plaidoyer pour l`art figuratif

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plaidoyer pour l`art figuratif
Gilles Chambon
PLAIDOYER
POUR L’ART FIGURATIF
2
TABLE
I / LES ERRANCES DE L'ART MODERNE
5
II /EXPRESSION ARTISTIQUE ET
DETERMINATIONS MATERIELLES
23
III/ LANGAGES TRADITIONNELS
ET FIGURATION EN ARCHITECTURE
39
IV/ ESTHETIQUE ARCHITECTURALE
ET REPERES FONDAMENTAUX
55
V/ ARCHITECTURE ET MOYENS
DE REALISATION
73
3
4
AVANT-PROPOS
J’ai écrit ce court essai il y a plus de vingt ans, pour
accompagner ma première exposition de peintures, à
la galerie Condillac, à Bordeaux. L’exposition avait un
titre pompeux : Citadelles d’Erewhon. Mais elle
restait en fait très modeste et confidentielle. Elle
consistait en une douzaine d’aquarelles accrochées
dans un couloir. Elles représentaient les villes
imaginaires qui ont toujours hantées mon esprit
d’architecte rêveur. Le texte qui va suivre, donné
alors en guise de catalogue, se limitait à un tapuscrit
photocopié à la hâte en une quarantaine
d’exemplaires.
J’avais néanmoins intégré dans ce plaidoyer pour l’art
figuratif, l’essentiel de mes convictions personnelles
sur l’art en général et l’architecture en particulier, et je
dois dire que, si quelques références à la linguistique
et à la sémiotique datent un peu aujourd’hui, et si
certaines propositions architecturales, s’apparentant à
la science-fiction, ne me convainquent plus, l’essentiel
du propos, qui se situe au-delà des modes et des
querelles de chapelles, me paraît toujours juste, et
éclairant sur certaines notions fondamentales de l’art,
trop souvent négligées, ou évacuées à dessein, dans la
pratique artistique contemporaine.
5
La critique de l’architecture moderne, telle que je la
formulais, mériterait sans doute d’être nuancée,
approfondie, et réactualisée.
La critique des arts plastiques contemporains et de
l’art conceptuel, qui tenait avant tout aux principes
théoriques guidant ceux-ci, a conservé toute son
actualité. Et si elle ne pouvait à l’époque profiter des
débats polémiques initiés dans les années 90, par Jean
Baudrillard, Marc Fumaroli, Jean Clair, Jean-Philippe
Domecq, où plus récemment Christine Sourgins, elle
n’en est pas pour autant rendue obsolète, en raison de
l’originalité de son angle d’attaque, qui s’attache à
montrer l’importance de la figure dans toute
esthétique s’adressant à l’oeil.
En deux mots, je persiste et je signe, et j’espère que le
lecteur qui voudra bien m’accompagner dans ces
brèves réflexions, envisagera ensuite les arts
plastiques et l’architecture avec un regard plus
indépendant, et plus attentif aux valeurs esthétiques
profondes qui marquent la plupart des arts
traditionnels, mais sont trop souvent absentes des
créations contemporaines.
J’espère aussi que, comme moi, il se réjouira du
retour actuel au figuratif dans la peinture, et qu’il le
soutiendra.
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LES ERRANCES DE L'ART MODERNE
Jusqu'à l'aube du XXe siècle, l'art se présentait
comme un raffinement esthétique, un luxe onéreux,
reconnaissable par tous mais réservé à un petit
nombre de privilégiés, du fait même de la quantité et
de la qualité du travail qu'il exigeait. Aussi loin qu'on
remonte dans l'histoire, cela n'avait jamais vraiment
choqué personne, puisqu'on admettait, avec des
nuances selon les époques, que les biens terrestres ne
fussent pas uniformément répartis entre les individus.
Il y avait bien eu, de temps à autre, quelques fous
pour réclamer un monde meilleur où chacun serait
riche et bon ; l'âge d'or réinventé. Ces doux rêveurs
n'avaient cependant jamais trouvé de véritable
tremplin pour mettre leurs idées en application dans
7
la société. Et cependant, il y eut la Révolution
française et puis Marx, dont le génie fût de rendre
crédible l'utopie socialiste en s’appuyant sur le
pouvoir de la science et de l'industrie, qui paraissait
effectivement faire vaciller l’ancien monde. À partir
de lui, en quelques générations, la destinée de
l'humanité allait, dans les esprits occidentaux, basculer
de la perspective du jugement dernier à celle d'un
avènement de l'homme, et du même coup, l'égalité
entre tous allait quitter le paradis où on l'avait
reléguée, et se projeter dans un avenir plus ou moins
proche, qu'il fallait mettre en chantier.
Les artistes qui avaient été sensibilisés aux
idées socialistes, commençaient à s'insurger contre
l'art bourgeois, d'autant plus qu'il était symbolisé par
le carcan oppressif des Académies. Même quand cela
n'a pas été formulé, il est clair qu'il devenait urgent de
concilier art et projet social, tout particulièrement
dans le domaine de l'architecture, où l'on se trouvait
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directement confronté aux crises du logement et aux
exigences de la rentabilité industrielle. Plusieurs
tentatives ont été successivement menées dans ce
sens, et leur accomplissement se superpose presque
exactement à l'histoire de l'Art Moderne. Je les
perçois pour ma part comme des échecs.
La première tentative, celle de l'Art Nouveau,
a connu une floraison brève, à peine plus d'un quart
de siècle. L'objectif était simple : concilier la tradition
artisanale des arts appliqués et l'impératif industriel ;
préserver l'art tout en standardisant pour permettre
une production de masse. Un renouvellement des
thèmes d'inspiration, un style flexible, devaient libérer
l'expression artistique pour qu'elle s'adapte plus
facilement aux possibilités des nouveaux matériaux de
l'industrie, en particulier le fer. Beaucoup de
réalisations, surtout dans le domaine de l'architecture,
furent exemplaires. Mais l'objectif économique restait
impossible à atteindre, et l'art nouveau demeurait un
9
art bourgeois. Il avait gardé une échelle de valeurs
esthétiques basée sur le raffinement et la richesse de
la forme, et cela s'avérait inconciliable avec la logique
économique d'une fabrication en série. Il appartenait
encore au monde du passé, et la guerre de 14-18 a eu
raison de lui.
Les avant-gardes de la peinture et de la
sculpture peuvent être perçues comme seconde
tentative, beaucoup plus disparate que l'art Nouveau,
mais aussi beaucoup plus féconde, puisque leurs
retombées continuent d'alimenter les principaux
courants actuels des arts plastiques. Du point de vue
de la diffusion et de la pérennité, on ne devrait donc
pas parler d'échec, mais bien plutôt de succès.
Cependant, ce succès, comme je vais essayer de le
montrer, peut s'expliquer autrement que par le
contenu intrinsèque de leur art et, par ailleurs, les
objectifs théoriques que s'étaient fixés au départ les
avant-gardes n'ont pas été atteints ; je pense même
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que leur bien-fondé est infirmé par la situation à
laquelle nous sommes arrivée aujourd'hui en matière
d'art pur.
Il est difficile de parler globalement des
tendances qui se sont succédées depuis les cubistes, et
pourtant toutes ont en commun un certain nombre
de présupposés et de méthodes de créations, qui les
ont conduit dans la majorité des cas vers l'abstraction.
De surcroît, les mêmes artistes sont souvent passés
d'un mouvement l'autre au cours de leur vie,
montrant bien qu'il existe, au-delà du ralliement à tel
ou tel groupe, des préoccupations semblables.
Une grande idée sous-tendait tout le travail
des avant-gardes artistiques : il fallait fonder de
nouvelles
catégories
esthétiques,
radicalement
différentes des règles traditionnelles, parce que cellesci étaient ressenties comme le symbole de la société
bourgeoise hiérarchisée en classes, où le paraître était
11
plus important que l'être. La nouvelle esthétique
devrait alors aller contre la tradition, et se méfier a
priori de tout ce qui se rapprochait du bon goût tel
qu'il était ancré dans la majorité des esprits. Elle
devrait également être en corrélation avec ce monde
nouveau que l'on sentait naître, caractérisé par la
production de masse et une mobilité croissante dans
tous les domaines. Une nouvelle forme de sensibilité
perceptive
se
manifesterait
immanquablement,
induite par le changement des rapports sociaux au
sein de la société moderne, et le rôle des artistes
semblait être d'aller au-devant de cette sensibilité,
d'aider à son éclosion, de façon volontariste si c'était
nécessaire. En réalisant ses trois premiers "ready
made", Marcel Duchamp laissait entendre dès 1913
que la sensibilité artistique était une valeur relative,
que tout objet appartenant à l'ère industrielle, aussi
banal soit-il, constituait un support potentiel pour le
re-étalonnage de la sensibilité, et que grâce à un acte
12
volontaire et paradoxal, il pouvait être révélé comme
objet d'art.
L'art des avant-gardes se pose donc d'emblée
comme une sorte de maïeutique, à cela près qu'on ne
connaît pas vraiment ce qui doit naître. Les
expérimentations
se
succèdent
à
un
rythme
rapproché, portant tantôt sur les supports de création
— collages, écriture automatique, assemblage de
divers matériaux — tantôt sur les méthodes d'analyse
de la forme — recherche d'autres types de
représentation, ne faisant plus référence à la vision
perspective, essai d'intégration du mouvement —.
Des modèles ou des références sont cherchés dans les
arts dits "Primitifs", ou encore dans les œuvres de
certains aliénés justement parce que, étant situées en
deçà des normes perceptives de la société occidentale,
ces œuvres paraissent détenir une pureté originelle.
Beaucoup d'artistes veulent également donner une
justification scientifique à leurs expériences et
13
cherchent un appui dans la psychanalyse, le
gestaltisme, ou même dans les nouvelles théories de la
physique. Mais quelles que fussent leurs motivations,
les hommes des avant-gardes avaient enclenché un
processus qui les dépassait largement ; il manquait à
leurs travaux la rigueur et les règles de la recherche
scientifique, et l'attitude expérimentale, au lieu de
déboucher sur une vérification ou une invalidation de
leurs hypothèses, allait se transformer soit en une
exploration méticuleuse et gratuite de tel ou tel
champ de l’expression, soit en une volonté de
déviance permanente, trouvant sa valorisation dans
l’originalité et l’incongruité des résultats, ou dans le
discours qui les sous-tend.
Si la publicité a su trouver de multiples
applications aux inventions des artistes modernes, et
si la société de consommation a pu sans difficulté
intégrer leur production, ils n'ont pas pour autant
provoqué de révolution, ni dans la fonction sociale de
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l'art, ni dans le domaine de la sensibilité esthétique.
L'art moderne est plus que jamais un art de classe : il
reste inaccessible aux masses, pour deux raisons
d'abord, parce que le prix des œuvres originales est
toujours élevé, quoique indépendant de leur valeur
intrinsèque, puisque la cote de l'artiste et le caractère
forcément limité de sa production suffisent à
maintenir le cours sur le marché ; ensuite, et cela est
plus pernicieux, parce que les critères d'appréciation
des œuvres se sont considérablement déplacés du
domaine esthétique au domaine sémantique : qui ne
peut évaluer, par défaut de culture, les discours
justificateurs de l'œuvre, ne pourra jamais évaluer
l’œuvre ; elle n'est plus objet d'art, mais preuve d'art.
Or, qu'est-ce qu'une preuve, sinon l'indice qui permet
de croire à l'existence d'une chose absente ? Ainsi, la
fuite en avant de l'art moderne se solde par la
substitution à l'art du signe de l'art.
15
Toutes
les
trouvailles
des
plasticiens
contemporains n'ont pas réussi à produire de
véritable changement dans notre sensibilité esthétique
; j'en veux pour preuve la constance des anciens
repères, qui continuent de fonctionner lorsqu'il s’agit
d'évaluer une œuvre d'art antérieure au XXe siècle.
Une troisième tentative pour concilier art,
production de masse, et projet social, débute avec la
création du Bauhaus en 1919. Les professeurs tentent
d'y établir un lien étroit entre les recherches plastiques
des
artistes
d'avant-garde
et
la
maîtrise
des
technologies industrielles et artisanales, espérant ainsi
dépasser la contradiction entre art et industrie, en
formant des hommes, designers et architectes, aptes à
créer des objets usuels à la fois performants et beaux.
Ils considèrent la conception rationnelle et réaliste de
l'objet comme un préalable indispensable pour qu'une
esthétique puisse apparaître. En architecture, la
beauté ne semble pouvoir maître que de l'habileté à
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exprimer les éléments techniques, fonctionnels, et
économiques qui entrent dans la composition d'un
projet ; elle ne saurait être en contradiction avec les
vérités quasi scientifiques que représentent alors la
logique économique de la production industrielle
d'une part, l'hygiène et le confort d'autre part ; elle ne
peut être que leur exaltation. Soleil, verdure, vastes
espaces ; lignes pures dénuées d'ornement et volumes
simples des bâtiments, mise en majesté des fonctions
élémentaires,
des
matériaux,
et
des
procédés
constructifs nouveaux ; telles sont les règles effectives
qui vont régir pendant plus de trente ans l'esthétique
architecturale unifiée et diffusée par les C.I.A.M. et
les expositions internationales.
Ce n'est que dans les années soixante, lorsque
se généralise en Europe et dans le monde le recours
aux principes architecturaux et urbanistiques du
Mouvement Moderne, qu'on commence à mesurer
les erreurs théoriques qu'ils contiennent et le danger
17
qu'ils représentent au plan social. A partir de
l'expérience des grands ensembles, deux constats
s'imposent à la critique : l'apologie des formes simples
et dépouillées ainsi que de la standardisation a
entraîné les abus qu'on connaît, ramenant l'expression
architecturale à un morne empilement de cellules
identiques ; la volonté de cerner, voire d'isoler les
fonctions essentielles de l'habitation et de la ville, a
conduit à une sorte de caricature navrante, où les
véritables usages, attachés à la signification sociale des
lieux construits, étaient ignorés ou contrefaits. La
pureté formelle confinait à l'indigence, et la simplicité
analytique des fonctions à leur dénaturation.
L'architecture moderne n'est pas pour autant
morte de cet échec, comme certains l'ont annoncé ; et
ce qu’on nome maintenant le postmodernisme
représente pour moi son dernier avatar. Les principes
essentiels qui inféodent l'expression architecturale à la
production en série, et qui lui assignent de manifester
18
la vérité de l'objet ne sont pas remis en question. Il y
a simplement réajustement des concepts, et remise à
jour des méthodes. Ainsi la vérité d'un édifice est
perçue différemment, en s'appuyant sur les nombreux
travaux qu'ont produits les sciences humaines, et qui
mettent en relief la complexité des usages et des
significations socioculturelles attachés à tout artefact.
Le discours des architectes se déplace aussi, et au
positivisme pragmatique des pionniers succèdent
tantôt l’ethno-sociologisme, tantôt le symbolisme,
tantôt l'érudition d'un jeu sémiotique pur, tantôt le
"participationnisme".
Les
instaurateurs
du
Mouvement Moderne avaient un côté puritain : ils
jugeaient
de
la
vérité,
et
leur
verdict
était
intransigeant ; aujourd'hui, les architectes préfèrent le
simple témoignage qui, somme toute, est aussi une
manifestation de la vérité, mais fragmentaire, et
laissant place à l'interprétation. On veut que
l'expression architecturale témoigne de nombreuses
choses : de l'efficience technologique, de la nouvelle
19
culture médiatique, des contradictions du programme
ou plus généralement de tout ce qu'on ne peut
résoudre. Plutôt que sur une cohérence globale de
tous les niveaux de l'objet architectural, la recherche
porte sur une cohérence relative à l'angle sous lequel
chaque niveau est considéré. On peut donc se
permettre
beaucoup
d'excentricités
—
et
les
architectes ne s'en privent pas —, pourvu qu'on sache
expliquer l'intérêt et la logique de son point de vue.
"Le jeu savant, correct, et magnifique des
volumes assemblés sous la lumière" — formule du
Corbusier — est remplacé par un jeu toujours savant,
mais plutôt ambigu et ironique, des signes culturels
assemblés sous une lumière assez artificielle. Le
Modernisme est passé de la période conquérante et
héroïque des débuts à une période un peu trouble, ou
l'enthousiasme a souvent laissé place au jeu
maniériste.
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Plus personne ne prétend détenir la vérité,
mais chacun veut montrer l'importance de son
témoignage, et se cherche des cautions ici ou là : dans
l'histoire de l'architecture en faisant des citations ;
dans la démocratie en faisant participer les habitants.
Le postmodernisme est un feu d'artifice qui
ne doit pas nous cacher le double échec de l'art
architectural moderne : d'une part, il reste un art de
funambules,
parce
que mis à
part
quelques
équilibristes de talent qui arrivent à tirer une
expression esthétique des moyens techniques et
économiques mis à leur disposition, l'écrasante
majorité de la production stagne dans une médiocrité
à la quelle nous nous sommes hélas habitués ; d'autre
part, la faiblesse et l'incohérence des retombées du
langage
plastique
vernaculaire,
que
moderne
représente
dans
l'architecture
surtout
l'habitat
pavillonnaire, montre bien son incapacité à être
21
approprié
par
la
sensibilité
usuelle
de
nos
contemporains.
Si on accepte aujourd'hui de poser le
problème de l'art dans sa réalité profonde, et de ne
pas le ramener, comme certains sociologues le font, à
un outil de classe dont la seule fonction serait de
produire de la distinction et de la hiérarchie sociale
(en suivant un tel raisonnement, on pourrait en dire
autant de toute production intellectuelle, ce qui ne
paraît pas sérieux), il faut bien admettre alors, sans
complexe ni rancœur, que nos prédécesseurs
modernes, victimes des emportements, de leur juste
passion pour le progrès et la liberté, se sont quelque
peu enlisés dans un système où la surenchère
remplace l'esprit critique, et où le sens de l'exploit
individuel prend le pas sur le désir d'affiner sa propre
sensibilité en étant plus attentif aux valeurs
esthétiques capables d'entraîner un large consensus.
22
En réalité, l'expression artistique ne gagne pas
être considérée comme une chose aléatoire, ou un
outil que l'on peut réduire à volonté et utiliser selon
notre caprice individuel. Aucun créateur, si génial
soit-il, ne peut sans dommage s'exprimer en dehors
de toutes conventions établies. L'art est bien la
manifestation
talentueuse
d'une
expression
individuelle, mais inscrite dans un langage culturel qui
ne peut se transformer rapidement, au gré des
théories de tel ou tel artiste. Les protagonistes des
avant-gardes et du mouvement moderne ont agi
comme si le contenu de leur message artistique ne
pouvait s'accommoder des principes esthétiques
ancestraux, décelables dans toutes les traditions, sans
doute parce qu'ils avaient effectivement été trop figés
par les règles académiques. Mais en se retournant si
violemment contre l'académisme, ils jetaient, comme
on dit vulgairement, le bébé avec l'eau du bain, et
oubliaient le fantastique savoir et les trésors de
sensibilité que véhiculent les langages plastiques
23
traditionnels. Ils ont cru que la tradition était un
éteignoir dont il faut se libérer pour exprimer une
grande passion ; que tout acte vraiment créateur doit
se situer en dehors des conventions. Ils n'ont pas vu
que le génie transcende les conventions plutôt qu'il ne
les rejette, et que de toute façon, l'art ne saurait se
réduire au trait de génie, trop rare dans l'histoire. La
convention me semble au contraire une sorte
d’hommage permanent au génie, un rituel qui permet
d’en perpétuer le souvenir et l’enseignement dans
notre quotidienneté.
24
EXPRESSION
ARTISTIQUE
ET
DETERMINATIONS MATERIELLES
Un bâtiment relevant de l'architecture n'est
pas réductible à un simple instrument fonctionnel mis
en forme par un designer. En effet, le design est une
recherche esthétique superficielle qui, pour rendre
harmonieux les objets produits par l'homme, s'attache
plus à la mode qu'à leur signification profonde. Il est
en particulier incapable de saisir la notion de durée,
pourtant essentielle en architecture ; chaque édifice se
présente comme un point fixe, un repère réel et
symbolique dans l'espace et dans le temps. C'est faire
fausse route que de lui chercher ses valeurs dans la
logique des produits de consommation ; les qualités
fonctionnelles, le confort, sont importants quand il
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s'agit de l'usage immédiat, mais l'architecture ne doitelle pas justement être avant tout un support aux
détournements d'usage, puisqu'une fois construite,
elle survit toujours longtemps après la disparition des
activités qu'on lui avait assignées à l'origine ? De plus,
son rôle dans notre imagination et notre mémoire ne
doit pas être négligé, et là encore, ce ne sont pas les
déterminations utilitaires qui comptent le plus ; nos
rêves et nos souvenirs travaillent dans l'espace de
l'analogie, et mettent les choses en relation par
ressemblance, sans qu'un rapport entre elles soit
nécessaire sur le plan fonctionnel. Avant d'être des
articles
de
consommation,
les
maisons,
les
monuments, sont enracinés dans le cœur des hommes
depuis des temps immémoriaux ; c'est un peu comme
la peinture, la danse, ou même le pain, le vin, le feu de
bois :
leur
valorisation
transcende
toute
problématique de l'utile. Considérée sous cet angle,
on voit que l'architecture tend à quitter la scène de
notre
production
contemporaine,
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malgré
les
incantations grimaçantes et tragiques que semblent
être certaines réalisations d'aujourd'hui.
L'architecture comme la littérature, doit se
situer
dans
un
champ
spécifique
de
la
communication, régi par l'évocation et la polysémie,
la
distorsion
et
la
convergence
sémantique.
Cependant, il y a toujours eu des constructions, dans
notre environnement, qui n'entrent pas dans ce
système de communication, comme, dans le domaine
de l'écriture, beaucoup de textes n'appartiennent pas à
la littérature. Les textes strictement utilitaires, par
exemple, registres ou documents contractuels, qui
prennent le langage comme un code rigide en
établissant une relation biunivoque entre un ensemble
de signifiés conventionnels, et un ensemble formel —
mots
et
règles
grammaticales
—
également
conventionnel. Du point de vue du passage de
l'information, de tels textes sont idéaux : il y a très
peu de distorsion dans la communication, elle est
27
maximale sur le plan mécanique ; on recherche
d'ailleurs cette fiabilité quand on veut transmettre des
ordres à un ordinateur, ou quand on désire rendre
compte de choses simples ; mais dès qu'on s'adresse à
autrui en s'impliquant soi-même, la qualité de
communication change de définition, et, devient
proportionnelle aux possibilités d'utiliser subtilement
les flous et les ambiguïtés du code linguistique. La
littérature n'est rien d'autre, et notre pensée en tire en
grande partie sa consistance. N'oublions pas que le
langage est un instrument de réflexion et d'expression
avant
d'être
un
outil
pour
transmettre
de
l'information. La véritable communication humaine
s'évalue moins par la fiabilité et la quantité de
l'information que par sa qualité substantielle ; elle
n'est pas dans le champ de l'information, mais dans
celui, beaucoup plus vaste et enchevêtré, de la
correspondance (terme opportun, puisqu'il désigne à
la fois l'échange épistolaire et l'analogie qui relie
potentiellement plusieurs êtres ou phénomènes).
28
Certains affirment aujourd'hui que n'importe
quel texte est de la littérature, ou que n'importe quelle
construction est de l'architecture ; cela rejoint le point
de vue de Marcel Duchamp avec ses ready made, et
on peut admettre en effet la possibilité d'interpréter
poétiquement l'objet dont la signification est la plus
pauvre et la plus abrupte. Mais il y a plus de risques
que d'avantages dans une telle attitude : on s'expose
en particulier à un amalgame regrettable entre ce qui
est de l'ordre de l'expression et ce qui est simple trace.
Les surréalistes, par exemple, n'ont-ils pas assimilé,
dans leurs expériences d'écriture et de dessin
automatiques, les traces d'un inconscient à une
expression artistique ? De même le courant pictural
de l'abstraction lyrique a souvent donné pour
expression plastique les traces d'une expression
gestuelle. Cette confusion pourrait expliquer de
nombreux aspects de l'art contemporain, et il n'est
pas inutile de bien préciser la notion de trace. Le
29
point essentiel, c'est que la trace n'est pas reliée à la
chose qui lui donne signification par une relation
arbitraire ou conventionnelle, mais par une simple
relation de cause à effet : l'effet est trace de la cause.
Ainsi la trace d'un pied laissé dans l'argile fraîche,
mais aussi la disposition du marc de café déposé au
fond d'une tasse. Or, si la première ne peut intéresser
qu'un détective ou un scientifique, la seconde
retiendra l'attention de certaines devineresses, car rien
n'empêche de rechercher dans toute trace, un sens
qui soit en dehors de la signification causale. Mais
alors il ne dépend pas de l'homme, il est l'expression
de quelque chose qui le dépasse et, comme nous le
montrent l'ensemble des divinations, quelque soit
l'être qui parle par la trace, dieu, force occulte, ou
puissance surnaturelle, il s'exprime au travers d'un
langage conventionnel, bien qu'incompréhensible
pour le plus grand nombre.
30
L'artiste qui présente un ensemble de traces
comme manifestation de son art, se pose donc de fait
comme un médium, un instrument dont la fonction
est de révéler un message plastique extérieur à luimême, de portée universelle. Des convictions de cet
ordre ont effectivement existé chez certains artistes et
architectes contemporains, mais je ne crois pas qu'on
puisse y voir la cause principale de la valorisation de
l'objet-trace dans l'esthétique moderne. Il y a deux
autres explications possibles : la première nous
ramène surtout vers les architectes fonctionnalistes ;
pour eux, l'esthétique est la manifestation rationnelle
des déterminations de l'objet, et pour être une
transcription rigoureuse de ces déterminations dans le
domaine des formes, l'expression plastique doit se
rapprocher au maximum de son degré zéro. On est
alors très proche de la trace. La seconde explication,
qui s'applique en particulier aux œuvres des tendances
artistiques les plus difficiles d'accès (abstraction
lyrique, support surface, art conceptuel) s'appuie sur
31
le fait qu'on puisse considérer certaines empreintes
matérielles d’actes artistiques d'ordre gestuel ou
conceptuel,
comme
elles-mêmes
manifestations
esthétiques. Les instruments propres à enregistrer
l'acte et à en consigner les traces, pourvu qu'ils soient
orientée ad hoc, seraient capables de l'enrichir d'une
part
d'aléatoire
et
pourraient
décupler
son
expressivité, à la manière d'un projecteur qui grandit
démesurément l'ombre portée d'un objet qu'il
focalise. Mais pour apprécier de telles œuvres-trace, il
faut en connaître les tenants et les aboutissants, le
contexte doit être raconté en dehors de l'œuvre ellemême. Intrinsèquement, leur signification esthétique
demeure
très
hypothétique,
sauf
si
le
désir
d'expressivité de l'artiste se déplace, de l'acte à la trace
elle-même ; ainsi le peintre traditionnel japonais, qui
sait maîtriser son geste et en contenir l'énergie pour
que l'empreinte du pinceau produise l'effet désiré sur
le papier ; ou encore Max Ernst qui utilisait
32
savamment collages et frottis pour enrichir son
expression picturale.
En réalité, c'est souvent une fascination pour
la pensée scientifique qui a incité nombre d'artistes à
considérer la trace comme expression privilégiée de la
vérité. Toute forme qui semble trop inféodée au
monde des apparences est pour eux tromperie et
mensonge, comme elle était séduction du diable pour
leurs ancêtres calvinistes. Je trouve une telle
conception très regrettable, en particulier parce
qu'elle a largement contribué a discréditer les
ornements, qui pourtant sont, à mes yeux, une sorte
de fête de la forme, indispensable à l'expression
esthétique.
Pour prendre du recul par rapport à cette
idéologie
qui
s'enracine
dans
les
premières
métaphysiques rationalistes et continue de gouverner
notre destinée, des philosophes comme Gaston
33
Bachelard et Michel Serres nous sont très utiles, parce
que, justement, ils ont compris que le champ du
rationnel ne pourra jamais correspondre qu'à une
petite partie du réel, et que la pensée mêle intimement
- structurellement, pourrait-on dire – dans son
fonctionnement,
l'enchaînement
rationnel
des
concepts et leur enchaînement analogique, sans
qu'aucun des deux modes ne soit supérieur à l'autre
pour appréhender la réalité, ni ne puisse se passer de
l'autre. Sans le rapprochement analogique des
concepts, nous ne pourrions nous repérer en dehors
des connaissances strictement scientifiques, et nous
ne saurions rien découvrir parce que nous n'aurions
aucune intuition, nous n'aurions même aucun projet.
Sans l'intelligence déductive, par contre, nous
n'aurions aucune prise sur l'environnement et nous ne
pourrions le transformer.
La reconnaissance d'une telle dualité de la
pensée doit nous conduire à développer d'autres
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métaphysiques, qui puissent en particulier mieux
rendre compte du phénomène artistique dans son
ensemble que n'ont pu le faire les philosophies
strictement
rationalistes.
Je
voudrais
formuler
brièvement, sans autre prétention que celle de livrer
telle quelle une intuition, ce qui me semble découler
de la conception d'une réalité construite à la fois
logiquement et analogiquement, d'un côté respectant
les déterminations mécaniques de la matière, et de
l'autre exprimant, au travers des formes, des qualités
d'essence. Regardons d'abord ce que constate
actuellement la physique des particules : dans
l'infiniment petit, la matière se dérobe en un nuage
probabiliste, une vague nébuleuse faite d'éléments qui
interagissent sans pour autant être positionnés dans
l'espace. J'en déduis qu'au plus profond, notre
substance semble égale au chaos, qu'elle existe sans
être vraiment, parce qu'on ne peut lui attribuer de
place ni de forme sûres. A l'opposé, si nous nous
transportons dans le domaine de l'essence pure, que
35
toutes les traditions humaines abordent par la
religion, nous pouvons aussi tirer un enseignement de
certaines croyances. Dieu est, nous dit la religion
chrétienne, mais son royaume n'est pas de ce monde ;
il ne peut apparaître dans notre univers réel que si "le
verbe se fait chair". Cela ne signifie-t-il pas que
l'Essence, bien que par définition elle soit, ne peut
accéder à l'existence réelle qu'en s'enchaînant dans
un processus de déterminations matérielles, de causes
et d'effets ? Ainsi l'Etre pur serait une immanence de
l'univers, mais située en deçà ou/et au-delà de
l'espace et du temps, tandis que la matière, dépouillée
de ses enveloppes successives, ne resterait qu'une
probabilité, un potentiel condensé d'espace et de
temps, précisément. Il faudrait, pour que s'engendre
le réel, une rencontre de l'essence et de la substance,
de la forme virtuelle et de la matière potentielle.
Ainsi, seul notre présent serait réel, tandis que
l'histoire, telle que nous essayons de l'évoquer et de la
comprendre ne pourrait jamais être autre chose qu'un
36
recollement artificiel et partial entre le monde
figuratif des essences - mythologies, récits, et épopées
-, et le grouillement obscur et abstrait des indices
matériels - traces, ruines éparpillées, substances
corrodées.
Revenons maintenant à l'art dans son rapport
avec la forme et la matière. Toute expression
esthétique est du domaine de la forme, et si celle-ci
peut effectivement être décrite comme résultat de
processus physiques et d'actions mécaniques, ou
comme adaptation à une fonction, elle est également
parole, expression d'une essence, ou, pour mieux dire,
figure ; c'est de ce second aspect qu'elle tire sa
signification principale en tant que forme. Ce fait n'a
pas été vraiment ignoré par les artistes modernes; on
sait, par exemple, quelle importance des gens comme
Mondrian, Klee ou même Gropius et Le Corbusier
attachaient à la cohérence intrinsèque des formes, à la
reconnaissance d'un domaine expressif clairement
37
distingué
des
déterminations
constructives
ou
utilitaires. Mais il y a façon et façon d'envisager
l'indépendance du problème formel. Et là, les
modernes ont manqué de perspicacité ; ils ont pensé
que le monde des apparences obéissait à des lois du
même type que celles qui gouvernent la physique, et
ils ont recherché entre les formes des enchaînements
logiques et rationnels, mathématiques et euclidiens,
ajoutant finalement à la détermination fonctionnelle
et mécanique externe de la forme, une détermination
interne tout aussi fonctionnelle et mécanique, donc
sans rapport avec sa réalité expressive, qui est
commandée par l'analogie et la figure.
Les langages esthétiques traditionnels, de
quelque culture qu'ils soient issus, ne s'y sont pas
trompés, et c'est pourquoi ils paraissent d'emblée
beaucoup plus conséquents que les expressions
artistiques dites contemporaines. Par ailleurs, leur
raffinement et leur complexité, résultat d'une longue
38
mise
au
point
empirique,
ne
peuvent
avoir
d'équivalent dans l'art moderne, parti de la table rase
et obligé d'élaborer de toutes pièces de nouveaux
systèmes de conventions esthétiques, ce qui ne va pas
sans poser de problèmes : d'abord il y a une certaine
difficulté à incorporer des acquis, dans la mesure où
chaque courant nouveau a tendance à rejeter ce qui le
précède; ensuite, les conventions restent internes à
l'élite ou au groupe qui les promeut ; enfin, les
nouveaux langages ont un effet de déstabilisation des
systèmes de référence du public : on l'a persuadé de
l'illégitimité de tous ses repères, réduisant ainsi
considérablement son niveau d'exigence, et le livrant
sans défense au discours des médias, aux pièges de la
mode et de la consommation.
Il y a actuellement chez les artistes une espèce
de jeu à expérimenter sans cesse de nouveaux
langages, souvent fragmentaires et incohérents, et on
ne comprend pas très bien leur finalité. La règle
39
ludique semble se substituer peu à peu aux règles
esthétiques ; l'art n'est plus une recherche du beau,
sincère et communicative, mais une pantomime snob,
capable de récupérer l'esthétisme traditionnel comme
de magnifier son contraire. Le problème se pose donc
de trouver les moyens d'endiguer ce déferlement
ludique, cette danse frénétique des signes qui entérine
la schématisation et l'appauvrissement des effets
plastiques. On doit réfléchir à la façon la plus féconde
de renouer avec les langages des arts traditionnels.
Bien sûr, il ne s'agit pas d'oublier l'épisode moderne,
et de revenir à une société archaïque et réactionnaire ;
mais il faut faire la part des choses et abandonner
l'idée que la science et la technologie sont aptes à tout
résoudre.
Acceptons
notre
subjectivité
anthropomorphique comme une donnée positive et
cessons de vouloir la remplacer par une sorte de
"mécanomorphisme". Reconnaissons aussi que la
fuite en avant n'est pas une garantie de progrès, mais
un dérèglement tendanciel de la société humaine,
40
dans laquelle l'effet de régulation par feed back
semble jouer de plus en plus mal son rôle.
41
LANGAGES
TRADITIONNELS
ET
FIGURATION EN ARCHITECTURE
Une réflexion sur les langages traditionnels en
architecture appelle un préambule sur les spécificités
qui
caractérisent
les
différents
domaines
de
l'expression artistique. On a souvent établi certaines
analogies entre la musique et l'architecture, par
exemple, et il est nécessaire de creuser pour voir
jusqu'à quel point de tels parallèles sont justifiés, et
dans quelle mesure chaque domaine artistique
détermine, par les propriétés sensitives qu'il met en
jeu, les types de langage utilisables. Nietzsche
considérait l'art pictural comme apollonien et l'art
musical comme dionysiaque ; il supposait donc que la
42
vue, à laquelle s'adresse la peinture, de par sa nature
même, n'influe pas de la même façon sur notre
sensibilité artistique que l'ouïe, dont dépend la
musique. Il y a là effectivement matière à
interrogation ; Si nous considérons la quantité
d'informations que nous donne chacun de nos sens
sur notre environnement, nous voyons qu'elle n'est
pas identique : la vue nous livre une succession
d'images qui, si l'on néglige l'effet stéréoscopique,
peuvent être traduites en deux dimensions, comme le
montre la structure de l'œil ou de l’appareil photo qui
en est une réplique ; l'ouïe, sensible aux ondes
sonores, reçoit une quantité de signaux plus limitée,
puisqu'on peut les traduire suivant une courbe plane,
celle du microsillon par exemple ; l'odorat et le goût,
dont
relève
l'art
culinaire,
fournissent
une
information difficile à traduire graphiquement, mais
je ne crois pas me tromper en affirmant qu'elle est
encore plus réduite ; quant au toucher, qui n'a pas
donné naissance à un art spécifique si ce n'est le
43
massage, on ne peut le caractériser globalement car il
ne correspond pas à un organe précis mais à
l'ensemble de notre surface corporelle. Notre sens le
plus performant est donc bien la vue, suivi par l'ouïe,
contrairement à la plupart des animaux supérieurs
pour les quels l’odorat est prédominant.
Si on accepte de définir l'art comme
expression esthétique de notre essence, que l'on peut
caractériser principalement par notre esprit, notre
structure mentale, nous comprendrons pourquoi il se
manifeste davantage dans les domaines perceptifs qui
marquent le plus cette structure mentale, la vue et
l'ouïe. toutes deux sont prépondérantes dans la
constitution de notre mémoire et dans la formation
des significations ; cependant, elles n'ont pas du tout
le même rôle. De prime abord, l'ouïe parait
secondaire : elle donne une information plus réduite
et plus diffuse, dans la mesure où elle n'est pas
directionnelle ; si nous entendons un bruit particulier
44
qui attire notre attention, nous allons tourner la tête
dans sa direction pour voir ce à quoi il correspond,
pour le comprendre en l'associant à une figure.
L'appréhension de la réalité est en effet directement
dépendante chez nous de la figure, c'est-à-dire de la
reconnaissance visuelle, de la représentation. Notre
ouïe est un sens par nature trompeur, associé à
l'équivoque et au doute, au flou ; il est facile d'imiter
un son, et un motif sonore reconnu, chant d'oiseau
ou voix d'un ami, ne s'impose jamais comme une
certitude avant d'être vérifié par le regard. De
surcroît, tous les objets signifiants de notre
environnement restent la plupart du temps silencieux.
Enfin, pour bien distinguer un message sonore, nous
avons besoin d'un fond de silence, parce que s'il y a
chevauchement des sons entre eux, ils fusionnent et
se mélangent. Il en va autrement de l'image : pas
besoin d'obscurité pour discerner une figure. C'est
que les objets visuels ne se confondent jamais, ils se
masquent en se superposant (une image visuelle
45
analogue à une perception sonore serait donnée par
un ensemble d'objets transparents, et dont les
contours seraient relativement flous. On comprend
alors que les arts visuels, peinture, sculpture, et
architecture pour ne citer que les traditionnels, se
soient spontanément appuyés sur la figuration, la
reconnaissance
des
figures
étant
la
fonction
essentielle de la vision et l'œil ne se satisfaisant pas du
flou. On comprend aussi que la musique ne se soit
jamais tellement attardée à reproduire des sons
naturels, le rôle originel de l'oreille étant de
transmettre au cerveau des impressions, d'évoquer
plus que de préciser ; en outre, il est possible en
musique d'inventer des harmonies beaucoup plus
riches et complexes que celles qui constituent
habituellement notre univers sonore (cela apparaît
bien moins aisé pour les arts visuels, la variété, le
raffinement des paysages et des formes naturelles, la
somptuosité des jeux de couleur et de lumière aux
différente heures de la journée étant difficilement
46
surpassables pour les artistes). L'ouïe a néanmoins
acquis une grande importance dans le développement
de notre pensée par suite de l'apparition du langage,
véhiculé par la voix ; toute notre activité conceptuelle
a été reliée à la mémoire auditive des mots ; c'est
peut-être pourquoi cette activité privilégie l'analyse et
l'enchaînement logique, caractéristiques de l'ouïe qui
doit constamment séparer les sons et être attentive à
leurs succession, alors que la pensée synthétique doit
sans doute beaucoup aux propriétés de la vision,
parce que l'œil est habitué à embrasser d'un coup un
grand nombre de choses sans confusion.
L'architecture
fait
partie
des
arts
qui
procèdent principalement du domaine visuel. Elle est
un environnement recomposé par l'homme, et nous
avons
vu
que
l'environnement
se
présente
naturellement à nos yeux comme un ensemble de
figures, disons une composition figurative. Il n'y a pas
47
d'environnement abstrait, pas plus que de peinture
abstraite, d'ailleurs.
Un
sémioticien,
Félix
Thurlemann,
a
récemment analysé le "tableau avec une bordure
blanche", de Kandinsky, à la lumière de ce que
l'auteur en a dit ; il arrive à la conclusion que "l'œuvre
en question, malgré son caractère abstrait, relève
toujours de la vieille conception mimétique de la
peinture comme représentation d'un extrait du
monde"; seulement "il n'y a pas reconnaissance d'une
réalité à laquelle il y aurait d'autres voies d'accès... Ce
n'est pas le monde de l'expérience quotidienne qui est
simulé (ou un monde analogue à celui-ci), mais un
nouveau monde, jusqu'alors inconnu". La peinture
abstraite serait donc une représentation de mondes
utopiques non analogues à notre monde visuel ; c'est
là une aberration, car notre œil ne peut recevoir et
comprendre de message qu'appartenant à notre
monde visuel ou analogue à celui-ci, c'est à dire
48
utilisant les mêmes lois : perspective, non fusion des
éléments, modelage des formes par la couleur et
l'ombre. Les déformations de ces lois - le flou
impressionniste, les stylisations et déformations des
arts anciens ou même des cubistes - ont toujours
existé et sont nécessaires, car c'est justement elles qui
fournissent le moyen aux artistes d'exprimer leur
sentiment particulier par rapport à ce qu'ils veulent
représenter ; mais s'ils adaptent les lois de la
perception figurative à leur expression personnelle (à
l'intérieur des possibilités offertes par les conventions
et les connaissances de leur époque, évidemment) ils
doivent aussi se garder de les détruire totalement, car
hors d'elles, tout travail devient hermétique et
l'expression artistique directement perceptible se
réduit à un simple arrangement, une vulgaire mise en
page.
Tout ce que l'œil de l'homme effleure est figure,
depuis l'aube de son histoire : figure familière,
étrange, bénéfique ou hostile, claire ou ambiguë.
49
Cependant, il y a deux sortes de figures ; celles qui
relèvent du langage naturel des formes, et que l'on
découvre de façon empirique et progressive dès notre
plus jeune âge (la connaissance de ce langage nous
permet de nous mouvoir sans encombre dans l'espace
qui nous entoure) ; l'autre sorte relève de langages
artificiels - ou plutôt inventés empiriquement -,
propres à un groupe humain, et transmis seulement
par l'apprentissage ; ce sont par exemple l'écriture, les
signaux du code de la route, ou encore l'héraldique. Si
on ne possède pas la clef de tels langages, c'est
l'incompréhension ; le terme d'abstraction est alors
justifié, et il ne peut l'être que pour ces ensembles de
figures, dont la signification visuelle directe est quasi
nulle, et dont le registre d'expression artistique est
reporté sur le plan non visuel de la signification qui
est symbolisée (pour l'écriture, l'expression artistique
principale est au niveau non visuel de la linguistique sémantique et rhétorique -, l'expression artistique
visuelle étant limitée à la calligraphie).
50
En architecture, le niveau symbolique existe
(par exemple l'association traditionnelle des ordres
classiques à différents types humains, de la jeune fille
à l'homme fort), mais il n'est pas essentiel et ne fait
pas l'objet de conventions suffisamment développées
pour
permettre
l'apparition
d'une
expression
artistique non visuelle ; il est simple connotation.
L'expression architecturale se manifeste donc dans le
domaine de la vue, et c'est pourquoi elle est
surdéterminée, comme l'expression picturale, par les
lois de la figuration. L'œuvre architecturale est
représentation,
ensemble
de mises en
scènes
complexes. Elle se représente d'abord elle-même ;
comme objet de plaisir dans les palais baroques,
comme objet sacré et miraculeux dans les cathédrales
gothiques, comme objet de puissance dans les
forteresses, ou encore comme objet fonctionnel dans
le logement contemporain. Mais quel que soit son
thème, la véritable architecture, de la plus humble à la
51
plus
opulente,
s'offre
d'abord
comme
objet
d'admiration. C'est aussi pour ça que l'usage du
bâtiment n'a rien à voir avec l'architecture ; l'édifice
architectural, quelle que soit sa fonction, est de toute
façon un lieu de déambulation qui se donne à voir, et
qui donne à contempler toutes sortes de figures, de
formes identifiables ; il y a celles qui racontent et qui
nomment, comme les fresques les bas-reliefs, ou les
statues ; celles qui évoquent simplement, comme les
colonnades qui rappellent la forêt, mais aussi qui
réfèrent à l'histoire de l'architecture ; celles enfin qui
rehaussent et stylisent un ordonnancement, comme
les nervures, frises, et corniches.
Quand
l'architecture
oublie
sa
nature
figurative, quand elle oublie que son art est un art de
la représentation, elle se prive de presque tous ses
moyens d'expression ; c'est une des raisons de
l'indigence totale ou partielle de nos constructions
contemporaines.
52
Pour mieux comprendre comment pourrait se
rétablir aujourd'hui un langage architectural figuratif
qui soit correct et dynamique, il est nécessaire de faire
un bref retour en arrière, vers la fin du XIXe siècle,
au moment justement où les langages figuratifs
traditionnels ont semblés être à jamais dans une
impasse. Oublions pour un temps l'impératif
économique et industriel (j'y reviendrai après, quand
je parlerai des moyens) car il n'a pas été le seul facteur
d'abandon de ces langages ; oublions aussi l'impératif
idéologique, rationaliste et moraliste, dont j'ai parlé au
début ; c'est comme le précédent un facteur extérieur.
Ce qu'il faut maintenant, c'est regarder s'il y avait des
causes internes propres à entraîner la mort des
expressions traditionnelles.
L'occident
du
XIXe
siècle
paraît
effectivement avoir été submergé par sa propre
moisson architecturale ; trop de modèles possibles se
53
sont simultanément révélés à lui. En plus de
l'approfondissement archéologique des habituels
modèles classiques de Rome et de la Grèce, il a
découvert, ou redécouvert, à travers son propre passé
et son empire colonial, les architectures gothique,
romane, égyptienne, mauresque, turque, byzantine,
indienne, chinoise, japonaise... Les artistes n'ont pas
suivi ; la si fantastique machine créatrice qui avait
jusque là su s'approprier et intégrer parfaitement les
apports extérieurs semble détraquée, elle ne peut plus
digérer les styles à un tel rythme. Et pourtant, dans
l'ensemble éclectique de la production architecturale
du XIXe siècle européen, on a généralement sousestimé les réussites, que l'on commence à redécouvrir
depuis peu. Il est vrai qu'on ressent dans beaucoup
d'œuvres de cette époque une espèce d'épuisement,
une rhétorique traditionnelle en perte de puissance,
associée à une attirance trop frivole pour les
vocabulaires exotiques. Mais si nous regardons vers
les espaces intérieurs des gares, des serres, des halles,
54
des salles d'expositions, ou des bibliothèques,
constituées de fonte et de fer, et que l'on peut
associer aux noms de Labrouste, Baltard, Deane et
Woodward, Hittorf, et plus tard Horta, on est frappé
par leur beauté, leur authenticité, et la pertinence de
leur expression. On retrouve alors, dans une moindre
mesure, le phénomène qui s'était généralisé à la
Renaissance : la réappropriation d'un vocabulaire
architectural associé à une civilisation dont on
découvrait simultanément les qualités morales et
culturelles ; et sa transposition astucieuse en fonction
des exigences contemporaines de procédés de
construction et de mode de vie. L'Antiquité classique
était le modèle réinterprété en architecture par des
hommes comme Alberti ou Serlio, parallèlement au
travail des grands humanistes. Le moyen âge est le
modèle
analysé
par
Viollet-le-Duc
et
Ruskin
parallèlement à Goethe, Michelet,, et les autres grands
romantiques. Seulement la lumière fournie par la
redécouverte de l'époque médiévale est tempérée par
55
la concurrence des autres modèles nouveaux et par la
persistance du modèle classique à travers l'Académie.
Il a manqué aux hommes du XIXe siècle la
linguistique et l'ethnologie : ils n'avaient ni les
concepts ni les méthodes pour leur permettre
d'associer
aux
langages
architecturaux
qu'ils
empruntaient les trésors humains de pensée et de
culture que ceux-ci exprimaient et invitaient à
promouvoir. Au lieu de cela, il y avait les concepts de
la science de la matière et de la médecine, notions de
mécanique et de pathologie, le goût des grandes
classifications hérité des naturalistes du XVIIIe siècle,
et
surtout
cette
intuition
grandissante
de
l'irréversibilité de l'histoire, et donc de l'inadéquation
a priori de tout modèle antérieur.
Il ne faut
pas croire cependant
que
l'architecture moderne, dans sa volonté de se tourner
vers l'avenir et de pratiquer la table rase n'a plus rien
emprunté au passé. Ainsi, dans "Les cinq points d'une
56
nouvelle architecture" de Le Corbusier, les pilotis, la
façade libre, la fenêtre en longueur et le plan libre
sont
empruntés,
consciemment
ou
non,
à
l'architecture traditionnelle japonaise (la première
apparition du plan libre au Japon remonte à 1219,
dans le temple Hôryu-ji, près de Nara), quant aux
toits-jardin, outre la légende de Babylone, ils sont une
réinterprétation des toits terrasse de certaines régions
du Maghreb, qu'il connaissait.
Si les éclectiques n'avaient pas su assimiler
convenablement les langages architecturaux recueillis
dans d'autres contrées ou d'autres temps, le moins
qu'on puisse dire des modernes est qu'ils ne se sont
pas embarrassés de détails et que, s'ils ont pu se
forger un langage cohérent et original, c'est au
détriment des raffinements expressifs et sémantiques
des éléments architecturaux accaparés, qui ont été
défigurés, littéralement.
57
ESTHETIQUE
ARCHITECTURALE
ET
REPERES FONDAMENTAUX
Maintenant qu'il est possible de s'appuyer sur
un solide savoir linguistique et ethnologique, et que la
philosophie nous fait prendre du recul par rapport
aux grands mythes modernistes, je crois que le devoir
de l'architecte est de se retourner vers les abondantes
sources des
traditions architecturales, en sachant
qu'elles constituent le fondement incontournable de
toute expression nouvelle (exactement comme dans
le domaine purement linguistique, nous ne pouvons
faire abstraction des racines indo-européennes ni des
58
apports historiques successifs, qui restent vivants
dans nos langues contemporaines et marquent, sans
qu'on en ait forcément conscience, notre tournure
d'esprit). Dans tout domaine de l'expression humaine,
parole ou art, il faut avoir une certaine défiance pour
ce qu'on pourrait nommer, en reprenant le mot
d'Orwell, des "novlangues", même s'ils partent de
sentiments plus généreux que ceux qui animent Big
Brother ; ils se révèlent toujours, à la longue, soit
naïfs, soit totalitaires, et en tout cas, à mon sens,
impropres à bien porter notre destinée artistique.
Depuis les années soixante, en architecture,
plusieurs formes de retour aux sources de la tradition
se manifestent ; dans les pays du tiers monde, à
travers
certaines
interventions
qui
tendent
à
réhabiliter les cultures locales, ou bien encore, dans
les pays industrialisés, par des réalisations qui
cherchent la réinsertion dans une continuité de
culture régionale. Je ne crois pas que ce soit la
59
meilleure façon d'assumer le patrimoine architectural
des civilisations humaines antérieures ; l'architecture
régionale, locale, n'a jamais été dynamisée par la
volonté de promouvoir un style régional, mais plutôt
sclérosée par elle. Les styles régionaux, ou pour
mieux dire, les expressions régionales, ont bien
entendu existé, mais elles furent plus un résultat
qu'une volonté. Ces expressions étaient l'émanation
de l'ensemble des connaissances et des usages des
maîtres d'œuvre d'une région; ces connaissances et
usages furent d'autant plus spécifiques et particuliers
que les moyens de communication d'une région à
l'autre étaient plus limités. Mais ne nous méprenons
pas : tout désir de connaissance a par nature une
vocation universaliste, et les architectes de tel ou tel
lieu ont toujours eu à intégrer et choisir, pour
constituer leur langage propre, des éléments parmi
l'ensemble des connaissances qu'ils avaient acquises,
qu'elles viennent de leur région ou d'ailleurs. Ainsi la
culture régionale vivante m'apparaît plus comme une
60
structure de réceptacle, ouverte, que comme un
corpus stylistique, même évolutif. Nous connaissons
beaucoup d'exemples de traditions régionales qui ont
leur origine dans un emprunt à une culture extérieure
(le style romano-byzantin en Périgord et en
Angoumois, ou bien le néoclassique bordelais, parmi
beaucoup d'autres). Il est bien sûr légitime de
défendre les patrimoines régionaux, mais la seule
architecture qui ait besoin d'être protégée, c'est celle
qui est déjà construite, pas celle qui est à faire.
S'il doit encore exister une architecture locale
de nos jours, elle ne peut être que le résultat d'une
interprétation et d'une intégration particulières par les
architectes locaux de l'ensemble des connaissances
dont ils disposent ; et si, par exemple, tel constructeur
breton manifeste une affinité pour l'architecture
moghole et s'il la connaît particulièrement bien, je ne
vois pas du tout pourquoi il devrait s'abstenir d'en
tirer parti dans sa production. Notre actuel
61
patrimoine n'est plus régional, mais planétaire. Cela
ne signifie pas qu'il faille répandre sur l'ensemble du
globe, comme ont contribué à le faire les architectes
modernes, un même style caractéristique de la
formation sociale dominante à l'échelle mondiale,
mais que justement les créateurs locaux résisteront
d'autant mieux à un style dominant qu'ils pourront
accéder à une culture plus étendue et profiter d'outils
théoriques plus élaborés, car on sait bien que la
liberté de choisir est une question de moyens autant
qu'une question de droit ou de principes.
Les langages traditionnels de l'art, de quelque
lieu qu'ils proviennent, semblent posséder un tronc
commun qui les met à la portée de la grande majorité
des gens, à des degrés divers (dans le domaine de
l'architecture, cette hypothèse est confortée par
l'énorme essor des voyages touristiques ; il montre
que des personnes de niveaux culturels divers, se
déplacent facilement sur de grandes distances pour
62
admirer des édifices et des villes d'autres traditions).
Je pense en effet qu'on ne peut mettre la motivation
d'un voyage dans telle ou telle partie du monde sur le
compte de la simple curiosité : le goût de l'exotisme
n'est pas qu'une volonté de dépaysement, il est aussi
une volonté de découverte esthétique. Reconnaître
l'existence de ce tronc commun, c'est reconnaître qu'il
y a une structure esthétique qui surdétermine tous les
langages locaux, une sorte de grammaire objective de
l'esthétique visuelle. On se trouverait, pour le plaisir
visuel, dans un système analogue à celui du plaisir
gustatif : nous autres occidentaux sommes capables
de nous accoutumer aux cuisines orientales et de les
apprécier, et vice versa ; il existe des analogies ou des
constantes aussi bien dans les ingrédients employés
que dans la façon de les combiner ou de les cuire. Ce
petit rapprochement entre cuisine et arts visuels
m'amène à poser le problème, inévitable, des notions
de beau, de bon, et de bien, et des axes de valeurs
hiérarchisées qu'ils introduisent forcément.
63
Sans essayer de postuler l'existence de
référentiels quasi absolus dépassant le cadre de
l'humanité (bien qu'ils ne soient pas à exclure
d'office), on peut établir comme un axiome que le
beau, le bon, et le bien existent dans toutes les
sociétés humaines, et que malgré de très grands écarts
dans l'expression concrète de ces notions, elles
participent d'une structure commune ; s'il n'en était
pas ainsi, il n'y aurait aucune communication possible
des sociétés entre elles. C'est finalement le même
problème que pour les langues : s'il y a toujours une
possibilité de traduction d'une langue à une autre,
c'est parce qu'il y a de l'une à l'autre une analogie
suffisamment importante des concepts. En corollaire
de cet axiome, j'avancerai qu'aucun individu ne peut
faire l'économie des valeurs de bien, de bon, et de
beau, s'il veut pouvoir communiquer un tant soit peu
avec son prochain. Le dicton populaire qui affirme
qu'on ne peut discuter des goûts et des couleurs
64
contient à la fois une erreur et une vérité : une erreur,
parce que s'il n'y avait pas moyen de s'entendre dans
ces domaines on n’aurait jamais pu constituer d'art
pictural ni d'art culinaire, ni d'art en général (tout art
est indissociable d'un consensus stable); une vérité,
aussi, parce que les « goûts et les couleurs » ne
relèvent pas de convictions qu'il serait possible
d'infléchir par un argumentaire, mais bien de
perceptions intimes de la réalité ; on peut donc
s'entendre dans ces domaines, mais pas par le biais de
la discussion ; il faut passer par la sensibilisation, qui
est une expérience progressive, ou parfois aussi par
une sorte d'apprentissage.
Examinons maintenant de plus près la notion
de bien ; notre connaissance en anthropologie et en
sociologie nous permet d'infirmer définitivement la
thèse de J.J. Rousseau selon laquelle le bien serait une
expression spontanée de l'individu non encore
perverti par la société et la culture. En fait, le
65
sentiment du bien, comme ceux de la justice et de
l'égalité, naît des diverses formes de pactes de non
agression mutuelle passés entre individus ou groupes,
qui doivent forcément exister aussitôt qu'il y a une vie
en société. Et si de tels pactes sont nécessaires, c'est
bien qu'il faut refouler ou contenir une tendance
spontanée à l'agression des individus entre eux. Le
bien est donc en opposition avec un certain type
d'expression
naturelle
des
individus,
à
savoir
l'agression, mais il apparaît également comme
expression naturelle et indispensable de toute société.
Son stade le plus évolué est celui qui intègre
l'ensemble de l'humanité et qui se caractérise par une
volonté et une recherche d'équivalence ou de respect
mutuel entre tous les êtres humains (le désir, dans nos
sociétés, d'étendre le bien et la justice à l'ensemble des
êtres vivants non humains, qui n'a vraisemblablement
aucune fonction sociale, montre que la notion de bien
est complètement intériorisée par les individus et
66
qu'elle est devenue pour beaucoup d'entre nous un
besoin naturel, presque un instinct ).
Pour ce qui est du bon (gustatif) et du beau
(visuel), les données sont sensiblement différentes.
Regardons brièvement la notion de bon : elle se
manifeste spontanément chez l'enfant, avant celle de
beau ; indissociable de l'expérience progressive, elle
est ouverte et évolutive, mais elle est vécue comme
une donnée immédiate exempte de toute ambiguïté
(on aime plus ou moins un mets, qu'on le veuille ou
non). Il existe bien sans doute une autosuggestion
possible et une part d'hypocrisie dans les goûts (on
connaît l'anecdote des gens qui aiment le caviar parce
que c'est une denrée chère), mais elle est très limitée.
En matière de beau, c'est-à-dire de plaisir
visuel, les choses se compliquent : s'il y a aussi une
spontanéité, elle se manifeste plus tard chez l'enfant,
et les enjeux sont moindres que pour le plaisir
67
gustatif ; voir quelque chose de très laid est moins
pénible que manger quelque chose de très mauvais.
De plus le plaisir visuel n'est pas dissociable pour les
raisons que j'ai données en parlant de la figuration de son contenu, de son décryptage figuratif. Ainsi des
couleurs ou des formes bien harmonisées suivant
notre goût, mais qui ne nous évoqueraient rien
d'autre qu'elles-mêmes, nous donneraient infiniment
moins de plaisir et d'émotion que de belles formes
figurant et exprimant des êtres, des objets, ou des
situations qui puissent prendre une valeur particulière
dans notre mythologie personnelle (le véritable objet
des arts visuels est donc de réaliser cette adéquation
entre harmonie plastique et contenu exprimé). Enfin,
il faut noter que la sensibilité visuelle, parce qu'elle
n'implique pas une mise en jeu permanente des
mécanismes de plaisir et de déplaisir, contrairement à
la perception gustative qui les met à contribution dès
qu'on absorbe un aliment, semble beaucoup plus
difficile à aiguiser, et sans un certain entraînement,
68
elle peut rester très engourdie chez de nombreuses
personnes ; d'où sans doute le fait que les opinions
esthétiques exprimées notamment en matière de
peinture et d'architecture, sont quelquefois plus un
signe de ralliement à une catégorie sociale symbolisée
par tel ou tel goût artistique, qu'une réelle
manifestation de la sensibilité (la même analyse est
valable pour l'ouïe et la musique).
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de
tout cela sur le plan de l'expression architecturale ?
D'abord la reconnaissance que les critères individuels
d'évaluation esthétique de l'architecture sont des
données internes et indépendantes de la volonté,
même si elles sont évolutives. Ensuite la quasi
certitude que ces critères varient assez peu autour des
lois d'une esthétique, qu'il reste à révéler, valable pour
tous les humains. Nous pouvons essayer de découvrir
quelques aspects de cette esthétique, ce que j'ai
nommé une grammaire objective.
69
Dans
les
édifices
traditionnels,
cette
grammaire apparaît telle que si on leur retranche un
quelconque morceau, la partie restante conserve tout
de même une qualité esthétique ; témoins beaucoup
d'édifices inachevés ou en partie démolis (par
exemple le palais Porto-Breganze de Palladio, ou le
château d'Anet de Ph. Delorme). Cela est très
important pour permettre une stratification des
interventions. Jusqu'au XIXe siècle, il était courant de
reprendre
un
bâtiment
plus
ancien
pour
le
transformer ou l'agrandir ; la plus grande partie de
nos églises a été ainsi constituée d'interventions
successives, comme si la finalité de l'architecture
n'avait pas été vraiment de faire un objet fini, mais
plutôt de participer à l'amélioration d'un site
architectural, indéfiniment perfectible. De cette
façon, la juxtaposition de styles différents était non
seulement possible, mais même devenait le plus
souvent la règle. Et c'est effectivement le recours
70
intuitif
à
une
grammaire
objective
unique,
transcendant les styles, qui garantissait la qualité des
résultats.
Que l'on regarde maintenant le site urbain
dans sa globalité ; on découvre la même chose, avec
encore plus de clarté : la ville n'est rien d'autre qu'une
structure de substitution, où la cohérence est garantie
également par le recours à une grammaire objective.
On a beaucoup parlé ces dernières années de
typologie pour exprimer cette espèce de système
formel qui retient la cohérence de tout ensemble
urbain ; c'est Aldo Rosai qui donna tout son poids au
terme. Je pense pour ma part que le mot était mal
choisi, car beaucoup d'architectes ont assimilé la
recherche typologique à une recherche des plus petits
dénominateurs communs de la forme qui soient
isolables dans un ensemble de bâtiments existants
(dimension des parcelles, proportion des fenêtres,
caractéristiques des toitures...) ; ce qui les a conduit à
71
réaliser - l'impératif économique aidant – de pâles
caricatures des bâtiments par eux analysés, persuadés
qu'ils étaient de garantir ainsi une bonne intégration
au contexte architectural (c'est ce principe qui
intervient dans la plupart des règlements d'urbanisme
locaux et dans ce qu'on appelle l'architecture
d'accompagnement). Il y a une autre conception de la
cohérence architecturale et urbaine, diamétralement
opposée, qui est celle des héritiers orthodoxes du
Mouvement Moderne, et qui peut être décelée, à Paris
par exemple, dans des réalisations comme Beaubourg,
le forum des Halles, et bientôt la pyramide du
Louvre. Les mauvais esprits diraient qu'on peut
caractériser cette tendance par la politique du pavé
dans la mare. En réalité, il ne faut pas être si
simpliste ; nous avons tous de plus en plus l'habitude
d'être confrontés à ce genre d'objets insolites qui
fleurissent au cœur même de nos villes, par ailleurs
millénaires, comme des provocations arrogantes ou
de simples manquements aux usages des bâtiments
72
préexistants. Mais cela est plus grave qu'un simple
pavé dans une mare tranquille qui a vite fait de
l'absorber, car maintenant, la mare elle-même est en
danger : notre regard sur la ville tend de plus en plus
à accepter l'insertion de n'importe quel objet comme
quelque chose de normal et d'ordinaire, quelque soit
son aspect architectural high-tech, bloc de béton, ou
hamburger géant. Plus de grammaire objective ni
d'esthétique globale, mais l’aléatoire, au mieux le
carnaval, érigés en principe ; le sens des choses reste
alors indéfiniment variable, humoristique parfois,
mais le discours est vide et condamné à la
substitution continuelle et rapide de ses éléments,
comme une machine enrayée égrainant, à perpétuité
des calembours, au fil du hasard. On sent donc
l'importance, à moins d'être nihiliste, de retrouver
l'usage de la grammaire objective de l'architecture.
Il n'est cependant pas question, en l'état
actuel de notre savoir, d'énoncer une théorie de la
73
forme architecturale ; trop d'éléments nous restent
inconnus et nous serions poussés à la simplification
excessive et à la caricature. Nous devons approcher le
problème à la façon des ethnologues, par une analyse
structurale et le rapprochement entre architectures de
cultures différentes, et en focalisant notre regard sur
l'expression et sa relation avec le contenu sous-jacent
(c'est le chemin que nous avait montré Panofsky). Il
est clair aussi que nous n'aurons jamais une
connaissance totale - n'est-elle pas un non sens ? - des
lois qui régissent l'esthétique architecturale, et que
dans la pratique, il faudra toujours recourir à une
perception intuitive et empirique des problèmes, en
s'inspirant à bon escient des vocabulaires et procédés
formels recueillis dans les différentes traditions.
Pratique éclectique, donc, mais pas au sens du XIXe
siècle ; il ne s'agit plus de prendre pour modèle tel ou
tel style, ni même de chercher à en fonder un autre (si
un style nouveau doit se constituer, ce devrait être par
une convergence de facto d'une majorité des œuvres,
74
qui témoignerait qu'on est arrivé à asseoir un
ensemble cohérent de conventions sur un large
consensus
social).
La
nouvelle
expression
se
contenterait simplement de chercher à utiliser et à
modifier
les
figures
architecturales
issues
du
patrimoine mondial, de façon à les rendre pertinentes
et performantes en regard de notre sensibilité
contemporaine et des connotations significatives qui
nous semblent importantes. Je parlerai une autre fois
des quelques procédés sur lesquels nous pouvons
nous appuyer pour cela. Je terminerai ici par un autre
problème dont il faut débattre : le rapport entre
l'expression
architecturale
réalisation.
75
et
ses
moyens
de
ARCHITECTURE
ET
MOYENS
DE
REALISATION
Physiquement
parlant,
l'expression
architecturale ne peut s'appuyer que sur trois
supports : le relief des matériaux (sculpture,
modénature, bas-reliefs, volumétrie); la décoration
picturale sur les surfaces (fresques, mosaïques,
vitraux, tapisseries); l'aspect des différentes matières
(texture, couleur, veinure, éclat, opacité, fluorescence
même... ). Si nous faisons un bref bilan de l'évolution
contemporaine des moyens disponibles dans ces trois
domaines, nous devons reconnaître qu'il y a eu peu de
progressions et beaucoup de régressions. Régression
76
d'abord en ce qui concerne le relief, qui est la chose la
plus essentielle ; la stéréotomie est devenue un luxe
quasi inabordable, de même que la sculpture sur bois
ou même le moulage de la fonte ; malheureusement,
aucun autre procédé n'est apparu qui puisse offrir une
gamme comparable d'expression en relief (les essais
de moulage compliqué du béton sont en progrès,
mais restent
cependant
très
limités)
;
notre
architecture doit généralement se contenter du
profilage
d'éléments
linéaires
et
du
tramage
d'éléments modulaires qui produisent la médiocrité
que l'on connaît, à l'exception peut-être de la brique,
qui bénéficie d'une longue tradition de fabrication et
de mise en œuvre. Régression, à nouveau, pour ce qui
est de l'aspect des matériaux ; bétons lavée et délavés,
pierres artificielles, métaux anodisés, composants
synthétiques goudronnés ou plastifiés, tout cela reste
bien plat en comparaison de l'éclat dur d'un granit,
des ocres subtils d'une pierre de Fronsac, des
veinures translucides d'un marbre de Carrare, ou de la
77
douce chaleur des briques toulousaines. De plus, les
matériaux nouveaux ont en commun de vieillir
sordidement, au lieu d'acquérir une patine agréable à
l'œil.
En matière de décoration picturale, par
contre, malgré la raréfaction de quelques belles
techniques, notamment le vitrail, on dispose encore
avec les peintures actuelles, des moyens efficaces.
Mais de façon globale, il n'y a aucune hésitation à
avoir : on a énormément régressé sur la qualité des
moyens d'expression. Cela est dû à une recherche
constante de l'économie maximum, mais aussi à la
normalisation des mises en œuvre, à la prise en
compte
presque
exclusive
des
performances
techniques, à l'incompétence des fabricants de
matériaux
dans
le
domaine
de
l'expression
architecturale, et enfin au peu d'exigence des maîtres
d'œuvre.
78
Dans les édifices traditionnels, les mots étaient
sculptures de pierre et de bois, de terre, ou même de
fonte ; dans l'architecture récente, les mots semblent
de longues coulées amorphes de béton, d'acier, de
verre ou de plastique ; ne nous étonnons donc pas si
le discours est laminé : il devient instrument fiable et
commode, mais il n'est plus capable d'étayer une
réelle pensée architecturale.
A présent, la seule question technique qui
vaille vraiment la peine d'être posée en matière
d'architecture est bien là : comment redonner aux
matériaux de construction et à leurs procédés de mise
en œuvre, la qualité de support d'expression qu'ils ont
perdu au cours du XXe siècle ? La sculpture, en
particulier, devrait être à nouveau possible, car elle est
le summum de l'expression spatialisée : elle permet la
matérialisation de toutes les figures. Elle doit trouver
d'autres instruments que le burin et le marteau, et elle
le peut parce qu'elle est une idée, un désir, avant
79
d'être une technique. En ce sens, il ne faut pas
attendre que ce soit la technologie qui fournisse des
suggestions esthétiques, et il est bon de savoir
reconnaître quand elle n'est d'aucun secours pour
l'expression. Quelle bêtise, par exemple, de s'être
obstiné à croire à la beauté du béton simplement
parce qu'il semblait injuste qu'il ne fut pas beau.
Matériau merveilleux, certes, qui peut être plus dur et
plus résistant que n'importe quelle pierre, qui se
fabrique et se transporte facilement, mais en vérité
merveille sans joie, morne, parce que sans surprise.
Quand on dit, par opposition, que la pierre est un
matériau vivant, c'est de cela, les surprises, qu'il est
question ; contrairement au béton, la pierre préexiste
à l'acte de construire, elle n'a pas été conçue pour
faire les maisons. Et justement, peut-être à cause de
ça, elle est capable de générosités et de richesses
d’aspect, bien au-delà de ce que l'architecte qui
l'emploie aura pensé mettre dans son projet ; elle
devient alors pour lui un réel secours d'expression, si
80
toutefois il sait s'y prendre, si, en définitive, il a du
respect pour ses qualités et ses faiblesses. Il peut
sembler désuet, et même "vieux jeu" d'invectiver le
béton et de faire l'éloge de la pierre ; mais je voudrais
qu'on dépasse toute polémique, et que simplement on
regarde autour de soi, attentivement, naïvement, que
l'on réalise, en levant la tête dans chaque rue, la
prodigieuse
présence
d'une
banale
façade
haussmannienne face à l'inconsistance d'un mur
contemporain ; on se rendra compte alors que la
réalité de nos villes est hélas une indiscutable
confirmation de mon propos.. Bien sûr le béton armé
est
fonctionnel,
maïs
cela
veut
dire
mono-
fonctionnel, pauvrement fonctionnel ; il se contente
de remplir une fonction évidente, sans rien apporter
de plus.
Serait-ce ça, toute l'intelligence de la pensée
industrielle
?
Peut-être ;
mais
heureusement,
l'intelligence technicienne des hommes ne se réduit
81
pas à la pensée industrielle, elle a une autre face qui
justement est anti-fonctionnelle parce qu'elle cherche
perpétuellement à détourner la fonction des objets
vers son propre projet, parce qu'elle s'efforce de
découvrir les utilisations possibles de tout ce qui
préexiste à son désir de faire ; on pourrait la qualifier
de pensée bricoleuse, si le terme n'était pas péjoratif.
La pensée industrielle tend vers la lourdeur, elle
élabore des appareils puissants, inertes ; dont la
rentabilité est maximum à court terme, mais qui sont
trop compliqués pour s'adapter à de multiples
conjonctures. En regardant les difficultés du secteur
secondaire, les machines ruinées de nos vieilles
régions sidérurgiques, je pense inévitablement au
grands sauriens - de l'ère secondaire, justement - qui
ont succombé pour avoir cherché leur efficacité dans
le gigantesque et le monstrueux,
d'absorber
les
changements
incapables
survenus
dans
l'environnement. L'industrie engendre la machine, le
bricolage crée l'outil ; et la différence entre les deux
82
est très grande. L'outil, c'est l'instrument individuel,
actionné par un individu, à son service; plus il est
raffiné, et moins il permet au travail de se faire à la
chaîne. Quel qu'il soit, un même outil peut produire
une infinité d'objets différents, ou transformer un
milieu d'une infinité de façons, toute sa valeur réside
précisément
dans
son
pouvoir
différentiel
d'utilisation ; il ouvre le champ des savoir-faire, qui
garantissent l'enrichissement du travail et permettent
l'expression artistique ; il fait entrer la complexité
dans le travail de l'ouvrier. Chez nos entrepreneurs
d'aujourd'hui, il y a un recul des savoir-faire et de
l'expression artistique, dû à l'oppression totalitaire
des
D.T.U.
qui
relèguent
la
compétence
professionnelle dans l'exécution stéréotypée des
ouvrages selon des procédés normalisés ; on oublie
que le savoir-faire ne réside pas tant dans la pratique
codifiée d'une technique, que dans la capacité à
l'adapter et à la faire évoluer ; il contient la notion de
83
possibilité de perfectionnement continuel du travail
humain.
Le monde de la machine s'oppose au monde
de l'outil, parce qu'il réduit à rien les savoir-faire.
Toute machine peut être considérée comme un outil
dont la spécialisation est poussée à sa limite extrême ;
dans son principe, elle ne peut produire qu'un seul
objet, ou agir sur un milieu d'une seule façon, de
manière toujours répétitive. Elle ne peut, comme
l'outil, traduire sur l'objet un nombre illimité de gestes
humains, mais elle fige au contraire un grand nombre
d'entre eux en un ensemble restreint d'actions
mécaniques élémentaires ; témoin la chaîne de
montage. Tandis qu'un outil prolonge, précise,
amplifie ou métamorphose l'acte de l'ouvrier ou de
l'artiste, la machine ne sait que singer, imiter ; et elle
est toujours à répétition.
84
Quand Le Corbusier, dans sa formule
devenue célèbre, définissait la maison comme
"machine à habiter", il révélait une conception
mécanique et répétitive de l'usage de l'habitation ;
pareillement à la machine, qui annihile les savoir-faire,
la maison-machine semble rejeter les savoir-vivre ou,
ce qui revient au même, substituer à l'art de vivre le
standard de vie. Mais les gens, il faut l'espérer, ne se
résoudront jamais à habiter à la chaîne ; revendiquons
donc de vraies maisons qui soient, si l'on peut dire,
des "outils à habiter".
On commence à se rendre compte, peut-être
en raison de la crise internationale, que le
déploiement massif de l'industrie et des machines ne
va pas sans poser de problèmes, et qu'il est loin
d'avoir été la panacée universelle à laquelle on croyait
au début du siècle. Il est temps de réfléchir aux
options à prendre pour se réorienter vers une
civilisation de l'outil, tout en restant conscient
85
évidemment que les choses ne s'inverseront pas du
jour au lendemain ; la machine, en tant que contrainte
pour la création, n'a pas fait son temps, et il faudra
composer avec elle pendant encore plusieurs
générations. Cependant le grand développement
actuel de l'informatique est un atout non négligeable.
Dans la mesure où il peut effectuer un très grand
nombre de programmes différents, l'ordinateur
semble se rapprocher de l'outil, et il ne tiendrait
qu'aux inventeurs et fabricants d'accentuer ce
caractère. On peut dès lors rêver d'un développement
des forces productives moins ingrat pour l'expression
artistique que ne l'a été celui du machinisme. L'idéal,
ce serait que la création des objets de notre
environnement ne soit plus inféodée aux contraintes
des techniques de reproduction en série qui stérilisent
l'art ; qu'on puisse façonner les formes les plus
complexes et réaliser les assemblages les plus délicats,
à l'aide d'outils très sophistiqués, en sachant
cependant que leur multiplication ultérieure en série
86
ne pose pas de problème particulier, grâce à l'emploi
de machines ultra-fiables permettant de reproduire,
de façon illimitée, quelque objet que ce soit, sans que
la complexité engendre un surcoût. La situation dans
l'ensemble de la production serait alors analogue à ce
qu'elle
est
aujourd'hui
pour
la
production
intellectuelle, seul secteur de création réellement
fécond parce que resté entièrement artisanal sans être
en porte-à-faux avec l'industrie (l'écrivain et le
compositeur, en effet, n'ont pas à se soucier dans leur
travail, des contraintes propres aux moyens de
reproduction de leurs œuvres ; quelle qu'en soient la
complexité et le raffinement, l'impression en série,
sous forme de disques et de livres, n'est pas plus
difficile).
Imaginons donc que la robotique ait atteint ce
niveau limite, et que les machines soient devenues de
véritables
"photocopieuses
d'objets",
en
trois
dimensions et en vraie grandeur. A la manière de la
87
science-fiction, réfléchissons aux implications d'une
pareille situation sur le plan de notre environnement
architectural. La possibilité de reproduction à
l'identique de n'importe quelle architecture conduirait
chaque entreprise de "diffusion architecturale"
(comparable à nos maisons d'édition) à disposer d'un
certain nombre de prototypes d'édifices, chacun étant
reproduit en un nombre déterminé d'exemplaires, fixé
selon sa qualité et l'importance du public susceptible
de l'acquérir. Il serait évidemment souhaitable de
reproduire
en
premier
lieu
tous
les
grands
monuments, du panthéon de Rome au palais de
Versailles, sans oublier les cathédrales ni les grands
édifices du Bouddhisme et de l'Islam. Toute ville
aurait ainsi le loisir, suivant ses moyens (les prix
seraient
uniquement
fonction
du
cubage
des
bâtiments et du coût intrinsèque des matériaux),
d’agrémenter son paysage par tel ou tel chef d'œuvre
de l'architecture universelle ; on pourrait même
imaginer d'en faire des séries meilleur marché en
88
réduisant quelque peu les dimensions des édifices,
pour l'insertion dans de petits villages, par exemple. A
chaque collectivité ensuite, en tenant compte de la
configuration de son territoire et en utilisant son
outillage personnel, de placer puis de s'approprier ces
édifices modèles pour en tirer le meilleur parti. Etant
donné le très grand choix, la qualité des architectures,
ainsi mises en vente, et l'élévation du niveau
d'exigence
moyen
en
matière
d'esthétique
architecturale qui en découlerait, nos paysages
feraient un saut qualitatif certain ; le célèbre profil de
la mosquée Suleymaniyé pourrait apparaître dans les
brumes de Londres, ou la luxuriante masse de la
cathédrale de Bourges s'épanouir au fin fond d'une
oasis
subtropicale.
La
pérennité
des
œuvres
maîtresses de notre patrimoine serait également
assurée par leur dissémination à la surface du globe,
les mettant définitivement à l'abri du péril des
guerres. Toutefois, un problème d'espace finirait par
se poser : la place au sol étant limitée et chère, on
89
devrait de plus en plus souvent démolir les édifices
anciens pour pouvoir en ériger de nouveaux, surtout
si par ailleurs on désire préserver de grande espaces
naturels (nous sommes déjà aujourd'hui confrontés à
ce problème). Si on reprend le parallèle avec la
production littéraire, une telle situation pourrait être
comparée à ce qui se passait à l'époque médiévale
pour les manuscrits : la peau des veaux était onéreuse,
et les monastères n'en disposaient pas toujours d'une
quantité suffisante ; alors il arrivait que l'on soit obligé
de laver de vieux parchemins pour rédiger de
nouveaux textes. A cause de cette pratique, beaucoup
de documents, dont certains de grande valeur, sans
doute, ont été à jamais effacés de notre culture.
L'imprimerie et l'invention du papier ont bien sûr
remédié à ce problème, mais on ne trouverait hélas
d'équivalent dans le domaine du patrimoine bâti que
si, un jour, l'humanité s'égayait dans l'espace
interstellaire et démultipliait ainsi à l'infini son
étendue constructible. Dans un avenir plus proche, il
90
y a tout à gagner à ce que la création et la mémoire de
notre environnement architectural ne se cantonne pas
à l'espace physique de la planète, qui n'est pas
extensible et qu'il faut éviter de saturer, mais
investisse massivement l'espace de l'image et de la
représentation, aux ressources quasi illimitées. On sait
d'ailleurs
le
rôle
premier
que
l'espace
de
représentation joue depuis toujours pour la création
et la conception. L'architecture existe sur le papier
avant d'exister dans l'espace réel, et les bâtiments
concrètement construits, que nous avons trop
l'habitude
de
considérer
comme
seule
réalité
architecturale, ne sont en fait que les avatars de
visions utopiques à un moment donné offertes à
l'activité "paranoïa-critique" des hommes, par laquelle
Dali désignait cette volonté de faire correspondre le
réel aux images intérieures (cf. R. Koolhaas "New
York délire").
91
Les mondes virtuels que porte une image
contiennent à la fois l'ici et l'ailleurs, le souvenir du
passé, les témoignages du présent, et le foisonnement
des avenirs possibles. Aucune création d'image n'est
vaine, car elle est point d'appui pour un futur
éventuel, proche ou lointain. Ainsi les citadelles
mythiques qui constituent une grande partie de mon
travail pictural, sont pour moi de véritables actes
d'architecture, autant et plus, peut-être, que des
projets en règle, avec leurs plans, leur coupes, et leurs
élévations. Simplement, elles ne sont pas encore
contingentées par l'espace réel. Leur caractère
fabuleux ne doit pas être pris pour pure fantaisie ; il
est à mon sens l'expression naturelle des figures
situées au-delà des chaînes de causalité temporelle,
dans ce monde pictural qui ne peut d'ailleurs jamais
être
considéré
comme
banale
réduction
homothétique de notre espace ordinaire : toutes les
dimensions, temps compris, s'y trouvent comprimées
et donc déformées (en respectant cependant les règles
92
indépassables de la figuration et une esthétique liée à
la subjectivité propre de toute culture). Dans chaque
tableau, les éléments représentés et concentrés - ici,
des formes architecturales -, au lieu de se mêler au
hasard, se condensent, se modèlent, et essaient de
s'organiser entre eux ; un paysage nouveau apparaît,
indépendant des déterminations de chaque élément
en particulier. Il y a redistribution des figures,
nouvelle donne, nouvelle échelle sémantique, sans
rapport avec la somme des significations de chaque
architecture prise individuellement ; changement de
structure et peut-être, si je n'ai pas échoué, une sorte
d'alchimie naturelle.
Dans notre environnement architectural réel,
par delà les engrenages rapides de la technique, de
l'économique, du politique, du sociologique, etc., qui
semblent
diriger
les
différents
aménagements,
démolitions et constructions, nous pouvons aussi
parfois retrouver à l'œuvre une alchimie qui agit,
93
comme une fermentation réussie, sur tout ce qui ne
bouge pas, ou peu, et qui semble dormir, sur tout ce
qui est pétrification, figement du temps, inertie du
passé. C'est un peu comme le moût du raisin mis à
reposer dans une cuve, qui se change petit à petit en
bon vin, tout seul, si toutefois on prend garde d'éviter
le pourrissement. Ainsi les édifices juxtaposée en un
site, au fil du temps, peuvent spontanément devenir
une
remarquable
symphonie
visuelle,
pourvu
seulement qu'on sache les préserver des trop fortes
corrosions et surtout qu'on ne laisse pas échapper au
cours des transformations successives, les qualités
immémoriales qui font de l'architecture un plaisir
indissociable de l'œil et de l'esprit.
Gilles Chambon, 1985
94