La douleur et la personnalité dans les premiers ouvrages d`Antonin

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La douleur et la personnalité dans les premiers ouvrages d`Antonin
La douleur et la personnalité dans les premiers
ouvrages d’Antonin Artaud
Atsushi KUMAKI
Toute la vie d’Antonin Artaud, peut-on dire, a été sans cesse menacée et envahie si
violemment par des souffrances que son existence même a été retranchée du monde réel et n’a pu se
retirer de l’abîme d’impuissance. Mais ces souffrances difficiles à supporter, nous avons du mal à
savoir quelle en est l’essence et comment Artaud en a parlé en toute circonstance. Car elles se
transforment d’une manière si diverse à travers son itinéraire — douleurs nerveuses, échecs
artistiques, désespoirs amoureux, persécutions sociales, etc. — et, de plus, ses réflexions sur les
tourments varient si énormément qu’il semblerait téméraire et audacieux de tenter de saisir les
pensées qu’il a dédiées à la douleur dans une seule perspective. Pourquoi insister sur la douleur ?
Parce que chez Artaud, c’est la douleur elle-même qui, sinon constitue, mais du moins met en relief
son moi ou sa propre personnalité. On peut dire que l’itinéraire de sa pensée est déterminé par les
changements de la relation entre douleur et personnalité. Il vaut mieux, pour saisir sa pensée,
examiner quel est ce changement que retracer une à une les douleurs de sa vie.
Heureusement, dans la lettre datée du 6 janvier 1945 qu’il adresse au Docteur Jacques
Latrémolière, Artaud lui-même parle rétrospectivement de sa situation à peu près vingt ans
auparavant, en la comparant avec le traitement médical qu’il subit à l’asile d’aliénés de Rodez, la plus
sévère difficulté de toute sa vie, qui nie et veut extirper sa propre moi :
L’électrochoc, Mr Latrémolière, me désespère, il m’enlève la mémoire, il engourdit ma pensée et
mon cœur, il fait de moi un absent qui se connaît absent et se voit pendant des semaines à la poursuite de
son être, comme un mort à côté d’un vivant qui n’est plus lui, qui exige sa venue et chez qui il ne peut
plus entrer. A la dernière série je suis resté pendant tout le mois d’août et de septembre dans
l’impossibilité absolue de travailler, de penser et de me sentir être. Cela me rend chaque fois ces
abominables dédoublements de personnalité sur lesquels j’ai écrit la correspondance avec Rivière, mais
qui à l’époque étaient une connaissance perceptive et non affres comme sous l’électro-choc. [XI, p.13.](1)
Remarquons que dans cette lettre, il appelle « dédoublement de personnalité » l’effet de la souffrance
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psychologique qu’il avait déjà dénoncée dans la Correspondance avec Jacques Rivière, alors qu’il
croyait, selon une lettre qu’il a écrite le 19 février 1932 à George Soulié de Morant, chercheur en
acupuncture chinoise, que les souffrances nerveuses et physiques renvoyaient à la « perte de la
personnalité » [I**, 188-189]. Pour commencer, nous limiterons donc notre examen à ses textes de la
première période, afin de savoir comment s’est transformée l’expression par laquelle sont indiqués
ses états psychique et physique : de « perte » à « dédoublement » de la personnalité.
I : La maladie d’Artaud
Il s’agit donc de savoir quelle est la maladie ou la difficulté dont il se plaint dans ses
ouvrages de la première période. Une chercheuse remarque que « se confondent chez Artaud la
maladie et le mal-être, le mal-être et l’interrogation sur l’être, l’impossibilité d’être et la révolte d’être
dans cet être. »(2) Soit. Mais alors, en quoi consiste le mal-être si celui-ci ne fait qu’un avec la
maladie ? Il semble certes que, à travers toutes ses œuvres, Artaud accuse son mal-être ou la difficulté
d’être comme une maladie, mais peut-on identifier le mal-être de la Correspondance avec Jacques
Rivière à celui de Pour en finir avec le jugement de Dieu ? Notre réponse est non. Car les relations de
la personnalité (ou du moi) avec la douleur qui provoquerait cette maladie varient entre les deux
ouvrages.
En ce qui le concerne, Georges Charbonnier, premier critique qui ait fait attention à notre
auteur, qualifie le moi tourmenté d’Artaud de « retranché ». Il affirme : « Retranché. / Tel est Antonin
Artaud : retranché par volonté et par constatation. Homme de ce temps. Sans origine ni mort. Sans
passé et sans devenir. / « D’où venons-nous ? » / Pas de réponse. / Et pas de question. / Nous n’allons
nulle part. / Nous ne retrouverons pas un ailleurs. / Nous n’y aspirons pas. / Nous n’allons pas vers /
Nous ne venons pas de. »(3) C’est cela, d’après ce critique, que Jacques Rivière ne comprend pas, lui
pour qui « le monde est plein, continu ».
« Retranché ». Expression un peu trop banale, si le phénomène du retranchement est pris
dans un sens général, comme un événement qui advient à tout le monde, ce que fait Rivière. Il ne faut
pas généraliser, comme le préconise Blanchot sans le faire lui-même : ce retranchement est propre à
Artaud car cette rupture en lui du moi et de la réalité, comme nous le remarquerons plus tard, relève
de sa douleur particulière. Cette attention à la spécificité de souffrances d’Artaud nous permet de
mieux mettre en relief la réflexion de ce poète sur la douleur.
La difficulté qu’il subissait dans la première période de sa carrière, on pourrait la nommer
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l’impossibilité de la pensée. Cependant il est bien douteux que cette situation difficile provienne,
comme le dit Blanchot, de l’ « impossibilité de penser qu’est la pensée ».(4) Cette « maladie » n’estelle pas uniquement propre à Artaud ? En fait, il répète dans la Correspondance qu’il ne faut pas
prendre son angoisse pour « un phénomène d’époque » [I*, 41] et que le cas Artaud doit se distinguer
de celui de Tzara, Breton, Reverdy, etc.. Nous nous devons donc, en évitant de renvoyer à tout
essentialisme et en respectant le propre de sa maladie, de prendre au sérieux ce qu’il en dit.
Dans la Correspondance, c’est par le mot d’« inapplication » qu’il explique comment ses
poèmes vont si de guingois qu’ils ne valent pas — ainsi en a jugé Rivière — la peine d’être publiés
dans la Nouvelle Revue Française. Son âme étant « physiolosiquement atteinte », il n’était pas en
mesure de se concentrer sur l’objet. Même s’il tente de décrire tel ou tel état mental ou extérieur,
jamais ne se forme un tableau assez continu et constant pour donner par là l’image d’un artiste
cohérent :
Un homme se possède par éclaircies, et même quand il se possède il ne s'atteint pas tout à fait. Il ne
réalise pas cette cohésion constante de ses forces sans laquelle toute véritable création est impossible.
Cet homme cependant existe. Je veux dire qu'il a une réalité distincte et qui le met en valeur. Veut-on le
condamner au néant sous le prétexte qu'il ne peut donner que des fragments de lui-même ? [I*, 40]
C’est dire qu’il n’est pas capable de matérialiser ni d’extérioriser ses sensations ou ses perceptions.
« Inapplication à l’objet », c’est donc, pour Artaud, inapplication à la vie : « Cette inapplication à
l’objet qui caractérise toute la littérature, est chez moi une inapplication à la vie. Je puis dire, moi,
vraiment, que je ne suis pas au monde, et ce n’est pas une simple attitude d’esprit. » [loc.cit.] Dès
lors, il ne s’agit pas de l’inapplication à l’objet elle-même, car tous ceux qui s’emploient à la
littérature ne peuvent pas ne pas la ressentir, mais ce qui compte, c’est que l’inapplication à l’objet
renvoie, chez lui, tout de suite à l’inapplication à la vie, c’est-à-dire au retranchement de la réalité,
jusqu’à ce que soit perdue la sensation d’appartenir au monde.
Qu’est-ce que l’inapplication à la vie ? Comment se produit-elle ? Artaud nous paraît
répondre à cette question à travers tous les ouvrages de sa première période. C’est, selon lui, à cause
d’un dysfonctionnement de l’expression verbale qu’ « entre le monde et nous la rupture est bien
établie. » [I**, 45] En fait, Artaud écrit la Correspondance comme un plaidoyer pour les mauvaises
expressions de ses poèmes.
Mais, dans la Correspondance, il n’explique guère en détail, nous semble-t-il, comment est
mise en échec l’extériorisation, c’est-à-dire la « matérialisation dans les mots » [I*, 24], de la pensée,
moyen qui seul le rattache à la réalité. C’est plus tard, en 1932, qu’il fera le bilan de ses difficultés
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linguistiques et analysera la structure par laquelle des fissures se produisent entre la pensée et le mot
et entre les mots. Il le fait dans quelques lettres qu’il a adressées à Gerorge Soulié de Morant, le
chercheur en acupuncture chinoise. Peut-être déjà déçu par la médecine européenne, il s’y plaint des
souffrances qui le tourmentaient jusqu’à rendre sa vie extraordinairement difficile, et dont la plus
épouvantable est un défaut de correspondance entre les mots et les sentiments intérieurs. Il l’explique
par des examples :
S’il fait froid je peux encore dire qu’il fait froid, mais il m’arrive aussi d’être incapable de le dire : c’est
un fait, car il y a en moi quelque chose de gâté au point de vue affectif, et si l’on me demande pourquoi
je ne peux pas le dire, je répondrai que mon sentiment intérieur sur ce point fragmentaire et anodin ne
correspond pas aux trois simples petits mots que je devrais alors prononcer. Et ce défaut de
correspondance donc entre une sensation physiologique et sa prise de conscience affective, d’une part, et
ensuite intellectuelle, pour autant qu’il est possible de résumer et synthétiser grossièrement cette série
d’opérations rapides, presque instantanées qui doivent aboutir à ce truisme : il fait froid, ce défaut de
correspondance, comme il ne choisit pas ses objets et qu’il ne ménage rien, aboutit quand il se généralise
aux troubles colossaux qui correspondent parfaitement, eux — à la perte de la personalité. [I**, 188189]
Il va de soi que ce symptôme doit être distingué du symptôme aphasique. La perte de la concordance
spontanée et heureuse entre moyen et but ne renvoie aucunement à l’impossibilité de l’énonciation.
Plutôt il peut dire : « il fait froid », mais cette expression déçoit son sentiment sincère. Comme le dit
Artaud lui-même, sa pensée reste extraordinairement lucide, et ce qui compte, c’est que cette lucidité
provient de sa propre maladie, qui l’empêche de considérer sa pensée et son expression comme
concordantes. Dès lors, son trouble psychologique ne point jamais qu’après l’énonciation car cette
maladie relève du défaut de correspondance entre le moi et le champ que le moi constitue en
énonçant, et où le raisonnement ou l’activité intellectuelle se constituent postérieurement. On pourrait
dire que, pour lui, la parole est comme un excrément, ce qui se dégage du corps et, par conséquent, se
sépare, quoi qu’il en ait, de son propre moi au point que quelqu’un d’autre s’insinue entre le moi et la
parole afin de lui voler une partie du moi(5). Mais cela ne se connaît qu’après. Par contre, pour parler
il faut présupposer par avance la structure de la parole qui est censée déterminer ce qui parle. L’avant
et l’après sont deux domaines tout à fait distincts, même si, normalement, on peut aisément prévoir
l’après à partir de l’avant : fonction de l’automatisme qui rend plus facile et plus agréable l’activité
linguistique, nous en parlerons. Sa maladie ne s’explique donc pas par l’arbitraire essentiel du
langage. (Comme il l’a avoué récemment, la discussion de Derrida concernant la parole soufflée, quoi
qu’il en ait, tombe inévitablement dans une sorte d’essentialisme, c’est-à-dire rejoint par là Blanchot
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qu’en prenant pour un doctrinaire, il accuse avec virulence(6).)
Dès lors, selon Artaud, la rupture entre la pensée et le mot ne provoque ni essentiellement ni
structurellement de la difficulté ou de la douleur. Cette rupture est si naturelle et si quotidienne que
l’on peut ne pas en tenir compte. On est en mesure d’enterrer et de dissimuler les interstices qui se
creusent entre les pensées. Capacité automatique propre à tous ceux qui se servent du langage et
vivent dans le langage : cela même qu’Artaud avait perdu en souffrant de crises psychologiques et
physiologiques.
Le dysfonctionnement de l’automatisme, c’est la maladie d’Artaud. Car c’est par la force de
l’automatisme, ne fût-ce qu’illusoire, puisque la rupture existe qu’on le veuille ou non, qu’on peut
faire abstraction de l’écart entre le moi et la réalité et éviter la situation morbide de « retranchement ».
Cet automatisme nous permet de dire : je suis au monde.
Pour Artaud, l’automatisme touche à une caractéristique propre à la pensée : la continuité.
Ayant perdu une faculté de l’esprit et s’exposant à une sorte de spasme moral ou d’angoisse qui
menace son intérieur, sa pensée ne peut qu’être fragmentée :
L’automatisme de l’esprit étant détruit dans sa continuité je ne puis plus penser que
fragmentairement. Si je pense, la majeure partie des réserves de termes et du vocabulaire que je me suis
personnellement constitué est inutilisable, étant rouillée et oubliée quelque part, mais le terme apparu, la
pensée profonde cède, le contact est brutalement coupé, l’affectivité nerveuse profonde ne répond plus à
la pensée, l’automatisme est désorganisé, et cela est pour les fois où je pense !!! Si je ne pense pas, il est
bien inutile de faire appel à mon vocabulaire particulier. Or, soit que quelqu’un me sollicite, soit que
moi-même je constate mon vide et que je m’efforce d’y faire naître de la pensée, le drame commence, le
drame intellectuel où je suis perpétuellement vaincu. [I**, 182]
Cela indique bien le décalage profond entre les termes qui sont encore réservés dans l’intérieur et
ceux qui sont déjà sortis de sa bouche, décalage que serait venu enterrer l’automatisme de l’esprit.
D’un côté, il y a dans le cerveau trop de choses à dire, confuses et chaotiques ; d’un autre, les mots
figés et durcis qui n’ont pu retenir ses pensées denses. Cela parce que sa pensée a cessé d’être mise en
ordre, c’est-à-dire qu’Artaud n’était pas capable d’apaiser le bouleversement et la confusion de la
pensée.
On dirait alors que ma pensée chaque fois qu’elle veut se manifester se contracte, et que c’est cette
contraction qui claque intérieurement ma pensée, la durcit comme dans un spasme, la pensée,
l’expression s’arrête parce que le jet est trop violent, que le cerveau veut dire trop de choses qu’il pense
toutes en même temps, dix pensées au lieu d’une se précipitent vers la sortie, le cerveau voit d’un bloc la
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pensée avec toutes ses circonstances et il voit aussi toute la multiplicité des points de vue auxquels il
pourrait se placer et des formes dont il pourrait les revêtir, une immence juxtaposition de concepts tous,
semble-t-il, plus nécessaires et aussi plus douteux les uns que les autres que toutes les incidentes de la
syntaxe ne suffiraient jamais à traduire et à exposer, mais à bien analyser un état semblable ce n’est pas
par trop-plein que pèche à ces moments-là la conscience mais par pas assez car cette juxtaposition
grouillante, et surtout instable et mouvante est une illusion. [I**, 186-187]
Normalement, l’automatisme vient mettre en ordre et hiérarchiser des idées afin que celles-ci puissent
plus facilement sortir et se matérialiser dans les mots. Dans la mesure où l’automatisme est en tous
ceux qui parlent et pensent, la juxtaposition d’idées est une illusion. Mais c’est cette illusion qui
possède la pensée d’Artaud et qui coupe la continuité et la cohérence de sa pensée.
Mais cette cohérence de la pensée va-t-elle vraiment de soi ? Autrement dit, le lien entre la
pensée et le mot est-il propre au moi ? En tous cas, entre l’« avant parler », pensée informe, et
l’« après parler », mot qui est déjà dit, Artaud ne peut plus lier ces deux domaines. Les mots évacués,
qui sont la réalité extérieure, il ne peut plus même y voir le peu de restes de sa propre pensée. Pour
lui, les mots qui sont dits paraissent comme des ruines où ce qu’était la pensée s’abandonne en
désordre. Les ruines correspondent à la perte de la personnalité dont se plaint Artaud. Normalement,
on peut considérer la parole qui sort de sa bouche comme la sienne et entre l’antérieur et le postérieur
s’établit un pont de continuité ou de contiguïté, autrement dit, la parole ou le mot sont censés
demeurer inhérents au moi qui a dit ou écrit. Si l’automatisme marche bien, on peut prévoir par
avance ce qu’est le résultat de l’acte d’énonciation. Ce « par avance » soutient la continuité de la
pensée.
En résumé, pour Artaud, la pensée normale relève de la fonction de l’automatisme par lequel
les idées dans le cerveau s’arrangent et sont hiérarchisées pour qu’elles puissent plus facilement
passer par la bouche et se matérialiser dans les mots. Ainsi l’automatisme fait-il que la pensée et le
mot se relient et s’harmonisent et que le moi puisse obtenir son existence et occuper une place dans le
monde. Autrement dit, il nous permet d’éviter la crise du « retranchement ». Ce n’est pas une
compétence exceptionnelle, mais ce qui est nécessaire afin de vivre dans le langage. Ayant perdu ce
moyen de vivre et de placer son moi dans la réalité, Artaud en vient à ressentir même l’absorption de
toute sa personne par un certain vide véhément.(7)
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II : La douleur comme une condition équivoque
Dès lors, la fragmentation de la pensée, c’est-à-dire l’impuissance de la pensée, ne relève
pas de l’essence du langage ni du destin de tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le langage, mais
d’une maladie propre à Artaud. Sa maladie : à cause du dysfonctionnement de l’automatisme qui
devrait attacher son moi à la réalité et lui faire identifier l’avant et l’après de l’énonciation, se perd la
personnalité qui est la moelle d’Antonin Artaud. Alors, qui produit cette maladie si difficile à
supporter qu’il ne se sent pas vivre ? Il pourrait répondre : la douleur. Sa pensée ne se fait que dans la
douleur et par la douleur. Si peu et infime qu’elle soit, la douleur persiste cruellement et le menace
sans cesse ; la douleur, c’est pour lui une condition même de la pensée, et de l’existence, comme il
l’écrit en 1932 dans une lettre adressée à Soulié de Morant :
Quand une idée est venu avec son expression bien choisie, bien déterminée, il y a toujours grincement,
rouille. Je ne peux sentir ma pensée qu’à travers cette douleur profonde, profuse, moins intense, mais
toujours existante, et qui imprègne ma pensée, le fonctionnement de mon intelligence. Dans cet état où
tout effort d’esprit, étant dépouillé de son automatisme spontané, est pénible, aucune phrase ne naît
complète, et tout armée ; — toujours, vers la fin, un mot, le mot essentiel, manque, alors que
commençant à la prononcer, à la dire, j’avais la sensation qu’elle était parfaite et aboutie. Vous ferez la
différence entre le normal et l’anormal dans mon cas et dans ce cas, qui est souvent le cas de tous. [I**, 202]
C’est aussi la douleur qui s’empare de la fonction spontanée, l’automatisme, et de la souffrance que
vient l’impossibilité de sa concentration ou de son application à l’objet. [I*, 40-41] Condition
d’existence et obstacle difficile à surmonter : une sorte de double entrave. Ce qu’on peut remarquer
ici, c’est que chez Artaud la douleur est antérieure à la personnalité, autrement dit, la notion de
personnalité y est minimalisée.
Or, Henri Gouhier, dans une note d’Antonin Artaud et l’essence du théâtre, rattache la
mention qu’Artaud fait de sa maladie et de sa personnalité à une discussion de Théodule Ribot sur
« les maladies de la personnalité ».(8) Certes il se pourrait que, à l’époque, en côtoyant beaucoup de
médecins — Toulouse, Allendy, etc. — Artaud ait accumulé des connaissances en psychologie, et
qu’il ait psychologiquement analysé sa situation mentale en connaissant bien la théorie ribotienne,
mais, à notre sens, la réflexion de ce dernier se distingue complètement de la sienne sur un point
définitif. Tous les deux semblent sous-estimer la notion de personnalité, mais les chemins par
lesquels ils aboutissent à cela restent tout à fait différents.
Ribot, dans Les maladies de la personnalité, voit l’origine du trouble de la personnalité dans
la perturbation de l’organisme. Selon lui, la personnalité, conscience d’uniformité du moi, n’est
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aucunement une substance indépendante, mais n’est qu’une impression d’une autre substance
supérieure : « Ce qui est du moins indiscutable, c’est que la conscience organique (c’est-à-dire celle
que l’animal a de son corps et rien que de son corps) a, dans la plus grande partie de l’animalité, une
prépondérance énorme ; qu’elle est en raison inverse du développement psychique supérieur, que
partout et toujours cette conscience de l’organisme est la base sur laquelle l’individualité repose. Par
elle tout est, sans elle rien n’est. Le contraire ne se comprend pas : car n’est-ce pas par l’organisme
que viennent les impressions extérieures, matière première de toute vie mentale, et, ce qui importe
encore plus, n’est-ce pas en lui que les instincts, sentiments, aptitudes propres à chaque espèce, à
chaque individu, sont inscrits et fixés par l’hérédité, on ne sait comment, mais, — les faits le
prouvent, — avec une solidité inébranlable. »(9) Mais la personnalité n’est pas un phénomène dont on
peut faire abstraction de la temporalité, mais une évolution, une histoire. Il faut qu’il y ait un lien qui,
en reliant le moi du passé et celui du présent, maintienne la continuité temporelle d’identité du moi :
la mémoire. Celle-ci est un mauvais appareil car, alors qu’il y a beaucoup de différences minuscules
dans les phénomènes qu’elle reçoit, elle n’est pas en mesure de les tenir toutes. Néanmoins, grâce à
cela, on peut ne pas perdre l’impression de l’identité du moi. Pour Ribot, l’identité du moi ne repose
jamais sur un fondement absolu, mais sur des parties qui ne changent pas — celles que maintiennent
la mémoire, — des parties relatives(10). D’où cette affirmation : « c’est que la personnalité résulte de
deux facteurs fondamentaux, la constitution du corps avec les tendances et sentiments qui la
traduisent, et la mémoire. »(11)
La personnalité, pour le psychologue, n’est tout au plus que « l’expression d’un organisme ».
Tout repose sur l’organisme. De là diverses expressions varient. Et Ribot constate ailleurs que la
douleur est aussi le résultat de l’état de l’organisme. Lorsqu’il y a des modifications si douloureuses
de l’état physique que la fonction vitale risque d’aboutir à l’arrêt complet, c’est-à-dire à la mort, ce
n’est pas par la douleur que l’évolution du corps est arrêtée, mais par l’altération du corps elle-même
qui provoque aussi la douleur. Ribot se plaint que même des psychologues commettent une erreur sur
ce point : « Ces modifications corporelles dont nous avons résumé les principaux traits, sont, pour
l’opinion commune, des effets de la douleur et beaucoup d’ouvrages de psychologie paraissent
l’admettre. Cette thèse est inacceptable. La douleur considérée comme événement psychique, comme
fait intérieur, comme pur état de conscience n’est pas une cause, mais un symptôme. La cause, c’est
l’excitation (quelle qu’en soit la nature) qui, venant du milieu extérieur, agit sur les sens externes, ou
venant du milieu intérieur agit sur la vie organique. »(12) La douleur est une marque si claire que les
psychologues qui se trouvent dans l’erreur la prennent pour un point de départ. Pour Ribot, c’est au
contraire un point terminal. Cependant, les deux analyses ont comme présupposé la clarté de la
marque douleur. Qu’on la prenne pour cause ou pour effet, il y a, chez Ribot et d’autres, entre la
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douleur et ce à quoi elle est liée — excitation ou défaut de l’organisme etc. — une voie par laquelle
l’une débouche facilement sur l’autre. Possibilité de mesurer, visualiser et objectiver la douleur, c’est
leur présupposition. Ce n’est pas seulement celle de Ribot : Charles Richet, psychologue qui lui est
contemporain, constate que l’intensité de la douleur peut être mesurée par l’étendue de la partie qui
l’éprouve(13).
La comparaison avec la position ribotienne met en relief la singularité de ce qu’Artaud dit de
la douleur et de la personnalité. Tandis que le psychologue ne considère la douleur que comme un
indice, pour le poète s’épouvantant de sa propre souffrance, la douleur était si terrible qu’il lui
semblait que sans elle il n’aurait pas pu même penser ; d’un autre côté, la douleur pénétrant dans sa
pensée menace la fonction fondamentale par laquelle celle-ci peut se verbaliser ou s’extérioriser.
C’est par cela que, ayant une impression du retranchement de la réalité, car la pensée ne peut nouer
de relations avec la réalité qu’en se verbalisant et en se matérialisant dans les mots, il souffre de la
perte de la personnalité, la personnalité étant un signe que la pensée est attachée au monde extérieur.
Pour lui, expliquer objectivement et quantitativement la douleur, comme le fait Ribot, c’est enlever
une partie du moi au moi. L’analyse ribotienne, lui semblerait-t-il, fait que la douleur échappe au
ressort du patient, c’est-à-dire du moi, alors qu’il disait inlassablement : « je suis maître de ma
douleur. » [I*, 65] On trouve là l’embryon de la critique de la médecine européenne qui se
développera au cours de l’internement à l’asile d’aliénés de Rodez(14).
III : Le déterminisme inné
Mais Artaud ne cesse-t-il pas à un moment de maîtriser de sa douleur, cette tâche si pénible
qu’on ne peut résister à la tentation de l’abandonner ? C’est lorsque la communication verbale tombe
dans l’incompréhension ou la stérilité que point cette sorte de séduction. En fait, dans quelques lettres
adressées à Génica Athanasiou, son amoureuse, qui, lui semble-t-il, ne comprenait rien à sa douleur et
qui ne l’essayait même pas, il explique cela un peu objectivement :
Secours-moi au lieu d’ajouter à mon mal, comprends pour finir que toutes tes raisons ne peuvent
pas avoir de prise sur moi parce que mon effroyable destinée m’a mis depuis longtemps en dehors de la
raison humaine, en dehors de la vie. Comprends que pour UNE SEULE heure de véritable paix je
donnerais ma vie. Pense à l’intensité de la souffrance qui a pu me mettre dans cet état d’esprit au lieu de
penser à mon état d’esprit. Médite ceci, médite ces quelques dernières phrases, médite-les sérieusement,
sincèrement, avec ton âme. Tu auras la clef de ma conduite.(15)
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N’est-ce pas un prétexte ? Certes Artaud se plaignait sans cesse d’être séparé, si loin, de sa propre vie
qu’il souhaite de demeurer dans sa vie et de revenir à un état tout à fait normal, mais cet état de
retranchement est-il dû à une « effroyable destinée » ? Selon lui, « l’intensité de la souffrance »
dépasse l’idée de la vie, c’est dire que sa souffrance échappe à sa maîtrise et que la souffrance est un
lieu dans lequel on ne peut rien ou dans lequel on se doit d’oser prendre une attitude héroïque (cela
renverra à l’interprétation derridienne). Ce lieu, c’est par avance fait, mais ce « par avance » est
inventé rétrospectivement et arbitrairement. Il est bien probable qu’Artaud croyait alors un
déterminisme qui faisait exister par avance des difficultés inévitables où il était étouffé et persécuté.
Par contre, pour lui, la « maîtrise de la douleur » veut dire saisir celle-ci comme un fait qui est déjà
advenu. En ce sens, chercher la cause de la douleur, c’est considérer la douleur comme ce qui peut
généralement arriver, ce qui n’est plus la douleur propre à Artaud. En faisant abstraction de la
postériorité de la douleur, on échoue à la maîtriser. Or, bizarrement, Artaud semble avoir recours à ce
« par avance ». On peut le voir dans une enquête sur le suicide intitulée « Le suicide est-il une
solution ? » :
De plus, les perdus sont par nature perdus, toutes les idées de régénération morale n’y feront rien, il
y a UN DÉTERMINISME INNÉ, il y a une incurabilité indiscutable du suicide, du crime, de l’idiotie,
de la folie, il y a un cocuage invincible de l’homme, il y a une friabilité du caractère, il y a un châtrage
de l’esprit.
L’aphasie existe, le tabès dorsalis existe, la méningite syphilitique, le vol, l’usurpation. L’enfer est
déjà de ce monde et il est des hommes qui sont des évadés malheureux de l’enfer, des évadés destinés à
recommencer ÉTERNELLEMENT leur évasion. Et assez là-dessus. [I**, 23]
Il insiste là sur « un suicide antérieur » au nom duquel il est déjà suicidé. Pour lui, le suicide n’est pas
ce que l’on fera un jour, il donne donc une réponse négative à la question qui est posée sur le suicide :
« Non, le suicide est encore une hypothèse. » Il était si fort persécuté qu’il se sentait déjà mort. Qui
l’a fait sentir ainsi ? et qui l’a ramené à cette situation pénible et insupportable ? Il n’avait pas encore
— comme il l’aura à la fin de sa vie, — de réponse précise. Ainsi formule-t-il l’hypothèse qu’il est
déjà mort, qu’on l’a suicidé : « J’ignore ce que c’est que les choses, j’ignore tout état humain, rien du
monde ne tourne pour moi, ne tourne en moi. Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas d’état que
je puisse atteindre. Et très certainement je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. ON m’a
suicidé, c’est-à-dire. » [I**, 20] Il n’y a pas encore ici la perspective critique par laquelle il accusera
l’hypocrisie de la société qui l’empêche de chercher sa propre existence, et somme toute d’être au
monde. Il faut donc distinguer ce suicide antérieur d’un suicide auquel la société conduit tous les
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génies comme Nerval, Nietzsche, et surtout van Gogh.(16) La notion de suicide antérieur repose sur le
déterminisme inné, c’est-à-dire une innéité ; le fait qu’il était déjà suicidé, même si ce n’est qu’une
hypothèse, était par avance décidé, c’est inévitable et nécessaire. Par contre, le suicide de van Gogh
est achevé par la société qui l’obligeait à cette sorte d’innéité. A la fin de sa vie, l’idée d’innéité n’est
plus inévitable ni irrésistible, mais une charge et, pour ainsi dire, un envoûtement.
Pourquoi ce changement ? C’est, nous semble-t-il, pour mieux « maîtriser de sa douleur. »
Nous avons vu comment sa conception de la douleur, malgré son apparence, est loin de la théorie
psycho-physiologique de Ribot qui, en prenant la douleur pour un simple effet de l’organisme qui
rend possible toute sensation, enlève sa propre douleur au patient. C’est une attitude malhonnête et
Artaud dira plus tard de la médecine : « Il est à peu près impossible d’être médecin et honnête
homme. » [XIII, 31] S’il n’avait cessé de faire appartenir sa douleur au déterminisme inné, il l’aurait
expulsée hors de sa propre portée et il n’aurait jamais pu dire que la douleur constitue le temps où le
moi se fait et sans lequel le moi n’existe pas.(17) Ce serait la même attitude que celle des médecins et
des psychologues.
C’est pourquoi il doit mettre en accusation la notion d’innéité : il le fait dans « Préambule »
de ses Œuvres Complètes écrit en 1946, même s’il lui semble que c’est la société qui la lui impose, en
sorte qu’elle lui est par avance donnée :
Je suis un génital inné, à y regarder de près cela veut dire que je ne me suis jamais réalisé.
Il y a des imbéciles qui se croient des êtres, êtres par innéité.
Moi je suis celui qui pour être doit fouetter son innéité.
Celui qui par innéité est celui qui doit être un être, c'est-à-dire toujours fouetter cette espèce de
négatif chenil, ô chiennes d'impossibilités. [I*, 9]
Ce qui distingue, en gros, les premiers ouvrages des derniers, c’est que, dans sa dernière période, il
abandonne la notion d’innéité ou, pour mieux dire, rompt la relation théorique qui liait directement sa
douleur et sa difficulté au déterminisme inné : il y a sans doute cette sorte d’innéité, mais elle-même
n’est aucunement innée ; c’est l’envoûtement de la société qui y donne naissance ou l’envoûtement
même. Or, cela pose une question : si le déterminisme inné a été une base sur laquelle repose la
douleur, comment celle-ci peut désormais exister sans ce fondement ? Et qu’est-ce qui rend possible
cette difficulté qui, effectivement, demeurera et persistera toute sa vie ? Pour répondre à cette
question, il lui faut, nous semble-t-il, dilater la personnalité et le moi. Si paradoxal que ce soit, c’est le
moi lui-même qui donne au dernier Artaud la possibilité d’être et de savoir quelque chose. C’est
pourquoi il dit partout : « tout est sorti de moi » [XXV, 114](18) On pourra donc dire que l’itinéraire
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d’Antonin Artaud, de ce point de vue, est un processus d’hypertrophie du moi. Et s’il parle toute sa
vie de la cruauté, cette notion doit changer suivant cette voie de gonflement du moi.
Conclusion
Ainsi pourrions-nous répondre à la première question : comment expliquer, en ce qui
concerne l’interprétation qu’il a faite de la difficulté de la personnalité qui l’a toujours possédé, le
passage de la « perte » au « dédoublement » ? En un mot, dans sa première période, il sous-estime la
notion de personnalité qui repose faiblement sur le déterminisme inné où le moi ne peut rien. Si bien
que la douleur qui prend naissance dans le courant du déterminisme peut l’attaquer si violemment que
la personnalité en vient à se perdre. A cette époque, ce n’était pas la personnalité qui supportait sa
pensée, — car il pouvait penser que sa personnalité se perd, pensée transcendantale et lucide, — mais
c’était quelque chose qui se trouvait hors de sa portée : l’innéité. Dans cette mesure il pouvait dire :
« je suis déjà suicidé » ou « je ne suis pas au monde » parce que sa pensée ou sa sensation
n’appartenait pas complètement à son moi. Mais à la fin, il aboutira à la conviction que son moi
comprend tout, que son corps est la source de tout. Quel est cet égocentrisme, si on peut l’appeler
ainsi ? quel monde est maîtrisé par son moi ? C’est maintenant notre tâche d’y répondre.
Notes
(1) Pour les citations de ses Œuvres Complètes, nous signalons désormais le tome en chiffre romain, et la
page en chiffre arabe.
(2) Danièle André-Carraz, L’expérience intérieure d’Antonin Artaud, Saint-Germain-des-Prés, 1973, p.14.
(3) Georges Charbonnier, Antonin Artaud, Seghers, 1959, 1970. pp.16-17.
(4) Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959, p.53.
(5) Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p.272 : « Pour me garder, pour garder mon
corps et ma parole, il me faut retenir l’œuvre en moi, me confondre avec elle pour qu’entre elle et moi le
Voleur n’ait aucune chance, l’empêcher de déchoir loin de moi comme écriture. » Derrida, à notre point
de vue, n’arrive pas à saisir la maladie d’Artaud. Car, ici, il prend le langage pour ce qui n’est pas encore
volé, mais qui le sera nécessairement et inévitablement, en un mot, il se situe avant de l’énonciation,
tandis qu’Artaud se plaint de l’impossibilité d’être dans l’espace où quelque chose a déjà été dit.
(6) Jacques Derrida, dans un interview (« Artaud, oui… », in Europe, janvier-février 2002, n°873-874,
pp.23-38), semble admettre que sa discussion qui reproche aux interprétations psychanalytique et
blanchotienne de ne traiter le cas Artaud que comme un exemple, en vient à le placer dans le rang
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d’exemples de la structure de parole soufflée. En remarquant qu’une revendication contre une doctrine
revient finalement à une autre doctrine, c’est-à-dire qu’il y a toujours une reproduction de la doctrine, il
dit : « Cela m’intéresse cette reproduction. Je ne prétends pas y échapper moi-même. Cette reproduction
est fatale. Pour moi c’est une tragédie. C’est la tragédie même dans laquelle nous sommes. Ce n’est pas
Artaud seul, c’est ce en quoi il est exemplaire. Nous ne pouvons pas sortir de là. La déconstruction du
christianisme est une surenchère dans le christianisme. » [p.26]
(7) Artaud écrit à Janine Kahn dans la lettre datée du 13 novembre 1926 : « On ne peut pas imaginer, se
représenter l’horrible situation d’esprit où je me trouve, d’esprit, de corps, de nerfs. Si j’étais seulement
capable d’être fidèle à moi, si je pouvais seulement formuler, traduire par le simple jeu de mon humeur
ce que je sens, ce que je pense de moi je devrais n’être qu’un long cri. Permettez-moi d’insister làdessus, mais cette absorption de toute ma personne par un certain vide véhément, par un paroxysme de
suppressions a trop d’importance pour que je n’en parle pas à tout moment. Je ne suis jamais dans
l’humeur qui correspond à mon esprit ou inversement. Je sais que vous au moins avez soupçonné et
admis cette lutte. Elle est éternelle mais il ne faut pas que vous preniez pour ma pensée et mon sentiment
réels ce qui est le résultat d’une sorte de conspiration démoniaque attachée à me perdre. » [VII, 326]
(8) Henri Gouhier, Antonin Artaud et l’essence du théâtre, Vrin, 1974, p.207, n.17.
(9) Théodule Ribot, Les maladies de la personnalité, 6e éd., Félix Alcan, 1919, p.31.
(10) Ibid., p.33 : « Assurément, on ne peut pas dire que la personnalité est transformée au sens absolu. Elle
l’est relativement. Pour lui et mieux encore pour ceux qui le connaissent, l’individu est changé, n’est
plus le même. Traduit dans le langage de la psychologie analytique, cela veut dire : que sa personnalité
est constituée par des éléments, les uns relativement fixes, les autres variables ; que, la variabilité ayant
dépassé de beaucoup son taux moyen, la portion stable est entamée mais sans disparaître. »
(11) Ibid., p.79.
(12) Théodule Ribot, La psychologie des sentiments, 9e éd., Félix Alcan, 1914, pp.31-32.
(13) Charles Richet remarque l’irradiation de la douleur comme une caractéristique principale : « Si l’on
électrise la peau avec des pointes, la sensibilité est assez vivement éveillée pour que des courants trèsfaibles soient fort désagréables. Il semble alors qu’autour de chaque pointe il y ait un cercle de diffusion,
cercle d’autant plus étendu que le courant est plus fort. De même, dans les douleurs pathologiques, le
patient rapporte son mal à un endroit d’autant plus précis que la douleur est plus faible ; mais, si la
douleur est plus intense, il rapporte sa douleur à tout le membre malade. » (L’homme et l’intelligence,
Félix Alcan, 1884, pp.36-37.) Et Bergson, en citant le psychologue, constate que la douleur peut être
saisie quantitativement. (Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, 1927, p.27.)
(14) On y trouve aussi la préparation théorique qui débouchera sur une attente de l’homéopathie. Au
contraire de l’« allopathie » qui prend l’organisme pour une cause de douleur et qui veut anéantir de la
douleur, l’homéopathe ne croit pas que la douleur soit supprimable et veut, au lieu de l’extirper, la
contrôler à force de poison qui ait un même effet qu’apporte de la douleur. Il en dit dans un article qu’il
a écrit en 1933 sous le titre de « La médecine qui guérit » : « Il y a une médecine qui guérit et il y en a
une qui achève et qui assomme. Il y a la médecine qui assomme l’organisme, à doses mortelles de
médicaments, comme si nous n’étions qu’un ensemble de réactions chimiques dont le désarroi peut être
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efficacement combattu par d’autres réactions chimiques, — et il y a la médecine qui n’a pas la
prétention d’agir sur l’organisme, mais sur la vie, dont l’organisme n’est que la symbole et le soutien.
Or, il arrive que cette dernière médecine, — qu’on appelle l’homœopathie, et dont la thérapeutique
transcendante ignore volontairement le sensible et ne s’adresse qu’à l’inconnu, — voit son empirisme
confirmé par les faits, et honoré par la nature de résultats que l’autre médecine n’a jamais obtenus. »
[VIII, 16]
(15) Antonin Artaud, Lettres à Génica Athanasiou, Gallimard, 1969, p.116.
(16) Il s’agit bien sûr de Van Gogh le suicide de la société : « Or, van Gogh, qui s’est fait cuire une main,
n’a jamais eu peur de la guerre pour vivre, c’est-à-dire pour enlever le fait de vivre à l’idée d’exister, / et
tout peut bien sûr exister sans se donner la peine d’être, / et tout peut être sans se donner, comme van
Gogh le forcené, la peine de rayonner et de rutiler. / C’est ce que la société lui a enlevé pour réaliser la
culture turque, celle de cette honnêteté de façade qui a le crime pour origine et pour étai. / Et c’est ainsi
que van Gogh est mort suicidé, parce que c’est le concert de la conscience entière qui n’a plus pu le
supporter. » [XIII, 52]
(17) « Les choses sont faites avec le temps, c’est-à-dire par succession de douleurs conscientes et qui
éclairent toute conscience possible entièrement. » [XVI, 221]
(18) Et il précise ailleurs : « Je n’ai cessé de dire que c’était moi qui faisais tout et que je me faisais moimême, de l’extérieur de l’homme le plus actuel et terre à terre que je suis, / sans recours à d’antiques
transcendances de pensée, / en fonction de mon imagination organique, articulaire, / et traumatique /
présente, / elle ne peut vivre qu’en frappant un coup à chaque fois / et non en pensant. » [XXV, 209]
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