Texte 14 - La prose du Transsibérien, Blaise Cendrars

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Texte 14 - La prose du Transsibérien, Blaise Cendrars
Eléments pour l’introduction
Rappeler la vie de B.Cendrars,
Voyage réel ou pas? éléments autobiographique, voyage mythique? Finalement peu importe.
Le terme de prose: Cendrars s'en est expliqué dans une lettre à Victor Smirnoff : "Quant au mot
Prosa: je l'ai utilisé dans le transsibérien au sens de prose, dictu du latin vulgaire. Poème paraît très
prétentieux, trop fermé. Prose est plus ouvert, plus populaire." (dictu -us : ce qui est dit, la parole ; peut
prendre aussi la valeur de parole mémorable, sentence, précepte.)
"Jehanne" devient, en 1947, Jeanne, pour une partie de ses occurences (dans le titre, aux vers 92, 163,
280) mais pas toutes ("Jehanne de France", vers 158 et 437), soulignant ainsi la dualité du personnage
("Jehanne" évoquant la "pucelle", Jeanne d'arc, combattante et héroïne ; "Jeanne", "la petite prostituée",
vers 440). L'auteur ajoutant, en 1947, un vers constitué de la seule occurence de ce nom, à la fin du
poème, qui devient le vers 439.
(source: http://www.maremurex.net/cendrars1.html)
Situation et présentation du texte:
Début. Tonalité élégiaque donnée dès le départ, + inscription autobiographique (temporalité et
géographie). Evocation des affres d’une adolescence sous le signe du désir et de la faim.
Présentation du texte
Départ sous le signe de l’aventure. Contraste avec l’évocation de la Sibérie, de la guerre et du
malheur ambiant. Départ qui est comme un retour en enfance.
Le texte se décompose en plusieurs mouvements, comme en témoigne la typographie de l’édition
originale: évocation de sa situation, de son adolescence, rappel de la guerre en Sibérie, évocation des
trains et de ce qu’on y trouve, départ (en majuscules), puis description de son état d’esprit et des
lectures d’enfance que le voyage convoque.
Développement
Question 1: en quoi ce départ est-il présenté comme une libération, une renaissance? (réponse à
développer par des analyses précises de citations)
On peut mettre en évidence le contraste entre l’avant et l’après, à partir du départ (Après « or un
vendredi matin »)
Omniprésence de la mort-vieillesse / la vie
Expression du désir, de la faim / le contentement
Ancrage dans la réalité / la fiction
Question 2: comment l’expérience, la réalité, sont-elles réécrites et transfigurées par la poésie?
1. Inscription dans la réalité / l’autobiographie
– Autobiographie
Rétrospection « J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance »…
Imparfait. Enfance perdue, déjà évoqué à l’ouverture du poème. La jeunesse est sous le signe de la
perte.
Evocation de ses sentiments « je voulais me nourrir de flammes » métaphore qui renvoie au désir de
l’adolescence. Plus tard « j’étais très heureux, insouciant ».
Précision temporelle « Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour »
Madame Potter-Daniau – année scolaire 2014-2015
Première
Texte 14 - La prose du Transsibérien, Blaise Cendrars
Inscription du voyage dans une forme de réalité, mais qui est revisitée par la poésie.
2. Un départ mythique / Un voyage poétique
– Un univers de légende sombre, voire apocalyptique…
« En ce temps là » formule qui rappelle le conte.
L’évocation de la guerre est hyperbolique:
« En Sibérie tonnait le canon, c'était la guerre / La faim le froid la peste et le choléra » On peut noter
ici l’accumulation, sans ponctuation, de tous les fléaux humains.
« Et les eaux limoneuses de l'Amour charriaient des millions de charognes ». Allitération en « r » et
hyperbole qui donnent à cette guerre un caractère apocalyptique.
« Dans toutes les gares je voyais partir tous les dernier trains / Personne ne pouvait plus partir car on
ne délivrait plus de billets »
La répétition de « toutes » et l’omniprésence des négations expriment l’atmosphère de fin du monde
qui semble régner.
(On songe ainsi au début des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné où le poète évoque les horreurs des
guerres de religion - publié en 1616)
La mort est omniprésente et associée à l’amour (couple eros (desir) / tanathos (mort)
Le nom du fleuve qui charrie des cadavres est « Amour ». « On disait qu'il y avait beaucoup de
morts. », repris un peu plus loin par « On disait qu'il y a avait beaucoup de morts là-bas ». « Les
cercueils » repris également par « des cercueils » (On en vient à se demander si « des cercueils »
n’est pas le complément de « servir », les prostitués devenant ainsi des « cercueils »)
– … Qui s’oppose au fantasme du poète lorsqu’il parvient à partir.
Insistance sur le bonheur peint en deux octosyllabes réguliers et rimés: « J'étais très heureux,
insouciant / Je croyais jouer aux brigands ». Harmonie.
Le voyage convoque des références livresques très variées, soulignant l’excitation du poète, dans un
joyeux syncrétisme (union de doctrines/références disparates) (voir les notes) - légende populaire,
Jules Vernes, les 1001 nuits… (à expliciter pour l’oral).
« Nous avions volé le trésor de Golconde / Et nous allions, grâce au transsibérien, le cacher de l'autre
côté du monde / Je devais le défendre contre les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué les
saltimbanques de Jules Verne /Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine / Et les enragés petits
mongols du Grand-Lama / Alibaba et les quarante voleurs /Et les fidèles du terrible Vieux de la
montagne /Et surtout contre les plus modernes /Les rats d’hôtels /Et les spécialistes des express
internationaux. » Accumulation d’ennemis fictifs rendus par la répétition de la conjonction de
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Précision des détails « Il m’avait habillé de neuf et en montant dans le train j’avais perdu un bouton / J’en m’en souviens, je m’en souviens, j’y ai souvent pensé depuis - Répétition qui vient dire importance
du souvenir, du détail et rend vivant la réminiscence (passé composé) en l’inscrivant dans le présent.
– Inscription géographique et historique dans la réalité
Références réelles: Moscou et ses « tours » et ses « gares ». Sibérie, le fleuve Amour.
La guerre russo japonaise (voir la note).
Objets, marques: Boîtes à chapeaux, Sheffield, Malmoë, accumulations « cents caisses de réveils et de
coucou »
« Nous avions deux coupés dans l'express et 34 coffres de joailleries de Pforzheim / De la camelote
allemande « Made in Germany », - détails concrets et triviaux.
Des personnages et des éléments souvent absents de la poésie « des marchands » « des femmes, des
entrejambes à louer » « compte courant à la banque » « des rats d’hôtel » ajoutent au réalisme.
Le réel est donc rendu poétique par l’accumulation, l’hyperbole et le mélange des références qui
jouent sur les sonorités.
Question 3: en quoi cet extrait illustre-t-il le titre? (On peut élargir la question: en quoi annonce-til les thèmes de l’oeuvre?) (réponse à développer par des analyses précises de citations)
– Le vers libéré, la syntaxe, les alternances de vers réguliers et de vers beaucoup plus longs - tout
cela rappelle le rythme de la prose. Comme le « mauvais poète » qu’il dit qu’il est…
– L’univers décrit qui est prosaïque (voir l’ancrage dans la réalité) et en lien avec le fameux train.
– Le mélange des réalités, à l’image « des cercueils remplis de boîtes de conserve », les
accumulations d’éléments disparates, les syncrétismes - qui rappelle l’univers du train ou tout le
monde se mélange.
– La présence de l’amour et de la prostitution - même si Jehanne se fait encore attendre.
– L’élégie, la désillusion latente et permanente (le vers qui suit le passage est « Et pourtant, et
pourtant/ J’étais triste comme un enfant ») perceptible à travers l’évocation de la perte de
l’enfance, les horreurs de la guerre, les ennemis fictifs…)
Notes. Sources: http://www.maremurex.net/prose2.html#guerre
La guerre russo-japonaise a éclaté dans la nuit du 7 au 8 février 1904 quand les Japonais attaquent,
sans déclaration de guerre, Port-Arthur (aujourd'hui Lushukou dans la province du Liaoning, en
Chine). Le conflit se termine en 1905 par la victoire des Japonais et la signature de la paix en
septembre. Elle livre Port-Arthur aux Japonais qui s'installent ainsi sur le continent. Pour plus de détails,
voir l'article du Larousse.
Amour : long fleuve qui marque actuellement la frontière entre la Chine et la Russie. Le nom transcrit
les sons du terme bouriate "Amur" signifiant "boueux", . En chinois "Heilong tiang" (fleuve du dragon
noir), il donne son nom à la province qu'il arrose avant de remonter vers la Russie et de se jeter dans
le golfe de Sakhaline, en face de l'île de même nom qui a longtemps servi de bagne et sur laquelle
Tchekov a longuement écrit.
Sheffield : ville anglaise ayant une importante industrie sidérurgique. C'est là qu'est inventé l'acier
inoxydable au XIXe siècle.
Malmoe : ville du sud de la Suède, important port de commerce. Le fait qu'il y existe une industrie
navale est peut-être à mettre en relation avec les planches des cercueils, lesquels sont une autre sorte
de moyen de transport vers l'ailleurs. Peut-être faut-il aussi prêter attention aux sonorités du mot qui
contient à la fois "mal" et "mo" à entendre "mot" ou "maux".
Toutes ces évocations tissent ensemble la vie et la mort, y compris la relation femme-cercueil,
souvenir sans doute de la "femme fatale" dont la poésie symboliste a longuement développé le thème
à la fin du XIXe siècle comme au début du XXe.
Kharbine (aujourd'hui Haerbin, capitale du Heilongjiang, en Chine). La ville est récente, au moment
de la rédaction du poème, elle avait à peine 15 ans, ayant été construite par les Russes en 1898 pour
devenir un noeud ferroviaire. Elle était le dernier arrêt avant Vladivostock. A la fin de la guerre russoMadame Potter-Daniau – année scolaire 2014-2015
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coordination « Et ». Jeux et plaisirs de sonorités dures et exotiques - omniprésence des occlusives, k,
g, p, b « les khoungouzes ». Plaisir aussi dans le mélange des références et les échos de sonorité
« Grand lama » « Alibaba ». Retour à la réalité qui reste métaphorique «rats d’hôtels » et
euphémisme « spécialistes ». Mention finale qui met à distance l’épique créé par la multiplicité des
ennemis évoqués précédemment (Blaise doit veiller sur un trésor de bijoux de mauvaise qualité que
des voleurs de bas étage pourraient convoiter…)
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japonaise, il faut envisager un autre parcours pour atteindre Vladivostock, c'est l'actuel tracé du
transsibérien.
coupé : nom masculin, partie antérieure d'un wagon de chemin de fer, ne contenant qu'une seule
banquette. C'est une manière luxueuse de voyager.
Pforzheim : ville allemande de la forêt noire. Centre de bijouterie et d'horlogerie. Dans Vol à voile
(1932), le narrateur affirme "J'avais rencontré Rogovine au buffet de la gare de Pforzheim."
browning : pistolet automatique à chargeur inventé par John Moses Browning, au début du XXe
siècle. L'arme est indice de modernité, le mot apparaît dans le Larousse en 1906.
Golconde : ancienne cité forteresse de l'Inde, aux trésors légendaires, détruite en 1688. La ville
exploitait une mine de diamants, ce qui a sans doute alimenté les légendes sur son infinie richesse.
Les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué les saltimbanques : l'épisode évoqué mêle le souvenir
de deux romans de Jules Verne, César Cascabel (1890) et Claudius Bombarnac (1893). Dans le premier
roman, il y a bien un projet d'attaque, dans les montagnes de l'Oural, contre ces saltimbanques qui ont
traversé les USA, puis passé le détroit de Behring pour rejoindre l'Europe à travers la Sibérie, en
compagnie du comte Narkine, prisonnier politique évadé. Mais les voleurs ne pourront le mener à
bien, contrés par l'habileté du chef de la troupe, César Cascabel, et la mansuétude du Tzar, Alexandre
II qui, en graciant les prisonniers politiques, lui laisse les mains libres pour faire arrêter les bandits. Dans
le second, il y a une attaque de pilleurs de train, un train qui relie la mer Caspienne à Pékin, le
transasiatique, mais pas de saltimbanques.
khoungouzes : ou Toungouses = populations mongoles perçues comme essentiellement pillardes au
début du XXe siècle (cf. Le Petit Journal qui, le 12 mars 1905, en fait un portrait accablant: "ces grands
diables aux faces huileuses qui portent leurs cheveux tordus en chignon au sommet de la tête".).
Aujourd'hui, les informations sont plus précises : "Selon les époques, « toungouse » désigne dans les
sources russes et occidentales, tantôt les Évenks uniquement, tantôt les Évenks et un peuple cousin –
les Evènes, tout deux essentiellement éleveurs de rennes et chasseurs" (Alexandra Lavrillier, 2009)
Boxers : nom donné par les Anglais à une société secrète chinoise, en raison de la pratique d'un art
martial qui leur rappelait la boxe, branche du Lotus Blanc, et portant le nom de "Yi he tuan" (poings
de justice et de concorde) fondée en 1770. Les Boxers provoquent, à partir de 1898, une révolte
contre les Occidentaux. En 1900, ils attaquent les légations à Pékin et massacrent ce qui leur tombe
sous la main. La révolte est écrasée par un corps expéditionnaire international qui assiège Pékin
pendant, quand même, 55 jours. Il s'agit de personnages effrayants pour l'imaginaire occidental. La
Chine paiera lourdement, à l'Occident, cette révolte.
Le Grand-Lama ou Dalaï-Lama ("lama" = maître, celui qui est sans supérieur) est le chef religieux
suprême des Tatars (Tartares) ou Mongols, comme aussi des Thibétains, puisque ces populations
partagent une même conception du bouddhisme, que nous appelons "tantrisme". Il est évident qu'ici
ce qui amuse surtout Cendrars c'est l'opposition "petit" et "grand", sans compter l'homonymie avec le
"lama", animal andin. L'imaginaire occidental attribuait un pouvoir absolu au Grand Lama sur ses
adeptes.
Ali Baba et les quarante voleurs, l'un des plus connus parmi les contes rassemblés dans les Mille et
une nuits ; Ali Baba étant en l'occurrence un voleur qui vole des voleurs.
terrible Vieux de la montagne : personnage historique devenu légendaire (en réalité, sept "vieux" se
sont succédé au fil du temps) . Il organise un groupe de tueurs (Assassins ou Haschichins dans la
légende parce qu'on les croyait sous l'influence de la drogue) dans un cadre de luttes religieuses et
politiques, au Moyen Orient, au XIe s. La montagne est Alamut (Nord-Ouest de l'Iran contemporain).
La forteresse est détruite par les Mongols en 1255. (Cf. Polastron, Livres en feu, 2004)