Les Français considèrent l`unité de temps et de lieu comme une

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Les Français considèrent l`unité de temps et de lieu comme une
Les Français considèrent l’unité de temps et de lieu comme une condition indispensable de
l’illusion théâtrale ; les étrangers font consister cette illusion dans la peinture des caractères, dans la
vérité du langage, et dans l’exacte observation des mœurs du siècle et du pays qu’on veut peindre. Il
faut s’entendre sur le mot d’illusion dans les arts : puisque nous consentons à croire que des acteurs
séparés de nous par quelques planches sont des héros grecs morts il y a trois mille ans, il est bien
certain que ce qu’on appelle l’illusion ce n’est pas s’imaginer que ce qu’on voit existe véritablement ;
une tragédie ne peut nous paraître vraie que par l’émotion qu’elle nous cause. Or, si, par la nature des
circonstances représentées, le changement de lieu et la prolongation supposée du temps ajoutent à
cette émotion, l’illusion en devient plus vive.
Germaine de Staël, De l’Allemagne (1810), IIe partie, chapitre XV.
Dans les drames, dans les opéras-comiques et dans les comédies, les Français montrent une
sagacité et une grâce que seuls ils possèdent à ce degré ; et d’un bout de l’Europe à l’autre, on ne joue
guère que des pièces françaises traduites : mais il n’en est pas de même des tragédies. Comme les
règles sévères auxquelles on les soumet font qu’elles sont toutes plus ou moins renfermées dans un
même cercle, elles ne sauraient se passer de la perfection du style pour être admirées. Si l’on voulait
risquer en France, dans une tragédie, une innovation quelconque, aussitôt on s’écrierait que c’est un
mélodrame ; mais n’importe-t-il pas de savoir pourquoi les mélodrames font plaisir à tant de gens ? En
Angleterre, toutes les classes sont également attirées par les pièces de Shakespeare. Nos plus belles
tragédies en France n’intéressent pas le peuple ; sous prétexte d’un goût trop pur et d’un sentiment
trop délicat pour supporter de certaines émotions, on divise l’art en deux ; les mauvaises pièces
contiennent des situations touchantes mal exprimées, et les belles pièces peignent admirablement des
situations souvent froides à force d’être dignes. : nous possédons peu de tragédies qui puissent
ébranler à la fois l’imagination des hommes de tous les rangs. (…)
(…) la question est (…) de savoir, si en se bornant, comme on le fait maintenant, à l’imitation de
ces chefs-d’œuvre, il n’y en aura jamais de nouveau. Rien dans la vie ne doit être stationnaire, et l’art
est pétrifié quand il ne change plus. Vingt ans de révolution ont donné à l’imagination d’autres besoins
(…). (…) la tendance du siècle c’est la tragédie historique.
Tout est tragédie dans les événements qui intéressent les nations.
Germaine de Staël, De l’Allemagne (1810), IIe partie, chapitre XV.
Lorsque les tragiques français ont traité des sujets historiques, on a pu à peu près leur faire le
même reproche, celui d’avoir substitué les mœurs de leur nation aux mœurs des personnages qu’ils ont
mis sur la scène et de n’avoir donné ni vérité ni originalité à la peinture des siècles et des peuples
différents. Les sujets empruntés à l’histoire avaient de plus pour eux un inconvénient particulier. Les
fables mythologiques ont été transmises d’âge en âge par la poésie, elles sont toutes préparées pour les
nouvelles formes poétiques qu’on voudra leur donner, et elles se prêtent facilement au ton de dignité
continue qu’exige la tragédie, surtout la tragédie française ; car la langue poétique des Français est
extrêmement dédaigneuse, et il y a un grand nombre d’idées qu’elle se refuse à exprimer. On est au
contraire dans l’histoire sur un terrain prosaïque, la vérité du tableau demande une grande précision,
des détails circonstanciés, des traits caractéristiques dont la pompe de la tragédie ne s’accommode pas
toujours, et qui font perdre au cothurne1 quelque chose de sa hauteur. Aussi Shakespeare, le premier
des poètes historiques, a-t-il introduit, sans scrupule, une grande variété de tons dans ses tragédies.
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Désigne, dans l’histoire du théâtre, les chaussures à épaisses semelles sur lesquelles se haussaient les
acteurs tragiques d’Athènes et de Rome.
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Les poètes français n’ont jamais pu s’y résoudre, et c’est pourquoi leurs compositions dramatiques
manquent de ces contrastes pittoresques, des ces vives couleurs, de ces traits marquants, qui donnent
l’idée de la vie.
August Wilhelm Schlegel, Cours de littérature dramatique, « Onzième leçon » (1811).
On n’y sépare pas avec rigueur [dans le drame romantique], comme dans l’ancienne tragédie, les
divers éléments de la vie ; on y présente, au contraire, le spectacle varié de tout ce qu’elle rassemble.
Tandis que le poète n’a l’air de nous offrir qu’une réunion accidentelle, il satisfait les désirs inaperçus
de l’imagination, et nous plonge dans une disposition contemplative par le sentiment de cette
harmonie merveilleuse qui résulte, pour son imitation comme pour la vie elle-même, d’un mélange, en
apparence bizarre, mais auquel s’attache un sens profond. Il prête ainsi, pour ainsi dire, une âme aux
différents aspects de la nature.
Les changements de temps et de lieu dans un drame, en supposant qu’on leur ait donné de
l’influence sur l’âme des personnages, et qu’on ait fait servir à la perspective théâtrale les nouveaux
aperçus qu’ils présentent ; la contraste de la plaisanterie et du sérieux, en supposant qu’on ait su
rattacher l’une à l’autre par de secrets liens ; enfin ce mélange du genre dramatique et du genre lyrique
qui permet à l’auteur de montrer à son gré ses héros sous un jour plus ou moins poétique ; tous ces
traits qui caractérisent le drame romantique, loin d’être à mon avis des défauts sont de véritables
beautés. À tous ces égards, et même à beaucoup d’autres, les ouvrages anglais et espagnols vraiment
romantiques sont parfaitement semblables, quelles que soient d’ailleurs leurs différences.
August Wilhelm Schlegel, Cours de littérature dramatique, « Treizième leçon » (1811).
Avancez sans règles et sans art dans le système romantique ; vous ferez des mélodrames propres
à émouvoir en passant la multitude, mais la multitude seule, et pour quelques jours ; comme en vous
traînant sans originalité dans le système classique, vos ne satisferez que cette froide nation littéraire
qui ne connaît, dans la nature, rien de plus sérieux que les intérêts de la versification, ni de plus
imposant que les trois unités. Ce n’est point là l’œuvre du poète appelé à la puissance et réservé à la
gloire ; il agit sur une plus grande échelle et sait parler aux intelligences supérieures comme aux
facultés générales et simples de tous les hommes. Sans doute il faut que la foule accoure aux ouvrages
dramatiques dont vous voudrez faire un spectacle national ; mais n’espérez pas devenir national si
vous ne réunissez dans vos fêtes toutes ces classes d’esprits dont la hiérarchie bien liée élève une
nation à sa plus haute dignité. Le génie est tenu de suivre la nature humaine dans son développement.
Sa force consiste à trouver en lui-même de quoi satisfaire toujours le public tout entier. Une même
tâche est imposée aujourd’hui au gouvernement et à la poésie ; l’un et l’autre doivent exister pour tous,
suffire à la fois aux besoins des masses et à ceux des esprits les plus élevés.
François Guizot, Vie de Shakespeare (1821).
Cependant l’Angleterre, la France, l’Europe entière demandent au théâtre des plaisirs et des
émotions que ne peut plus donner la représentation inanimée d’un monde qui n’est plus. Le système
classique est né de la vie et des mœurs de son temps ; ce temps est passé : son image subsiste brillante
dans ses œuvres, mais ne peut plus se reproduire. Près des monuments des siècles écoulés,
commencent maintenant à s’élever les monuments d’un autre âge. Quelle en sera la forme ? je
l’ignore ; mais le terrain où peuvent s’asseoir leurs fondements se laisse déjà découvrir. Ce terrain n’est
pas celui de Corneille et de Racine ; ce n’est pas celui de Shakespeare ; c’est le nôtre ; mais le système
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de Shakespeare peut fournir, ce me semble, les plans d’après lesquels le génie doit maintenant
travailler. Seul, ce système embrasse toutes ces conditions sociales, tous ces sentiments, généraux ou
divers, dont le rapprochement et l’activité simultanée forment aujourd’hui pour nous le spectacle des
choses humaines. Témoins depuis trente ans des plus grandes révolutions de la société, nous ne
resserrons plus volontiers le mouvement de notre esprit dans l’espace étroit de quelque événement de
famille, ou dans les agitations d’une passion purement individuelle. La nature et la destinée de
l’homme nous ont apparu sous les traits les plus énergiques comme les plus simples, dans toute leur
étendue comme avec toute leur mobilité. Il nous faut des tableaux où se renouvelle ce spectacle, où
l’homme tout entier se montre et provoque toute notre sympathie.
François Guizot, Vie de Shakespeare (1821).
Vous me défiez, monsieur, de répondre à cette simple question : Qu’est-ce que la tragédie
romantique ?
Je réponds hardiment : C’est la tragédie en prose qui dure plusieurs mois et se passe en des lieux
divers.
Les poètes qui ne peuvent pas comprendre ces sortes de discussions (…) et les gens qui ne veulent
pas comprendre demandent à grands cris une idée claire. Or, il me semble que rien n’est plus clair que
ceci : Une tragédie romantique est écrite en prose, la succession des événements qu’elle présente aux
yeux des spectateurs dure plusieurs mois, et ils se passent en des lieux différents. Que le ciel nous
envoie bientôt un homme de talent pour faire une telle tragédie.
Stendhal, Racine et Shakespeare (1823-1825), Lettre II, « Réponse ».
C’est ainsi que les jeunes libéraux, excités par Le Constitutionnel et Le Miroir, ont chassé les
acteurs anglais du théâtre de la Porte Saint Martin, et privé d’un plaisir fort vif les Français qui, à tort
ou à raison, aiment ce genre de spectacle. on sait que les sifflets et les huées commencèrent avant la
pièce anglaise, dont il fut impossible d’entendre un mot. Dès que les acteurs parurent, ils furent
assaillis par des pommes et des œufs ; de temps en temps on leur criait : Parlez français ! En un mot,
ce fut un beau triomphe pour l’honneur national !
Les gens sages se disaient : « Pourquoi venir à un théâtre dont l’on ne sait pas le langage ? » On
leur répondait qu’on avait persuadé les plus étranges sottises à la plupart des jeunes gens ; quelques
calicots allèrent jusqu’à crier : À bas Shakespeare, c’est un aide de camp du duc de Wellington !
Quelle misère ! quelle honte pour les meneurs comme pour les menés ! Entre la jeunesse si
libérale de nos écoles et la censure, objet de ses mépris, je ne vois aucune différence.
Stendhal, Racine et Shakespeare (1823-1825), Lettre VIII.
(…) la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte
de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le
drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est
dans l'harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c'est ici surtout que les
exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l'art.
En se plaçant à ce point de vue pour juger nos petites règles conventionnelles, pour débrouiller
tous ces labyrinthes scolastiques, pour résoudre tous ces problèmes mesquins que les critiques des
deux derniers siècles ont laborieusement bâtis autour de l'art, on est frappé de la promptitude avec
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laquelle la question du théâtre moderne se nettoie. Le drame n'a qu'à faire un pas pour briser tous ces
fils d'araignée dont les milices de Lilliput ont cru l'enchaîner dans son sommeil.
(…) le premier de ces deux types représente la bête humaine, le second l'âme. Ces deux tiges de
l'art, si l'on empêche leurs rameaux de se mêler, si on les sépare systématiquement, produiront pour
tous fruits d’une part des abstractions de vices, de ridicules ; de l’autre des abstractions de crime,
d'héroïsme et de vertu. Les deux types ainsi isolés et livrés à eux-mêmes, s'en iront chacun de leur côté,
laissant entre eux le réel, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. D'où il suit qu'après ces abstractions il
restera quelque chose à représenter, l'homme ; après ces tragédies et ces comédies quelque chose à
faire, le drame.
Dans le drame, tel qu'on peut, sinon l'exécuter, du moins le concevoir, tout s'enchaîne et se déduit
ainsi que dans la réalité.
Victor Hugo, Préface de Cromwell (1827).
Quoi qu'il advienne, [l’auteur] croit devoir avertir d'avance le petit nombre de personnes qu'un
pareil spectacle tenterait, qu’une pièce extraite de Cromwell n'occuperait toujours pas moins de la
durée d'une représentation. Il est difficile qu'un théâtre romantique s'établisse autrement. Certes, si
l'on veut autre chose que ces tragédies dans lesquelles un ou deux personnages, types abstraits d'une
idée purement métaphysique, se promènent solennellement sur un fond sans profondeur, à peine
occupé par quelques têtes de confidents, pâles contre-calques des héros, chargés de remplir les vides
d'une action simple, uniforme et monocorde ; si l'on s'ennuie de cela, ce n'est pas trop d'une soirée
entière pour dérouler un peu largement tout un homme d'élite, toute une époque de crise ; l'un avec
son caractère, son génie qui s'accouple à son caractère, ses croyances qui les dominent tous deux, ses
passions qui viennent déranger ses croyances, son caractère et son génie, ses goûts qui déteignent sur
ses passions, ses habitudes qui disciplinent ses goûts, musèlent ses passions, et ce cortège innombrable
d'hommes de tout échantillon que ces divers agents font tourbillonner autour de lui ; l'autre, avec ses
mœurs, ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements, et son peuple
que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour comme une cire molle. On conçoit qu'un pareil
tableau sera gigantesque. Au lieu d'une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille
école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais je ? de tout relief et de toute
proportion. Il y aura foule dans le drame. Ne serait-il pas mesquin de lui mesurer deux heures de durée
pour donner le reste de la représentation à l'opéra-comique ou à la farce ? d'étriquer Shakespeare pour
Bobèche ? – Et qu'on ne pense pas, si l'action est bien gouvernée, que de la multitude des figures
qu'elle met en jeu puisse résulter fatigue pour le spectateur ou papillotage dans le drame. Shakespeare,
abondant en petits détails, est en même temps, et à cause de cela même, imposant par un grand
ensemble. C'est le chêne qui jette une ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et
découpées.
Espérons qu'on ne tardera pas à s'habituer en France à consacrer toute une soirée à une seule
pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des drames qui durent six heures.
Victor Hugo, Préface de Cromwell (1827).
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