Frank Wedekind L`éveil du printemps [Acte I] Scène 5 Melchior
Transcription
Frank Wedekind L`éveil du printemps [Acte I] Scène 5 Melchior
Frank Wedekind L'éveil du printemps Traduction de Marco Sabbatini (version provisoire) [Acte I] Scène 5 Melchior – Wendla Après-midi ensoleillé. - Melchior et Wendla se rencontrent dans la forêt. MELCHIOR – C'est vraiment toi, Wendla? - Qu'est-ce que tu fais ici toute seule? - Ça fait trois heures que je traverse la forêt en long et en large, sans rencontrer âme qui vive, et voici que tu surgis du plus épais fourré! WENDLA – Oui, c'est moi. MELCHIOR – Si je ne connaissais pas Wendla Bergmann, je te prendrais pour une dryade tombée des branches. WENDLA – Non, non, je suis bien Wendla Bergmann. - D'où viens-tu? MELCHIOR – Je suis mes pensées. WENDLA – Je cherchais des aspérules. Maman veut préparer du vin de mai. Elle voulait m'accompagner, mais tante Bauer est arrivée au dernier moment, et elle n'aime pas les montées. - Alors je suis venue toute seule. MELCHIOR – Tu les as trouvées, tes aspérules? WENDLA – J'en ai cueilli tout un panier. Là-bas, sous les hêtres, elles poussent aussi dru que le trèfle. - Là, j'essaie de retrouver mon chemin. On dirait que je me suis perdue. Tu pourrais me dire quelle heure il est? MELCHIOR – Un peu plus de trois heures et demie. - On t'attend pour quelle heure? WENDLA – Je croyais qu'il était plus tard. Je suis restée couchée un long moment au bord du ruisseau, sur la mousse, et j'ai rêvé. Le temps a passé si vite; j'avais peur que le soir ne tombe déjà. MELCHIOR – Si tu n'es pas encore attendue, reposons-nous un peu ici. Sous ce chêne, là, c'est mon coin préféré. Lorsqu'on appuie sa tête contre le tronc et qu'on fixe le ciel à travers les branches, on est comme hypnotisé. Le sol est encore chaud du soleil matinal. - Ça fait des semaines que je voudrais te demander quelque chose, Wendla. WENDLA – Mais je dois être chez moi avant cinq heures. MELCHIOR – Nous rentrerons ensemble. Je porterai ton panier et nous descendrons le lit du ruisseau, comme ça nous serons sur le pont en dix minutes! - Lorsqu'on est couché là, le front entre les mains, il nous vient les pensées les plus étranges... Ils se couchent tous les deux sous le chêne. WENDLA – Que voulais-tu me demander, Melchior? MELCHIOR – J'ai entendu dire, Wendla, que tu visites souvent les pauvres. Tu leur apportes à manger, et aussi des vêtements et de l'argent. Tu agis ainsi de ton plein gré, ou bien c'est ta mère qui t'envoie? WENDLA – La plupart du temps, c'est ma mère qui m'envoie. Ce sont de pauvres familles de journaliers, qui ont une ribambelle d'enfants. Souvent, l'homme ne trouve pas de travail, et alors ils ont froid et ils ont faim. Chez nous, dans les armoires et dans les commodes, il y a tant de vieilles choses qui ne serviront plus. Mais pourquoi me parles-tu de ça? MELCHIOR – Tu y vas volontiers ou à contre-coeur, quand ta mère t'envoie là-bas? WENDLA – Oh, plus que volontiers! Comment peux-tu poser la question? MELCHIOR – Mais ces enfants sont crasseux, ces femmes sont malades, ces maisons sont remplies de saletés, ces hommes te détestent, parce que tu ne travailles pas... WENDLA – Ce n'est pas vrai, Melchior. Et si c'était vrai, je m'y rendrais encore plus volontiers. MELCHIOR – Pourquoi, Wendla? WENDLA – Je m'y rendrais plus volontiers. - J'aurais encore plus de plaisir à les aider. MELCHIOR – Tu vas donc chez les pauvres pour ton propre plaisir? WENDLA – Je vais chez eux parce qu'ils sont pauvres. MELCHIOR – Mais si ça ne te faisais pas plaisir, tu n'irais pas? WENDLA – Est-ce de ma faute si j'y trouve du plaisir? MELCHIOR – Et pourtant c'est pour ça tu iras au ciel! - C'est donc vrai, ce qui me trouble depuis un mois! - L'avare y peut-il quelque chose, s'il ne trouve aucun plaisir à aller voir des enfants crasseux et malades? WENDLA – Oh, tu en tirerais sûrement le plus grand plaisir! MELCHIOR – Et pourtant c'est pour ça qu'il sera damné! - J'écrirai un traité et je l'enverrai au pasteur Kahlbauch. C'est de sa faute. À force de radoter sur les joies du sacrifice! - S'il ne peut pas me répondre, je n'irai plus au catéchisme et je ne ferai pas ma confirmation. WENDLA – Pourquoi causer du chagrin à tes chers parents? Fais donc ta confirmation; tu n'y laisseras pas ta peau. Sans nos horribles robes blanches et vos pantalons longs, cela pourrait même être excitant! MELCHIOR – Il n'y a pas de sacrifice! Il n'y a pas d'altruisme! Je vois les bons se réjouir de leur bon coeur, je vois les méchants trembler et gémir - je te vois, Wendla Bergmann, secouer tes boucles et rire, et ce spectacle me rend triste comme un proscrit. - - À quoi as-tu rêvé, Wendla, lorsque tu étais couchée sur l'herbe au bord du ruisseau? WENDLA – Oh, des sottises - des folies MELCHIOR – Les yeux ouverts? WENDLA – J'ai rêvé que j'étais une pauvre, pauvre petite mendiante; on m'envoyait à cinq heures du matin dans la rue, je devais mendier toute la journée sous la pluie et dans la tempête, auprès de gens grossiers et sans coeur. Et lorsque je rentrais à la maison, tremblante de faim et de froid, et que je n'avais pas récolté autant d'argent que mon père l'exigeait, j'étais battue - battue MELCHIOR – Je connais cela, Wendla. Tout cela, tu le dois à ces stupides histoires qu'on raconte aux enfants. De telles brutes, crois-moi, ça n'existe plus. WENDLA – Oh si, Melchior, tu te trompes. - Martha Bessel est battue tous les soirs, si fort que le lendemain on voit encore les marques. Oh, ce qu'elle doit souffrir! On a les joues toutes brûlantes, lorsqu'elle nous le raconte. Elle me fait tellement de peine que la nuit j'enfonce mon visage dans l'oreiller pour pleurer. Depuis des mois, je réfléchis à la façon de l'aider. - Je serais heureuse de prendre sa place pendant huit jours. MELCHIOR – Il faudrait tout simplement dénoncer son père. On lui enlèverait alors son enfant. WENDLA – Moi, Melchior, je n'ai jamais été battue de ma vie - pas une seule fois. J'ai du mal à imaginer ce que ça fait, d'être battue. Je me suis déjà frappée moimême pour savoir ce qu'on ressent. - Ça doit être une horrible sensation. MELCHIOR – Je ne crois pas qu'un enfant puisse devenir meilleur de cette façon. WENDLA – Meilleur de quelle façon? MELCHIOR – Si on le bat. WENDLA – Avec cette baguette, par exemple! - Hou, comme elle est fine et dure! MELCHIOR – Elle fait saigner! WENDLA – Pourquoi tu ne ne me battrais pas un peu avec ça? MELCHIOR – Qui? WENDLA – Moi. MELCHIOR – Qu'est-ce qui te prend, Wendla? WENDLA – Qu'y a-t-il de mal? MELCHIOR – Oh calme-toi! - Je ne te battrai pas. WENDLA – Puisque je te le permets! MELCHIOR – Jamais, ma fille! WENDLA – Mais puisque je te le demande, Melchior! MELCHIOR – Tu as perdu la tête? WENDLA – Je n'ai jamais été battue de ma vie! MELCHIOR – Vu que tu oses me prier de faire une chose pareille... WENDLA – Je t'en prie - je t'en prie MELCHIOR – … je vais t'apprendre à prier! Il la bat. WENDLA – Mon Dieu – je ne sens rien du tout! MELCHIOR – Je te crois - - avec tous ces jupons... WENDLA – Alors bats-moi sur les jambes! MELCHIOR – Wendla! Il la bat plus fort. WENDLA – Mais tu me caresses! - Tu me caresses! MELCHIOR – Attends, sorcière, je vais chasser Satan de ton corps! Il jette la baguette de côté et lui donne des coups de poing si forts qu'elle pousse des cris terribles. Il ne s'en soucie pas, mais la frappe furieusement, pendant que de grosses larmes coulent le long de ses joues. Soudain, il fait un bond, porte les mains à ses tempes et se précipite dans la forêt avec de pitoyables sanglots jaillis du fond de son âme.