Informaticiens en batterie

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Informaticiens en batterie
Informaticiens en batterie
Dans l’imaginaire collectif, les informaticiens forment une élite privilégiée. Pourtant, derrière
l’écran, l’épanouissement que vantent les directions des ressources humaines n’est bien
souvent qu’un mythe masquant une atteinte au droit du travail.
par Nicolas Séné, mai 2011
« Il y a trente ans, l’élite faisait Polytechnique, les Mines ou les Ponts et Chaussées.
Désormais, elle sort de l’Ecole nationale d’administration [ENA], où elle a appris à produire
un bon bilan comptable », déplore Joseph Saint-Pierre, statisticien à l’université Paul-Sabatier
de Toulouse. Le prestige de l’ingénieur est écorné, son statut banalisé.
Dans le secteur de l’informatique, l’appellation générique d’« ingénieur » recouvre toute une
palette de métiers. Au cours des années 1970, des sociétés de conseil en informatique (SCI)
voient le jour pour accompagner la numérisation qui se met en place avec les premiers
ordinateurs, et des métiers spécifiques apparaissent : programmateur, pupitreur, programmeur
système, analyste, chef de projet (1). Les années 1980 marquent l’hégémonie de
l’informatique d’entreprise associée à l’argent roi. Les SCI se transforment en sociétés de
services en ingénierie informatique (SSII), alliant technologie et rentabilité financière.
A partir de 1990, le monde industriel se réorganise en généralisant la sous-traitance.
L’« infogérance » s’impose alors et promeut l’externalisation des services de l’entreprise vers
des prestataires spécialisés. La réduction des coûts devient une obsession.
Renvoyé à un rôle d’agent de production derrière son écran, l’informaticien subit le nouveau
modèle social imposé par les SSII. Ses conditions de travail se dégradent et s’éloignent de ce
que lui faisait miroiter le discours dispensé dans les écoles d’ingénieurs.
« En classe préparatoire [permettant de passer les concours des grandes écoles d’ingénieurs],
les professeurs nous répétaient que nous étions l’élite », se souvient François (2), chef de
projet à Safran Engineering Services, un sous-traitant d’Airbus. « On nous disait que nous
allions diriger », enchaîne son collègue, M. Julien Le Pape, délégué syndical Force
ouvrière (FO). Quand on demande à ce dernier son titre exact, il marque un temps d’arrêt. Il
se présente finalement comme « ingénieur d’études en radionavigation », tandis que ses
collègues, tous trentenaires, sont « ingénieurs concepteurs système, ingénieurs d’études
mécaniques ou ingénieurs système ». « Cette incapacité à nommer nos métiers est spécifique
aux SSII, constate M. Le Pape. Un peu comme si nous étions interchangeables. » Bien loin
des illusions entretenues durant leurs cinq années d’études supérieures.
Basses œuvres techniques
Naguère, l’ingénieur construisait les barrages et les ponts. Aujourd’hui, assis derrière son
ordinateur, il développe des projets dont il ne maîtrise pas toujours les tenants et les
aboutissants. « Le métier d’ingénieur en SSII est dévoyé, analyse François. Il se résume à de
basses œuvres techniques, souvent répétitives, prisonnières d’un carcan documentaire et
démotivantes, car on n’a aucun pouvoir de décision. » Au-delà de l’aspect technique, « il y a
une grande désillusion par rapport au management, poursuit M. Le Pape. Le manager devait
être un modèle, un visionnaire. En réalité, il a un discours méprisant envers nous, et pleutre
envers la hiérarchie. Il n’a pas de jugement et ne fait qu’appliquer les ordres ».
Ce constat résulte du système singulier mis en place par les SSII, où le patronat a créé l’une
des formes de flexibilité salariale les plus abouties. Les informaticiens sont « placés » chez les
clients. Dans le jargon des sociétés de services, cela s’appelle l’« assistance technique » : une
expression pudique désignant la mise en régie. L’organisation professionnelle Munci, qui
regroupe salariés et demandeurs d’emploi du domaine informatique, Web et
télécommunications, y voit une raison du malaise des informaticiens : « Beaucoup de SSII
sont de simples loueurs de main-d’œuvre et non de vrais fournisseurs de services, c’est-à-dire
de véritables sociétés d’expertise. Ce sont de faux sous-traitants, qui se rendent coupables
avec leurs clients de prêt illicite de main-d’œuvre (...) et de délits de marchandage dans les
prestations d’assistance technique (3). »
« Le savoir n’est plus valorisé »
Le prêt de main-d’œuvre est en effet rigoureusement encadré par le droit du travail, et n’est
légal que dans le cadre du travail temporaire. Une donnée confirmée en 1999 par
Mme Martine Aubry, alors ministre de l’emploi et de la solidarité : l’article L.125-1 du code
du travail constitue comme délit de marchandage « toute opération de prêt de main-d’œuvre à
but lucratif qui a pour effet de causer un préjudice aux salariés détachés ou d’éluder
l’application à leur égard de textes légaux, réglementaires ou conventionnels en vigueur dans
l’entreprise utilisatrice (4) ».
Des fortunes se sont pourtant bâties sur cette dérogation fondamentale au code du travail. De
cette exception découle un encadrement particulier, pervertissant l’ordre hiérarchique. Ainsi,
les ingénieurs (diplômés bac + 5) sont encadrés par des commerciaux (bac + 2), ce qui
condamne la production à dépendre de la force de vente. Une fois le commercial imposé
comme le supérieur hiérarchique, la créativité est reléguée au second plan, au profit de la
rentabilité.
Les commerciaux prennent de grandes libertés avec les « ressources humaines » pour
accroître leur marge bénéficiaire. « La gestion par le chiffre crée des situations absurdes, où
l’on envoie sur les projets des personnes qui n’ont pas été formées, explique François. Car
nos responsables ont pour priorité de placer les personnes en “intercontrat”. Ils se disent :
“Il est ingénieur, il a les compétences.” Le savoir n’est plus valorisé. » L’intercontrat désigne
la période d’inactivité, rémunérée, entre deux missions. L’objectif inavoué de cette pure
invention des SSII, qui n’a aucun fondement juridique, est de faire porter au salarié la
responsabilité de sa non-activité.
Avec 2 % de syndicalisation, la mobilisation du secteur reste encore à inventer. Et il y a
urgence : le Syntec numérique, une branche affiliée au Mouvement des entreprises de
France (Medef), cherche désormais à instituer un licenciement pour « inadaptation aux
conditions du marché ».
Nicolas Séné
Journaliste, auteur de Derrière l’écran de la révolution sociale, Res Publica, Gémenos, 2010