L`Alsace du 4.8.12 - Malgré-Nous

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L`Alsace du 4.8.12 - Malgré-Nous
Région
DEF
SAMEDI
4 AOÛT 2012 40
MARDI
3 JANVIER
32
Ils ont tenu à se faire photographier ensemble...
Alphonse Adloff, mort à Minsk
en 1943. Sa tombe a été rasée.
Une cérémonie avec la croix gammée apparaît dans cet album de photos conservé par une famille.
Malgré-nous (1) Cinq mille lettres qui disent la souffrance des Alsaciens au front
Il y a un an, la Société
d’Histoire de la Poste
et de France Télécom
en Alsace (SHP) lançait
un appel en vue de
recueillir les lettres des
Malgré-nous alsaciens.
Le résultat dépasse
leurs espérances.
« Nous nous demandions comment
la SHP peut marquer ce 70e anniversaire du décret de l’incorporation
de force. Les lettres ont été un trait
d’union essentiel entre les soldats qui
étaient au front, avec leurs familles
et leurs amis », rappelle Antoine
Biache, un des deux bénévoles
avec Jacky Boucard, en charge du
projet d’ouvrage coordonné par la
documentaliste de la SHP, Maryline Simler.
L’appel lancé dans les médias,
l’été dernier, par ces deux anciens
de La Poste a été entendu. À sa
grande surprise, l’équipe a récupéré quelque 5 000 lettres de Malgré-nous, mais aussi des dessins,
des photos inédites et même des
albums de photos. « Les Allemands avaient mis toute leur énergie dans le fonctionnement de la
Feldpost – et dans le ravitaillement –
pour préserver le moral des troupes.
Il existait des centres de tri ambulants et la plupart du temps, les
lettres comme les colis envoyés par les
« Je m’assieds sur les morts quand je suis trop fatigué… »
Ils avaient vingt ans,
un peu plus, parfois
un peu moins, et
n’avaient d’autre désir
que de retourner
chez eux, en Alsace.
Jacky Boucard, André Hugel, Maryline Simler, Alphonse Troestler, Antoine Biache et Nicolas Mengus :
quelques membres de l’équipe qui se retrouve chaque mercredi, à Strasbourg.
familles arrivaient à destination.
Certains incorporés de force numérotaient leurs lettres », observe Antoine Biache. Ces lettres n’étaient
pas expédiées directement aux familles. Elles transitaient par un
service centralisé, qui les lisait et
parfois les censurait. Si ce système a fonctionné quasiment jusqu’à la fin de la guerre, la dernière
lettre prise en compte date de
février 1945…
Devant l’ampleur de la tâche, la
F« Un reportage en direct »
Délégué à la Mémoire régionale, Alphonse Troestler,
qui participe aux travaux du comité scientifique, souligne « la
richesse insoupçonnée de ces lettres ». « Elles apportent un
éclairage nouveau du vécu au quotidien des Alsaciens, d’autant
plus intéressant qu’elles portent sur un échantillon important.
Et confirment l’état d’esprit de la majorité des incorporés
de force qui ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient dans cette
guerre qu’ils subissaient, sous un uniforme qui n’était pas le
leur », affirme-t-il. Mises bout à bout, ces lettres peuvent être
assimilées, selon lui, à « un reportage en direct d’une tragédie
au quotidien ». Le conseil régional soutient l’initiative.
Son président, Philippe Richert, fils de Malgré-nous, veut que
l’ouvrage soit présent dans les centres de documentation
des lycées pour sensibiliser les jeunes Alsaciens.
La commémoration se prépare
400 personnes devraient participer à la commémoration du 70e
anniversaire du décret sur l’incorporation de force le 25 août, au
Mont National à Obernai. Les vétérans seront à l’honneur, lors de
cette cérémonie qui sera organisée sous l’égide du conseil régional (L’Alsace du 6 juillet).
La prise de parole a été limitée à
deux discours, l’un du président
Philipe Richert et l’autre du général Jean-Paul Bailliard, au nom de
l’ensemble des victimes. Y compris des Orphelins de Malgré-
nous, ce qui ne fait pas
l’unanimité entre les associations. Mais des petits enfants de
Malgré-nous, morts ou disparus,
devraient également prendre la
parole. On ignore encore si le
gouvernement sera représenté.
Par ailleurs, une seconde commémoration, initiée par le maire
de Richwiller, Vincent Hagenbach, aura lieu le 26 mars, dans
cette commune de la région mulhousienne. Enfin, la Bibliothèque de Mulhouse propose une
sélection d’ouvrages consacrés à
ce fait tragique de l’Histoire de la
région, du 7 au 25 août, en salle
de prêts, 19 Grand-rue.
SHP a mobilisé vingt lecteurs qui
ont traduit ces courriers et les ont
annotés selon une grille précise,
prenant en compte les relations à
la famille, les événements évoqués, les fêtes religieuses… et
bien sûr la nostalgie du pays. Le
fameux Heimweh, d’autant plus
fort que les soldats alsaciens ne
pouvaient rentrer en permission
chez eux. Ils devaient rester en
Allemagne pour ne pas être tentés de déserter.
« L’incorporation
n’a pas été digérée »
Chaque traducteur pouvait « donner ses réactions, l’objectif étant de
sélectionner les lettres les plus significatives », notent Jacky Boucard et
Antoine Biache. Un comité
scientifique, composé de six historiens, a été mis en place pour
lire les 300 lettres et les replacer
dans le contexte de l’époque. Chaque membre de l’équipe témoigne de « l’émotion », lors de la
lecture des lettres. Surtout lorsque leur signataire savait – et plus
encore quand il ne savait pas –
que ce serait la dernière…
Les auteurs de cet ouvrage collectif, à paraître cet automne à La
Nuée Bleue, se retrouvent chaque
mercredi dans les locaux de la
SHP, à Strasbourg. Ils ont commencé la relecture des pages
montées par Jacky Boucard. Chaque traduction de lettre est accompagnée d’un ou de plusieurs
fac-similés des originaux et de
photos qui seront rendus à leurs
familles. Elles n’avaient pas souhaité les déposer aux archives.
« L’incorporation n’a pas été digérée.
Elle reste une souffrance pour ces
familles. Elles étaient très émues en
remettant ces documents, avec l’impression que leurs maris, leurs pères
n’avaient pas été reconnus vraiment
comme des victimes, relève Marilyne Simler. À travers leurs témoignages, nous espérons mieux faire
comprendre ce qu’était leur drame. »
Textes : Yolande Baldeweck
Photos : Dominique Gutekunst
FLe comité scientifique est composé d’Alphonse Troestler, Jean-Laurent
Vonau, Alfred Wahl, Marcel Spisser,
André Hugel et Nicolas Mengus.
FLIRE Prochaine étape de notre
série sur les Malgré-nous : rencontre
avec le maire de Richwiller… et avec
son père, ancien incorporé de force.
Le décret du 25 août 1942 : quatre petits articles qui ont engendré
tellement de drames.
« J’espère que je rentrerai bientôt
à la maison et tout ira bien »,
veut croire François, dans une
lettre écrite à un ami, lors de la
Toussaint de 1943, « jour de recueillement et pour certains jours
de deuil et de douleur ». Son vœu
ne sera pas exaucé. Il tombera
sur le front russe dix jours plus
tard…
Dans leurs lettres, qui sont
autant de témoignages bruts,
même s’ils devaient être prudents à cause de la censure, ces
soldats, incorporés contre leur
gré dans la Wehrmacht, racontent peu de leur quotidien. Souvent, leurs missives sont
courtes, car comme René, ils
n’ont qu’« un peu de temps pour
écrire quelques lignes ».
De la Finlande
à la Grèce
Si leur courrier est daté, la hiérarchie interdisait aux soldats
de préciser le lieu où ils se trouvaient. Parfois ils mettent le
nom du pays. Et d’un courrier à
l’autre, on pouvait suivre les
nombreux déplacements des
bataillons, de la Finlande à la
Grèce. Peu d’entre eux se sont
retrouvés à l’ouest, sauf à la fin
de la guerre. « Ils se déplaçaient
pour boucher les trous, au fur et à
mesure des pertes sur le front de
l’Est », observe Antoine Biache,
qui a été étonné de découvrir
qu’« ils savaient ce qui se passait ». « Ils étaient au courant du
débarquement en Sicile et en Italie, à travers les radios et les journaux ». Même si ceux-ci étaient
à la gloire du Reich ! Les Malgré-nous, eux, ne manifestent
pas de sympathie pour Hitler.
Par contre, on sent une solidarité avec leurs compagnons
d’infortune.
Mais surtout, ils s’inquiètent
pour leurs familles. Et anticipent la souffrance que créerait
leur disparition parmi les leurs.
« S’il m’arrivait malheur, tu sais
ce que ce serait pour Clémence »,
écrit le même François. Ils disent, avec des mots très forts et
souvent pudiques, leur amour
pour leur femme, comme Paul
qui, pour la fête des mères,
envoie du muguet séché à sa
« Muggerle », enceinte de leur
Lettre à sa femme, enceinte
de leur troisième enfant.
3e enfant. Il l’exhorte aussi à
chercher son secours en Dieu,
faisant écho à d’autres lettres de
soldats qui révèlent un sentiment religieux très affirmé.
Paul reviendra du front, tout
comme René qui, en des termes simples et crus, décrit à un
ami l’enfer vécu en mars 1944
en Estonie. Pour Maryline Simler, c’est une des lettres les plus
fortes qu’elle ait eues entre les
mains. « Nous sommes presque
semblables aux bêtes. Nous mangeons à côté des morts. Je m’assieds
même quelquefois sur les morts
quand je suis trop fatigué ! » Et
un peu plus loin, René précise
qu’il n’y a plus d’Alsaciens avec
lui. « Tous sont blessés et il y a
aussi des morts… » Il fera partie
des survivants.
Plus de lettres
Antoine Biache connaît par
cœur les derniers mots d’un
Alsacien qui a échappé à la
mort sur le front russe, mais
est tombé dans les Vosges. « Il
avait écrit de Russie : ‘‘J’avais les
pieds dans la boue, j’entends les
balles siffler quand je suis dans
mon trou.’’ Le temps que sa famille reçoive sa lettre, il était mort
tout près de l’Alsace. » Il y a aussi
les lettres, souvent très dignes,
de ceux qui savent qu’ils vont
mourir, des déserteurs repris et
condamnés à mort.
Les Malgré-nous faits prisonniers par l’Armée Rouge verront leur sort changer. « Ils
n’avaient pas le droit d’écrire des
camps russes, sauf quelques cartes
de la Croix-Rouge. Mais ils remettaient leurs lettres à ceux qui rentraient avant eux », relève
Maryline Simler. En revanche,
ceux qui passeront quelques
mois dans les camps anglais ou
américains donneront des
nouvelles à leurs familles.