
Le séminaire durait 5 ans mais, pendant la deuxième année, ce fut l'Algérie. On a calculé que, si je ne
voulais pas perdre une année de séminaire, il fallait que je parte en avril. Donc en avril 55, je suis parti,
directement pour Cherchell. Ensuite les classes à Oran aux zouaves, ce qui fait encore rire beaucoup de gens
sur moi ! Je suis revenu faire les EOR (Élèves Officiers de Réserve) à Cherchell.
C'étaient déjà les évènements ou pas encore ?
C'étaient déjà les évènements mais pas encore graves. Il y avait eu Constantine en 54. En 55, on était encore
dans l'Algérie, sans armement contre d'autres. Aux EOR, on faisait des manœuvres. Il n'y avait pas
d'adversaires précis. Je suis sorti de là et comme j'étais dans les derniers, parce que l'armée, ça ne m'a pas
beaucoup enchanté, le tir, ça me cassait les pieds, le parcours du combattant… Donc vraiment, j'étais dans
les derniers de ceux qui devenaient aspirants.
Et je suis parti à Tlemcen, à la frontière marocaine ; les ouvertures de routes chaque matin, avec un halftrack, pour constater que pendant la nuit, ceux qu'on appelait les fellagas avaient coupé les arbres. On était
les premiers à passer sur la route. Il y avait quand même déjà du danger, mais il n'y avait pas beaucoup de
morts.
Tu n'as pas eu à vivre des moments plus graves ?
Si ! Là-bas, à Nemours, le dernier port à l'ouest algérien, j'étais aux tirailleurs algériens. Une nuit, j'étais
responsable du poste. Dans la pièce à-côté, j'ai entendu des coups de feu, pour la première fois de ma vie, et
le temps que je sorte, je vois la sentinelle par terre. J'enlève la chemise et j'aperçois un tout petit rond d'une
balle qui était rentrée et qui par derrière, à l'intérieur, avait dû faire des dégâts atroces. Premier mort que j'ai
vu de ma vie. Ça aussi, ça joue dans ma vocation. C'était quasiment la Semaine Sainte et toutes les paroles
de ce soldat étaient des paroles du Christ en croix. C'est fabuleux : « J'ai soif, Maman… » Il est mort devant
moi. Le toubib militaire est arrivé. Il m'a dit : « On ne peut rien faire, les poumons ont été traversés, une
hémorragie totale. » Et donc j'ai assisté à la première mort de ma vie. C'était en 56. J'avais 24 ans. Le gars
est mort. Je m'en souviens encore. C'étaient des déserteurs qui en fuyant l'avaient abattu…
On est revenu au centre de l'Algérie. Le régiment est passé à l'instruction et j'ai commandé 3 pelotons de
formation, des jeunes qui arrivaient de France. J'étais formateur, et inutile de dire que tout de suite ils
savaient que j'étais « un futur curé ». Donc ça jouait beaucoup au niveau du témoignage. J'ai eu des
conversations extraordinaires, avec des jeunes, notamment un juif, instituteur aujourd'hui, qui est toujours
dans l'enseignement – enfin il est en retraite, puisqu'il a mon âge – et qui demeure un ami fidèle. À mon
insu, c'est lui qui avait fait la crèche de la section à la Noël 1956.
J'ai fait 28 mois, dont 2 libérables. J'étais parti pour en faire 18, j'en ai fait 26. Mais ça m'a beaucoup
marqué, comme tous ceux de l'Algérie, sans autre mort proche que celle dont je t'ai parlé. Et moi, je n'ai pas
eu à tuer, ce qui est quand même capital pour moi qui suis plongé à St-Denis dans des populations
maghrébines.
Tu as eu des décisions à prendre, on est vite responsable, comme officier ?
À la fin du service, j'étais obligé de me promener avec un pistolet automatique, sur ma chemise, sous la
veste. Je n'ai jamais eu à m'en servir, mais on pouvait avoir peur. J'ai été libéré en juin 57. C'était avant le
putsch de 58. Donc je n'ai pas été dans la période où beaucoup ont eu à dénoncer la torture, comme pas mal
de copains. Je n'ai pas eu à faire des interrogatoires, pour savoir si c'était dangereux de passer à tel ou tel
endroit.
Je suis donc rentré en juin, pour finir le séminaire pendant 2 ans encore à Issy-les-Moulineaux, jusqu'au
diaconat, sans histoires. J'étais très heureux. Dans un petit livre qui s'appelle Le petit Placide, il y a un
moment où il est étendu sur le sol pour une consécration religieuse et il dit : « Comme une boule errante qui
trouve enfin son trou. » L'entrée au séminaire et les matières à étudier allaient exactement dans le sens de ce
que je devenais. Il n'y a pas eu de problème pour les ordinations. J'ai été ordonné. À ce moment-là, comme il
n'y avait qu'un seul diocèse pour le centre de la région parisienne, avec Seine-et-Marne et Seine-et-Oise, le
cardinal Feltin, sachant sans doute que j'étais secrétaire de ma promo, m'a mis dans un poste en banlieue. On
partait quasiment tous en banlieue, sauf ceux qui étaient malades qui avaient demandé de rester à Paris. Il
m'a dit : « Phalip : Villemomble ! Vous allez remplacer un prêtre qui vient de quitter le ministère. Vous vous
occuperez des garçons. »
Et à ce jour, où j'ai été nommé à midi, il y avait un prêtre qui m'attendait : c'était l'abbé du Parc. Je ne le
connaissais pas. J'ai découvert que nous étions parents par des alliances des Phalip qui avaient des
responsabilités politiques dans l'Aveyron avec une ou deux aristocrates. Et par le biais de sa mère, qui était
une Solages, une famille de Toulouse et du Tarn. Et du Parc m'a pris l'après-midi de l'ordination et m'a dit :
« Je t'emmène à Villemomble. »
C'est là qu'on t'a découvert. Tu avais un Solex ?
D'abord je suis arrivé en 2 CV avec lui. Mais j'ai le souvenir, effectivement tu l'as connu, du curé, le père
Leroux derrière sa table, avec son chat. Et au moment où j'entrais, j'ai entendu : « Alors ma grosse putain,
ma Pouponnette. » C'était la chatte qui rentrait et puis moi derrière. Et à ce moment-là, j'étais en soutane, il
m'a dit : « Vous pouvez rejoindre la colonie de vacances. » Je lui ai dit : « Écoutez, si vous permettez, je vais
célébrer ma messe demain soir, dans ma paroisse, à St-Léon à Paris et puis, le dimanche suivant, le 3 juillet,
je la célébrerai aussi dans la paroisse où mon curé et tous ceux de mon passé m'attendent, avant de rejoindre
la colonie de vacances vers le 10 ou 15. » J'ai fait une première messe aussi à Caylus vers le 10 juillet. Et je
démarrais pour aller à Villemomble.
Villemomble, ce furent 3 ans extraordinaires, car dès le début, 20 familles, m'avaient dit : « L'abbé, vous
venez quand vous voulez déjeuner ou dîner à la maison. » Ces familles, à majorité SNCF, petits pavillons de
banlieue, mais de banlieue classe moyenne, arrivaient surtout de l'Est, de Lorraine, d'Alsace, et travaillaient
à la gare de l'Est. Il y avait le scoutisme, les Cœurs Vaillants et tout ce qui, à l'époque, comptait comme
mouvements de jeunesse.
Le curé était déjà un peu de ce qu'on appelait l'extrême droite au point de vue ecclésial, déjà sensible à Mgr
Lefebvre quand il était encore à Dakar. Il lisait « Verbe », « La Cité catholique ». Et je me retrouvais avec 2
autres jeunes prêtres, le père du Parc, déjà cité, qui s'occupait des filles et qui avait une santé délicate, et puis
Robert Jorens, qui était à l'aumônerie du lycée, dans un lycée de 1 600 élèves, où il « faisait un tabac ». Il
avait un charme fou. Tout le monde parlait du père Jorens. Il chantait les chansons du père Duval sur son
Solex. J'ai été très marqué par la manière dont Jorens vivait son ministère, dans une proximité des gens, dans
une décontraction, qui étaient complétement différentes de ce qu'on m'avait imposé au séminaire, où il fallait
être « Digné, attenté et devoté ». Et moi, ce n'était pas du tout mon genre. J'étais libéré d'une certaine rigidité
sacerdotale : à la limite, toujours les mains jointes, en soutane, il faut se soigner, être propre, ne pas dire de
gros mots, etc.
J'ai été bien libéré, d'autant que notre curé freinait toute initiative pastorale. Et c'est là que le concile est entré
en ligne de compte. L'annonce du concile, en 59, nous a surpris au séminaire. Nous avons rencontré de
nombreux théologiens et lu les articles des journaux. Henri Fesquet, qui était de Villemomble, sur ND de
l'Espérance et qui était le journaliste, commentait le concile, dans Le Monde, autrement que l'abbé Laurentin,
que Le Figaro avait choisi. Fesquet avait du talent pour voir toujours tout ce qui se passait et les dessous
du concile, ce que Christine Pedotti appelle « la bataille du Vatican ».
Nous vivions déjà les tensions internes, d'autant plus que notre curé, c'était plutôt un Ottaviani local et l'abbé
Noël, un brave vicaire, qui n'avait pas beaucoup aimé les prêtres-ouvriers à Ivry-sur-Seine. C'était du genre :
« Si on me demande de mettre les pieds en l'air ou je ne sais pas quoi, on le fera » ! Il était prêt à obéir au
concile, du moment que ça ne bouge pas trop. J'ai eu la chance d'aller voir un copain qui était à Rome, ma
première année, en juillet 61. Je suis allé y passer quelques jours, au séminaire français, où étaient quelques
cardinaux ou évêques, avant le concile, en préparation. Et là tu étais à table, tu te trouvais à côté du cardinal
Liénart, du cardinal Feltin etc. qui, bien sûr, quand il y avait un séminariste, étaient très attentifs. J'ai vécu
des moments très bons.
La deuxième année, c'est-à-dire 61-62, c'était vraiment les multiples contacts, les soirées dans les familles,
les équipes qui naissaient…
L'Action Catholique ?
Comme le curé n'était pas tellement pour l'Action Catholique, nous avons essayé de démarrer de l'ACO, une
petite équipe d'ouvriers, de jardiniers de jardins publics, d'employés.
En 1963, la publication de l'encyclique Pacem in Terris a provoqué une demande des gens de gauche à
Villemomble, ce qui était rare, à réfléchir avec eux. Et à cette époque-là, il y a eu Mater et Magistra, c'est-àdire deux encycliques de Jean XXIII qui étaient assez provocantes pour nous rendre attentifs aux réalités
sociales. Une équipe JOC a démarré ainsi à Villemomble, avec des jeunes qui n'étaient pas très ouvriers,
mais c'était des jeunes qui étaient déjà en lycée populaire.
Au bout de 3 ans, monseigneur Veuillot, qui était devenu coadjuteur du cardinal Feltin à Paris, voyant la
situation des 3 prêtres avec un curé qui était plutôt intégriste, a décidé de nous changer tous les 3. Jorens est
passé à la direction du monde scolaire et universitaire à Paris. Du Parc est parti en Val-de-Marne, du côté de
Joinville. Jorens avait dit : « Est-ce que Phalip ne pourrait pas prendre l'aumônerie du lycée, en n'étant plus
vicaire dépendant du curé de Villemomble ? Ça permettrait une continuité, puisqu'il aura eu les jeunes de
sixième, cinquième au catéchisme ; il connait beaucoup de familles, il accroche bien. »
Et alors-là j'ai vécu 2 années extraordinaires d'une aumônerie de lycée, où, je me rappelle encore les chiffres,
sur 1 650 élèves, j'en connaissais 1 000, même venant d'ailleurs, dont 650 venaient chaque semaine ! Alors
bien sûr, les cinquièmes venaient très nombreux, parce qu'on appelait ça « la persévérance ». Mais le fait
qu'ils terminaient en sixième, dans les paroisses, la persévérance, c'était de « l'après ». On essayait de
continuer sur la lancée, mais en troisième, il n'y avait plus personne. Tandis qu'à partir du moment où on
démarrait en sixième au lycée, les jeunes de sixième n'avaient devant eux que les cinquièmes, quatrièmes,
troisièmes, c'est-à-dire qu'ils voyaient dans l'aumônerie les jeunes des classes au-dessus. Et c'était souvent
des terminales ou des premières qui étaient animateurs de leurs petites équipes.
Ce qui fait que dans une aumônerie d'un coin comme Gagny, Villemomble, avec 40 communes, venant de la
ligne Lagny, Thorigny, Pomponne… plus Neuilly-Plaisance, Neuilly-sur-Marne ou Rosny où il n'y avait pas
encore de lycée, il y avait véritablement un centre humain extrêmement fort. Et avoir une aumônerie qui
n'était pas en face, parce que les jeunes auraient peut-être été gênés d'y aller, mais un petit peu décalée dans
la fameuse petite chapelle, on arrivait à faire que 47 classes puissent participer à une campagne de carême,
où on avait réuni une belle somme : c'était étonnant, pour quelque chose en Algérie, même pour une école de
pères blancs, en pleine guerre d'Algérie. Je me souviens de cette messe de carême où on a réuni cette
collecte, avec tous ces jeunes dans la chapelle St André pleine, avec une vitalité extraordinaire. Et pendant
ces 2 ans, avec des parents, on a pu démarrer des équipes.
Ce qui fait que j'ai été repéré au diocèse, au niveau des jeunes. Et comme j'avais été en paroisse, vicaire,
aumônier de mouvements et puis aumônier de lycée, avec Jorens à Paris, j'ai été demandé à la « Direction
des Œuvres », qui devenait « Direction de l'Apostolat des laïcs » avec le concile qui a un décret sur
l'apostolat des laïcs. Et donc en 65-66-67-68, j'ai participé à cet accompagnement des jeunes, prenant en
main leur vie, dans des mouvements d'Action Catholique, qui étaient dirigés par des jeunes, entre jeunes,
pour des jeunes.
Au niveau du diocèse alors ?
Au niveau d'abord du diocèse de Paris, c'est-à-dire toute la banlieue. Ma première année, ça a été d'aller me
promener dans toute l'ancienne Seine, dans ce qui est devenu les 4 diocèses, et dans Paris, reçu dans chaque
paroisse. « Alors comment va Monseigneur ? » parce que j'étais de « la Curie ». Et donc j'arrivais, j'avais
une certaine autorité par le fait que j'étais « diocésain » à une époque où la hiérarchie, c'était important. Et je
me suis trouvé donc relativement jeune, j'avais 33 ans, dans une situation assez extraordinaire, pour
accompagner tous les copains prêtres que j'ai connus à ce moment-là partout, pour accompagner 600
responsables de 18-23 ans qui fréquentaient chaque année les sessions de formation à l'animation de tous ces
mouvements de jeunes !
Et alors Vatican II dans tout cela ?
Vatican II, je l'ai passé en vivant avec des évêques, comme le nouvel évêque de Créteil, monseigneur de
Provenchères et le père Le Cordier, déjà sur St Denis. Mais il y avait encore l'évêque auxiliaire le père
Robert Frossard, donc j'étais dans un lieu où passaient des évêques. Entre les sessions, on découvrait toute la
réflexion conciliaire. À ce moment-là, aussi, j'ai connu les pères Congar et Chenu. J'étais dedans et au fur et
à mesure qu'ils rentraient, on les interviewait, on parlait à table. Jacques Le Cordier racontant le concile,
c'était extraordinaire, il mimait le concile.
Et il y avait cette ambiance que décrit Christine Pedotti dans son livre « La bataille du Vatican » ?
Tout à fait, tout à fait. L'ouverture du concile, je l'ai vécue alors que j'étais opéré d'une double hernie. J'étais
en convalescence dans une maison de repos à Combs-la-Ville. Je me rappelle le matin de l'ouverture du
concile, j'étais dans mon lit et, à la radio, j'entends : « Aujourd'hui, c'est la première session. » Tout à coup il
y a des journalistes qui disent : « Mais c'est étonnant, on a l'impression… mais oui, les évêques quittent le
Vatican, il s'est passé quelque chose. » Et alors petit à petit on a appris que le cardinal Tisserant, prévenu à
l'avance, a donné la parole au cardinal Liénart. Et le cardinal Liénart, ainsi que monseigneur Frings,
archevêque de Cologne, ont dénoncé la situation, qu'on ne pouvait pas comme ça voter sur des listes prévues
par la Curie, alors qu'on ne se connaissait même pas, qu'on ne savait pas qui étaient les gens pour qui on
allait voter et qu'il fallait donner le temps à toutes les conférences épiscopales, qui fonctionnaient peu à
l'époque, de pouvoir dire : « Eh bien, pour la liturgie, nous proposons untel, pour tout ce qui est
œcuménisme, plutôt celui-ci, pour la théologie de l'Église, lui, c'est-à-dire nous allons proposer des évêques
ad hoc et ensuite on pourra voter. »
C’est vraiment à souligner, cette intervention, cette prise de pouvoir des évêques du terrain, venant du
monde entier, par rapport à l'appareil central, qui avait tout prévu et qui semblait dire : « Il y aura quelques
arrangements, ça va durer quelques mois. » On ne s'attendait pas à ce qu'il y ait une prise de parole de tous
les évêques du monde et qu'il y ait cette espèce d'explosion. Et petit à petit, on arrive à des textes que j'ai lus.
Mais je les ai lus en 67, c'est-à-dire en décalage, après. Ça n'arrivait que peu à peu. On n'avait pas tellement
d'échos, parce qu'il fallait qu'ils gardent le silence, la discrétion, que n'apparaissent pas trop les divisions.
C'est toujours pareil. Dans une assemblée épiscopale à laquelle j'ai participé plus tard, je vois bien, c'est
comme le porc-épic dont on enlève des épines, il ne faut pas que les divisions apparaissent pour maintenir la
fameuse communion ecclésiale sans problèmes. Et alors là, ça a été extraordinaire.
En octobre 66, j'étais donc en poste pour l'ancien et grand diocèse de Paris et sa banlieue quand il a éclaté en
Paris-ville, 92, 93 et 94. Le 93 a été formé vraiment pour qu'il soit aux communistes qui le voulaient ; et
puisque les communistes le voulaient, les autres s'en foutaient. La sociologie du 93 impliquait ceci. Alors on
a tout fait pour que le 94 échappe aux communistes. Il y a eu des montages extraordinaires, alors que de
Gaulle avait, parait-il, pensé faire des parts de brie à partir de Paris suivant les gares, ce qui n'était pas idiot,
parce que la population se déplaçait. Les diocèses ont donc été créés à partir des départements, et donc la
zone centrale, plus les 92, 93, 94.
À Paris, nous étions une centaine de prêtres dans les services diocésains. On nous a demandé de choisir. Et
on a été très peu à dire comme moi : « Je n'ai pas de raison de choisir. » Il y avait une volonté de ma part de
ne jamais me nommer moi-même, mais laisser la hiérarchie ; sachant que je suis plutôt extraverti et qu'on
peut facilement savoir ce que je suis, ce que je pense, etc. je préférais laisser les évêques m'utiliser là où ils
pensaient que je serais le plus utile.
Le père Le Cordier, qui m'avait repéré depuis pas mal de temps, a dit : « Robert Phalip est d'origine
bourgeoise et, en même temps, grâce à l'ACE, au scoutisme, à tous les mouvements de jeunes, il a la
confiance de tous les prêtres s'occupant de jeunes de l'ensemble de la région. J'aimerais bien le prendre en
93, pour qu'il puisse, par rapport à l'effort que nous fournissons depuis plusieurs années en direction du
monde ouvrier et du monde immigré, répondre à l'attente de personnes des "milieux indépendants", qui sont
un peu provoquées par cette priorité. Et donc c'est important qu'il soit accueillant et qu'il participe à
l'évangélisation d'un milieu qui, en Seine-St-Denis, devient minoritaire. » Et du coup, j'ai dit : « Oui. »
Tu étais en fonction ici, alors ?
Il m'a dit : « Vous continuez sur l'inter (on appelait ça l'inter-diocésain), vous mettez en place les autres
diocèses, mais, pour l'ACE, vous serez l'aumônier du 93, pour le scoutisme, pour les patronages, pour le
Frat, etc. C'est-à-dire vous êtes désormais du 93, incardiné au département, avec sa tonalité : ne jouez pas à
l'ouvriériste. Vous avez l'expérience de l'ACO, vous connaissez la JOC, mais on ne vous demande pas d'être
aumônier en monde ouvrier, mais de chercher plutôt à retrouver où sont ces patrons, ces cadres, ces
dirigeants qui n'habitent pas le département. Et pour ceux qui y habitent, voyez ce qu'il serait important de
faire, en lien avec l'ACI, le MCC. »
De 1965 à 1971, j'étais à Paris, rue Vanneau, puis rue de la Ville-l’Evêque. Aumônier de la JEC, j'ai vécu les
évènements de 68 auprès du cardinal Marty qui arrivait. Et comme le père Marty était aveyronnais et qu'il
avait connu mon grand-père comme conseiller d'arrondissement, il connaissait ma famille, lui, rural, paysan,
astucieux, alors que les Phalip étaient des notables, notaires, officiers, médecins, avocats. C'est dire la
perception que le père Marty avait de moi, puisqu'il connaissait mes grands-parents et tout le monde – il
avait l'âge de mon père. Dès son arrivée à Paris, en mai 68, le père Marty fait connaissance avec les services
diocésains et je lui dis : « Robert Phalip. » Il s'arrête et il me dit : « Phalip, du Bassinet ? » Je lui ai dit :
« Oui. » Et lui : « Oh ça alors ! » Je ne sais pas s'il faisait semblant de ne pas savoir.
Et du coup, 3 jours plus tard, il me faisait venir diner chez lui, où j'ai fait la connaissance de son secrétaire,
Georges Gilson, qui est devenu un ami. Après le diner, il a dit : « Maintenant on va regarder les
informations. » C'était Cohn-Bendit, Sauvageot et Geismar qui étaient interviewés, les 3 meneurs du
mouvement, ensuite Pompidou, qui était revenu de Roumanie et a fait une reprise en main. Et j'ai assisté à
cette émission, avec le père Marty disant : « Ils sont capables d'occuper Notre-Dame ! » J'étais en plein cœur
des évènements qui étaient en train de se passer, ce qui fait que j'ai vécu cette période de 68 intensément et
même rédigé des textes pour appeler à la concertation, à la réflexion, demandant aux mouvements de ne pas
se lancer là-dedans avant de réfléchir à leur situation suivant leur vocation. Parce qu'à l'intérieur, on sentait
bien que les scouts étaient plutôt centristes, la JOC ne pouvait pas ne pas être pour les manifs, la JEC
devenait complétement là-dedans. J'ai connu à ce moment-là Patrick Viveret, Pierre Rosanvallon, JeanPierre Sueur, Jean-Paul Ciré, qui sont devenus la gauche Rocard. Et donc pour moi, c'était des découvertes
extraordinaires.
Après il y a eu 69-70, le problème des prêtres qui croyaient que c'était arrivé, qu'ils pouvaient se marier.
Beaucoup de départs de prêtres, de copains, Jean-Claude Barreau, qui était de ma propre promo. Venant au
nom de l'archevêché, j'étais appelé à témoigner dans des Maisons de Jeunes, en face d'un prêtre-ouvrier avec
qui j'étais quasiment d'accord, même un prêtre qui se mariait, alors que moi je n'avais pas envie de me
marier, représentant la hiérarchie, dans ce qu'elle avait à dire sur le plan doctrinal, mais en recherche de ce
que l'Esprit-Saint nous disait par la réflexion conciliaire. C'est comme si on dansait sur un plancher qui est
en train d'être renouvelé.
En 1971, les évêques ont décidé d'ouvrir les séminaires, de faire en sorte que les séminaires soient moins en
vase clos, qu'il y ait un meilleur lien avec la pastorale. Les évêques de la région ont dit : « Il nous faut
quelqu'un de la pastorale qui soit présent dans les séminaires. » Ils m'ont demandé, à ce moment-là, d'avoir
un temps comme responsable de la pastorale des vocations, avec si possible une présence dans l'équipe du
séminaire.
Et en même temps, les copains du terrain du 93 disaient : « Ce ne serait pas dommage que Robert quand
même fasse des baptêmes, des communions, des enterrements, en pastorale ordinaire. » Et moi-même, je
risquais aussi de devenir un type d'appareil (le problème de la Curie). Du coup, Le Cordier, dès 1971, quand
j'étais nommé aux vocations régionales, m'a dit : « Vous irez aussi sur Montreuil, Bagnolet, Pantin, Les
Lilas, Romainville et Pré-Saint-Gervais. Sur ces 6 communes, vous serez délégué pour les milieux
indépendants, auprès du père Michel Grenet, curé de Montreuil, ancien aumônier national de la JOC et qui
souhaite quelqu'un pour les dirigeants d'entreprises, pour les cadres, etc. Il y a déjà des équipes d'ACI, des
membres du MCC dans ces coins-là. Vous, vous essaierez de les rejoindre avec l'aide des mouvements de
laïcs, d'harmoniser tout cela et de voir comment faire avancer là-dedans ceux qui ne sont pas dans les
mouvements et les prêtres qui sont réticents par rapport à des organismes trop cadrés. »
J'avais aussi un pied dans tout ce qui était vocations et séminaires, y compris au séminaire d'Issy, une équipe
fameuse, dont le responsable était Georges Soubrier, qui est devenu évêque auxiliaire de Paris et ensuite
évêque de Nantes et André Vingt-Trois, un peu comme il est aujourd'hui, avec toujours un petit côté
sarcastique, mais un gars solide, sûr et sachant se maîtriser, et puis avec des théologiens comme le père
Maurice Vidal, François Vial, qui était en théologie morale, Jean-Noël Besançon aussi, qui était professeur
de dogme. Et donc j'avais toujours une espèce de double appartenance, qui m'a beaucoup nourri. Même sur
Montreuil, les copains de temps en temps me faisaient célébrer une messe. Il y avait ces 2 aspects, avec
l'apport que pouvait être la connaissance de tous ces gens. Mais comme j'aime bien rencontrer les gens sur le
terrain, c'était assez passionnant.
Mais c'est alors que tu es devenu curé, par exemple au Raincy ?
De 71 à 76 et 78, c'est ce que je viens de te dire : un pied sur Montreuil et l'Est de Paris tout proche et en
même temps vocations-séminaires. À la suite de quoi le père Le Cordier demande un coadjuteur, qui sera
Guy Deroubaix. Il arrive du Nord, en mission ouvrière et sera, pour la France, l'évêque chargé du monde
ouvrier. Dès le début il me dit : « Bon, Robert, voilà, il faut maintenant que tu sois quelque part sur le
terrain. Tu es devenu un monument dans la pastorale parisienne. Autant mettre le monument dans un
monument : on te met à Saint-Denis. Mais à Saintt-Denis, pas forcément comme responsable, où on mettra
plutôt quelqu'un du monde ouvrier. Comme il y a 18% de la population qui est plutôt de classe moyenne,
"milieux indépendants", tu seras chargé de la basilique, mais pas de la ville et tu seras assez disponible pour
accompagner les mouvements des milieux indépendants, sur le coin. Déjà on pensait te mettre au Raincy,
mais pour les 13 000 habitants du Raincy, autant te mettre ici, parce que tu connais le monde ouvrier et les
copains te connaissent bien, tu feras équipe avec eux. »
Me voici donc à Saint-Denis de 78 à 84, ce qui m'a permis en 80 de recevoir le pape ici, mais c'était la classe
ouvrière et le monde ouvrier qui recevaient Jean-Paul II à la basilique. Il a fait un discours avec une partie
« sur le zizi » et l'autre partie sur les immigrés et le monde ouvrier. La partie sur le monde ouvrier, dans son
homélie de ¾ d'heure, c'était : oui à la justice, oui à la « lutte pour » la justice, pour les droits de l'homme,
mais non à la « lutte contre ». C'est-à-dire, il n'a pas dit : non à la lutte, mais oui, on peut accompagner les
travailleurs dans une revendication de justice. Il y avait l'Amérique latine, Camara, Romero, etc. qui
donnaient le ton. Et en même temps, on ne peut pas faire de la lutte des classes le moteur de l'histoire,
expérience polonaise. Et donc le discours était très équilibré. C'était très marrant, parce que les communistes
ici disaient : « Pour la lutte contre l'armement, pour le tiers monde, même pour le quart monde, il va plus
loin que nous, mais "pour le zizi", là vraiment, il retarde ! »
C'était un peu l'ambiance ici, que j'ai vécue avec la connaissance progressive des patrons. Petit à petit, les
copains prêtres m'ont dit : « Tiens, il y a monsieur Untel, qui habite Paris, qui a son entreprise à Pantin, mais
qui est chrétien et qui ne demanderait pas mieux que d'être accompagné. Il y a monsieur Champetier de
Ribes, qui a son entreprise à Aubervilliers, qui habite le 17e, il y a Michel Guerbet, qui est président de
l'Union Patronale du département, qui a été scout à St François de Salles et qui habite le 17e. » En 1984, Guy
Deroubaix a dit : « Il faut te donner davantage à ce monde-là. On va t'enlever de Saint-Denis pour te mettre
dans une ville plus petite, où tu puisses avoir moins de travail sur le plan paroissial et déployer le réseau des
dirigeants de toute la Seine-Saint-Denis. »
Et à ce moment-là, dans cette pièce ici quasiment, un des Mulliez, Jacques, de la famille Mulliez du Nord,
est venu me voir en disant : « Écoutez, mon père, le mouvement du Centre Français des Patrons Chrétiens se
développe partout. Mais nous n'avons rien sur la Seine-Saint-Denis, qui est quand même le cinquième
département industriel de France. Nous avons cherché sur la Seine-Saint-Denis et on nous a dit qu'il fallait
voir le père Phalip, qui a été nommé par l'évêque pour ça. Par conséquent vous êtes le délégué de votre
évêque du 93. Est-ce que vous accepteriez de réunir des gens, des patrons, de leur proposer le mouvement et
de devenir le premier conseiller spirituel de cette section ? » Moi, je lui ai dit : « Écoutez, ça fait des années
qu'on les cherche, ça fait des années qu'on les attend, mais ils n'habitent pas chez nous. » Même chez mon
père, qui avait été Conseil Juridique, à Paris, le dimanche quand j'allais pour mon jour de repos chez lui, il y
avait 3 tables de bridge dans la salle à manger et le salon. Je faisais un petit tour. Mon père très fier me
présentait toujours comme « le collaborateur du cardinal Marty » avec des titres ronflants, mais petit à petit,
il était obligé de dire que je travaillais dans le 93 (qu'est-ce qu'il a fait, Robert, pour aller là ?) Papa, lui,
quand il allait voir un patron d'une entreprise du 93, revenait à la maison en disant : « J'ai été à Montreuil,
dans telle entreprise, etc. » C'était le 93 avec cette réputation maudite. Il voyait bien que Villemomble, ce
n'était pas ça, mais Villemomble, c'était loin.
Alors, Jacques Mulliez ?
Alors je lui ai dit : « Trouvez-les. Puisque vous en connaissez, prévenez-les qu'il y a quelqu'un qui est prêt à
faire quelque chose avec eux. C'est ma mission reçue de l'évêque. Et l'évêque n'est pas un communiste
marxiste parce qu'il va en Amérique Latine, c'est simplement parce qu'il comprend l'espagnol et qu'à la
conférence des évêques, c'est lui qui est le délégué de l'épiscopat français pour l'Amérique Latine. » On
arrivait à des caricatures de notre département et donc de notre diocèse qui étaient ridicules. Petit à petit, je
devenais le monsieur qui rendait compréhensible « l'option des plus pauvres, des plus démunis » et, étant
donné que j'étais prêt à accueillir les patrons, ils ne pouvaient pas dire qu'on les foutait dehors. Ça a été dur.
Par des laïcs et des prêtres de Paris et par le fameux Michel Guerbet, un jour, je me souviens, dans un
restaurant de Livry-Gargan, j'ai rencontré 5 ou 6 patrons du 93, assez représentatifs des 4 associations
patronales assez dispersées, écoutant tout ce qu'ils avaient contre l'évêque, contre les curés, contre les
homélies des prêtres du 93, les prières universelles qui leur passaient en travers de la gorge, etc. , sans en
être eux-mêmes paroissiens, c'était par ouï-dire. Ils avaient dans leur famille quelqu'un qui avait entendu un
prêtre dire que l'usine d'Aulnay ceci, la manifestation dans une entreprise de Montreuil cela. Mais ce jour-là,
j'étais au milieu d'eux. Un moment je pensais au portrait de St Sébastien transpercé par les flèches ! Mais je
m'en foutais, parce que j'étais là pour écouter tout ça, au nom de l'évêque. Alors à un moment, je leur dis :
« Écoutez, j'ai noté tout ça ; je crois que notre évêque est très conscient de cette situation, mais notre évêque,
dans la foulée du père de Foucauld, est attentif à tous les gens. Nous sommes en plein pays de mission. »
Il faut bien vous dire que, évidemment, l'Église de la Seine-Saint-Denis… Et puis avec la réception de JeanPaul II ici, ça avait beaucoup joué aussi, parce qu'il avait rencontré dans la salle paroissiale tous les prêtresouvriers, les religieuses en monde ouvrier, tous les responsables et les prêtres de la JOC, de l'ACO, à qui,
prudent, il n'avait pas fait de grandes déclarations, mais chaque fois qu'ils avaient terminé un topo, JeanPaul II disait : « Continuez, continuez, continuez. » Alors on ne savait pas ce qu'il fallait continuer, mais tout
le monde pouvait récupérer les paroles de Jean-Paul II comme une sorte de confirmation par le pape que la
lutte pour la justice, les solidarités, la paix… Tout ce que vivaient les militants de gauche dans le 93 pouvait
être accueilli dans la dimension du concile, la constitution Gaudium et Spes, les encycliques dont je parlais
tout à l'heure, ce qu'on appelait les encycliques sociales. Quand on a eu une encyclique Centesimus Annus
cent ans après Rerum Novarum, en 91, je me souviens de socialistes... Même au Raincy, une militante
socialiste et des gens de la mairie m'avaient dit : « Est-ce qu'on peut la relire avec vous, cette encyclique ? »
J'ai dit : « Eh bien oui. » C'étaient les centristes qui demandaient ça. Et sont venus les socialistes du Raincy.
Il y avait 17 conseillers municipaux, le maire et les adjoints, lui qui était de droite, plutôt. Mais il y avait
quand même les socialistes, pour faire bonne figure. Et je me souviendrai toujours d'une socialiste disant :
« J'ai lu cette encyclique, mais c'est incroyable ça ! Il y a 100 ans, les papes disaient déjà ça ! Pourquoi les
catholiques ne l'ont-ils pas appliquée ? » Il n'était pas question d'une Église qui devient de gauche, mais qui
accueille ces gens-là en leur disant : « La lutte que vous menez pour ça, ce n'est pas condamné ; au contraire,
c'est encouragé, puisqu'il y a eu les prêtres ouvriers, etc. » Le concile jouait à plein ici, par rapport à cette
ouverture, et surtout l'absence de condamnation. Voilà, c'est ce qui était extraordinaire dans cette mouvance,
ici, en Seine-Saint-Denis.
Et maintenant, tu ne trouves pas que le soufflet est un peu retombé ?
Je dirais oui, d'une manière un peu plus générale, quand je vois Paris surtout ; et non avec ce que nous
pouvons encore vivre dans des lieux comme ici. Et puisque tu m'amènes à parler de cela, pour aller plus vite,
à partir du moment où j'étais aux Pavillons-sous-Bois où j'ai fait 3 ans entre 1984 et 1987 après Saint-Denis.
C'est là-bas qu'ils sont venus me chercher comme aumônier national.
Aumônier national de quoi ? Du MCC ?
Non, des patrons, du CFPC, devenu aujourd'hui les « Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens » (EDC). Je me
souviendrai toute ma vie. J'étais aux Pavillons. L'évêque m'avait dit : « Il faut quand même que tu sois bien
sur le terrain. Tu as eu des fonctions honorifiques, tu as toujours été avec les évêques, etc. Ce ne serait pas
dommage que tu sois maintenant un petit peu sur le terrain. » Il m'avait dit un jour : « Tu es plus fait pour ce
travail de terrain que pour un travail de bureau. » Et je trouve qu'il avait parfaitement raison. La double
appartenance permanente, c'est-à-dire sur le terrain en paroisse et en même temps national ou régional, m'a
beaucoup aidé à vivre ce ministère. Et à ce moment-là, le président de l'époque, André Courtaigne, que je
connaissais par le biais régional, avait repéré ce conseiller spirituel, qui venait le soir à des réunions à Paris,
en racontant ce qu'il avait entendu dans ses journées sur le terrain. Et quand un patron commence à te dire :
« Mon père, moi, mon entreprise, c'est une véritable famille, vous savez, vraiment. » Alors je disais : « Je
connais des entreprises où ce n'est pas tant la famille, vous savez. Les personnes que nous accueillons dans
les paroisses, pour un baptême, ce n'est pas forcement ce qu'ils nous disent, même quand le patron est très
content, ils disent quand même qu'il y a des problèmes. » Et ce prêtre, qui n'allait pas dans le sens du poil,
qui n'était pas là pour faire une répétition des encycliques, en passant de la pommade pour ne pas être viré
comme aumônier, il l'avait repéré.
Alors il est venu un jour me voir – et la séquence est intéressante – et il me dit : « Robert, tu sais que le père
Faynel ne sera plus national. Nous pourrions avoir un Monseigneur, que l'épiscopat est tout prêt à nous
donner comme aumônier national, parce qu'ils ne savent plus qu'en faire ! Nous pourrions aussi aller
chercher un dominicain, ou un jésuite, qui est vraiment très avancé dans la réflexion théologique,
économique, financière, mais quelquefois nous préférons les avoir comme experts mais pas comme
aumônier, ou "conseiller spirituel" (c'est le terme du mouvement). Finalement nous nous disions : si on
pouvait avoir un prêtre de terrain, qui connait bien les problèmes des homélies, des prières universelles et
puis surtout qui nous aime bien ! Et dans la ligne du concile. Nous avons pensé à toi à l'unanimité du bureau
national. Je voulais te demander si tu accepterais cela ? » Je lui ai dit : « L'évêque m'a envoyé aux Pavillonssous-Bois, en me demandant d'être sur le terrain, allez le voir ! » Et comme mon évêque était le président de
la commission épiscopale du monde ouvrier et évêque du 93 avec sa réputation, je crois qu'il n'a pas été
mécontent de pouvoir fournir quelqu'un, surtout qu'à ce moment-là, un autre prêtre du 93 est devenu
secrétaire épiscopal du monde ouvrier (ce que je suis devenu plus tard, mais moi pour les "milieux
indépendants"). » Et donc l'évêque a tout de suite dit oui, à condition évidemment que je reste sur le terrain.
Qui comme évêque ?
Guy Deroubaix, toujours. Et j'ai donc vécu une espèce de double vie. J'allais aux bureaux nationaux le soir
après une journée de paroisse. Et quand le père Morin, ça n'allait plus du tout, on m'a demandé : « Puisque tu
as le titre d'aumônier national des Patrons Chrétiens, on ne va pas t'accuser de marxisme ou de
communisme. Le Raincy devrait pouvoir t'accueillir. On te nomme curé du Raincy. Et là, où il y a davantage
de dirigeants, tu seras sur un terrain où tu seras moins écartelé. »
Et donc, en devenant curé du Raincy, ça me permettait en même temps de pouvoir montrer aux dirigeants
que sur le terrain, on travaillait dans ce sens-là. Au bout des 13 ans au Raincy, il fallait changer. Et pendant
les 13 ans du Raincy, j'ai terminé le mandat de 7 ans auprès des EDC. Comme j'avais connu tous les
mouvements, le secrétaire de la commission épiscopale des « milieux indépendants » m'a dit : « Écoute, tu
connais l'ACI, le MCC, etc. les patrons, tu es le type idéal pour être à la conférence des évêques comme
secrétaire de la commission, tout en étant au Raincy. » Et donc, j'ai retrouvé la dimension nationale, très
impressionnante. La première fois où tu arrives dans l'assemblée des évêques, où tu as tous les évêques
rassemblés à Lourdes dans l'hémicycle, 30 secrétaires nationaux, plutôt compétents, dont mon futur évêque
qui était à ce moment-là secrétaire, c'était à la fois passionnant mais en même temps un peu difficile, parce
qu’on sentait bien que les évêques progressivement allaient prendre du recul par rapport aux mouvements et
aux mondes ouvriers, ruraux, milieux indépendants. On donnait plus de priorité à la catéchèse,
l'enseignement catholique, la pastorale. Et puis il y avait la poussée charismatique, qui faisait que l'Action
Catholique était plus ou moins visée, comme si l'Action Catholique avait joué son rôle et paraissait
dépassée.
Tu parlais de la poussée charismatique et de l'Action Catholique.
Ce qui change, c'est d'abord la société. Et dans cette société, plurielle, avec le progrès omniprésent et les
questions qui se posent dans un monde éclaté, la famille éclatée, l'école en réforme. Le monde évolue
fortement et dans ce monde qui évolue, l'Église devient de plus en plus internationale. L'Europe est
relativisée par rapport au monde. La France est relativisée par rapport à l'Europe. On est dans cette situation
où il faut tenir compte de tout et accueillir la diversité.
Les évêques que nous avons eus en Seine-Saint-Denis, même celui d'aujourd'hui, qui est quand même viceprésident de la Conférence, ont su être « celui qui écoute, qui accompagne, qui comprend bien tous nos
problèmes ». En Seine-Saint-Denis, je dirais : faut pas qu'on se plaigne car on continue à vivre de Vatican II,
avec tout ce que pour moi Vatican II a apporté à l'Église. Par conséquent, si je suis là, j'en suis très content.
Quand je vois et j'entends les collègues d'autres lieux, devant l'évolution de jeunes prêtres ! Pourquoi ils ont
été formés comme ça ? Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui, certains sont à demander de reprendre la soutane,
alors que j'ai encore le souvenir de quelqu'un de Villemomble, me disant : « Ça vous va très bien mon père
d'être en civil ! »
Et puis la liturgie, qui revient un peu en arrière.
Alors, la liturgie, ça dépend du public, si on peut parler de public. Ici, nous avons une population qui est
antillaise, africaine, indienne, hyper classique et surtout un peu dépendante du catholicisme populaire. C'est
sans arrêt qu'on nous demande des bénédictions, qu'on nous demande des neuvaines, que des gens viennent
nous voir parce qu'ils ont été maudits, parce qu'ils ont des problèmes avec le diable, etc. C'est-à-dire que nos
populations venant d'ailleurs nous demandent qu'on reparte de la vie, qu'on parle de la vie et qu'on arrive à
remuer tout ça, mais ce n'est pas évident. Ici, on n'a eu aucun ennui, aucune difficulté avec la « manif pour
tous », parce que les gens sont tous quasiment dans des situations irrégulières. Alors quand on leur dit : « Il
y a un synode, qui va parler de cela, parlons-en », ils répondent : « Mais on ne tient pas du tout à en parler à
des célibataires, à des évêques comme à vous. On vit notre foi, on prie, on célèbre. Et puis on est engagés
dans la charité. Là où nous sommes, on essaie de faire en sorte que les gens soient heureux. »
Ils font l'essentiel au moins !
Ce sont des familles qui vivent avec 2, 3, 4 enfants de 4 noms différents et qui nous disent : « Nous, on en
parle en confession, mais on ne voit pas pourquoi faut en parler ailleurs. » Voilà ! À la fois, ce sont des gens
bien vivants et présents… Je peux te passer un témoignage d'une personne antillaise, qui est dans une cité les
plus connues de Saint-Denis, « le Franc Moisin », et qui a une présence pas croyable, à elle toute seule. Elle
est connue de tous et elle fait plus qu'un prêtre-ouvrier qui aurait habité là pendant des années. Si on
considère que la vie chrétienne, c'est d'abord la vie dans la vie, dans le monde, si c'est le royaume qui grandit
de cette manière-là et si « l'Église est le sacrement du royaume », selon la théologie de Vatican II, si les gens
ont en l'Église le signe que ce qu'ils font, c'est important, tant mieux.
Le seul endroit où les émigrés, les Rom, ont des terrains, c'est ici. Et tout est fait avec les associations, dans
lesquelles les chrétiens sont très présents – nous avons un diacre ici qui est au comité des sans-papiers. Nous
les prêtres, on est solidaires de ces actions. Et de temps en temps, on fait une déclaration commune discrète,
sans les médias, où on prend position, au-delà des politiques, qui sont paralysés. Par conséquent, je
considère qu'on vit à fond, pour moi, Gaudium et Spes, et la liturgie, personne ne nous enquiquine pour les
baptêmes, où on accueille des gens, on essaie qu'ils aient le maximum de foi, mais on ne va pas les refuser
pour des tas de raisons, vu la situation humaine, vu les parcours qu'ils ont faits, vu les complications.
Mais alors, le pape François, il serait content d'être en Seine-Saint-Denis, lui qui aime la périphérie !
Ce qui est extraordinaire, c'est qu'ici, sur la place où nous allons déjeuner, tu vas voir : entre la mairie, la
médiathèque, la Légion d'Honneur, la basilique avec des visites du monde entier, c'est un vrai forum. Et
l'architecture a suivi : tu vas voir une place, ce n'est pas encore au point d'une place centrale d'Aix-enProvence, où tu as tout le monde sur la place, étalé, mais là, les restaurants, les cafés, créant une ambiance
extraordinaire. Et alors tu peux y rencontrer une secrétaire de la mairie, ou une militante associative, que je
connais. Maintenant que je n'ai plus de fonction précise, j'ai du temps, je marche beaucoup. Dès que je vois
n'importe quelle situation, dès que je vois un gosse, je dis : « Oh qu'il est mignon ce petit. » Du coup la
maman s'arrête et on cause. Ou si je vois une dame qui a 3 ou 4 petits chiens, je dis : « Oh… » Dès que je
vois une dame : « On se connaît, non ? » Et maintenant, après 8 ans, les gens commencent à me connaitre,
même des gens qui ne m'ont pas encore parlé.
Hier soir, il y avait une personne qui est secrétaire au siège d'une association. Elle me connait bien. Chaque
fois qu'on se voit, on plaisante. Elle était à une table, je l'aperçois, mais elle ne me voyait pas passer. Mais
j'ai vu une personne à côté d'elle qui lui a donné un coup de coude en me montrant. Et petit à petit des gens
facilement me disent : « Vous voulez prendre un pot ? » Il y a une sympathie qui s'établit. Il n'y a pas de
connivence, au niveau intellectuel, c'est-à-dire qu'on sait prendre nos gardes, on ne va pas à des réunions de
partis. Mais dès qu'il y a de l'humain, il y a de la relation. Et puis, c'est très étrange aujourd'hui, je peux le
dire sans citer personne, ces gens qui sont communistes, front de gauche, extrême gauche… mettons une
personne qui a un nom breton, je lui dis : « Tiens j'ai vu l'autre jour que tu as un nom breton. » Elle me
répond : « Bien sûr : baptisée, élevée chez les sœurs. » Tous ont comme un besoin, quand ils sont avec un
prêtre, de faire reconnaitre la partie d'eux-mêmes qui est du passé enfoui.
On a eu hier soir un échange entre tous les diacres et les prêtres ; il y a 4 diacres et 9 prêtres sur la ville. On a
tous constaté : ces gens dont on dirait qu'ils sont tous catalogués, si tu les vois avec le regard de François,
notre pape, « Qui suis-je pour juger ? », la miséricorde, le cœur des gens, ce qu'ils sont, ce qu'ils ont vécu, ça
ouvre des perspectives extraordinaires. Les enterrements ici, c'est généralement des gens de 90 à 100 ans,
blancs, anciens d'une époque où ils sont arrivés… et qui disent : « Vous comprenez, il y a un moment, les
communistes, ils se battaient tellement pour nous, on n'était pas contre. Alors t'as les vieux Bretons, les
vieux Normands, etc. avec qui le parti a su y faire : ils ont organisé des pardons bretons ! »
Donc, t'es plutôt heureux toi ici ?
Je le dis souvent, partout. La perspective à mon âge, ç'aurait été « Marie-Thérèse » (la maison de retraite des
prêtres à Paris). Quand je vais à « Marie-Thérèse », quand je vois mes copains qui y sont, handicapés, qui
ont perdu la tête, sans parler de ceux « alzheimer », je me dis : « Oh là là. » Parce que maintenant toute ma
génération y rentre peu à peu.
Mais toi, tu as une santé physique et mentale qui te permet de…
Oui mais parce que j'ai récupéré ma mémoire après l'accident cardiaque de février 2007. Tu vois bien, je suis
capable de relire ma vie comme je viens de le faire à mon propre étonnement. Je ne m'attendais pas à te dire
tout ça. Et actuellement je suis heureux ici, je l'ai encore dit hier soir avec mes copains prêtres. J'ai eu la
chance en arrivant ici, prêtre aîné, « à ma place », je n'ai plus de titre extraordinaire, mais le précédent curé
m'a dit : « Ah Robert, il y a une petite école catho là, il y a des enseignants qui ont l'air de vouloir faire un
petit boulot de catéchèse, 60% d'enfants musulmans, mais le caractère propre… Avant Noël, j'ai fait une
célébration à la basilique avec les 300 enfants. Je te verrais bien là-dedans. » Je suis passé dans toutes les
classes, les vendredi et samedi saints et mardi de Pâques : passionnant ! Des maternelles jusqu'au CM2.
Deuxième appel : il me dit : « Robert, tu ne pourrais pas lancer un groupe biblique ? » J'ai démarré un
groupe biblique. Cette année, j'ai réussi à ce que 33 personnes se partagent l'ensemble de l'œuvre de Paul,
par épitres, et interviennent elles-mêmes devant les autres, avec moi derrière pour les guider. Elles ont les
documents et tout. Et actuellement il y a 50 inscrits, mais il y en a certains qui ne viennent pas beaucoup.
Disons qu'on tourne à 25.
Troisième appel : en me baladant, dès que je vois des jeunes couples, ou des enfants avec leurs parents, je
« drague » ! Si c'est une femme seule, si c'est un homme, je fais toujours une réflexion un peu comme celles
de Jésus à la Samaritaine ou bien à Emmaüs. Emmaüs est pour moi la référence : « De quoi parlez-vous en
chemin ? De Jésus-Christ, etc. » Et donc un jour, l'un de ces 30-40 ans, enseignant, me dit : « Je vous vois
faire. Vous devez en connaître pas mal de notre génération. Pourquoi vous ne demanderiez pas nos adresses
email et puis vous envoyez à ceux que vous connaissez une date, un jour, un lieu ? » Alors en 2012, ça fait
déjà 3 ans, on a lancé ça en juin, premier coup, 6 foyers, avec toute la marmaille ! Petite réunion, aucune
autre heure que 11 heures à 14 heures le dimanche midi. C'est la seule heure possible. Alors, on se retrouve.
Chacun sa bouffe au milieu de la table. Petit sujet. Les mômes en train de jouer autour, c'est effroyable !
Mais alors ils sont capables de réfléchir sur des choses compliquées, même la reprise des évènements de
janvier. Le père se lève, la mère en train de parler… c'est une ambiance extraordinaire, que je n'aurais peutêtre pas pu supporter autrefois, mais je me dis : moi, je suis là, je permets que ça existe et peu à peu, ils
s'organisent, ils s'envoient des mails. Et actuellement, à chaque fois, t'en as 1 ou 2 de plus, par ce qu'on
appelle la capillarité dans la lettre de Paul VI après le synode de 1975 sur l'évangélisation. Je peux dire
qu'actuellement, une quinzaine de foyers comme ça sont en train de faire quelque chose. Je ne sais pas où ça
ira. Mais l'autre jour, il y avait une rencontre de l'ACI sur la région, j'en ai parlé, 6 y sont allés.
Quatrième appel : l'aumônerie de l'hôpital, une fois par mois. L'hôpital Casanova, c'est la gériatrie, ce n’est
pas marrant du tout.
Et puis ma dernière fonction si on peut dire, c'est la présentation à tous les anciens de Villemomble, du
Raincy ou des patrons, qui viennent me voir ici parce qu'ils sont contents et qui, voyant ce qui se passe, me
disent : « Mais, qu'est-ce qu'on peut faire pour toi ? » Alors du coup, je leur dis : « Pécuniairement, moi, ça
va, j'ai ma paie, mais dès qu'il faut mettre des doubles fenêtres, dès qu'il faut d'un seul coup payer une
chaudière pour une salle paroissiale, dès qu'il y a un copain qui se fait voler son vélo… » Voilà, il y a une
petite association qui s'est créée, confidentielle. Je ne sais pas qui donne, mais ce sont des anciens, des
patrons, qui font une espèce de « caisse de solidarité » pour les séniors en précarité. Et du coup, mes copains
ici, souhaitent que je reste le plus longtemps possible !
Voilà ce qui fait une partie de ma vie et ma joie.
Je vois que tu es très joyeux, très vivant.
Oui, joyeux et beaucoup plus cool et décontracté qu'avant. Parce que dans un certain « lâcher prise », le fait
que si ça marche, ça marche, si ça marche pas… Alors que toute ma vie, j'étais tellement à faire tourner la
boutique qu'on en devient autoritaire, qu'on en devient de mauvais poil, qu'on s'énerve, qu'on se met en
colère quand ça ne marche pas. Vivre comme je vis maintenant, si ça réussit, tant mieux, si ça échoue, tant
pis, en confiant ça au Seigneur, voilà comment je conçois mon ministère maintenant.