Le Grillon par Jean-Henri Fabre

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Le Grillon par Jean-Henri Fabre
Le Grillon
par Jean-Henri Fabre
Homme de science, écrivain et poète. Conservateur du Museum Requien de 1866 à 1873
Célèbre presque autant que la Cigale, le Grillon champêtre, hôte des pelouses, figure au nombre des insectes
classiques, nombre très restreint, mais glorieux. Il doit cet honneur à son chant et à sa demeure.
Loin de se plaindre, il est très satisfait et de sa demeure et de son violon. En vrai philosophe, il sait la vanité
des choses ; il apprécie le charme d’une modeste retraite hors du tumulte des jouisseurs.
Sous ce rapport, en effet, le Grillon est bien extraordinaire. Seul de nos insectes il a, quand vient l’âge mûr,
domicile fixe, ouvrage de son industrie. En mauvaise saison, la plupart des autres se terrent, se blottissent au
fond d’un refuge provisoire, obtenu sans frais et abandonné sans regret. Divers, en vue de l’établissement de la
famille, créent des merveilles : outres de cotonnade, corbeilles de feuillage, tourelles de ciment.
Quelques larves vivant de proie habitent des embuscades permanentes, où s’attend le gibier. Celle de la Cicindèle, entre autres, se creuse un puits vertical, qu’elle clôt de sa tête plate et bronzée. Qui s’aventure sur
l’insidieuse passerelle disparaît dans le gouffre, dont la trappe fait aussitôt bascule et se dérobe sous le passant.
Le Fourmi-lion pratique dans le sable un entonnoir à pente très mobile où glisse la Fourmi, que lapident des
pelletées de projectiles lancés du fond du cratère par la nuque du chasseur convertie en catapulte.
Mais ce sont là toujours des refuges temporaires, des nids, des traquenards.
Le domicile laborieusement édifié, où l’insecte s’établit pour ne plus déménager, ni dans les félicités du printemps, ni dans les misères de l’hiver ; le véritable manoir, fondé en vue de sa propre tranquillité, sans préoccupation de chasse ou de famille, le Grillon seul le connaît. Sur quelque pente gazonnée, visitée du soleil, il
est propriétaire d’un ermitage.
Tandis que tous les autres vagabondent, couchent à la belle étoile ou sous l’auvent fortuit d’une écorce crevassée, d’une feuille morte, d’une pierre, lui, par un singulier privilège, est domicilié.
Grave problème que celui de la demeure, résolu par le Grillon, le Lapin et finalement l’Homme. Dans mon
voisinage, le Renard et le Blaireau ont des tanières dont les anfractuosités du roc fournissent la majeure part.
Quelques retouches complètent le réduit.
Mieux avisé, le Lapin fonde son domicile et creuse où bon lui semble lorsque manque le couloir naturel qui lui
permettrait de s’établir sans frais.
Le Grillon les dépasse tous. Dédaigneux des abris de rencontre, il choisit toujours l’emplacement de son gîte
en terrain hygiénique, aux bonnes expositions. Il ne profite pas des cavités fortuites, incommodes et frustes
; il creuse en plein son chalet depuis l’entrée jusqu’à l’appartement du fond. Au-dessus de lui, dans l’art du
domicile, je ne vois que l’Homme.
Qui ne connaît la demeure du Grillon ! Qui, à l’âge des ébats sur la pelouse, ne s’est arrêté devant la cabane du
solitaire ! Si léger que soit votre pas, il a entendu votre approche, et d’un brusque recul il est descendu au fond
de sa cachette. Lorsque vous arrivez, le seuil du manoir est désert.
Le moyen de faire sortir le disparu est connu de tous. Une paille est introduite et doucement agitée dans le
terrier. Surpris de ce qui se passe là-haut, chatouillé, l’insecte remonte de son appartement secret ; il s’arrête
dans le vestibule, hésite, s’informe en remuant ses fines antennes ; il vient à la lumière, il sort, désormais facile
capture, tant les événements ont troublé sa pauvre tête. Si, manqué une première fois et devenu plus soupçonneux, il résiste aux titillations de la paille, l’inondation avec un verre d’eau déloge l’obstiné.
Adorables temps du Grillon mis en cage et nourri d’une feuille de laitue, candides chasses enfantines sur le
bord des sentiers gazonnés, je vous revois en explorant aujourd’hui les terriers à la recherche de sujets pour mes
volières d’étude; je vous retrouve presque dans votre fraîcheur première lorsque mon compagnon, petit Paul,
déjà maître dans la tactique de la paille, brusquement se lève après une longue lutte de patience et d’adresse
contre le récalcitrant, brandit en l’air sa main fermée et s’écrie, tout ému : « Je l’ai, je l’ai ! » Vite dans un cornet
de papier, petit Grillon. Tu seras choyé, mais apprends-nous quelque chose et montre-nous d’abord ta demeure.
C’est, parmi les gramens, sur quelque pente ensoleillée, propice au prompt écoulement des pluies, une galerie
oblique, à peine du calibre du doigt, infléchie ou droite, suivant les exigences du terrain. Un pan au plus mesure
sa longueur. Il est de règle qu’une touffe de gazon, respectée de l’insecte quand il sort pour brouter la verdure
voisine, dissimule à demi le logis, lui serve d’auvent et projette sur l’entrée une ombre discrète. Le seuil, en
pente douce, scrupuleusement ratissé et balayé, se prolonge à quelque distance. Lorsque tout est tranquille à la
rond e, c’est sur ce belvédère que le Grillon stationne et racle de l’archet.
L’intérieur du domicile est sans luxe, à parois nues, non grossières cependant. De longs loisirs permettent d’en
effacer les rugosités trop déplaisantes. Au fond du couloir est la chambre de repos, l’alcôve en cul-de-sac, un
peu mieux lissée que le reste et de diamètre légèrement amplifié. En somme, demeure très simple, fort propre,
exempte d’humide, conforme aux besoins d’une hygiène bien entendue. Ouvrage énorme d’ailleurs, vrai tunnel
de cyclope eu égard aux modestes moyens d’excavation.
La ponte a lieu fin mai ou au commencement de juin. Les œufs, d’un jaune- paille, sont des cylindres arrondis
aux deux bouts et mesurent à peu près trois millimètres de longueur. Ils sont isolés dans le sol à une paire de
centimètres de profondeur, au nombre de cinq ou six cents pour une seule mère, disposés suivant la verticale
et rapprochés par semis plus ou moins nombreux, correspondant aux pontes successives.
L’œuf du Grillon est une petite merveille de mécanique. Après l’éclosion, il figure un étui d’un blanc opaque,
ouvert au sommet d’un pore rond, très régulier, sur le bord duquel adhère une calotte qui faisait opercule. Au
lieu de se rompre au hasard sous la poussée ou sous les cisailles du nouveau-né, il s’ouvre de lui-même suivant une ligne de moindre résistance expressément préparée. Le Grillon sort, pareil au diablotin d’une botte
à surprise.
Lui parti, la coque reste gonflée, lisse, intacte, d’un blanc pur, avec la calotte operculaire appendue à l’embouchure. L’œuf de l’oiseau grossièrement se casse sous les heurts d’une verrue, venue exprès au bout du bec du
nouveau-né ; celui du Grillon, d’un mécanisme supérieur, s’ouvre ainsi qu’un étui d’ivoire. La poussée du front
suffit pour en faire jouer la charnière.
Le jeune Grillon, tout pâle, presque blanc, s’escrime contre la terre qui le surmonte. Il cogne de la mandibule;
il balaye, il refoule en arrière par des ruades l’obstacle poudreux, de résistance nulle. Le voici à la surface,
dans les joies du soleil et dans les périls de la mêlée des vivants, lui si débile, guère plus gros qu’une puce. En
vingt-quatre heures, il se colore et devient superbe négrillon dont l’ébène rivalise avec celle de l’adulte. De sa
pâleur initiale il lui reste un blanc ceinturon qui cerne la poitrine et fait songer à la lisière de la prime enfance.
Très alerte, il sonde l’espace avec ses longues antennes vibrantes; il trottine, il bondit par élans que ne lui permettra plus l’obésité future.
En août, le jeune Grillon déjà grandelet, tout noir comme l’adulte, sans vestige aucun du ceinturon blanc des
premiers jours, n’a pas encore de domicile. L’abri d’une feuille morte, le couvert d’une pierre plate lui suffisent,
tentes de nomade insoucieux du point où il prendra repos.
Jusque vers le milieu de l’automne, le vagabondage persiste. C’est sur la fin d’octobre, à l’approche des premiers froids, que le terrier est entrepris.
Le mineur gratte avec les pattes antérieures ; il fait emploi des pinces mandibulaires pour extraire les graviers
volumineux. Je le vois trépigner de ses fortes pattes d’arrière, à double rangée d’épines ; je le vois râteler, balayer à reculons les déblais et les étaler en un plan incliné. Toute la méthode est là.
Le travail marche d’abord assez vite. En une séance d’une paire d’heures, l’excavateur disparaît sous terre. Par
intervalles, il revient à l’orifice, toujours à reculons et toujours balayant. Si la fatigue le gagne, il stationne sur
le seuil du logis ébauché, la tête en dehors, les antennes mollement vibrantes. Il rentre, il reprend la besogne
des pinces et des râteaux.
Le plus pressé est fait. Avec une paire de pouces, le gîte suffit aux besoins du moment. Le reste sera ouvrage
de longue haleine, repris à loisir, un peu chaque jour, rendu plus profond et plus large à mesure que l’exigent les
rudesses de la saison et la croissance de l’habitant. L’hiver même, si le temps est doux, si le soleil rit à l’entrée
de la demeure, il n’est pas rare de surprendre le Grillon amenant au dehors des déblais, signe de réparation et
de nouvelles fouilles. Au milieu des joies printanières se poursuit encore l’entretien de l’immeuble, constamment restauré, perfectionné, jusqu’au décès du propriétaire.
Avril finit, et le chant commence, rare d’abord et par solos discrets, bientôt symphonie générale où chaque
motte de gazon a son exécutant. Je mettrais volontiers le Grillon en tête des choristes du renouveau. Dans nos
garrigues, lors des fêtes du thym et de la lavande en fleur, il a pour associée l’alouette huppée, fusée lyrique qui
monte, le gosier gonflé de notes, et de là-haut, invisible dans les nuées, verse sur les guérets sa douce cantilène.
D’en bas lui répond la mélopée des Grillons. C’est monotone, dépourvu d’art, mais combien conforme, par sa
naïveté, à la rustique allégresse des choses renouvelées! C’est l’hosanna de l’éveil, le saint alléluia compris du
grain qui germe et de l’herbe qui pousse. En ce duo, à qui la palme ? Je la donnerais au Grillon. Il domine par
son nombre et sa note continue. L’Alouette se tairait, que les champs glauques des lavandes, balançant au soleil
leurs encensoirs camphrés, recevraient de lui seul, le modeste, solennelle célébration.
LES NOCES DU GRILLON
Écoutons sa musique. C’est au seuil du logis, dans les allégresses du soleil, jamais à l’intérieur que chante le
Grillon. Les élytres, relevées en double plan incliné et ne se recouvrant alors qu’en partie, stridulent leur cri-cri
avec des douceurs de tremolo. C’est plein, sonore, bien cadencé et de durée indéfinie. Ainsi se charment, tout
le printemps, les loisirs de la solitude. L’anachorète chante d’abord pour lui. Enthousiasmé de vivre, il célèbre
le soleil qui le visite, le gazon qui le nourrit, la paisible retraite qui l’abrite. Dire les félicités de la vie est le
premier mobile de son archet.
Le solitaire chante aussi pour les voisines. Curieuse scène, ma foi, que les noces du Grillon. Les deux sexes
sont domiciliés à part et tous deux casaniers à l’extrême. A qui revient de se déplacer ? L’appelant va-t-il trouver l’appelée ? Est-ce l’appelée qui vient chez l’appelant? Si le son est le seul guide entre demeures largement
distantes, il est de nécessité que la muette aille au rendez-vous du bruyant. Mais pour sauver la bienséance, je
me figure que le Grillon a des moyens spéciaux qui le guident vers la Grillonne silencieuse.
Quand et comment se fait la rencontre ? Je soupçonne que les choses se passent aux discrètes lueurs du crépuscule du soir et sur le seuil du logis de la belle, en cette esplanade sablée, en cette cour d’honneur qui précède
l’entrée.
Tel voyage, de nuit, à quelque vingt pas de distance, est pour le Grillon grave entreprise. Son pèlerinage accompli, comment retrouvera-t-il sa demeure, lui casanier, inexpert en topographie ? Regagner ses pénates doit
lui être impossible. Il erre, je le crains, à l’aventure, sans gîte. Faute de temps et de courage pour se creuser
un nouveau terrier, sa sauvegarde, il périt misérablement, savoureuse bouchée du Crapaud en ronde nocturne.
Sa visite à la Grillonne l’a exproprié, l’a tué. Que lui importe! Il a accompli son devoir de Grillon.
Entre prétendants, les rixes sont fréquentes, vives, mais sans gravité. Les deux rivaux se dressent l’un contre
l’autre, se mordent au crâne, solide casque à l’épreuve des tenailles, se roulent, se relèvent, se quittent. Le
vaincu détale au plus vite; le vainqueur l’insulte d’un couplet de bravoure ; puis, modérant le ton, il vire, revire
autour de la convoitée.
Il fait le beau, le soumis. D’un coup de doigt, il ramène une antenne sous les mandibules, pour la friser, l’enduire de cosmétique salivaire. De ses longues pattes d’arrière, éperonnées et galonnées de rouge, il trépigne
d’impatience, il lance des ruades dans le vide. L’émotion le rend muet. Ses élytres, en rapide trépidation néanmoins, ne sonnent plus ou ne rendent qu’un bruit de frôlement désordonné.
Vaine déclaration. La Grillonne court se cacher derrière une brindille de thym. Elle écarte un peu le rideau
cependant, et regarde, et désire être vue.
Et fugit ad salices, et se cupit ante videri,
disait délicieusement l’églogue, il y a deux mille ans. Le couple est formé.
Le grillon de J-H Fabre, extrait de Le Monde Merveilleux des Insectes - 1921
Jean-Henri Fabre
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