Laurent Olivier, Nos ancêtres les Germains - CRISES

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Laurent Olivier, Nos ancêtres les Germains - CRISES
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Laurent Olivier, Nos ancêtres les Germains. Les archéologues au service du nazisme,
Paris, Tallandier, 2012, 313 p. (ISBN : 978-2-84734-960-3)
Cet ouvrage représente une déclinaison spécifique d’une méditation antérieure plus
large consacrée à une analyse particulièrement critique de l’évolution de l’archéologie depuis
son apparition à la fin du XVIIIe siècle1. Autant dire qu’il en constitue une illustration par
l’exemple, qu’il entend analyser de manière exhaustive et approfondie. Il en conserve
quelques travers, notamment un goût récurrent pour les sentences lapidaires ou des
fulgurances de style dans les premières pages qui, jointes à une approche très grand public du
sujet, presque sensationnaliste – on n’est pas loin de Tintin au pays des Nazis – pourraient
inciter le lecteur à passer son chemin.
Ce serait assurément fort dommage. Car une fois balayées ces scories initiales et
l’introduction dépassée, le projet de l’auteur se révèle à la fois très ambitieux et porteur d’une
grande exigence d’honnêteté intellectuelle sur sa propre discipline, confrontée à sa période la
plus sombre, les années 1910-1940. Et il nous fait d’emblée partager sa conviction :
l’archéologie n’est pas une activité innocente ; vouée à la patiente reconstruction scientifique
des civilisations du passé, elle fournit également les fondements d’une identité collective, en
apparence solides. Les objets, ornements divers, modes de sépulture, etc. révélés par les
fouilles semblent autant de critères sûrs permettant de délimiter des aires de civilisation, voire
des migrations ou des implantations humaines remontant jusqu’au « trou noir » de la
Préhistoire.
Or, cette dimension « ethnique » de la culture matérielle est illusoire, dans la mesure
où elle fut largement partagée et où le mobilier archéologique présente de grands effets de
continuité. Pourtant, les nazis en firent l’axiome d’une démarche militante visant à livrer une
réécriture aryanisée du passé, au service de leur programme géopolitique et racial. « Dotée
par le régime hitlérien de moyens sans précédent, la nouvelle archéologie allemande
apportait la démonstration éclatante que le rayonnement des civilisations européennes
reposait sur l’identité “raciale” germanique » (p. 40), de même que toutes les grandes
inventions…
Pour disséquer cette entreprise pernicieuse, L. Olivier mobilise des sources largement
inédites, les archives du Musée archéologique national de Saint-Germain-en-Laye, dont il est
un des responsables. Il met également à profit divers fonds des services archéologiques du IIIe
Reich en Lorraine annexée et de collections privées de responsables (sur lesquels on aimerait
davantage de précisions) et une masse de publications primaires, dont il nous donne de larges
extraits. Il affronte surtout les tabous corporatistes de la profession. Celle-ci, très
superficiellement affectée par la dénazification en Allemagne à l’instar de l’ensemble du
monde universitaire, a su maintenir un voile pudique sur ses errances passées jusqu’à la fin
des années 1990. En effet, le colloque organisé à Berlin sur La Préhistoire et le nationalsocialisme par Achim Leube en 1997 incarna alors un tournant, prolongé en France en 2004
par une table ronde (codirigée par l’auteur).
De fait, les archéologues constituèrent une catégorie marquante de l’intelligentsia
allemande ralliée au nazisme : l’auteur souligne que leur appartenance au NSDAP (plus de
84%) fut parmi les plus importantes. Plusieurs facteurs pouvaient l’expliquer : le grand
prestige de Gustav Kossinna (1858-1931), promoteur dès 1911 d’une « préhistoire ethnique
germanique », exerçait son influence scientifique y compris auprès des adversaires du régime,
comme l’australien Gordon Childe. Sous la République de Weimar, la création de la
Westforchung (recherche sur l’Occident germanique) visait à démontrer l’appartenance des
1
L. Olivier, Le sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées, 2008.
1
provinces perdues en 1918. L’instrumentalisation précoce de la discipline fut l’œuvre de
Rosenberg à travers son Institut (qui regroupe 104 sociétés savantes et 126 000 membres en
1937), puis de son rival Himmler en 1935 grâce à la création de l’Ahnenerbe, vitrine
intellectuelle et pluridisciplinaire de la SS. Par là, elle connut un fort développement, notable
dans la hausse de son budget et la multiplication des chaires d’archéologie non classique : 25
chaires en 1942 contre 7 en 1933 ; prenant l’ascendant à partir de 1938, l’Ahnenerbe réussit à
rallier la plupart des spécialistes les plus réputés. Elle misa surtout sur la vulgarisation : atelier
de fac-similés d’objets germaniques de Tubingen en 1930, musée de plein air
d’Unteruhldingen, revues à fort tirage comme Germania ou Nordland. Mais elle développa
aussi des méthodes novatrices, aujourd’hui constitutives de la discipline, comme les
photographies aériennes, les fouilles de sites complets, menées à grande échelle et en réseau,
ou l’affinement des techniques de datation (stratigraphie, dendrochronologie…).
En contrepoint logique, sa politisation ne fit que se renforcer, à l’aune de son
inféodation au régime : dès le début de la guerre, l’archéologie était devenue un « outil de
légitimation privilégié de la politique géostratégique de l’empire nazi » (p. 149). Ainsi,
l’exploration aérienne permit la découverte de 300 enceintes protohistoriques dans le Nord et
l’Est de la France entre 1941 ou 1943, censée démontrer l’avancée du peuplement
germanique ; de même, la Moselle « appartenait » à l’univers germanique depuis au moins le
Ve millénaire avant J.-C.
Mais l’analyse des sites étudiés par des missions allemandes, synthétisées dans un
utile tableau des Annexes (p. 289-290) montre que les visées nazies dépassaient les zones
annexées. Les fouilles de Vix devaient servir à rattacher la Bourgogne au Grand Reich, celles
de sites mégalithiques bretons illustrer le rayonnement d’un culte solaire primitif provenant de
Scandinavie, fondement d’une société guerrière et inégalitaire. Valoriser ainsi les minorités
régionales s’inscrivait logiquement dans le plan hitlérien, formulé dans Mein Kampf, de
« pourrir » l’ennemi français, en favorisant dès les années 1920 tous les mouvements et
courants potentiellement centrifuges et/ou séparatistes2… Les archéologues français furent
incapables de s’y opposer, alors que dès 1933 les objectifs allemands étaient diffusés par la
traduction des travaux d’Hermann Wirth ; certains les partageaient d’ailleurs comme le
régionaliste bourguignon Jean-Jacques Thomasset, collaborateur précoce autant
qu’enthousiaste. Le gouvernement de Vichy réagit en imitant le modèle nazi, en dotant pour
la première fois l’archéologie d’une réglementation et d’une organisation, de services
régionaux et d’un cadre législatif sur les fouilles (loi Carcopino du 27/09/1941), toutes
mesures implicitement reconduites par le gouvernement provisoire, jusque dans les années
1960… Reste que la « leçon » qu’il prétendit en tirer, l’exaltation de l’harmonieuse fusion
gallo-romaine, s’avérait pour le moins ambiguë : tout rapprochement avec « l’Europe
nouvelle » prônée par Hitler n’était certainement pas fortuit...
Au-delà de sa richesse et de son érudition, par sa liberté de ton, cet ouvrage constitue
un exemple d’introspection critique, encore trop rare dans le monde des sciences sociales.
Couplé à la dénonciation de l’amnistie totale accordée aux archéologues en fonction durant la
Seconde Guerre mondiale (au-delà de commodes boucs émissaires comme Hans Reinerth ou
Thomasset), le constat final apparaît particulièrement accablant : « À tous les égards,
l’archéologie d’aujourd’hui est l’héritière de l’archéologie nazie » (p. 242). J’y opposerai un
« contre-exemple » – mieux vaut ne pas parler ici d’exception à la règle –, provenant de ma
propre formation. On nous a longtemps rebattu les oreilles, à l’université et plus encore à
l’IUFM, des beautés du modèle des lieux centraux, sans jamais mentionner l’affiliation
idéologique de son auteur, Walter Christaller, ni l’emploi de ladite théorie pour la colonisation
aryenne de l’Europe de l’Est, dans le cadre d’une guerre d’extermination. J’ai pu le vérifier a
2
P. Ory, Les collaborateurs, 1940-1945, Paris, Seuil, 1997 (1ère édition 1976) ; F. Arzalier, Les perdants. La
dérive fasciste des mouvements autonomistes et indépendantistes au XX e siècle, Paris, La Découverte, 1990.
2
posteriori en consultant un de mes manuels de l’époque, qui évoquait incidemment les
sympathies nazies du géographe, mais sans en tirer de véritables conclusions3. La portée de
son engagement était pourtant déjà connue4…
« C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. On ne cueille pas des raisins sur des
ronces, ni des figues sur des chardons. C’est ainsi que tout arbre bon donne de beaux fruits,
et que l’arbre mauvais donne des fruits détestables »5.
Jean-Marc LAFON, Université Paul-Valéry Montpellier
3
J. Scheibling, Qu’est-ce que la géographie ?, Paris, Hachette, 1994, p. 43.
M. Rössler, « Science et espace vital : l’histoire de la géographie (1933-1945) », La Science sous le IIIe Reich :
victime ou alliée du nazisme, J. Olff-Nathan (dir.), Paris, Seuil, 1993, p. 303-317, p. 312-313. Des travaux
postérieurs ont prolongé cette analyse : M. Rössler, « Geography and Area Planning under National-Socialism »,
Science in the Third Reich, M. Szöllösi-Janze (dir.), Oxford/New York, Berg Publishers, 2001, p. 59-79; T. J.
Barnes et C. Minca, « Nazi Spatial Theory: The Dark Geographies of Carl Schmitt and Walter Christaller »,
Annals of the Association of American Geographers, 103-3, 2013, p. 669-687.
5
Matthieu, VII, 16.
4
3