J`ai rencontré Steeve il y a 7 ans au cinéma Pathé à Lausanne. Je
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J`ai rencontré Steeve il y a 7 ans au cinéma Pathé à Lausanne. Je
STEEVE Stéphanie Rosianu J’ai rencontré Steeve il y a 7 ans au cinéma Pathé à Lausanne. Je venais d’interrompre mes études aux Beaux-Arts et j’avais besoin de travailler. Steeve est arrivé quelques mois après moi. Il était différent de tous les autres, tous étudiants. Steeve travaillait déjà depuis 3 ans pour cette même boîte, mais à Morges. Il savait très bien en quoi consistait ce qu’on avait à faire et ce que ça impliquait d’être là à 100%. D’être celui dont le « job d’étudiant » était sa vie. Il avait moins de 30 ans. Moi 20. On vendait des pop-corn, salés ou sucrés, conseillait les clients hésitants, nettoyait les salles. Nous regardions ces moutons déambuler dans les couloirs, assoiffés d’explosions et d’histoires d’amour dégoulinantes. Le travail c’est la santé. Steeve ne faisait pas tout ceci par dévotion pour les autres. Il travaillait pour l’unique et seul amour de la musique. Plus jeune il avait été bassiste mais il avait tout arrêté. L’argent qu’il gagnait servait à aller voir un maximum de concerts. C’est mon but dans la vie. C’est ce qu’il m’avait dit. Et c’était vrai. J’ai longtemps cru qu’il disait ça comme ça. Qu’il allait voir les autres réussir ce qu’il avait abandonné. Steeve était bien plus complexe qu’un cas psychologique refoulé. Sa phrase m’a hantée. Comment peut on vivre d’un but aussi simple. Je me suis vraiment posée la question. J’ai d’abord cru qu’il était collectionneur de concerts. C’était plus que ça. Il n’acceptait pas de se laisser consumer par le temps qui passe. Les concerts étaient des brèches dans son quotidien. Accumulées dans sa tête. Résultait un long et unique moment. Steeve ressentait les choses d’une manière très différente de moi. Tout était plus intense. Même au travail il était en éveil. Prêt à accepter de tout ressentir. Sans se protéger. Le travail c’est la santé Le travail c’est ta santé. Steeve ne croyait pas qu’on est définit par son travail. Il s’en défendait. L’homme n’est pas ce qu’il fait au jour le jour. Tu fais quoi dans la vie Steeve à part le ciné ? Bah je vis. Et toi ? Steeve n’était pas agent d’accueil. Il était dépendant de l’énergie des concerts. Incarnation de sa croyance en l’artiste qui lui communique sa vision. Son amour. Il s’en abreuvait et ça lui suffisait. La sensibilité de Steeve était unique. Mais je voyais cet être pur se faire dévorer sous mes yeux. Au fil des ans je l’ai vu faiblir. Le regard des autres a fini par ébranler ses principes. Ce qu’il était. Meurs pas. Tu incarnes tout ce que je ne pourrais jamais atteindre. Tu es la fenêtre sur ce monde qui n’existe pas. Le rêve impossible. Steeve n’a bien sûr pas tenu le coup. Après 3 ans je suis partie. Le besoin de m’accomplir dans mon travail m’a rattrapé. J’ai recommencé des études. Après mon bachelor je suis revenue travailler au cinéma. Comme 5 ans auparavant j’étais perdue. Je n’avais pas vu Steeve depuis. Mais je savais qu’il était toujours là. J’avais peur de le revoir. Me confronter au miroir qu’il me tendrait. La SANS-TITRES STEEVE cruauté de son regard vide. J’avais très peur. Je ne voulais pas voir mon rêve d’homme libre escamoté. Mes anciens collègues l’avaient plusieurs fois revus et m’avaient décrit un homme de plus de 30 ans gros et triste. Asservi et dépourvu de toute énergie. Le travail c’est la santé. Le travail c’est ton poirier. Maintenant que tu t’en occupes il en tombe que des fruits pourris. Ils n’en savaient rien. Ils ne l’avaient jamais regardé comme moi. Ils étaient ces yeux de méduses qui pétrifient. Responsable du poids sur le joug. Je les voyais maintenant lui lancer des rafales de popcorn en ricanant. Jusqu’à ce qu’il se plie et ramasse tout avec ces petites balayettes pas du tout prévues à cet effet. Beaucoup trop petites. Peu maniables. Je retravaille au cinéma Pathé depuis 1 an. Steeve est mort bien entendu. Il n’a pas survécu au regard des autres. Sa carcasse se traîne. Ses yeux sont vides. Son rire est creux. Il prétend être toujours le même. Celui qui fait les nachos n’importe comment (les triangles de maïs ne sont pas alignés dans les barquettes et la place réservée à la sauce est envahie de miettes alors qu’elle devrait être vide.) Toujours mal rasé (sauf que maintenant il s’en veut), vêtements froissés, badge de travers, baskets noires horribles. Il est toujours celui qui n’a rien à faire là mais dont on a besoin. L’homme libre. À qui on ne peut pas ressembler parce que c’est trop compliqué. Il a parié que travailler juste pour grailler ça irait. Sans l’affecter. Non. Ça l’a envahi. Submergé et empoisonné. Il est devenu comme mon père. Comme le tien peut être. Dégoûté. Le travail l’a tué. Le travail c’est la santé. Ils t’ont eu. Il t’a eu. Tu pouvais te défendre mais tu n’as rien fait. Je t’en veux. Mon gardefou. Ma garantie que si je n’y arrive pas ça serait en fait d’autant mieux. Je te croyais au dessus de tout. Ma mythologie vivante. Mais tu es comme nous tous. Même pire. Mort dans l’âme le travail t’accompagne. L’uniforme. Il semble propre maintenant sur toi. Il te va. Tu l’as laissé te tailler. Te pelé. Le travail c’est la santé. Le travail l’a pelé. Steeve est maintenant rond. À l’image de l’homme vieillissant qui a travaillé toute sa vie. Caricature incarnée du théâtre de notre société. Steeve tu fais quoi dans la vie à part le ciné ? Bah rien, je vis. SANS-TITRES