Informaticiens en régie : coups de pied dans la fourmilière
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Informaticiens en régie : coups de pied dans la fourmilière
p42/43_129 6/10/06 9:42 Page 42 CARRIÈRES CARRIÈRES > SOCIAL Informaticiens en régie : coups de pied dans la fourmilière MOTS-CLÉS MARCHANDAGE Opération à but lucratif de fourniture de maind’œuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié (article L. 125-1 du Code du travail). PRÊT ILLICITE DE MAIN D’ŒUVRE La grogne des salariés en régie monte. Certains n’hésitent plus à saisir les prud’hommes. associée au cabinet Lamy-Lexel. Sur le plan civil (requalification du contrat, indemnisation, dommages-intérêts), la responsabilité de la société prestataire peut tout aussi bien être reconnue si l’on peut démontrer sa participation à la production du dommage. Ce qui est très souvent le cas. » Le sujet n’est pas neuf. Mais il agite beaucoup, ces temps-ci, le landerneau informatique. Et pour cause ! « Dans le cadre du renforcement de la lutte contre le DR Toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d’œuvre est interdite dès lors qu’elle n’est pas effectuée dans le cadre des dispositions relatives au travail temporaire (article L. 125-3 du Code du travail). «A quoi rime une telle hypocrisie ? » s’indigne un informaticien sur un forum de développeurs. Il vient d’apprendre que « pour être légal en France, un contrat de prestation en régie ne doit pas aboutir à un encadrement hiérarchique du salarié par le client ». Pourtant, ajoute-t-il, « 99 % des salariés de SSII sont dans cette situation » ! Une contradiction dénoncée par de plus en plus de salariés en régie, mais aussi par quelques patrons. Chacun défendant ses propres intérêts : appliquer ou… « aménager » la loi. En cause, le prêt illicite de main-d’œuvre et le délit de marchandage, avec lesquels flirtent allégrement un certain nombre de prestations d’assistance technique dites « en régie ». « J’ai placé untel chez un client », disent volontiers les commerciaux de SSII. « Sousentendu : on ne s’occupe plus de lui », traduit Franck Lacombe, fondateur de Pratiq (cabinet de conseil en gestion des prestataires). Grave erreur ! « La responsabilité du prestataire est toujours engagée sur le plan pénal comme auteur, coauteur ou encore complice avec l’entreprise cliente, rappelle Brigitte Bezian, avocate MARC GUILLAUMOT Mieux informés sur le délit de marchandage et le prêt illicite de main-d’œuvre, les informaticiens en régie tentent de faire valoir leurs droits. AVIS D’EXPERT BRIGITTE BEZIAN AVOCATE ASSOCIÉE AU CABINET LAMY-LEXEL « Les transactions sont toujours délicates » Prêt illicite de main-d’œuvre et délit de marchandage sont deux infractions distinctes. Mais celles-ci concernent le même type de rapport de travail. Le prêt de main-d’œuvre illicite vise toutes les situations de rapport de travail qui conduiraient à une mise à disposition d’un salarié par une entreprise extérieure sans une autre valeur ajoutée ou savoir-faire spécifique, dont les conséquences conduiraient à faire un bénéfice sur la mise à disposition. Le délit de marchandage consiste en une mise à disposition de salariés dans le seul but d’échapper au coût du statut collectif (convention collective moins favorable chez l’entreprise extérieure, divers avantages sociaux de l’entreprise utilisatrice). 42 | 6 OCTOBRE 2006 | N° 1129 | LE MONDE INFORMATIQUE Les recours du salarié prestataire sont différents selon son intention : s’il veut être recruté dans la société cliente, il peut écrire à la direction du personnel pour lui faire part de son souhait et de la situation particulière. Dans les autres situations, il peut dénoncer la situation devant l’inspecteur du travail, ou encore directement saisir le conseil des prud’hommes. S’il préfère tenter une requalification de son contrat de travail chez l’entreprise cliente, il vaut mieux éviter toute action de nature contentieuse. La transaction dans cette situation est toujours délicate car le salarié ne peut transiger qu’avec son employeur et sur un litige qui n’est pas de nature pénal. ■ travail illégal et la précarité, nous avons globalement durci nos contrôles, confirme Mireille Croville, directrice adjointe de la direction du travail des Alpes-Maritimes. Nous sommes particulièrement vigilants sur les activités de services informatiques et conscients des problèmes qui s’y posent. » Facteur aggravant, selon Franck Lacombe : le « référencement ». « Les clients ont réduit le nombre de leurs fournisseurs, mais pas celui des collaborateurs en régie, qui ont simplement changé d’étiquette », constate-t-il. Une soustraitance en cascade où l’on ne sait plus qui gère quoi. Les informaticiens les plus concernés, les plus difficiles à défendre Le syndicat patronal Syntec informatique informe d’ailleurs ses adhérents sur les risques encourus. Mais dans certains grands comptes, le volant de sous-traitants et les entorses à la législation sont encore tels que les délégués syndicaux ne cachent pas leur colère. « A la Société générale, cela fait longtemps que ça dure, soutient Michel Marchet, délégué national CGT du groupe. Nous avons déjà obtenu des requalifications de contrats pour des prestataires. Mais nous n’avons jamais rien pu faire du côté de l’informatique, pourtant concernée au premier chef. Aux études, on trouve des profils d’encadrement (eux-mêmes gérés par des managers internes), qui ne cherchent pas forcément à intégrer la Société générale. Mais aussi des “petites mains”, soustraitants de sous-traitants, qui n’osent rien dire. » Chez France Télécom (9 500 informaticiens), « le nombre de prestataires est limité et les intervenants en assistance technique sont très clairement identifiés », assure le service de presse. Mais selon Bernard Chachereau, délégué syndical Sud pour FT/Rosi (réseaux, opérateurs et systèmes d’information), « dans certains services, les prestataires sont aussi, voire plus nombreux que les internes ». « C’est un phénomène massif, qui porte préjudice aux salariés, affirme cet informaticien, dans la place depuis ı988. Les prestataires sont mêlés aux équipes de France Télécom, sous les ordres de l’opérateur, avec son matériel. Ils font le même boulot que les autres, sans aucune notion de forfait et apparaissent dans les organigrammes. Certains voudraient se faire embaucher. Mais on leur oppose le diplôme et l’âge. Et on leur fait de toute façon comprendre qu’ils n’ont pas intérêt à se manifester. » Aucun syndicat ne s’est pourtant encore saisi de ce dossier de prêt illicite de personnel, reconnaît Bernard Chachereau, déplorant, au passage, l’individualisme marqué de la population informatique. Des plaintes auprès de l’inspection du travail Chez Amadeus, en revanche, les organisations syndicales du site de SophiaAntipolis présentent, depuis 2005, un front uni face au problème. Sous l’œil très attentif de la direction du travail. « Ces dernières années, le recours à la sous-traitance a explosé », affirme Stéphane Jouteux, délégué syndical CGT, qui dénombre près de 700 consultants extérieurs. Des contrats de trois à six mois renouvelables, qui servent aussi de prérecrutement et « incitent donc les intéressés à faire profil bas », précise-t-il. L’ennui, c’est que « des prestataires ont dû prendre la porte après des années passées dans l’entreprise ». Non contents d’alerter les syndicats, certains se sont plaints à l’inspection du travail. Laquelle, raconte Stéphane Jouteux, aurait plusieurs fois rappelé l’entreprise à l’ordre. « En dépit d’une grosse vague de recrutements, le > L’inspection du travail renforce ses contrôles. Parmi la population informatique de certains grands comptes, les abus sont multiples. DR LES IDÉES À RETENIR > La question du délit de marchandage et du prêt illicite de main-d’œuvre agite à nouveau le secteur informatique. > Les délits sont difficiles à démontrer. Mais dans quelques entreprises, syndicats et salariés montent au créneau. > APRÈS DIX ANS DE SERVICES Ivan Béraud, secrétaire national de la F3C CFDT : « Lorsque le dossier est vraiment chaud, les patrons transigent. » problème n’est pas résolu et nous sommes toujours à la recherche d’une solution négociée », lance-t-il. « Nous venons de réaliser trois cents embauches », rappelle de son côté, Magali Viano, responsable des ressources humaines du fournisseur de solutions pour l’industrie du voyage à Sophia (ı600 salariés, dont 60 % d’informaticiens). Qui explique : « Les prestataires ne représentent que 30 % de l’effectif total. La croissance a été rapide et donc difficile à maîtriser. La gestion de projets ne doit pas être confondue avec la gestion de personnel. Mais la nuance est difficile à appréhender sur ces métiers. Nous essayons justement de remettre les règles à plat, en formant nos managers à la gestion des prestataires. » Chez Amadeus comme ailleurs, la grogne monte et des litiges émergent. Des initiatives très souvent individuelles qui débouchent rarement sur des procédures pénales, tempère un agent de contrôle de l’inspection du travail des Hauts-de-Seine : « Dans le domaine de la prestation intellectuelle, la subordination est difficile à démontrer. Surtout lorsque le prestataire n’est déjà plus chez le client. » Pour Ivan Béraud, secrétaire national de la F3C CFDT, en charge du pôle conseil publicité : « La position des salariés concernés est d’autant plus délicate que les contrats de prestations sont bétonnés. Et que ces informaticiens sont souvent taxés d’insuffisance professionnelle lorsque le contrat est rompu. » Mais le responsable syndical ajoute : « Lorsque le dossier est vraiment chaud, les patrons transigent. » ■ HÉLÈNE TRUFFAUT [email protected] Un salarié d’un sous-traitant d’IBM se rebiffe Pierre Carletti, prestataire « longue durée » chez IBM, dénonce un prêt illicite de main-d’œuvre. E ntré en mars ı996 chez IBM à La Gaude en CDD, Pierre Carletti, 35 ans, est prié, dix-huit mois plus tard, d’aller se faire embaucher chez un sous-traitant. « Une fois devenu prestataire, j’ai continué mon boulot comme avant, sous les ordres d’IBM, avec un suivi en pointillé de ma SSII. » A plusieurs reprises, il tente de se faire recruter par IBM, sans succès. En 2004, un manager interne un peu trop zélé, y compris vis-à-vis des prestataires, déboule dans le service. Le ton monte entre Pierre Carletti (entre-temps devenu délégué du personnel dans sa SSII) et la hiérarchie interne à IBM. En avril dernier, après dix ans de services, on lui signifie que son profil n’est plus adapté. Pire : on lui demande d’assurer le transfert de compétences vis-à-vis du prestataire qui prendra sa place ! Il mène aussitôt l’affaire devant les prud’hommes – au grand dam de sa SSII qui lui propose un chèque pour renoncer. Etablir une charte Mais Pierre, qui a le sentiment d’avoir été « préformaté en CDD, puis exploité par IBM », est déterminé. « Je veux faire reconnaître le prêt illicite de main-d’œuvre pour obtenir une requalification de mon contrat de travail chez IBM, précise-t-il. Je ne demande pas de dommages pour préjudice. » Une réaction un peu tardive ? « Le travail est intéressant et on nous fait croire qu’on nous considère comme des collaborateurs, plaide-t-il. Du coup, on s’accommode de la situation. » A partir de son cas personnel, Pierre Carletti (dont la mission chez un nouveau client vient d’être récemment interrompue) veut maintenant aller plus loin. « La loi n’est pas appliquée. Soit on arrête l’assistance technique, soit on établit une charte pour mettre au clair la relation entre le salarié prestataire et le client. En imposant un chef de projet du prestataire pour faire le lien. » Un discours qu’il entend bien tenir d’abord auprès des délégués syndicaux des clients de sa SSII ! ■ EN SAVOIR PLUS http://eveilsii.ifrance.com LE MONDE INFORMATIQUE | N° 1129 | 6 OCTOBRE 2006 | 43