Informaticiens en régie : coups de pied dans la fourmilière

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Informaticiens en régie : coups de pied dans la fourmilière
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CARRIÈRES
CARRIÈRES
> SOCIAL
Informaticiens en régie :
coups de pied dans la fourmilière
MOTS-CLÉS
MARCHANDAGE
Opération à but lucratif
de fourniture de maind’œuvre qui a pour
effet de causer un
préjudice au salarié
(article L. 125-1 du Code
du travail).
PRÊT ILLICITE DE
MAIN D’ŒUVRE
La grogne des
salariés en régie
monte. Certains
n’hésitent plus à
saisir les
prud’hommes.
associée au cabinet Lamy-Lexel. Sur le plan
civil (requalification du contrat,
indemnisation, dommages-intérêts), la
responsabilité de la société prestataire peut tout
aussi bien être reconnue si l’on peut démontrer
sa participation à la production du dommage.
Ce qui est très souvent le cas. »
Le sujet n’est pas neuf. Mais il agite
beaucoup, ces temps-ci, le landerneau
informatique. Et pour cause ! « Dans le
cadre du renforcement de la lutte contre le
DR
Toute opération à but
lucratif ayant pour
objet exclusif le prêt de
main-d’œuvre est
interdite dès lors qu’elle
n’est pas effectuée dans
le cadre des
dispositions relatives au
travail temporaire
(article L. 125-3 du Code
du travail).
«A
quoi rime une telle
hypocrisie ? » s’indigne
un informaticien sur
un forum de
développeurs. Il vient
d’apprendre que « pour être légal en France,
un contrat de prestation en régie ne doit pas
aboutir à un encadrement hiérarchique du
salarié par le client ». Pourtant, ajoute-t-il,
« 99 % des salariés de SSII sont dans cette
situation » ! Une contradiction dénoncée
par de plus en plus de salariés en régie,
mais aussi par quelques patrons. Chacun
défendant ses propres intérêts : appliquer
ou… « aménager » la loi. En cause, le prêt
illicite de main-d’œuvre et le délit de
marchandage, avec lesquels flirtent
allégrement un certain nombre de
prestations d’assistance technique dites
« en régie ».
« J’ai placé untel chez un client », disent
volontiers les commerciaux de SSII. « Sousentendu : on ne s’occupe plus de lui », traduit
Franck Lacombe, fondateur de Pratiq
(cabinet de conseil en gestion des
prestataires). Grave erreur ! « La
responsabilité du prestataire est toujours
engagée sur le plan pénal comme auteur,
coauteur ou encore complice avec l’entreprise
cliente, rappelle Brigitte Bezian, avocate
MARC GUILLAUMOT
Mieux informés sur le délit de marchandage et le prêt illicite de main-d’œuvre,
les informaticiens en régie tentent de faire valoir leurs droits.
AVIS D’EXPERT
BRIGITTE BEZIAN
AVOCATE ASSOCIÉE AU CABINET LAMY-LEXEL
« Les transactions sont toujours délicates »
Prêt illicite de main-d’œuvre et délit de marchandage sont
deux infractions distinctes. Mais celles-ci concernent le même
type de rapport de travail. Le prêt de main-d’œuvre illicite vise
toutes les situations de rapport de travail qui conduiraient à une
mise à disposition d’un salarié par une entreprise extérieure
sans une autre valeur ajoutée ou savoir-faire spécifique, dont les
conséquences conduiraient à faire un bénéfice sur la mise à disposition. Le délit de marchandage consiste en une mise à disposition de salariés dans le seul but d’échapper au coût du statut collectif (convention collective moins favorable chez l’entreprise
extérieure, divers avantages sociaux de l’entreprise utilisatrice).
42 | 6 OCTOBRE 2006 | N° 1129 | LE MONDE INFORMATIQUE
Les recours du salarié prestataire sont différents selon son intention : s’il veut être recruté dans la société cliente, il peut écrire à
la direction du personnel pour lui faire part de son souhait et de
la situation particulière. Dans les autres situations, il peut dénoncer la situation devant l’inspecteur du travail, ou encore directement saisir le conseil des prud’hommes. S’il préfère tenter une
requalification de son contrat de travail chez l’entreprise cliente,
il vaut mieux éviter toute action de nature contentieuse. La transaction dans cette situation est toujours délicate car le salarié ne
peut transiger qu’avec son employeur et sur un litige qui n’est pas
de nature pénal. ■
travail illégal et la précarité, nous avons
globalement durci nos contrôles, confirme
Mireille Croville, directrice adjointe de la
direction du travail des Alpes-Maritimes.
Nous sommes particulièrement vigilants sur les
activités de services informatiques et conscients
des problèmes qui s’y posent. » Facteur
aggravant, selon Franck Lacombe : le
« référencement ». « Les clients ont réduit le
nombre de leurs fournisseurs, mais pas celui
des collaborateurs en régie, qui ont simplement
changé d’étiquette », constate-t-il. Une soustraitance en cascade où l’on ne sait plus qui
gère quoi.
Les informaticiens les plus concernés,
les plus difficiles à défendre
Le syndicat patronal Syntec
informatique informe d’ailleurs ses
adhérents sur les risques encourus. Mais
dans certains grands comptes, le volant de
sous-traitants et les entorses à la législation
sont encore tels que les délégués syndicaux
ne cachent pas leur colère. « A la Société
générale, cela fait longtemps que ça dure,
soutient Michel Marchet, délégué national
CGT du groupe. Nous avons déjà obtenu des
requalifications de contrats pour des
prestataires. Mais nous n’avons jamais rien
pu faire du côté de l’informatique, pourtant
concernée au premier chef. Aux études, on
trouve des profils d’encadrement (eux-mêmes
gérés par des managers internes), qui ne
cherchent pas forcément à intégrer la Société
générale. Mais aussi des “petites mains”, soustraitants de sous-traitants, qui n’osent rien
dire. »
Chez France Télécom (9 500
informaticiens), « le nombre de prestataires
est limité et les intervenants en assistance
technique sont très clairement identifiés »,
assure le service de presse. Mais selon
Bernard Chachereau, délégué syndical Sud
pour FT/Rosi (réseaux, opérateurs et
systèmes d’information), « dans certains
services, les prestataires sont aussi, voire plus
nombreux que les internes ». « C’est un
phénomène massif, qui porte préjudice aux
salariés, affirme cet informaticien, dans la
place depuis ı988. Les prestataires sont mêlés
aux équipes de France Télécom, sous les ordres
de l’opérateur, avec son matériel. Ils font le
même boulot que les autres, sans aucune
notion de forfait et apparaissent dans les
organigrammes. Certains voudraient se faire
embaucher. Mais on leur oppose le diplôme et
l’âge. Et on leur fait de toute façon comprendre
qu’ils n’ont pas intérêt à se manifester. »
Aucun syndicat ne s’est pourtant encore
saisi de ce dossier de prêt illicite de
personnel, reconnaît Bernard Chachereau,
déplorant, au passage, l’individualisme
marqué de la population informatique.
Des plaintes auprès de l’inspection
du travail
Chez Amadeus, en revanche, les
organisations syndicales du site de SophiaAntipolis présentent, depuis 2005, un front
uni face au problème. Sous l’œil très
attentif de la direction du travail. « Ces
dernières années, le recours à la sous-traitance
a explosé », affirme Stéphane Jouteux,
délégué syndical CGT, qui dénombre près
de 700 consultants extérieurs. Des contrats
de trois à six mois renouvelables, qui
servent aussi de prérecrutement et
« incitent donc les intéressés à faire profil
bas », précise-t-il.
L’ennui, c’est que « des prestataires ont dû
prendre la porte après des années passées dans
l’entreprise ». Non contents d’alerter les
syndicats, certains se sont plaints à
l’inspection du travail. Laquelle, raconte
Stéphane Jouteux, aurait plusieurs fois
rappelé l’entreprise à l’ordre. « En dépit
d’une grosse vague de recrutements, le
> L’inspection du travail
renforce ses contrôles. Parmi
la population informatique
de certains grands comptes,
les abus sont multiples.
DR
LES IDÉES
À RETENIR
> La question du délit de
marchandage et du prêt
illicite de main-d’œuvre agite
à nouveau le secteur
informatique.
> Les délits sont difficiles à
démontrer. Mais dans
quelques entreprises,
syndicats et salariés montent
au créneau.
> APRÈS DIX ANS DE SERVICES
Ivan Béraud,
secrétaire national
de la F3C CFDT :
« Lorsque le dossier
est vraiment chaud,
les patrons
transigent. »
problème n’est pas résolu et nous sommes
toujours à la recherche d’une solution
négociée », lance-t-il.
« Nous venons de réaliser trois cents
embauches », rappelle de son côté, Magali
Viano, responsable des ressources
humaines du fournisseur de solutions pour
l’industrie du voyage à Sophia (ı600
salariés, dont 60 % d’informaticiens). Qui
explique : « Les prestataires ne représentent
que 30 % de l’effectif total. La croissance a été
rapide et donc difficile à maîtriser. La gestion
de projets ne doit pas être confondue avec la
gestion de personnel. Mais la nuance est
difficile à appréhender sur ces métiers. Nous
essayons justement de remettre les règles à plat,
en formant nos managers à la gestion des
prestataires. »
Chez Amadeus comme ailleurs, la
grogne monte et des litiges émergent. Des
initiatives très souvent individuelles qui
débouchent rarement sur des procédures
pénales, tempère un agent de contrôle de
l’inspection du travail des Hauts-de-Seine :
« Dans le domaine de la prestation
intellectuelle, la subordination est difficile à
démontrer. Surtout lorsque le prestataire n’est
déjà plus chez le client. »
Pour Ivan Béraud, secrétaire national de
la F3C CFDT, en charge du pôle conseil
publicité : « La position des salariés concernés
est d’autant plus délicate que les contrats de
prestations sont bétonnés. Et que ces
informaticiens sont souvent taxés
d’insuffisance professionnelle lorsque le contrat
est rompu. » Mais le responsable syndical
ajoute : « Lorsque le dossier est vraiment
chaud, les patrons transigent. » ■
HÉLÈNE TRUFFAUT
[email protected]
Un salarié d’un
sous-traitant
d’IBM se rebiffe
Pierre Carletti, prestataire « longue
durée » chez IBM, dénonce un prêt
illicite de main-d’œuvre.
E
ntré en mars ı996 chez IBM à La Gaude en
CDD, Pierre Carletti, 35 ans, est prié, dix-huit
mois plus tard, d’aller se faire embaucher chez
un sous-traitant. « Une fois devenu prestataire, j’ai
continué mon boulot comme avant, sous les ordres
d’IBM, avec un suivi en pointillé de ma SSII. » A
plusieurs reprises, il tente de se faire recruter par
IBM, sans succès. En 2004, un manager interne un
peu trop zélé, y compris vis-à-vis des prestataires,
déboule dans le service. Le ton monte entre Pierre
Carletti (entre-temps devenu délégué du personnel
dans sa SSII) et la hiérarchie interne à IBM. En avril
dernier, après dix ans de services, on lui signifie que
son profil n’est plus adapté. Pire : on lui demande
d’assurer le transfert de compétences vis-à-vis du
prestataire qui prendra sa place ! Il mène aussitôt
l’affaire devant les prud’hommes – au grand dam de
sa SSII qui lui propose un chèque pour renoncer.
Etablir une charte
Mais Pierre, qui a le sentiment d’avoir été
« préformaté en CDD, puis exploité par IBM », est
déterminé. « Je veux faire reconnaître le prêt illicite de
main-d’œuvre pour obtenir une requalification de mon
contrat de travail chez IBM, précise-t-il. Je ne demande
pas de dommages pour préjudice. » Une réaction un
peu tardive ? « Le travail est intéressant et on nous fait
croire qu’on nous considère comme des collaborateurs,
plaide-t-il. Du coup, on s’accommode de la situation. »
A partir de son cas personnel, Pierre Carletti (dont la
mission chez un nouveau client vient d’être
récemment interrompue) veut maintenant aller plus
loin. « La loi n’est pas appliquée. Soit on arrête
l’assistance technique, soit on établit une charte pour
mettre au clair la relation entre le salarié prestataire et
le client. En imposant un chef de projet du prestataire
pour faire le lien. » Un discours qu’il entend bien
tenir d’abord auprès des délégués syndicaux des
clients de sa SSII ! ■
EN SAVOIR PLUS
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LE MONDE INFORMATIQUE | N° 1129 | 6 OCTOBRE 2006 | 43