Universités. Risquer l`autonomie financière

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Universités. Risquer l`autonomie financière
Universités. Risquer l'autonomie financière
Stefano Boffo, Pierre Dubois, Roberto Moscati 1
Libre opinion parue dans Vie Universitaire, n°69, février 2004, pages 16 et 17
Le financement des universités publiques est assuré majoritairement en Europe par les Etats :
investissements immobiliers, rémunération des fonctionnaires, dotations de fonctionnement,
financement de programmes de recherche et d'innovations dans le champ pédagogique. Les Etats ont
fait face à la massification de l'enseignement supérieur, mais, aujourd'hui, laissant lettre morte les
engagements pris lors du sommet européen de Lisbonne et pour faire diminuer leurs déficits
budgétaires, ils somment leurs universités de diversifier leurs ressources, de trouver des financements
extérieurs pour faire face à des engagements nouveaux : réforme des études visant une
professionnalisation accrue, internationalisation, développement du territoire, e-learning... Il faut donc
inventer une troisième voie pour les universités, entre les universités totalement financées par l'Etat et
les universités totalement financées par le privé, celle d'universités publiques, significativement
financées par des ressources non gouvernementales ; pour cela, il faut que les universités aient une
autonomie financière réelle, autonomie en matière de ressources et de dépenses, la puissance publique
gardant cependant le devoir de fixer des règles et celui d'évaluer la pertinence et l'efficacité des
dépenses effectuées.
Deux situations comparables
Comparer la situation des universités italiennes et françaises pour la question de l'autonomie financière
est pertinent. La dépense par étudiant est dans les deux pays inférieure est à ce qu'elle est dans les pays
du nord de l'Europe, aux Etats-Unis et au Japon. Les universités, et les conférences de présidents qui
les représentent, y dénoncent de plus en plus vivement une situation de grave crise financière. Les
ministères de tutelle n'y sont pas en position de force par rapport aux ministères des finances : ils "font
avec ce qu'ils ont", ne prennent pas d'engagements de moyen terme, tardent à respecter les
engagements signés dans le cadre des plans triennaux ou quadriennaux de développement, ne
parviennent pas à redéployer significativement les moyens alloués (des universités ont des dotations
réelles bien inférieures aux dotations théoriques qu'elles devraient percevoir alors que c'est l'inverse
pour d'autres ; quasi-inexistence des financements selon la performance). Toutefois les universités
italiennes ont plus d'autonomie financière que les universités françaises sur trois points essentiels :
elles sont propriétaires de leur patrimoine immobilier ; leur budget inclut la masse salariale de leurs
fonctionnaires enseignants et administratifs ; elles fixent, dans la limite fixée par l'Etat, les droits
d'inscription étudiants. Rappelons qu'en France, la loi de modernisation des universités, déjà remise
deux fois dans les tiroirs, prévoit de renforcer enfin l'autonomie financière des universités… sauf en
matière de droits d'inscription.
Le paradoxe des financements extérieurs
Considérant comme incontournable la nécessité pour elles d'acquérir des ressources "externes", les
universités doivent donc risquer l'autonomie financière. "Risquer", cela veut dire que cela ne va pas
sans risques, risques que les sommes collectées à l'extérieur puissent, si les universités n'y prennent
pas garde, être inférieures aux dépenses qu'elles vont engendrer. Le risque est donc que des ressources
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. Professeurs de sociologie, universités de Sassari, Marne-la-Vallée, Milano Bicocca
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additionnelles aggravent les difficultés financières. Ce risque est d'autant plus fort quand les
collecteurs de ressources (les enseignants dans certains cas) ne peuvent pas s'appuyer sur des services
financiers compétents, à même de mettre en œuvre une comptabilité analytique pour chaque ressource
additionnelle.
C'est ce risque paradoxal - plus d'argent et plus de déficit - que nous essayons de démontrer ici en
passant en revue les sources possibles de financements extérieurs tant pour l'enseignement que pour la
recherche : financements de l'union européenne, des collectivités territoriales, des entreprises, des
étudiants.
Le coût réel des financements européens
L'argent de l'Europe suppose d'abord, pour être conquis, un investissement structurel. Beaucoup
d'universités l'ont compris et ont mis en place, quelquefois en partenariat inter-universitaire, des
bureaux ad hoc qui collectent et diffusent l'information sur les nombreux programmes, les calendriers,
les procédures ; pour cela, il a fallu recruter des personnels sur contrat et les financer sur les ressources
existantes. De plus en plus d'enseignants l'ont compris et ont créé leurs réseaux européens, en se
déplaçant dans les colloques ou directement dans les universités à l'étranger. Cet investissement
préalable n'est pas remboursé par "Bruxelles". Qui peut en dire aujourd'hui le coût ? Si, par ailleurs, le
temps dépensé pour préparer le projet n'est pas pris en compte, si le coût du projet à réaliser est mal
calculé, si le budget demandé n'est que partiellement obtenu, si certaines dépenses effectuées sont
"rejetées" car non conformes aux règles européennes qui deviennent de plus en plus tatillonnes, si le
budget obtenu ne comporte pas de frais de gestion pour l'université, l'argent européen devient alors
coûteux. Enfin, il ne faut pas oublier que la plupart des projets européens doivent être cofinancés par
les universités et que celles-ci doivent en assurer la trésorerie : le pourcentage du dernier versement
européen (le solde versé sur service fait et approuvé) est devenu en effet de plus en plus important au
fil du temps. Quant à l'argent obtenu pour la coordination des programmes de mobilité étudiante ou
pour la mobilité enseignante, il est devenu purement symbolique. L'argent européen est nécessaire ; ce
n'est pas forcément du "bon argent".
Collectivités : un financement encore symbolique
L'argent des collectivités territoriales est, depuis la régionalisation instaurée dans les deux pays, est
devenu le relais, encore très partiel, de l'argent de l'Etat. Cet argent, qui suppose, comme l'argent
européen, un investissement structurel dans les universités, ne leur donne aucune "aisance" financière,
car il s'agit essentiellement d'aides à l'investissement immobilier ou à la restauration d'immeubles,
aides versées au fur et à mesure des dépenses réalisées (les subventions pour investissement financé
par l'Etat, versées en amont de la dépense effective, avaient le mérite, certes discutable, d'assurer une
trésorerie aux universités) ; il s'agit aussi d'aides à l'équipement. Les collectivités territoriales
n'assurent guère de dépenses de fonctionnement et ne peuvent financer dépenses de personnel ; or, la
dissémination géographique du parc immobilier universitaire (multiplication des antennes dans les
villes moyennes) accroît ces dépenses de fonctionnement et de personnel. Les universités italiennes
possèdent la propriété de leur patrimoine immobilier, en sont satisfaites, mais "n'en font pas d'argent"
(l'image qu'elles veulent se donner les empêche par exemple de vendre les superbes palais qu'elles
possèdent dans les centres historiques). Quant à l'argent des collectivités territoriales pour la recherche
et l'enseignement, il demeure encore symbolique ; des universités italiennes tentent, mais souvent en
vain jusqu'ici, d'allécher leurs collectivités territoriales de référence en leur offrant des sièges dans
leurs instances de gouvernement mais sous la condition de leur verser annuellement une certaine
somme. Une professionnalisation accrue de l'administration universitaire devrait permettre la
valorisation du patrimoine immobilier : leur locaux sont en effet sous-utilisés la majeure partie de
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l'année. L'argent des collectivités territoriales est nécessaire et légitime (quelques universités ont
commencé à calculer l'impact économique de leur présence sur un territoire ; il est loin d'être
négligeable et est souvent bien supérieur aux investissements de ces mêmes collectivités en leur
faveur) ; ce n'est donc pas forcément encore du "bon argent".
Université ou entreprises : qui paie le coût de la professionnalisation ?
L'argent des entreprises est contesté par une partie des enseignants et des étudiants et demeure encore
marginal. Ne traitons ici que de l'argent des entreprises pour le financement des formations
professionnelles (et non pour le financement de la recherche) ; le développement de ces formations est
souhaité par tous. Elles sont bien plus coûteuses que les formations traditionnelles : petit nombre
d'étudiants par formation (numerus clausus autorisé), volume d'heures d'enseignement plus important,
équipement technique plus lourd, mobilisation intense d'espaces (… durant seize semaines en
moyenne seulement au cours de l'année, les étudiants partant ensuite en stage), paiement des heures
assurées par les professionnels au tarif le plus élevé (la législation impose un pourcentage d'heures de
professionnels), prise en compte des suivis de projet et de stage dans les heures de services pour les
enseignants titulaires, défraiement des enseignants qui se rendent sur les lieux de stages. Certes, l'Etat
finance "mieux" un étudiant inscrit en filière professionnelle qu'un étudiant inscrit en filière classique,
mais il est loin d'en couvrir la dépense réelle. Les entreprises contribuent-elles au financement de ces
formations qu'elles disent apprécier ? Dans le meilleur des cas, et bien davantage en France qu'en
Italie, elles versent une rémunération aux stagiaires ; les universités ne voient pas la couleur de cet
argent. En France, les universités peuvent percevoir de la taxe d'apprentissage : là encore, pour
parvenir à une collecte efficace de taxe, les universités doivent faire un investissement structurel ;
faute de compétences internes suffisantes, il arrive qu'elles ne parviennent pas à faire remonter des
Centres de Formation d'Apprentis la taxe qui leur destinée. Le montant de taxe d'apprentissage versé
aux universités demeure faible ; il n'est pas improbable qu'il soit inférieur au montant des heures
payées par les universités aux professionnels d'entreprise. Ce serait là un joli paradoxe : parce que les
universités sont attentives à la professionnalisation de leurs étudiants, elles paient les entreprises pour
y parvenir.
L'argent des entreprises est nécessaire ; celui de la taxe d'apprentissage versé aux universités est
anormalement bas ; il leur en coûte donc de développer les formations professionnelles. La création de
Fondations, avec incitation fiscale pour les entreprises, est de plus en plus préconisée dans les deux
pays ; elle tarde cependant à devenir réalité.
Recettes pour gagner 2 milliards d’euros
L'argent des étudiants est un sujet tabou en France : ce n'est pas un hasard si la loi de modernisation
compte accorder l'autonomie financière aux universités, sauf en matière de droits d'inscription ; toute
velléité des universités de perception de droits spécifiques se trouve attaquée en tribunal administratif.
Les étudiants italiens paient en moyenne 800 euros par an (soit cinq fois plus que les étudiants
français) : les universités du pays peuvent en effet fixer les droits d'inscription, selon une règle fixée
par l'Etat (ils ne peuvent dépasser 20% de la dotation de base allouée par l'Etat, fonds de financement
ordinaire) ; les universités qui sont sous-dotées (allocation réelle inférieure à la dotation théorique)
s'insurgent évidemment contre cette règle identique pour toutes ; il n'est donc pas rare qu'elles n'en
tiennent pas compte. Il y a là un nouveau paradoxe : en France, les études supérieures sont plus
rentables qu'en Italie (en terme de stabilité d'emploi, d'accès aux professions de statut élevé et de
salaire), et y sont quasiment gratuites. En France, selon la dernière enquête du CEREQ et par rapport à
un bachelier, le titulaire d'un diplôme d'un diplôme professionnel de premier cycle (DUT) gagne entre
2.000 et 2.500 euros de plus par an, un titulaire d'un diplôme de deuxième cycle entre 3.000 et 5.000
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euros de plus, un titulaire d'un diplôme de troisième cycle entre 9.000 et 12.000 euros de plus. Fixer
les droits à 1.000 euros apporterait plus d'un milliard d'euros par an à l'ensemble des universités.
Demander aux étudiants diplômés, entrants dans la vie active, de verser à un Fonds national, au titre de
la participation au coût de leurs études, leur premier mois de salaire et demander aux entreprises qui
les recrutent une contribution équivalente apporterait aux universités environ un milliard d’euros.
Droits d’inscription : la nécessité d’une autonomie réelle
Il faut à tout prix lever le tabou sur les droits d'inscription et dire que l'enseignement supérieur n'est
pas seulement un investissement collectif nécessaire au développement économique et social des pays,
mais qu'il est aussi un investissement individuel rentable, qu'il est légitime d'en faire payer les
bénéficiaires et non l'ensemble des contribuables, sous condition de l'attribution de bourses sur critères
sociaux et éventuellement du développement de prêts bancaires, remboursables une fois l'entrée dans
la vie active effectuée. Sans autonomie de fixation des droits d'inscription, les universités chercheront
à tout prix à augmenter le nombre de leurs inscrits ; c'est déjà le cas en Italie ; ce n'est pas souhaitable
pour les raisons vues plus loin. L'argent des étudiants est légitime et nécessaire ; il est d'autant plus
nécessaire qu'il s'agit, à la différence des autres financements externes, d'un argent qui n'induit pas de
coût additionnel pour sa collecte et d'un argent libre de destination. Ce n'est pas pour autant que les
universités ne devront pas rendre compte de son usage (toute augmentation des droits doit servir à
améliorer la qualité de tel ou tel service rendu aux étudiants, qualité qui doit être évaluée). Sans une
autonomie réelle sur les droits d'inscription, l'autonomie financière n'existe pas.
Rémunérer selon l’efficacité : une réalité en Italie, un tabou en France
La recherche de financements extérieurs, tant pour la recherche que pour le développement de
formations professionnelles, pose le problème de la rémunération des enseignants, mais aussi des
dirigeants administratifs. Personne ne peut obliger un enseignant à déposer un projet de recherche en
réponse à un appel d'offres international, national ou régional ; personne ne peut obliger un enseignant
à ouvrir un diplôme professionnel ou à collecter de la taxe d'apprentissage. Tout enseignant qui se
mobilise pour apporter des ressources à son université finit par se dire un jour : "pourquoi ne suis-je
pas rémunéré pour l'argent que j'apporte alors que mon collègue qui ne fait rien, est payé la même
chose que moi ?". La question de la rémunération selon l'efficacité de l'investissement pour les
enseignants ou selon les gains de productivité ou de qualité pour les dirigeants administratifs n'est pas
taboue en Italie ; le versement de rémunérations additionnelles selon ce principe est même au centre de
la stratégie de certaines universités prestigieuses. A l'inverse en France, la rémunération
complémentaire, pourtant parfaitement possible de par la loi, demeure un sujet dont personne n'ose
parler ; il faut la légitimer, la faciliter (la réglementation doit évoluer), l'inscrire explicitement dans les
contrats de recherche, dans le financement émanant des entreprises et comme destination des droits
étudiants augmentés ; sinon le cercle vicieux déjà décrit (argent extérieur qui engendre des coûts non
prévus) peut se renouveler : le pire serait en effet d'accorder ce supplément de rémunération sur les
ressources de l'université émanant de l'Etat.
Faut-il poursuivre la massification ?
Il reste à traiter une dernière question : celle du nombre des étudiants. Les universités se trouvent en
situation de crise financière parce que les gouvernements nationaux n'ont pu que partiellement
accompagner la massification des études supérieures. Les réformes des études en cours font ou vont
faire progresser le nombre des étudiants. C'est déjà le cas en Italie : la création de la laurea en trois ans
(premier cycle d'études) a attiré un nouveau public d'étudiants ; mais personne ne peut dire encore ce
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qui va se passer pour le nombre d'inscriptions dans les lauree spécialisées (deuxième cycle d'études) ;
la création, en parallèle, de masters (aux droits d'inscription librement fixés par les universités), s'est
révélée attractive. En France, on peut prévoir une augmentation significative du nombre d'étudiants :
généralisation de la troisième année d'études (premier cycle d'études), et surtout allongement des
études jusqu'à bac+5 jusqu'à atteindre plus de 20% de chaque génération de jeunes. Les réformes en
cours ne peuvent pas se faire à coût zéro ; si les crédits d'Etat restent stables - et tout laisse penser
qu'ils vont le demeurer -, l'obtention de ressources autres devient encore plus indispensable.
Autonomie financière : un passage incontournable
L'autonomie financière des universités est incontournable dans le contexte européen contemporain. Il
faut cependant rappeler avec force que le système public d'enseignement supérieur doit être régulé par
l'Etat. Ce serait d'abord une lourde responsabilité de sa part que de laisser, à l'occasion de la réforme
des études, exploser l'offre de formations et donc de laisser croître encore le nombre d'étudiants. Le
marché du travail n'a pas besoin de 20% de jeunes diplômés d'études supérieures longues ; ce
pourcentage ne peut que conduire à des déclassements pour une partie d'entre eux, c'est-à-dire, on le
sait, pour les étudiants des classes moyennes et populaires. C'est aussi la responsabilité de l'Etat que de
faire évaluer rigoureusement les dépenses des universités ; la plupart des universités italiennes ont créé
un collège des réviseurs des comptes même si cela n'a pas empêché des dérives financières dans
certaines d'entre elles (passages accélérés vers les grades enseignants les plus élevés au dépens du
recrutement de jeunes enseignants). C'est enfin la responsabilité de l'Etat que de doter les universités
d'un gouvernement dans lequel, tout au moins pour ce qui concerne les décisions qui ont un impact
financier important, ce ne sont pas les destinataires des décisions qui prennent les décisions ; cette
situation crée trop de risques quand les universités possèdent l'autonomie financière. Bref, c'est à l'Etat
qu'il revient d'organiser l'autonomie financière réelle et efficace des universités.
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