DANS LES COULISSES DE L`URGENCE SOCIALE
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DANS LES COULISSES DE L`URGENCE SOCIALE
Recension de l’ouvrage de Daniel Cefaï et Edouard Gardella, L'urgence sociale en action. Ethnographie du Samusocial de Paris, Paris, La Découverte, coll. « Bibliothèque du Mauss », 2011, 576 p. Les auteurs Daniel Cefaï, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Ses recherches portent notamment sur les théories de l’action collective. Il est également spécialiste de la méthodologie des sciences sociales. Edouard Gardella, est en passe de terminer une thèse de sociologie sur la problématique de l’urgence sociale comme mode de prise en charge des sdf à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Cachan. DANS LES COULISSES DE L’URGENCE SOCIALE Ni hagiographie, ni condamnation : montrer l’urgence sociale sans parti pris Le Samusocial, une « institution » dans le paysage actuelle de l’aide aux sans-domicile-fixe (SDF) en France et à Paris notamment. Sur l’urgence sociale, il a déjà beaucoup été beaucoup écrit et discuté. Entre ses partisans et ses détracteurs, les critiques sont vives et passionnelles. Au-delà du concept développé par Xavier Emmanuelli, repris régulièrement par les politiciens et journalistes, le livre de Cefaï et Gardella nous propose une urgence sociale en et dans l’action. Ce sont les différents dispositifs d’intervention du Samusocial de Paris qui sont ici analysés : équipes mobiles d’aide (EMA), plate-forme téléphonique du 115, centres d’hébergement d’urgence (CHU), etc. Les deux auteurs nous emmènent dans une exploration minutieuse, souvent nocturne et sinistre, de ces différents métiers socio-sanitaires. A travers six chapitres denses, les auteurs rendent compte très précisément des pratiques et des actes des professionnels de l’urgence que sont les travailleurs du Samusocial. Nous avons ici à faire à une analyse micro, mais qui n’oublie pas de rendre en contexte le travail de ces urgentistes un peu particuliers : que ce soit au sein de l’institution (entre « ceux du terrain » et « ceux des bureaux »), ou entre les différentes associations franciliennes d’aide aux SDF, mais également dans le contexte plus général de la politique publique de l’aide aux personnes en France. C’est au-delà de tout parti pris, position rare et difficile à tenir dans ce domaine, que les auteurs ont choisi de travailler et de présenter leur étude, expliquant (p.33) que les « prises de position ont souvent un fort parti pris théorique et politique de départ. Nous les avons mises entre parenthèses et avons décidé de mener une analyse des forces et des faiblesses du dispositif du Samusocial en partant de l’expérience quotidienne de la maraude. (…) L’idée était de restituer par la description ethnographique des activités en situation, sans fard, avec tous leurs 1 « accrocs », en tenant à distance les discours de justification ou de dénégation de l’aprèscoup » La première partie offre un cadrage historique de la notion d’urgence sociale. On saisit ainsi comment la profession des pionniers fondateurs (Patrick Henry, Xavier Emmanuelli, Jacques Hassin, tous médecins), ainsi que la catégorisation du problème des sans-abri à partir de la psychologie sociale, et la réponse apportée au problème (urgence médicale et action humanitaire), ont tendu à « médicaliser le problème public des personnes à la rue » (p.51). Le contexte est également posé en terme quantitatif. Le Samusocial parisien, Groupement d’Intérêt Publique (GIP) est devenu après quinze ans, une énorme machine socio-sanitaire. En 2008, c’est 555 employés pour 455 temps plein, un réseau de partenariat d’une densité incomparable, un soutien politique fort, une extension à l’international, et un éventail de missions extrêmement diversifié (centres d’hébergement d’urgence simple, centre de stabilisation pour femmes, lits halte soins santé, maison-relais, pôle d’hébergement et de réservation hôtelière, permanence téléphonique, équipes mobiles de jour et de nuit, observatoire du Samusocial, etc.). Son budget total s’élève ainsi à 80 millions d’euros en 2011, 98% étant financé par les pouvoirs publics. Dans ce chapitre, tout le dispositif de la « régul’ » d’Ivry-sur-Seine est décrypté dans une perspective descriptive et compréhensive : « Comment les situations d’urgence sociale sontelles identifiées, analysées, traitées, suivies par les urgentistes sociaux ? Que signifie, en pratique, « faire de l’urgence sociale » ? » (p.69). On y découvre également le cœur du fonctionnement du 115, évoqué tel un véritable « guichet de l’urgence sociale » (p.70) et tout l’arsenal technico-tactique qui sous-tend la prise en charge des personnes en masse1 (pôle généraliste frontline/backline, coordination, pôle famille, pôle infirmier, cellule signalement). Ainsi, le « théâtre de l’urgence sociale » (p.127) à Paris est dressé, sans que les auteurs ne mettent en cause ni conceptuellement, ni idéologiquement le concept et ce qui tourne autour. Dans un second temps du livre (chapitres 2, 3 et 5), le lecteur entre dans le cœur d’une description phénoménologique des activités de maraude. Ce travail ethnographique nous montre, au quotidien, l’expérience des acteurs du Samusocial : comment se forge leur « intelligence situationnelle », comment tous leurs sens se développent pour mieux saisir l’environnement de survie des sdf parisiens, quels critères « administratifs » ou personnels leurs servent à parfois choisir leur « clientèle », etc. Le regard ethnographique permet d’aller plus loin que des rapports chiffrés ou des évaluations froides de politiques publiques. Les auteurs touchent ici à l’intime de la relation entre les maraudeurs , considérés parfois comme des héros de la vi(ll)e nocturne, et les usagers : « Si les usagers peuvent « compter » sur le Samusocial, ce n’est pas seulement le fait des procédures institutionnelles, relayées par des actes professionnels bien normés, mais aussi en raison de la multiplicité de gestes, de paroles, d’attitudes, d’expressions, de silences, d’émotions – qui passent dans le travail de rue – d’autant plus difficiles à reconnaître et à évaluer qu’ils sont vus et sus de tous mais absents des grilles ergonomiques, des bilans chiffrés et des controverses politiques. » (p.26) Cette perspective méthodologique, par le terrain, nous permet de mieux saisir les tensions et les ambiguïtés propres à l’urgence sociale. Si la mission première des urgentistes est la prise en charge rapide et immédiate, ils doivent cependant conserver une mémoire de leurs pratiques, acquérir sur le long terme un savoir technique et intellectuel qui ne s’improvise pas, suivre de manière longitudinale les biographies des hébergés. Ainsi, l’institution « urgence sociale » se voit-elle perpétuellement prise en tension, sur le terrain mais également au plan institutionnel, entre ces deux temporalités. L’une, brève, qui doit répondre immédiatement aux urgences et 1 En 2006, le 115 de Paris a reçu 1 519 877 appels. Il en traite entre 20 et 40%. 2 qui impose de créer des plans d’urgence durant lesquels on recrute des personnels temporaires2. L’autre, à plus long terme, qui nécessite que les pratiques s’inscrivent dans une espèce de « sédimentation » (p.140) des expériences des maraudeurs. Les paradoxes de l’urgence sociale, pour reprendre VIDAL-NAQUET3, sont (trop) nombreux et relevés ici via la réalité de terrain. Ceci ne facilite évidemment pas le travail quotidien des protagonistes, qui sont (mais cela tient à la fois de l’urgence sociale et du travail social en général) tiraillés entre compassion et professionnalisme, entre l’aide immédiate et la difficulté voire l’impossibilité de sortir durablement les gens de la rue, entre un travail sur l’espace public et la nécessité d’y créer de l’intime. L’une des grandes difficultés relevée, qui interroge de nombreux travailleurs et pas seulement à Paris, concerne l’inconditionnalité. L’examen des pratiques au Samusocial montre bien que l’inconditionnalité est un vœu pieu. On peut ainsi lire page 143 les propos d’un maraudeur : « On n’est pas formé pour assurer avec des types en manque. Et puis, d’une certaine façon, au Samusocial, on est comme un service public ! On est obligés de choisir « nos » SDF, les toxicos, c’est une autre affaire. » On trouve ici le double argument de la spécialisation (d’autres s’en chargent) et de l’économie (on ne peut pas ventiler les moyens « à tout-va »). Plus loin, page 195, les auteurs écrivent encore : « … on voit à quel point le dispositif est dépendant de la commande publique et comment il est conduit, pour s’assurer du bon fonctionnement des camions et des centres, à « choisir sa clientèle » » Une recherche qui aide à la réflexion sur l’avenir de l’urgence sociale Le livre de Cefaï et Gardella est dense et long, et il est difficile d’en faire le tour dans une simple recension. Espérons qu’il intéressera autant les chercheurs en sciences sociales par la qualité et l’originalité des méthodes ethnographiques employées (observation, travail sur le logiciel Aloha du Samusocial, retranscription des rencontres en rue par les équipes, etc.), que les travailleurs sociaux ou le public curieux, par le caractère exhaustif de la description et de l’analyse des dispositifs d’intervention du Samusocial parisien. De plus, et même si ce n’est pas l’ambition initiale du livre, les auteurs font l’effort, vers la fin, de montrer en quoi une telle recherche ethnographique, que l’on pourrait postuler comme destinée uniquement au monde de la recherche, pourrait « enfin éclairer sur certains points les responsables, les concepteurs et les décideurs de l’action sociale, élus ou hauts fonctionnaires, appelés à s’interroger sur le devenir de l’urgence sociale et à lui apporter des amendements ou des transformations » (p.266) En effet, en fonction des échéances politiques ou des variations du mercure, nombreux sont les décideurs à vouloir prendre le « dossier SDF » à bras-le-corps, certains faisant des effets d’annonce (zéro sdf en hiver), d’autre réfléchissant à plus long terme. Il est difficile d’annoncer avec aplomb ce qu’il faut faire pour un public aussi varié et aux problématiques évolutives (les nouveaux groupes à risque que sont les migrants ou les travailleurs mobiles par exemple). Les auteurs rappellent à ce titre (p.396) : « Que le dispositif mis en place soit le meilleur ou non reste une question ouverte, comme dans tout régime démocratique. Que des visées de maintien de l’ordre public se mêlent à celles de l’assistance sociale peut également être documenté. Qu’il existe des effets pervers dans son fonctionnement qui doivent être corrigés est indéniable. Mais c’est la formule qui a été inventée, à un moment donné, par une communauté politique pour réguler le problème public de la multiplication du nombre des personnes à la rue, et en particulier de « grands exclus », et qui a des effets sur les façons de décrire les personnes à la rue, d’inférer des solutions et de juger du problème public ». Une note de bas de page à la page 100 est tout à fait révélatrice à ce sujet, expliquant que jusque 2007, le Groupement d’Intérêt Public (GIP) Samusocial, n’avait aucun Contrat à Durée Indéterminé (CDI). 3 Pierre A. Vidal-Naquet, « Le paradoxe de l’urgence sociale », Ceras - revue Projet n°284, Janvier 2005. 2 3 Dans ce cadre, les auteurs consacrent leurs toutes dernières pages de conclusion à la place de l’urgence sociale et aux politiques de « logement d’abord4 », particulièrement en France. On sait que plusieurs nouvelles expériences de « housing first5 » sont testées en France et dans d’autres pays européens qui n’y sont pas habitués (contrairement à certains pays anglo-saxons ou nordiques). L’examen critique, de l’urgence sociale mais pas uniquement, est sain, que ce soit en terme de pratique, de confiance et de motivation pour les travailleurs de terrain, de réflexion sur les perspectives de l’aide aux sans-abri et surtout la sortie du sans-abrisme. Néanmoins, il faut prendre des précautions avec les solutions qui peuvent de prime abord paraître miraculeuses, car neuves. Rappelons rapidement que le concept d’housing first, importé d’Amérique du nord, concerne des publics très ciblés (chroniques, avec assuétudes diverses, etc.). Schématiquement, cela part du principe que le modèle de continuum de soins, également appelé « en escalier », selon lequel une personne doit vivre une série d’étapes pour passer de la rue au logement, est « à la fois inefficace et épuisant pour les bénéficiaires » (p.558). L’idée est alors de se passer de ce modèle évolutif et de considérer le logement comme principe premier de la sortie de rue6. Si de nombreux travaux anthropologiques ou psychiatriques montrent l’importance de l’habiter, et par-là du logement, dans la complexe structuration humaine comme dans son fonctionnement le plus basique (se nourrir, dormir, travailler), il semble néanmoins important de ne pas passer d’un concept à l’autre sans transition, concertation et collaboration avec ce(ux) qui existe(nt) déjà. En matière de perspective et pour terminer, l’ouvrage de ces deux chercheurs rappelle aux décideurs comme au travail de l’aide aux sans-abri, deux points à conserver en tête et à méditer : a. il faut impérativement considérer l’amont de l’arrivée en rue (prévention, sorties d’institutions, etc.) ainsi que l’aval (accès au logement, accompagnement au logement, suivi très poussé du housing first, etc.). L’action politique doit donc être globale, concernant l’emploi, le mal-logement, l’endettement des ménages, etc. et les propositions autour du logement ne doivent surtout pas faire « l’objet d’un traitement symbolique par les gouvernements » (p.567) b. si l’action publique semble se centrer actuellement sur le logement, il ne faut pas la penser contre l’urgence, en baissant drastiquement et trop rapidement ses subsides. En France par exemple, Cefaï et Gardella expliquent que la réduction des crédits du Samusocial de 25% sur les hébergements à l’hôtel, et plus généralement la baisse de 10 à 25% des fonds pour l’urgence sociale selon les régions et les associations a engendré des problèmes d’hébergements pour certains publics bénéficiaires de l’urgence sociale : prostitué(e)s, migrants, sans-papiers, demandeurs d’asile. Romain Liagre Sur la question du housing first, voir notamment Pleace N., « Exploring the potential of housing first model”, Center for housing policy, University of York 5 Voir notamment : DIHAL, Programme expérimental national « Housing first / Chez soi d’abord », Paris, 2010 ; Busch-Geertsema V., O’Sullivan Eoin W.E., Pleace N., “Absence de chez soi et politiques en la matière en Europe : les enseignements de la recherche », conférence de consensus, 2010. 6 Pour simplifier : “treatment first, housing then Vs housing first, treatment then » 4 4 5