plaidoyer pour l`art figuratif
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plaidoyer pour l`art figuratif
Gilles Chambon PLAIDOYER POUR L’ART FIGURATIF 2 TABLE I / LES ERRANCES DE L'ART MODERNE 5 II /EXPRESSION ARTISTIQUE ET DETERMINATIONS MATERIELLES 23 III/ LANGAGES TRADITIONNELS ET FIGURATION EN ARCHITECTURE 39 IV/ ESTHETIQUE ARCHITECTURALE ET REPERES FONDAMENTAUX 55 V/ ARCHITECTURE ET MOYENS DE REALISATION 73 3 4 AVANT-PROPOS J’ai écrit ce court essai il y a plus de vingt ans, pour accompagner ma première exposition de peintures, à la galerie Condillac, à Bordeaux. L’exposition avait un titre pompeux : Citadelles d’Erewhon. Mais elle restait en fait très modeste et confidentielle. Elle consistait en une douzaine d’aquarelles accrochées dans un couloir. Elles représentaient les villes imaginaires qui ont toujours hantées mon esprit d’architecte rêveur. Le texte qui va suivre, donné alors en guise de catalogue, se limitait à un tapuscrit photocopié à la hâte en une quarantaine d’exemplaires. J’avais néanmoins intégré dans ce plaidoyer pour l’art figuratif, l’essentiel de mes convictions personnelles sur l’art en général et l’architecture en particulier, et je dois dire que, si quelques références à la linguistique et à la sémiotique datent un peu aujourd’hui, et si certaines propositions architecturales, s’apparentant à la science-fiction, ne me convainquent plus, l’essentiel du propos, qui se situe au-delà des modes et des querelles de chapelles, me paraît toujours juste, et éclairant sur certaines notions fondamentales de l’art, trop souvent négligées, ou évacuées à dessein, dans la pratique artistique contemporaine. 5 La critique de l’architecture moderne, telle que je la formulais, mériterait sans doute d’être nuancée, approfondie, et réactualisée. La critique des arts plastiques contemporains et de l’art conceptuel, qui tenait avant tout aux principes théoriques guidant ceux-ci, a conservé toute son actualité. Et si elle ne pouvait à l’époque profiter des débats polémiques initiés dans les années 90, par Jean Baudrillard, Marc Fumaroli, Jean Clair, Jean-Philippe Domecq, où plus récemment Christine Sourgins, elle n’en est pas pour autant rendue obsolète, en raison de l’originalité de son angle d’attaque, qui s’attache à montrer l’importance de la figure dans toute esthétique s’adressant à l’oeil. En deux mots, je persiste et je signe, et j’espère que le lecteur qui voudra bien m’accompagner dans ces brèves réflexions, envisagera ensuite les arts plastiques et l’architecture avec un regard plus indépendant, et plus attentif aux valeurs esthétiques profondes qui marquent la plupart des arts traditionnels, mais sont trop souvent absentes des créations contemporaines. J’espère aussi que, comme moi, il se réjouira du retour actuel au figuratif dans la peinture, et qu’il le soutiendra. 6 LES ERRANCES DE L'ART MODERNE Jusqu'à l'aube du XXe siècle, l'art se présentait comme un raffinement esthétique, un luxe onéreux, reconnaissable par tous mais réservé à un petit nombre de privilégiés, du fait même de la quantité et de la qualité du travail qu'il exigeait. Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire, cela n'avait jamais vraiment choqué personne, puisqu'on admettait, avec des nuances selon les époques, que les biens terrestres ne fussent pas uniformément répartis entre les individus. Il y avait bien eu, de temps à autre, quelques fous pour réclamer un monde meilleur où chacun serait riche et bon ; l'âge d'or réinventé. Ces doux rêveurs n'avaient cependant jamais trouvé de véritable tremplin pour mettre leurs idées en application dans 7 la société. Et cependant, il y eut la Révolution française et puis Marx, dont le génie fût de rendre crédible l'utopie socialiste en s’appuyant sur le pouvoir de la science et de l'industrie, qui paraissait effectivement faire vaciller l’ancien monde. À partir de lui, en quelques générations, la destinée de l'humanité allait, dans les esprits occidentaux, basculer de la perspective du jugement dernier à celle d'un avènement de l'homme, et du même coup, l'égalité entre tous allait quitter le paradis où on l'avait reléguée, et se projeter dans un avenir plus ou moins proche, qu'il fallait mettre en chantier. Les artistes qui avaient été sensibilisés aux idées socialistes, commençaient à s'insurger contre l'art bourgeois, d'autant plus qu'il était symbolisé par le carcan oppressif des Académies. Même quand cela n'a pas été formulé, il est clair qu'il devenait urgent de concilier art et projet social, tout particulièrement dans le domaine de l'architecture, où l'on se trouvait 8 directement confronté aux crises du logement et aux exigences de la rentabilité industrielle. Plusieurs tentatives ont été successivement menées dans ce sens, et leur accomplissement se superpose presque exactement à l'histoire de l'Art Moderne. Je les perçois pour ma part comme des échecs. La première tentative, celle de l'Art Nouveau, a connu une floraison brève, à peine plus d'un quart de siècle. L'objectif était simple : concilier la tradition artisanale des arts appliqués et l'impératif industriel ; préserver l'art tout en standardisant pour permettre une production de masse. Un renouvellement des thèmes d'inspiration, un style flexible, devaient libérer l'expression artistique pour qu'elle s'adapte plus facilement aux possibilités des nouveaux matériaux de l'industrie, en particulier le fer. Beaucoup de réalisations, surtout dans le domaine de l'architecture, furent exemplaires. Mais l'objectif économique restait impossible à atteindre, et l'art nouveau demeurait un 9 art bourgeois. Il avait gardé une échelle de valeurs esthétiques basée sur le raffinement et la richesse de la forme, et cela s'avérait inconciliable avec la logique économique d'une fabrication en série. Il appartenait encore au monde du passé, et la guerre de 14-18 a eu raison de lui. Les avant-gardes de la peinture et de la sculpture peuvent être perçues comme seconde tentative, beaucoup plus disparate que l'art Nouveau, mais aussi beaucoup plus féconde, puisque leurs retombées continuent d'alimenter les principaux courants actuels des arts plastiques. Du point de vue de la diffusion et de la pérennité, on ne devrait donc pas parler d'échec, mais bien plutôt de succès. Cependant, ce succès, comme je vais essayer de le montrer, peut s'expliquer autrement que par le contenu intrinsèque de leur art et, par ailleurs, les objectifs théoriques que s'étaient fixés au départ les avant-gardes n'ont pas été atteints ; je pense même 10 que leur bien-fondé est infirmé par la situation à laquelle nous sommes arrivée aujourd'hui en matière d'art pur. Il est difficile de parler globalement des tendances qui se sont succédées depuis les cubistes, et pourtant toutes ont en commun un certain nombre de présupposés et de méthodes de créations, qui les ont conduit dans la majorité des cas vers l'abstraction. De surcroît, les mêmes artistes sont souvent passés d'un mouvement l'autre au cours de leur vie, montrant bien qu'il existe, au-delà du ralliement à tel ou tel groupe, des préoccupations semblables. Une grande idée sous-tendait tout le travail des avant-gardes artistiques : il fallait fonder de nouvelles catégories esthétiques, radicalement différentes des règles traditionnelles, parce que cellesci étaient ressenties comme le symbole de la société bourgeoise hiérarchisée en classes, où le paraître était 11 plus important que l'être. La nouvelle esthétique devrait alors aller contre la tradition, et se méfier a priori de tout ce qui se rapprochait du bon goût tel qu'il était ancré dans la majorité des esprits. Elle devrait également être en corrélation avec ce monde nouveau que l'on sentait naître, caractérisé par la production de masse et une mobilité croissante dans tous les domaines. Une nouvelle forme de sensibilité perceptive se manifesterait immanquablement, induite par le changement des rapports sociaux au sein de la société moderne, et le rôle des artistes semblait être d'aller au-devant de cette sensibilité, d'aider à son éclosion, de façon volontariste si c'était nécessaire. En réalisant ses trois premiers "ready made", Marcel Duchamp laissait entendre dès 1913 que la sensibilité artistique était une valeur relative, que tout objet appartenant à l'ère industrielle, aussi banal soit-il, constituait un support potentiel pour le re-étalonnage de la sensibilité, et que grâce à un acte 12 volontaire et paradoxal, il pouvait être révélé comme objet d'art. L'art des avant-gardes se pose donc d'emblée comme une sorte de maïeutique, à cela près qu'on ne connaît pas vraiment ce qui doit naître. Les expérimentations se succèdent à un rythme rapproché, portant tantôt sur les supports de création — collages, écriture automatique, assemblage de divers matériaux — tantôt sur les méthodes d'analyse de la forme — recherche d'autres types de représentation, ne faisant plus référence à la vision perspective, essai d'intégration du mouvement —. Des modèles ou des références sont cherchés dans les arts dits "Primitifs", ou encore dans les œuvres de certains aliénés justement parce que, étant situées en deçà des normes perceptives de la société occidentale, ces œuvres paraissent détenir une pureté originelle. Beaucoup d'artistes veulent également donner une justification scientifique à leurs expériences et 13 cherchent un appui dans la psychanalyse, le gestaltisme, ou même dans les nouvelles théories de la physique. Mais quelles que fussent leurs motivations, les hommes des avant-gardes avaient enclenché un processus qui les dépassait largement ; il manquait à leurs travaux la rigueur et les règles de la recherche scientifique, et l'attitude expérimentale, au lieu de déboucher sur une vérification ou une invalidation de leurs hypothèses, allait se transformer soit en une exploration méticuleuse et gratuite de tel ou tel champ de l’expression, soit en une volonté de déviance permanente, trouvant sa valorisation dans l’originalité et l’incongruité des résultats, ou dans le discours qui les sous-tend. Si la publicité a su trouver de multiples applications aux inventions des artistes modernes, et si la société de consommation a pu sans difficulté intégrer leur production, ils n'ont pas pour autant provoqué de révolution, ni dans la fonction sociale de 14 l'art, ni dans le domaine de la sensibilité esthétique. L'art moderne est plus que jamais un art de classe : il reste inaccessible aux masses, pour deux raisons d'abord, parce que le prix des œuvres originales est toujours élevé, quoique indépendant de leur valeur intrinsèque, puisque la cote de l'artiste et le caractère forcément limité de sa production suffisent à maintenir le cours sur le marché ; ensuite, et cela est plus pernicieux, parce que les critères d'appréciation des œuvres se sont considérablement déplacés du domaine esthétique au domaine sémantique : qui ne peut évaluer, par défaut de culture, les discours justificateurs de l'œuvre, ne pourra jamais évaluer l’œuvre ; elle n'est plus objet d'art, mais preuve d'art. Or, qu'est-ce qu'une preuve, sinon l'indice qui permet de croire à l'existence d'une chose absente ? Ainsi, la fuite en avant de l'art moderne se solde par la substitution à l'art du signe de l'art. 15 Toutes les trouvailles des plasticiens contemporains n'ont pas réussi à produire de véritable changement dans notre sensibilité esthétique ; j'en veux pour preuve la constance des anciens repères, qui continuent de fonctionner lorsqu'il s’agit d'évaluer une œuvre d'art antérieure au XXe siècle. Une troisième tentative pour concilier art, production de masse, et projet social, débute avec la création du Bauhaus en 1919. Les professeurs tentent d'y établir un lien étroit entre les recherches plastiques des artistes d'avant-garde et la maîtrise des technologies industrielles et artisanales, espérant ainsi dépasser la contradiction entre art et industrie, en formant des hommes, designers et architectes, aptes à créer des objets usuels à la fois performants et beaux. Ils considèrent la conception rationnelle et réaliste de l'objet comme un préalable indispensable pour qu'une esthétique puisse apparaître. En architecture, la beauté ne semble pouvoir maître que de l'habileté à 16 exprimer les éléments techniques, fonctionnels, et économiques qui entrent dans la composition d'un projet ; elle ne saurait être en contradiction avec les vérités quasi scientifiques que représentent alors la logique économique de la production industrielle d'une part, l'hygiène et le confort d'autre part ; elle ne peut être que leur exaltation. Soleil, verdure, vastes espaces ; lignes pures dénuées d'ornement et volumes simples des bâtiments, mise en majesté des fonctions élémentaires, des matériaux, et des procédés constructifs nouveaux ; telles sont les règles effectives qui vont régir pendant plus de trente ans l'esthétique architecturale unifiée et diffusée par les C.I.A.M. et les expositions internationales. Ce n'est que dans les années soixante, lorsque se généralise en Europe et dans le monde le recours aux principes architecturaux et urbanistiques du Mouvement Moderne, qu'on commence à mesurer les erreurs théoriques qu'ils contiennent et le danger 17 qu'ils représentent au plan social. A partir de l'expérience des grands ensembles, deux constats s'imposent à la critique : l'apologie des formes simples et dépouillées ainsi que de la standardisation a entraîné les abus qu'on connaît, ramenant l'expression architecturale à un morne empilement de cellules identiques ; la volonté de cerner, voire d'isoler les fonctions essentielles de l'habitation et de la ville, a conduit à une sorte de caricature navrante, où les véritables usages, attachés à la signification sociale des lieux construits, étaient ignorés ou contrefaits. La pureté formelle confinait à l'indigence, et la simplicité analytique des fonctions à leur dénaturation. L'architecture moderne n'est pas pour autant morte de cet échec, comme certains l'ont annoncé ; et ce qu’on nome maintenant le postmodernisme représente pour moi son dernier avatar. Les principes essentiels qui inféodent l'expression architecturale à la production en série, et qui lui assignent de manifester 18 la vérité de l'objet ne sont pas remis en question. Il y a simplement réajustement des concepts, et remise à jour des méthodes. Ainsi la vérité d'un édifice est perçue différemment, en s'appuyant sur les nombreux travaux qu'ont produits les sciences humaines, et qui mettent en relief la complexité des usages et des significations socioculturelles attachés à tout artefact. Le discours des architectes se déplace aussi, et au positivisme pragmatique des pionniers succèdent tantôt l’ethno-sociologisme, tantôt le symbolisme, tantôt l'érudition d'un jeu sémiotique pur, tantôt le "participationnisme". Les instaurateurs du Mouvement Moderne avaient un côté puritain : ils jugeaient de la vérité, et leur verdict était intransigeant ; aujourd'hui, les architectes préfèrent le simple témoignage qui, somme toute, est aussi une manifestation de la vérité, mais fragmentaire, et laissant place à l'interprétation. On veut que l'expression architecturale témoigne de nombreuses choses : de l'efficience technologique, de la nouvelle 19 culture médiatique, des contradictions du programme ou plus généralement de tout ce qu'on ne peut résoudre. Plutôt que sur une cohérence globale de tous les niveaux de l'objet architectural, la recherche porte sur une cohérence relative à l'angle sous lequel chaque niveau est considéré. On peut donc se permettre beaucoup d'excentricités — et les architectes ne s'en privent pas —, pourvu qu'on sache expliquer l'intérêt et la logique de son point de vue. "Le jeu savant, correct, et magnifique des volumes assemblés sous la lumière" — formule du Corbusier — est remplacé par un jeu toujours savant, mais plutôt ambigu et ironique, des signes culturels assemblés sous une lumière assez artificielle. Le Modernisme est passé de la période conquérante et héroïque des débuts à une période un peu trouble, ou l'enthousiasme a souvent laissé place au jeu maniériste. 20 Plus personne ne prétend détenir la vérité, mais chacun veut montrer l'importance de son témoignage, et se cherche des cautions ici ou là : dans l'histoire de l'architecture en faisant des citations ; dans la démocratie en faisant participer les habitants. Le postmodernisme est un feu d'artifice qui ne doit pas nous cacher le double échec de l'art architectural moderne : d'une part, il reste un art de funambules, parce que mis à part quelques équilibristes de talent qui arrivent à tirer une expression esthétique des moyens techniques et économiques mis à leur disposition, l'écrasante majorité de la production stagne dans une médiocrité à la quelle nous nous sommes hélas habitués ; d'autre part, la faiblesse et l'incohérence des retombées du langage plastique vernaculaire, que moderne représente dans l'architecture surtout l'habitat pavillonnaire, montre bien son incapacité à être 21 approprié par la sensibilité usuelle de nos contemporains. Si on accepte aujourd'hui de poser le problème de l'art dans sa réalité profonde, et de ne pas le ramener, comme certains sociologues le font, à un outil de classe dont la seule fonction serait de produire de la distinction et de la hiérarchie sociale (en suivant un tel raisonnement, on pourrait en dire autant de toute production intellectuelle, ce qui ne paraît pas sérieux), il faut bien admettre alors, sans complexe ni rancœur, que nos prédécesseurs modernes, victimes des emportements, de leur juste passion pour le progrès et la liberté, se sont quelque peu enlisés dans un système où la surenchère remplace l'esprit critique, et où le sens de l'exploit individuel prend le pas sur le désir d'affiner sa propre sensibilité en étant plus attentif aux valeurs esthétiques capables d'entraîner un large consensus. 22 En réalité, l'expression artistique ne gagne pas être considérée comme une chose aléatoire, ou un outil que l'on peut réduire à volonté et utiliser selon notre caprice individuel. Aucun créateur, si génial soit-il, ne peut sans dommage s'exprimer en dehors de toutes conventions établies. L'art est bien la manifestation talentueuse d'une expression individuelle, mais inscrite dans un langage culturel qui ne peut se transformer rapidement, au gré des théories de tel ou tel artiste. Les protagonistes des avant-gardes et du mouvement moderne ont agi comme si le contenu de leur message artistique ne pouvait s'accommoder des principes esthétiques ancestraux, décelables dans toutes les traditions, sans doute parce qu'ils avaient effectivement été trop figés par les règles académiques. Mais en se retournant si violemment contre l'académisme, ils jetaient, comme on dit vulgairement, le bébé avec l'eau du bain, et oubliaient le fantastique savoir et les trésors de sensibilité que véhiculent les langages plastiques 23 traditionnels. Ils ont cru que la tradition était un éteignoir dont il faut se libérer pour exprimer une grande passion ; que tout acte vraiment créateur doit se situer en dehors des conventions. Ils n'ont pas vu que le génie transcende les conventions plutôt qu'il ne les rejette, et que de toute façon, l'art ne saurait se réduire au trait de génie, trop rare dans l'histoire. La convention me semble au contraire une sorte d’hommage permanent au génie, un rituel qui permet d’en perpétuer le souvenir et l’enseignement dans notre quotidienneté. 24 EXPRESSION ARTISTIQUE ET DETERMINATIONS MATERIELLES Un bâtiment relevant de l'architecture n'est pas réductible à un simple instrument fonctionnel mis en forme par un designer. En effet, le design est une recherche esthétique superficielle qui, pour rendre harmonieux les objets produits par l'homme, s'attache plus à la mode qu'à leur signification profonde. Il est en particulier incapable de saisir la notion de durée, pourtant essentielle en architecture ; chaque édifice se présente comme un point fixe, un repère réel et symbolique dans l'espace et dans le temps. C'est faire fausse route que de lui chercher ses valeurs dans la logique des produits de consommation ; les qualités fonctionnelles, le confort, sont importants quand il 25 s'agit de l'usage immédiat, mais l'architecture ne doitelle pas justement être avant tout un support aux détournements d'usage, puisqu'une fois construite, elle survit toujours longtemps après la disparition des activités qu'on lui avait assignées à l'origine ? De plus, son rôle dans notre imagination et notre mémoire ne doit pas être négligé, et là encore, ce ne sont pas les déterminations utilitaires qui comptent le plus ; nos rêves et nos souvenirs travaillent dans l'espace de l'analogie, et mettent les choses en relation par ressemblance, sans qu'un rapport entre elles soit nécessaire sur le plan fonctionnel. Avant d'être des articles de consommation, les maisons, les monuments, sont enracinés dans le cœur des hommes depuis des temps immémoriaux ; c'est un peu comme la peinture, la danse, ou même le pain, le vin, le feu de bois : leur valorisation transcende toute problématique de l'utile. Considérée sous cet angle, on voit que l'architecture tend à quitter la scène de notre production contemporaine, 26 malgré les incantations grimaçantes et tragiques que semblent être certaines réalisations d'aujourd'hui. L'architecture comme la littérature, doit se situer dans un champ spécifique de la communication, régi par l'évocation et la polysémie, la distorsion et la convergence sémantique. Cependant, il y a toujours eu des constructions, dans notre environnement, qui n'entrent pas dans ce système de communication, comme, dans le domaine de l'écriture, beaucoup de textes n'appartiennent pas à la littérature. Les textes strictement utilitaires, par exemple, registres ou documents contractuels, qui prennent le langage comme un code rigide en établissant une relation biunivoque entre un ensemble de signifiés conventionnels, et un ensemble formel — mots et règles grammaticales — également conventionnel. Du point de vue du passage de l'information, de tels textes sont idéaux : il y a très peu de distorsion dans la communication, elle est 27 maximale sur le plan mécanique ; on recherche d'ailleurs cette fiabilité quand on veut transmettre des ordres à un ordinateur, ou quand on désire rendre compte de choses simples ; mais dès qu'on s'adresse à autrui en s'impliquant soi-même, la qualité de communication change de définition, et, devient proportionnelle aux possibilités d'utiliser subtilement les flous et les ambiguïtés du code linguistique. La littérature n'est rien d'autre, et notre pensée en tire en grande partie sa consistance. N'oublions pas que le langage est un instrument de réflexion et d'expression avant d'être un outil pour transmettre de l'information. La véritable communication humaine s'évalue moins par la fiabilité et la quantité de l'information que par sa qualité substantielle ; elle n'est pas dans le champ de l'information, mais dans celui, beaucoup plus vaste et enchevêtré, de la correspondance (terme opportun, puisqu'il désigne à la fois l'échange épistolaire et l'analogie qui relie potentiellement plusieurs êtres ou phénomènes). 28 Certains affirment aujourd'hui que n'importe quel texte est de la littérature, ou que n'importe quelle construction est de l'architecture ; cela rejoint le point de vue de Marcel Duchamp avec ses ready made, et on peut admettre en effet la possibilité d'interpréter poétiquement l'objet dont la signification est la plus pauvre et la plus abrupte. Mais il y a plus de risques que d'avantages dans une telle attitude : on s'expose en particulier à un amalgame regrettable entre ce qui est de l'ordre de l'expression et ce qui est simple trace. Les surréalistes, par exemple, n'ont-ils pas assimilé, dans leurs expériences d'écriture et de dessin automatiques, les traces d'un inconscient à une expression artistique ? De même le courant pictural de l'abstraction lyrique a souvent donné pour expression plastique les traces d'une expression gestuelle. Cette confusion pourrait expliquer de nombreux aspects de l'art contemporain, et il n'est pas inutile de bien préciser la notion de trace. Le 29 point essentiel, c'est que la trace n'est pas reliée à la chose qui lui donne signification par une relation arbitraire ou conventionnelle, mais par une simple relation de cause à effet : l'effet est trace de la cause. Ainsi la trace d'un pied laissé dans l'argile fraîche, mais aussi la disposition du marc de café déposé au fond d'une tasse. Or, si la première ne peut intéresser qu'un détective ou un scientifique, la seconde retiendra l'attention de certaines devineresses, car rien n'empêche de rechercher dans toute trace, un sens qui soit en dehors de la signification causale. Mais alors il ne dépend pas de l'homme, il est l'expression de quelque chose qui le dépasse et, comme nous le montrent l'ensemble des divinations, quelque soit l'être qui parle par la trace, dieu, force occulte, ou puissance surnaturelle, il s'exprime au travers d'un langage conventionnel, bien qu'incompréhensible pour le plus grand nombre. 30 L'artiste qui présente un ensemble de traces comme manifestation de son art, se pose donc de fait comme un médium, un instrument dont la fonction est de révéler un message plastique extérieur à luimême, de portée universelle. Des convictions de cet ordre ont effectivement existé chez certains artistes et architectes contemporains, mais je ne crois pas qu'on puisse y voir la cause principale de la valorisation de l'objet-trace dans l'esthétique moderne. Il y a deux autres explications possibles : la première nous ramène surtout vers les architectes fonctionnalistes ; pour eux, l'esthétique est la manifestation rationnelle des déterminations de l'objet, et pour être une transcription rigoureuse de ces déterminations dans le domaine des formes, l'expression plastique doit se rapprocher au maximum de son degré zéro. On est alors très proche de la trace. La seconde explication, qui s'applique en particulier aux œuvres des tendances artistiques les plus difficiles d'accès (abstraction lyrique, support surface, art conceptuel) s'appuie sur 31 le fait qu'on puisse considérer certaines empreintes matérielles d’actes artistiques d'ordre gestuel ou conceptuel, comme elles-mêmes manifestations esthétiques. Les instruments propres à enregistrer l'acte et à en consigner les traces, pourvu qu'ils soient orientée ad hoc, seraient capables de l'enrichir d'une part d'aléatoire et pourraient décupler son expressivité, à la manière d'un projecteur qui grandit démesurément l'ombre portée d'un objet qu'il focalise. Mais pour apprécier de telles œuvres-trace, il faut en connaître les tenants et les aboutissants, le contexte doit être raconté en dehors de l'œuvre ellemême. Intrinsèquement, leur signification esthétique demeure très hypothétique, sauf si le désir d'expressivité de l'artiste se déplace, de l'acte à la trace elle-même ; ainsi le peintre traditionnel japonais, qui sait maîtriser son geste et en contenir l'énergie pour que l'empreinte du pinceau produise l'effet désiré sur le papier ; ou encore Max Ernst qui utilisait 32 savamment collages et frottis pour enrichir son expression picturale. En réalité, c'est souvent une fascination pour la pensée scientifique qui a incité nombre d'artistes à considérer la trace comme expression privilégiée de la vérité. Toute forme qui semble trop inféodée au monde des apparences est pour eux tromperie et mensonge, comme elle était séduction du diable pour leurs ancêtres calvinistes. Je trouve une telle conception très regrettable, en particulier parce qu'elle a largement contribué a discréditer les ornements, qui pourtant sont, à mes yeux, une sorte de fête de la forme, indispensable à l'expression esthétique. Pour prendre du recul par rapport à cette idéologie qui s'enracine dans les premières métaphysiques rationalistes et continue de gouverner notre destinée, des philosophes comme Gaston 33 Bachelard et Michel Serres nous sont très utiles, parce que, justement, ils ont compris que le champ du rationnel ne pourra jamais correspondre qu'à une petite partie du réel, et que la pensée mêle intimement - structurellement, pourrait-on dire – dans son fonctionnement, l'enchaînement rationnel des concepts et leur enchaînement analogique, sans qu'aucun des deux modes ne soit supérieur à l'autre pour appréhender la réalité, ni ne puisse se passer de l'autre. Sans le rapprochement analogique des concepts, nous ne pourrions nous repérer en dehors des connaissances strictement scientifiques, et nous ne saurions rien découvrir parce que nous n'aurions aucune intuition, nous n'aurions même aucun projet. Sans l'intelligence déductive, par contre, nous n'aurions aucune prise sur l'environnement et nous ne pourrions le transformer. La reconnaissance d'une telle dualité de la pensée doit nous conduire à développer d'autres 34 métaphysiques, qui puissent en particulier mieux rendre compte du phénomène artistique dans son ensemble que n'ont pu le faire les philosophies strictement rationalistes. Je voudrais formuler brièvement, sans autre prétention que celle de livrer telle quelle une intuition, ce qui me semble découler de la conception d'une réalité construite à la fois logiquement et analogiquement, d'un côté respectant les déterminations mécaniques de la matière, et de l'autre exprimant, au travers des formes, des qualités d'essence. Regardons d'abord ce que constate actuellement la physique des particules : dans l'infiniment petit, la matière se dérobe en un nuage probabiliste, une vague nébuleuse faite d'éléments qui interagissent sans pour autant être positionnés dans l'espace. J'en déduis qu'au plus profond, notre substance semble égale au chaos, qu'elle existe sans être vraiment, parce qu'on ne peut lui attribuer de place ni de forme sûres. A l'opposé, si nous nous transportons dans le domaine de l'essence pure, que 35 toutes les traditions humaines abordent par la religion, nous pouvons aussi tirer un enseignement de certaines croyances. Dieu est, nous dit la religion chrétienne, mais son royaume n'est pas de ce monde ; il ne peut apparaître dans notre univers réel que si "le verbe se fait chair". Cela ne signifie-t-il pas que l'Essence, bien que par définition elle soit, ne peut accéder à l'existence réelle qu'en s'enchaînant dans un processus de déterminations matérielles, de causes et d'effets ? Ainsi l'Etre pur serait une immanence de l'univers, mais située en deçà ou/et au-delà de l'espace et du temps, tandis que la matière, dépouillée de ses enveloppes successives, ne resterait qu'une probabilité, un potentiel condensé d'espace et de temps, précisément. Il faudrait, pour que s'engendre le réel, une rencontre de l'essence et de la substance, de la forme virtuelle et de la matière potentielle. Ainsi, seul notre présent serait réel, tandis que l'histoire, telle que nous essayons de l'évoquer et de la comprendre ne pourrait jamais être autre chose qu'un 36 recollement artificiel et partial entre le monde figuratif des essences - mythologies, récits, et épopées -, et le grouillement obscur et abstrait des indices matériels - traces, ruines éparpillées, substances corrodées. Revenons maintenant à l'art dans son rapport avec la forme et la matière. Toute expression esthétique est du domaine de la forme, et si celle-ci peut effectivement être décrite comme résultat de processus physiques et d'actions mécaniques, ou comme adaptation à une fonction, elle est également parole, expression d'une essence, ou, pour mieux dire, figure ; c'est de ce second aspect qu'elle tire sa signification principale en tant que forme. Ce fait n'a pas été vraiment ignoré par les artistes modernes; on sait, par exemple, quelle importance des gens comme Mondrian, Klee ou même Gropius et Le Corbusier attachaient à la cohérence intrinsèque des formes, à la reconnaissance d'un domaine expressif clairement 37 distingué des déterminations constructives ou utilitaires. Mais il y a façon et façon d'envisager l'indépendance du problème formel. Et là, les modernes ont manqué de perspicacité ; ils ont pensé que le monde des apparences obéissait à des lois du même type que celles qui gouvernent la physique, et ils ont recherché entre les formes des enchaînements logiques et rationnels, mathématiques et euclidiens, ajoutant finalement à la détermination fonctionnelle et mécanique externe de la forme, une détermination interne tout aussi fonctionnelle et mécanique, donc sans rapport avec sa réalité expressive, qui est commandée par l'analogie et la figure. Les langages esthétiques traditionnels, de quelque culture qu'ils soient issus, ne s'y sont pas trompés, et c'est pourquoi ils paraissent d'emblée beaucoup plus conséquents que les expressions artistiques dites contemporaines. Par ailleurs, leur raffinement et leur complexité, résultat d'une longue 38 mise au point empirique, ne peuvent avoir d'équivalent dans l'art moderne, parti de la table rase et obligé d'élaborer de toutes pièces de nouveaux systèmes de conventions esthétiques, ce qui ne va pas sans poser de problèmes : d'abord il y a une certaine difficulté à incorporer des acquis, dans la mesure où chaque courant nouveau a tendance à rejeter ce qui le précède; ensuite, les conventions restent internes à l'élite ou au groupe qui les promeut ; enfin, les nouveaux langages ont un effet de déstabilisation des systèmes de référence du public : on l'a persuadé de l'illégitimité de tous ses repères, réduisant ainsi considérablement son niveau d'exigence, et le livrant sans défense au discours des médias, aux pièges de la mode et de la consommation. Il y a actuellement chez les artistes une espèce de jeu à expérimenter sans cesse de nouveaux langages, souvent fragmentaires et incohérents, et on ne comprend pas très bien leur finalité. La règle 39 ludique semble se substituer peu à peu aux règles esthétiques ; l'art n'est plus une recherche du beau, sincère et communicative, mais une pantomime snob, capable de récupérer l'esthétisme traditionnel comme de magnifier son contraire. Le problème se pose donc de trouver les moyens d'endiguer ce déferlement ludique, cette danse frénétique des signes qui entérine la schématisation et l'appauvrissement des effets plastiques. On doit réfléchir à la façon la plus féconde de renouer avec les langages des arts traditionnels. Bien sûr, il ne s'agit pas d'oublier l'épisode moderne, et de revenir à une société archaïque et réactionnaire ; mais il faut faire la part des choses et abandonner l'idée que la science et la technologie sont aptes à tout résoudre. Acceptons notre subjectivité anthropomorphique comme une donnée positive et cessons de vouloir la remplacer par une sorte de "mécanomorphisme". Reconnaissons aussi que la fuite en avant n'est pas une garantie de progrès, mais un dérèglement tendanciel de la société humaine, 40 dans laquelle l'effet de régulation par feed back semble jouer de plus en plus mal son rôle. 41 LANGAGES TRADITIONNELS ET FIGURATION EN ARCHITECTURE Une réflexion sur les langages traditionnels en architecture appelle un préambule sur les spécificités qui caractérisent les différents domaines de l'expression artistique. On a souvent établi certaines analogies entre la musique et l'architecture, par exemple, et il est nécessaire de creuser pour voir jusqu'à quel point de tels parallèles sont justifiés, et dans quelle mesure chaque domaine artistique détermine, par les propriétés sensitives qu'il met en jeu, les types de langage utilisables. Nietzsche considérait l'art pictural comme apollonien et l'art musical comme dionysiaque ; il supposait donc que la 42 vue, à laquelle s'adresse la peinture, de par sa nature même, n'influe pas de la même façon sur notre sensibilité artistique que l'ouïe, dont dépend la musique. Il y a là effectivement matière à interrogation ; Si nous considérons la quantité d'informations que nous donne chacun de nos sens sur notre environnement, nous voyons qu'elle n'est pas identique : la vue nous livre une succession d'images qui, si l'on néglige l'effet stéréoscopique, peuvent être traduites en deux dimensions, comme le montre la structure de l'œil ou de l’appareil photo qui en est une réplique ; l'ouïe, sensible aux ondes sonores, reçoit une quantité de signaux plus limitée, puisqu'on peut les traduire suivant une courbe plane, celle du microsillon par exemple ; l'odorat et le goût, dont relève l'art culinaire, fournissent une information difficile à traduire graphiquement, mais je ne crois pas me tromper en affirmant qu'elle est encore plus réduite ; quant au toucher, qui n'a pas donné naissance à un art spécifique si ce n'est le 43 massage, on ne peut le caractériser globalement car il ne correspond pas à un organe précis mais à l'ensemble de notre surface corporelle. Notre sens le plus performant est donc bien la vue, suivi par l'ouïe, contrairement à la plupart des animaux supérieurs pour les quels l’odorat est prédominant. Si on accepte de définir l'art comme expression esthétique de notre essence, que l'on peut caractériser principalement par notre esprit, notre structure mentale, nous comprendrons pourquoi il se manifeste davantage dans les domaines perceptifs qui marquent le plus cette structure mentale, la vue et l'ouïe. toutes deux sont prépondérantes dans la constitution de notre mémoire et dans la formation des significations ; cependant, elles n'ont pas du tout le même rôle. De prime abord, l'ouïe parait secondaire : elle donne une information plus réduite et plus diffuse, dans la mesure où elle n'est pas directionnelle ; si nous entendons un bruit particulier 44 qui attire notre attention, nous allons tourner la tête dans sa direction pour voir ce à quoi il correspond, pour le comprendre en l'associant à une figure. L'appréhension de la réalité est en effet directement dépendante chez nous de la figure, c'est-à-dire de la reconnaissance visuelle, de la représentation. Notre ouïe est un sens par nature trompeur, associé à l'équivoque et au doute, au flou ; il est facile d'imiter un son, et un motif sonore reconnu, chant d'oiseau ou voix d'un ami, ne s'impose jamais comme une certitude avant d'être vérifié par le regard. De surcroît, tous les objets signifiants de notre environnement restent la plupart du temps silencieux. Enfin, pour bien distinguer un message sonore, nous avons besoin d'un fond de silence, parce que s'il y a chevauchement des sons entre eux, ils fusionnent et se mélangent. Il en va autrement de l'image : pas besoin d'obscurité pour discerner une figure. C'est que les objets visuels ne se confondent jamais, ils se masquent en se superposant (une image visuelle 45 analogue à une perception sonore serait donnée par un ensemble d'objets transparents, et dont les contours seraient relativement flous. On comprend alors que les arts visuels, peinture, sculpture, et architecture pour ne citer que les traditionnels, se soient spontanément appuyés sur la figuration, la reconnaissance des figures étant la fonction essentielle de la vision et l'œil ne se satisfaisant pas du flou. On comprend aussi que la musique ne se soit jamais tellement attardée à reproduire des sons naturels, le rôle originel de l'oreille étant de transmettre au cerveau des impressions, d'évoquer plus que de préciser ; en outre, il est possible en musique d'inventer des harmonies beaucoup plus riches et complexes que celles qui constituent habituellement notre univers sonore (cela apparaît bien moins aisé pour les arts visuels, la variété, le raffinement des paysages et des formes naturelles, la somptuosité des jeux de couleur et de lumière aux différente heures de la journée étant difficilement 46 surpassables pour les artistes). L'ouïe a néanmoins acquis une grande importance dans le développement de notre pensée par suite de l'apparition du langage, véhiculé par la voix ; toute notre activité conceptuelle a été reliée à la mémoire auditive des mots ; c'est peut-être pourquoi cette activité privilégie l'analyse et l'enchaînement logique, caractéristiques de l'ouïe qui doit constamment séparer les sons et être attentive à leurs succession, alors que la pensée synthétique doit sans doute beaucoup aux propriétés de la vision, parce que l'œil est habitué à embrasser d'un coup un grand nombre de choses sans confusion. L'architecture fait partie des arts qui procèdent principalement du domaine visuel. Elle est un environnement recomposé par l'homme, et nous avons vu que l'environnement se présente naturellement à nos yeux comme un ensemble de figures, disons une composition figurative. Il n'y a pas 47 d'environnement abstrait, pas plus que de peinture abstraite, d'ailleurs. Un sémioticien, Félix Thurlemann, a récemment analysé le "tableau avec une bordure blanche", de Kandinsky, à la lumière de ce que l'auteur en a dit ; il arrive à la conclusion que "l'œuvre en question, malgré son caractère abstrait, relève toujours de la vieille conception mimétique de la peinture comme représentation d'un extrait du monde"; seulement "il n'y a pas reconnaissance d'une réalité à laquelle il y aurait d'autres voies d'accès... Ce n'est pas le monde de l'expérience quotidienne qui est simulé (ou un monde analogue à celui-ci), mais un nouveau monde, jusqu'alors inconnu". La peinture abstraite serait donc une représentation de mondes utopiques non analogues à notre monde visuel ; c'est là une aberration, car notre œil ne peut recevoir et comprendre de message qu'appartenant à notre monde visuel ou analogue à celui-ci, c'est à dire 48 utilisant les mêmes lois : perspective, non fusion des éléments, modelage des formes par la couleur et l'ombre. Les déformations de ces lois - le flou impressionniste, les stylisations et déformations des arts anciens ou même des cubistes - ont toujours existé et sont nécessaires, car c'est justement elles qui fournissent le moyen aux artistes d'exprimer leur sentiment particulier par rapport à ce qu'ils veulent représenter ; mais s'ils adaptent les lois de la perception figurative à leur expression personnelle (à l'intérieur des possibilités offertes par les conventions et les connaissances de leur époque, évidemment) ils doivent aussi se garder de les détruire totalement, car hors d'elles, tout travail devient hermétique et l'expression artistique directement perceptible se réduit à un simple arrangement, une vulgaire mise en page. Tout ce que l'œil de l'homme effleure est figure, depuis l'aube de son histoire : figure familière, étrange, bénéfique ou hostile, claire ou ambiguë. 49 Cependant, il y a deux sortes de figures ; celles qui relèvent du langage naturel des formes, et que l'on découvre de façon empirique et progressive dès notre plus jeune âge (la connaissance de ce langage nous permet de nous mouvoir sans encombre dans l'espace qui nous entoure) ; l'autre sorte relève de langages artificiels - ou plutôt inventés empiriquement -, propres à un groupe humain, et transmis seulement par l'apprentissage ; ce sont par exemple l'écriture, les signaux du code de la route, ou encore l'héraldique. Si on ne possède pas la clef de tels langages, c'est l'incompréhension ; le terme d'abstraction est alors justifié, et il ne peut l'être que pour ces ensembles de figures, dont la signification visuelle directe est quasi nulle, et dont le registre d'expression artistique est reporté sur le plan non visuel de la signification qui est symbolisée (pour l'écriture, l'expression artistique principale est au niveau non visuel de la linguistique sémantique et rhétorique -, l'expression artistique visuelle étant limitée à la calligraphie). 50 En architecture, le niveau symbolique existe (par exemple l'association traditionnelle des ordres classiques à différents types humains, de la jeune fille à l'homme fort), mais il n'est pas essentiel et ne fait pas l'objet de conventions suffisamment développées pour permettre l'apparition d'une expression artistique non visuelle ; il est simple connotation. L'expression architecturale se manifeste donc dans le domaine de la vue, et c'est pourquoi elle est surdéterminée, comme l'expression picturale, par les lois de la figuration. L'œuvre architecturale est représentation, ensemble de mises en scènes complexes. Elle se représente d'abord elle-même ; comme objet de plaisir dans les palais baroques, comme objet sacré et miraculeux dans les cathédrales gothiques, comme objet de puissance dans les forteresses, ou encore comme objet fonctionnel dans le logement contemporain. Mais quel que soit son thème, la véritable architecture, de la plus humble à la 51 plus opulente, s'offre d'abord comme objet d'admiration. C'est aussi pour ça que l'usage du bâtiment n'a rien à voir avec l'architecture ; l'édifice architectural, quelle que soit sa fonction, est de toute façon un lieu de déambulation qui se donne à voir, et qui donne à contempler toutes sortes de figures, de formes identifiables ; il y a celles qui racontent et qui nomment, comme les fresques les bas-reliefs, ou les statues ; celles qui évoquent simplement, comme les colonnades qui rappellent la forêt, mais aussi qui réfèrent à l'histoire de l'architecture ; celles enfin qui rehaussent et stylisent un ordonnancement, comme les nervures, frises, et corniches. Quand l'architecture oublie sa nature figurative, quand elle oublie que son art est un art de la représentation, elle se prive de presque tous ses moyens d'expression ; c'est une des raisons de l'indigence totale ou partielle de nos constructions contemporaines. 52 Pour mieux comprendre comment pourrait se rétablir aujourd'hui un langage architectural figuratif qui soit correct et dynamique, il est nécessaire de faire un bref retour en arrière, vers la fin du XIXe siècle, au moment justement où les langages figuratifs traditionnels ont semblés être à jamais dans une impasse. Oublions pour un temps l'impératif économique et industriel (j'y reviendrai après, quand je parlerai des moyens) car il n'a pas été le seul facteur d'abandon de ces langages ; oublions aussi l'impératif idéologique, rationaliste et moraliste, dont j'ai parlé au début ; c'est comme le précédent un facteur extérieur. Ce qu'il faut maintenant, c'est regarder s'il y avait des causes internes propres à entraîner la mort des expressions traditionnelles. L'occident du XIXe siècle paraît effectivement avoir été submergé par sa propre moisson architecturale ; trop de modèles possibles se 53 sont simultanément révélés à lui. En plus de l'approfondissement archéologique des habituels modèles classiques de Rome et de la Grèce, il a découvert, ou redécouvert, à travers son propre passé et son empire colonial, les architectures gothique, romane, égyptienne, mauresque, turque, byzantine, indienne, chinoise, japonaise... Les artistes n'ont pas suivi ; la si fantastique machine créatrice qui avait jusque là su s'approprier et intégrer parfaitement les apports extérieurs semble détraquée, elle ne peut plus digérer les styles à un tel rythme. Et pourtant, dans l'ensemble éclectique de la production architecturale du XIXe siècle européen, on a généralement sousestimé les réussites, que l'on commence à redécouvrir depuis peu. Il est vrai qu'on ressent dans beaucoup d'œuvres de cette époque une espèce d'épuisement, une rhétorique traditionnelle en perte de puissance, associée à une attirance trop frivole pour les vocabulaires exotiques. Mais si nous regardons vers les espaces intérieurs des gares, des serres, des halles, 54 des salles d'expositions, ou des bibliothèques, constituées de fonte et de fer, et que l'on peut associer aux noms de Labrouste, Baltard, Deane et Woodward, Hittorf, et plus tard Horta, on est frappé par leur beauté, leur authenticité, et la pertinence de leur expression. On retrouve alors, dans une moindre mesure, le phénomène qui s'était généralisé à la Renaissance : la réappropriation d'un vocabulaire architectural associé à une civilisation dont on découvrait simultanément les qualités morales et culturelles ; et sa transposition astucieuse en fonction des exigences contemporaines de procédés de construction et de mode de vie. L'Antiquité classique était le modèle réinterprété en architecture par des hommes comme Alberti ou Serlio, parallèlement au travail des grands humanistes. Le moyen âge est le modèle analysé par Viollet-le-Duc et Ruskin parallèlement à Goethe, Michelet,, et les autres grands romantiques. Seulement la lumière fournie par la redécouverte de l'époque médiévale est tempérée par 55 la concurrence des autres modèles nouveaux et par la persistance du modèle classique à travers l'Académie. Il a manqué aux hommes du XIXe siècle la linguistique et l'ethnologie : ils n'avaient ni les concepts ni les méthodes pour leur permettre d'associer aux langages architecturaux qu'ils empruntaient les trésors humains de pensée et de culture que ceux-ci exprimaient et invitaient à promouvoir. Au lieu de cela, il y avait les concepts de la science de la matière et de la médecine, notions de mécanique et de pathologie, le goût des grandes classifications hérité des naturalistes du XVIIIe siècle, et surtout cette intuition grandissante de l'irréversibilité de l'histoire, et donc de l'inadéquation a priori de tout modèle antérieur. Il ne faut pas croire cependant que l'architecture moderne, dans sa volonté de se tourner vers l'avenir et de pratiquer la table rase n'a plus rien emprunté au passé. Ainsi, dans "Les cinq points d'une 56 nouvelle architecture" de Le Corbusier, les pilotis, la façade libre, la fenêtre en longueur et le plan libre sont empruntés, consciemment ou non, à l'architecture traditionnelle japonaise (la première apparition du plan libre au Japon remonte à 1219, dans le temple Hôryu-ji, près de Nara), quant aux toits-jardin, outre la légende de Babylone, ils sont une réinterprétation des toits terrasse de certaines régions du Maghreb, qu'il connaissait. Si les éclectiques n'avaient pas su assimiler convenablement les langages architecturaux recueillis dans d'autres contrées ou d'autres temps, le moins qu'on puisse dire des modernes est qu'ils ne se sont pas embarrassés de détails et que, s'ils ont pu se forger un langage cohérent et original, c'est au détriment des raffinements expressifs et sémantiques des éléments architecturaux accaparés, qui ont été défigurés, littéralement. 57 ESTHETIQUE ARCHITECTURALE ET REPERES FONDAMENTAUX Maintenant qu'il est possible de s'appuyer sur un solide savoir linguistique et ethnologique, et que la philosophie nous fait prendre du recul par rapport aux grands mythes modernistes, je crois que le devoir de l'architecte est de se retourner vers les abondantes sources des traditions architecturales, en sachant qu'elles constituent le fondement incontournable de toute expression nouvelle (exactement comme dans le domaine purement linguistique, nous ne pouvons faire abstraction des racines indo-européennes ni des 58 apports historiques successifs, qui restent vivants dans nos langues contemporaines et marquent, sans qu'on en ait forcément conscience, notre tournure d'esprit). Dans tout domaine de l'expression humaine, parole ou art, il faut avoir une certaine défiance pour ce qu'on pourrait nommer, en reprenant le mot d'Orwell, des "novlangues", même s'ils partent de sentiments plus généreux que ceux qui animent Big Brother ; ils se révèlent toujours, à la longue, soit naïfs, soit totalitaires, et en tout cas, à mon sens, impropres à bien porter notre destinée artistique. Depuis les années soixante, en architecture, plusieurs formes de retour aux sources de la tradition se manifestent ; dans les pays du tiers monde, à travers certaines interventions qui tendent à réhabiliter les cultures locales, ou bien encore, dans les pays industrialisés, par des réalisations qui cherchent la réinsertion dans une continuité de culture régionale. Je ne crois pas que ce soit la 59 meilleure façon d'assumer le patrimoine architectural des civilisations humaines antérieures ; l'architecture régionale, locale, n'a jamais été dynamisée par la volonté de promouvoir un style régional, mais plutôt sclérosée par elle. Les styles régionaux, ou pour mieux dire, les expressions régionales, ont bien entendu existé, mais elles furent plus un résultat qu'une volonté. Ces expressions étaient l'émanation de l'ensemble des connaissances et des usages des maîtres d'œuvre d'une région; ces connaissances et usages furent d'autant plus spécifiques et particuliers que les moyens de communication d'une région à l'autre étaient plus limités. Mais ne nous méprenons pas : tout désir de connaissance a par nature une vocation universaliste, et les architectes de tel ou tel lieu ont toujours eu à intégrer et choisir, pour constituer leur langage propre, des éléments parmi l'ensemble des connaissances qu'ils avaient acquises, qu'elles viennent de leur région ou d'ailleurs. Ainsi la culture régionale vivante m'apparaît plus comme une 60 structure de réceptacle, ouverte, que comme un corpus stylistique, même évolutif. Nous connaissons beaucoup d'exemples de traditions régionales qui ont leur origine dans un emprunt à une culture extérieure (le style romano-byzantin en Périgord et en Angoumois, ou bien le néoclassique bordelais, parmi beaucoup d'autres). Il est bien sûr légitime de défendre les patrimoines régionaux, mais la seule architecture qui ait besoin d'être protégée, c'est celle qui est déjà construite, pas celle qui est à faire. S'il doit encore exister une architecture locale de nos jours, elle ne peut être que le résultat d'une interprétation et d'une intégration particulières par les architectes locaux de l'ensemble des connaissances dont ils disposent ; et si, par exemple, tel constructeur breton manifeste une affinité pour l'architecture moghole et s'il la connaît particulièrement bien, je ne vois pas du tout pourquoi il devrait s'abstenir d'en tirer parti dans sa production. Notre actuel 61 patrimoine n'est plus régional, mais planétaire. Cela ne signifie pas qu'il faille répandre sur l'ensemble du globe, comme ont contribué à le faire les architectes modernes, un même style caractéristique de la formation sociale dominante à l'échelle mondiale, mais que justement les créateurs locaux résisteront d'autant mieux à un style dominant qu'ils pourront accéder à une culture plus étendue et profiter d'outils théoriques plus élaborés, car on sait bien que la liberté de choisir est une question de moyens autant qu'une question de droit ou de principes. Les langages traditionnels de l'art, de quelque lieu qu'ils proviennent, semblent posséder un tronc commun qui les met à la portée de la grande majorité des gens, à des degrés divers (dans le domaine de l'architecture, cette hypothèse est confortée par l'énorme essor des voyages touristiques ; il montre que des personnes de niveaux culturels divers, se déplacent facilement sur de grandes distances pour 62 admirer des édifices et des villes d'autres traditions). Je pense en effet qu'on ne peut mettre la motivation d'un voyage dans telle ou telle partie du monde sur le compte de la simple curiosité : le goût de l'exotisme n'est pas qu'une volonté de dépaysement, il est aussi une volonté de découverte esthétique. Reconnaître l'existence de ce tronc commun, c'est reconnaître qu'il y a une structure esthétique qui surdétermine tous les langages locaux, une sorte de grammaire objective de l'esthétique visuelle. On se trouverait, pour le plaisir visuel, dans un système analogue à celui du plaisir gustatif : nous autres occidentaux sommes capables de nous accoutumer aux cuisines orientales et de les apprécier, et vice versa ; il existe des analogies ou des constantes aussi bien dans les ingrédients employés que dans la façon de les combiner ou de les cuire. Ce petit rapprochement entre cuisine et arts visuels m'amène à poser le problème, inévitable, des notions de beau, de bon, et de bien, et des axes de valeurs hiérarchisées qu'ils introduisent forcément. 63 Sans essayer de postuler l'existence de référentiels quasi absolus dépassant le cadre de l'humanité (bien qu'ils ne soient pas à exclure d'office), on peut établir comme un axiome que le beau, le bon, et le bien existent dans toutes les sociétés humaines, et que malgré de très grands écarts dans l'expression concrète de ces notions, elles participent d'une structure commune ; s'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait aucune communication possible des sociétés entre elles. C'est finalement le même problème que pour les langues : s'il y a toujours une possibilité de traduction d'une langue à une autre, c'est parce qu'il y a de l'une à l'autre une analogie suffisamment importante des concepts. En corollaire de cet axiome, j'avancerai qu'aucun individu ne peut faire l'économie des valeurs de bien, de bon, et de beau, s'il veut pouvoir communiquer un tant soit peu avec son prochain. Le dicton populaire qui affirme qu'on ne peut discuter des goûts et des couleurs 64 contient à la fois une erreur et une vérité : une erreur, parce que s'il n'y avait pas moyen de s'entendre dans ces domaines on n’aurait jamais pu constituer d'art pictural ni d'art culinaire, ni d'art en général (tout art est indissociable d'un consensus stable); une vérité, aussi, parce que les « goûts et les couleurs » ne relèvent pas de convictions qu'il serait possible d'infléchir par un argumentaire, mais bien de perceptions intimes de la réalité ; on peut donc s'entendre dans ces domaines, mais pas par le biais de la discussion ; il faut passer par la sensibilisation, qui est une expérience progressive, ou parfois aussi par une sorte d'apprentissage. Examinons maintenant de plus près la notion de bien ; notre connaissance en anthropologie et en sociologie nous permet d'infirmer définitivement la thèse de J.J. Rousseau selon laquelle le bien serait une expression spontanée de l'individu non encore perverti par la société et la culture. En fait, le 65 sentiment du bien, comme ceux de la justice et de l'égalité, naît des diverses formes de pactes de non agression mutuelle passés entre individus ou groupes, qui doivent forcément exister aussitôt qu'il y a une vie en société. Et si de tels pactes sont nécessaires, c'est bien qu'il faut refouler ou contenir une tendance spontanée à l'agression des individus entre eux. Le bien est donc en opposition avec un certain type d'expression naturelle des individus, à savoir l'agression, mais il apparaît également comme expression naturelle et indispensable de toute société. Son stade le plus évolué est celui qui intègre l'ensemble de l'humanité et qui se caractérise par une volonté et une recherche d'équivalence ou de respect mutuel entre tous les êtres humains (le désir, dans nos sociétés, d'étendre le bien et la justice à l'ensemble des êtres vivants non humains, qui n'a vraisemblablement aucune fonction sociale, montre que la notion de bien est complètement intériorisée par les individus et 66 qu'elle est devenue pour beaucoup d'entre nous un besoin naturel, presque un instinct ). Pour ce qui est du bon (gustatif) et du beau (visuel), les données sont sensiblement différentes. Regardons brièvement la notion de bon : elle se manifeste spontanément chez l'enfant, avant celle de beau ; indissociable de l'expérience progressive, elle est ouverte et évolutive, mais elle est vécue comme une donnée immédiate exempte de toute ambiguïté (on aime plus ou moins un mets, qu'on le veuille ou non). Il existe bien sans doute une autosuggestion possible et une part d'hypocrisie dans les goûts (on connaît l'anecdote des gens qui aiment le caviar parce que c'est une denrée chère), mais elle est très limitée. En matière de beau, c'est-à-dire de plaisir visuel, les choses se compliquent : s'il y a aussi une spontanéité, elle se manifeste plus tard chez l'enfant, et les enjeux sont moindres que pour le plaisir 67 gustatif ; voir quelque chose de très laid est moins pénible que manger quelque chose de très mauvais. De plus le plaisir visuel n'est pas dissociable pour les raisons que j'ai données en parlant de la figuration de son contenu, de son décryptage figuratif. Ainsi des couleurs ou des formes bien harmonisées suivant notre goût, mais qui ne nous évoqueraient rien d'autre qu'elles-mêmes, nous donneraient infiniment moins de plaisir et d'émotion que de belles formes figurant et exprimant des êtres, des objets, ou des situations qui puissent prendre une valeur particulière dans notre mythologie personnelle (le véritable objet des arts visuels est donc de réaliser cette adéquation entre harmonie plastique et contenu exprimé). Enfin, il faut noter que la sensibilité visuelle, parce qu'elle n'implique pas une mise en jeu permanente des mécanismes de plaisir et de déplaisir, contrairement à la perception gustative qui les met à contribution dès qu'on absorbe un aliment, semble beaucoup plus difficile à aiguiser, et sans un certain entraînement, 68 elle peut rester très engourdie chez de nombreuses personnes ; d'où sans doute le fait que les opinions esthétiques exprimées notamment en matière de peinture et d'architecture, sont quelquefois plus un signe de ralliement à une catégorie sociale symbolisée par tel ou tel goût artistique, qu'une réelle manifestation de la sensibilité (la même analyse est valable pour l'ouïe et la musique). Quelles conclusions pouvons-nous tirer de tout cela sur le plan de l'expression architecturale ? D'abord la reconnaissance que les critères individuels d'évaluation esthétique de l'architecture sont des données internes et indépendantes de la volonté, même si elles sont évolutives. Ensuite la quasi certitude que ces critères varient assez peu autour des lois d'une esthétique, qu'il reste à révéler, valable pour tous les humains. Nous pouvons essayer de découvrir quelques aspects de cette esthétique, ce que j'ai nommé une grammaire objective. 69 Dans les édifices traditionnels, cette grammaire apparaît telle que si on leur retranche un quelconque morceau, la partie restante conserve tout de même une qualité esthétique ; témoins beaucoup d'édifices inachevés ou en partie démolis (par exemple le palais Porto-Breganze de Palladio, ou le château d'Anet de Ph. Delorme). Cela est très important pour permettre une stratification des interventions. Jusqu'au XIXe siècle, il était courant de reprendre un bâtiment plus ancien pour le transformer ou l'agrandir ; la plus grande partie de nos églises a été ainsi constituée d'interventions successives, comme si la finalité de l'architecture n'avait pas été vraiment de faire un objet fini, mais plutôt de participer à l'amélioration d'un site architectural, indéfiniment perfectible. De cette façon, la juxtaposition de styles différents était non seulement possible, mais même devenait le plus souvent la règle. Et c'est effectivement le recours 70 intuitif à une grammaire objective unique, transcendant les styles, qui garantissait la qualité des résultats. Que l'on regarde maintenant le site urbain dans sa globalité ; on découvre la même chose, avec encore plus de clarté : la ville n'est rien d'autre qu'une structure de substitution, où la cohérence est garantie également par le recours à une grammaire objective. On a beaucoup parlé ces dernières années de typologie pour exprimer cette espèce de système formel qui retient la cohérence de tout ensemble urbain ; c'est Aldo Rosai qui donna tout son poids au terme. Je pense pour ma part que le mot était mal choisi, car beaucoup d'architectes ont assimilé la recherche typologique à une recherche des plus petits dénominateurs communs de la forme qui soient isolables dans un ensemble de bâtiments existants (dimension des parcelles, proportion des fenêtres, caractéristiques des toitures...) ; ce qui les a conduit à 71 réaliser - l'impératif économique aidant – de pâles caricatures des bâtiments par eux analysés, persuadés qu'ils étaient de garantir ainsi une bonne intégration au contexte architectural (c'est ce principe qui intervient dans la plupart des règlements d'urbanisme locaux et dans ce qu'on appelle l'architecture d'accompagnement). Il y a une autre conception de la cohérence architecturale et urbaine, diamétralement opposée, qui est celle des héritiers orthodoxes du Mouvement Moderne, et qui peut être décelée, à Paris par exemple, dans des réalisations comme Beaubourg, le forum des Halles, et bientôt la pyramide du Louvre. Les mauvais esprits diraient qu'on peut caractériser cette tendance par la politique du pavé dans la mare. En réalité, il ne faut pas être si simpliste ; nous avons tous de plus en plus l'habitude d'être confrontés à ce genre d'objets insolites qui fleurissent au cœur même de nos villes, par ailleurs millénaires, comme des provocations arrogantes ou de simples manquements aux usages des bâtiments 72 préexistants. Mais cela est plus grave qu'un simple pavé dans une mare tranquille qui a vite fait de l'absorber, car maintenant, la mare elle-même est en danger : notre regard sur la ville tend de plus en plus à accepter l'insertion de n'importe quel objet comme quelque chose de normal et d'ordinaire, quelque soit son aspect architectural high-tech, bloc de béton, ou hamburger géant. Plus de grammaire objective ni d'esthétique globale, mais l’aléatoire, au mieux le carnaval, érigés en principe ; le sens des choses reste alors indéfiniment variable, humoristique parfois, mais le discours est vide et condamné à la substitution continuelle et rapide de ses éléments, comme une machine enrayée égrainant, à perpétuité des calembours, au fil du hasard. On sent donc l'importance, à moins d'être nihiliste, de retrouver l'usage de la grammaire objective de l'architecture. Il n'est cependant pas question, en l'état actuel de notre savoir, d'énoncer une théorie de la 73 forme architecturale ; trop d'éléments nous restent inconnus et nous serions poussés à la simplification excessive et à la caricature. Nous devons approcher le problème à la façon des ethnologues, par une analyse structurale et le rapprochement entre architectures de cultures différentes, et en focalisant notre regard sur l'expression et sa relation avec le contenu sous-jacent (c'est le chemin que nous avait montré Panofsky). Il est clair aussi que nous n'aurons jamais une connaissance totale - n'est-elle pas un non sens ? - des lois qui régissent l'esthétique architecturale, et que dans la pratique, il faudra toujours recourir à une perception intuitive et empirique des problèmes, en s'inspirant à bon escient des vocabulaires et procédés formels recueillis dans les différentes traditions. Pratique éclectique, donc, mais pas au sens du XIXe siècle ; il ne s'agit plus de prendre pour modèle tel ou tel style, ni même de chercher à en fonder un autre (si un style nouveau doit se constituer, ce devrait être par une convergence de facto d'une majorité des œuvres, 74 qui témoignerait qu'on est arrivé à asseoir un ensemble cohérent de conventions sur un large consensus social). La nouvelle expression se contenterait simplement de chercher à utiliser et à modifier les figures architecturales issues du patrimoine mondial, de façon à les rendre pertinentes et performantes en regard de notre sensibilité contemporaine et des connotations significatives qui nous semblent importantes. Je parlerai une autre fois des quelques procédés sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour cela. Je terminerai ici par un autre problème dont il faut débattre : le rapport entre l'expression architecturale réalisation. 75 et ses moyens de ARCHITECTURE ET MOYENS DE REALISATION Physiquement parlant, l'expression architecturale ne peut s'appuyer que sur trois supports : le relief des matériaux (sculpture, modénature, bas-reliefs, volumétrie); la décoration picturale sur les surfaces (fresques, mosaïques, vitraux, tapisseries); l'aspect des différentes matières (texture, couleur, veinure, éclat, opacité, fluorescence même... ). Si nous faisons un bref bilan de l'évolution contemporaine des moyens disponibles dans ces trois domaines, nous devons reconnaître qu'il y a eu peu de progressions et beaucoup de régressions. Régression 76 d'abord en ce qui concerne le relief, qui est la chose la plus essentielle ; la stéréotomie est devenue un luxe quasi inabordable, de même que la sculpture sur bois ou même le moulage de la fonte ; malheureusement, aucun autre procédé n'est apparu qui puisse offrir une gamme comparable d'expression en relief (les essais de moulage compliqué du béton sont en progrès, mais restent cependant très limités) ; notre architecture doit généralement se contenter du profilage d'éléments linéaires et du tramage d'éléments modulaires qui produisent la médiocrité que l'on connaît, à l'exception peut-être de la brique, qui bénéficie d'une longue tradition de fabrication et de mise en œuvre. Régression, à nouveau, pour ce qui est de l'aspect des matériaux ; bétons lavée et délavés, pierres artificielles, métaux anodisés, composants synthétiques goudronnés ou plastifiés, tout cela reste bien plat en comparaison de l'éclat dur d'un granit, des ocres subtils d'une pierre de Fronsac, des veinures translucides d'un marbre de Carrare, ou de la 77 douce chaleur des briques toulousaines. De plus, les matériaux nouveaux ont en commun de vieillir sordidement, au lieu d'acquérir une patine agréable à l'œil. En matière de décoration picturale, par contre, malgré la raréfaction de quelques belles techniques, notamment le vitrail, on dispose encore avec les peintures actuelles, des moyens efficaces. Mais de façon globale, il n'y a aucune hésitation à avoir : on a énormément régressé sur la qualité des moyens d'expression. Cela est dû à une recherche constante de l'économie maximum, mais aussi à la normalisation des mises en œuvre, à la prise en compte presque exclusive des performances techniques, à l'incompétence des fabricants de matériaux dans le domaine de l'expression architecturale, et enfin au peu d'exigence des maîtres d'œuvre. 78 Dans les édifices traditionnels, les mots étaient sculptures de pierre et de bois, de terre, ou même de fonte ; dans l'architecture récente, les mots semblent de longues coulées amorphes de béton, d'acier, de verre ou de plastique ; ne nous étonnons donc pas si le discours est laminé : il devient instrument fiable et commode, mais il n'est plus capable d'étayer une réelle pensée architecturale. A présent, la seule question technique qui vaille vraiment la peine d'être posée en matière d'architecture est bien là : comment redonner aux matériaux de construction et à leurs procédés de mise en œuvre, la qualité de support d'expression qu'ils ont perdu au cours du XXe siècle ? La sculpture, en particulier, devrait être à nouveau possible, car elle est le summum de l'expression spatialisée : elle permet la matérialisation de toutes les figures. Elle doit trouver d'autres instruments que le burin et le marteau, et elle le peut parce qu'elle est une idée, un désir, avant 79 d'être une technique. En ce sens, il ne faut pas attendre que ce soit la technologie qui fournisse des suggestions esthétiques, et il est bon de savoir reconnaître quand elle n'est d'aucun secours pour l'expression. Quelle bêtise, par exemple, de s'être obstiné à croire à la beauté du béton simplement parce qu'il semblait injuste qu'il ne fut pas beau. Matériau merveilleux, certes, qui peut être plus dur et plus résistant que n'importe quelle pierre, qui se fabrique et se transporte facilement, mais en vérité merveille sans joie, morne, parce que sans surprise. Quand on dit, par opposition, que la pierre est un matériau vivant, c'est de cela, les surprises, qu'il est question ; contrairement au béton, la pierre préexiste à l'acte de construire, elle n'a pas été conçue pour faire les maisons. Et justement, peut-être à cause de ça, elle est capable de générosités et de richesses d’aspect, bien au-delà de ce que l'architecte qui l'emploie aura pensé mettre dans son projet ; elle devient alors pour lui un réel secours d'expression, si 80 toutefois il sait s'y prendre, si, en définitive, il a du respect pour ses qualités et ses faiblesses. Il peut sembler désuet, et même "vieux jeu" d'invectiver le béton et de faire l'éloge de la pierre ; mais je voudrais qu'on dépasse toute polémique, et que simplement on regarde autour de soi, attentivement, naïvement, que l'on réalise, en levant la tête dans chaque rue, la prodigieuse présence d'une banale façade haussmannienne face à l'inconsistance d'un mur contemporain ; on se rendra compte alors que la réalité de nos villes est hélas une indiscutable confirmation de mon propos.. Bien sûr le béton armé est fonctionnel, maïs cela veut dire mono- fonctionnel, pauvrement fonctionnel ; il se contente de remplir une fonction évidente, sans rien apporter de plus. Serait-ce ça, toute l'intelligence de la pensée industrielle ? Peut-être ; mais heureusement, l'intelligence technicienne des hommes ne se réduit 81 pas à la pensée industrielle, elle a une autre face qui justement est anti-fonctionnelle parce qu'elle cherche perpétuellement à détourner la fonction des objets vers son propre projet, parce qu'elle s'efforce de découvrir les utilisations possibles de tout ce qui préexiste à son désir de faire ; on pourrait la qualifier de pensée bricoleuse, si le terme n'était pas péjoratif. La pensée industrielle tend vers la lourdeur, elle élabore des appareils puissants, inertes ; dont la rentabilité est maximum à court terme, mais qui sont trop compliqués pour s'adapter à de multiples conjonctures. En regardant les difficultés du secteur secondaire, les machines ruinées de nos vieilles régions sidérurgiques, je pense inévitablement au grands sauriens - de l'ère secondaire, justement - qui ont succombé pour avoir cherché leur efficacité dans le gigantesque et le monstrueux, d'absorber les changements incapables survenus dans l'environnement. L'industrie engendre la machine, le bricolage crée l'outil ; et la différence entre les deux 82 est très grande. L'outil, c'est l'instrument individuel, actionné par un individu, à son service; plus il est raffiné, et moins il permet au travail de se faire à la chaîne. Quel qu'il soit, un même outil peut produire une infinité d'objets différents, ou transformer un milieu d'une infinité de façons, toute sa valeur réside précisément dans son pouvoir différentiel d'utilisation ; il ouvre le champ des savoir-faire, qui garantissent l'enrichissement du travail et permettent l'expression artistique ; il fait entrer la complexité dans le travail de l'ouvrier. Chez nos entrepreneurs d'aujourd'hui, il y a un recul des savoir-faire et de l'expression artistique, dû à l'oppression totalitaire des D.T.U. qui relèguent la compétence professionnelle dans l'exécution stéréotypée des ouvrages selon des procédés normalisés ; on oublie que le savoir-faire ne réside pas tant dans la pratique codifiée d'une technique, que dans la capacité à l'adapter et à la faire évoluer ; il contient la notion de 83 possibilité de perfectionnement continuel du travail humain. Le monde de la machine s'oppose au monde de l'outil, parce qu'il réduit à rien les savoir-faire. Toute machine peut être considérée comme un outil dont la spécialisation est poussée à sa limite extrême ; dans son principe, elle ne peut produire qu'un seul objet, ou agir sur un milieu d'une seule façon, de manière toujours répétitive. Elle ne peut, comme l'outil, traduire sur l'objet un nombre illimité de gestes humains, mais elle fige au contraire un grand nombre d'entre eux en un ensemble restreint d'actions mécaniques élémentaires ; témoin la chaîne de montage. Tandis qu'un outil prolonge, précise, amplifie ou métamorphose l'acte de l'ouvrier ou de l'artiste, la machine ne sait que singer, imiter ; et elle est toujours à répétition. 84 Quand Le Corbusier, dans sa formule devenue célèbre, définissait la maison comme "machine à habiter", il révélait une conception mécanique et répétitive de l'usage de l'habitation ; pareillement à la machine, qui annihile les savoir-faire, la maison-machine semble rejeter les savoir-vivre ou, ce qui revient au même, substituer à l'art de vivre le standard de vie. Mais les gens, il faut l'espérer, ne se résoudront jamais à habiter à la chaîne ; revendiquons donc de vraies maisons qui soient, si l'on peut dire, des "outils à habiter". On commence à se rendre compte, peut-être en raison de la crise internationale, que le déploiement massif de l'industrie et des machines ne va pas sans poser de problèmes, et qu'il est loin d'avoir été la panacée universelle à laquelle on croyait au début du siècle. Il est temps de réfléchir aux options à prendre pour se réorienter vers une civilisation de l'outil, tout en restant conscient 85 évidemment que les choses ne s'inverseront pas du jour au lendemain ; la machine, en tant que contrainte pour la création, n'a pas fait son temps, et il faudra composer avec elle pendant encore plusieurs générations. Cependant le grand développement actuel de l'informatique est un atout non négligeable. Dans la mesure où il peut effectuer un très grand nombre de programmes différents, l'ordinateur semble se rapprocher de l'outil, et il ne tiendrait qu'aux inventeurs et fabricants d'accentuer ce caractère. On peut dès lors rêver d'un développement des forces productives moins ingrat pour l'expression artistique que ne l'a été celui du machinisme. L'idéal, ce serait que la création des objets de notre environnement ne soit plus inféodée aux contraintes des techniques de reproduction en série qui stérilisent l'art ; qu'on puisse façonner les formes les plus complexes et réaliser les assemblages les plus délicats, à l'aide d'outils très sophistiqués, en sachant cependant que leur multiplication ultérieure en série 86 ne pose pas de problème particulier, grâce à l'emploi de machines ultra-fiables permettant de reproduire, de façon illimitée, quelque objet que ce soit, sans que la complexité engendre un surcoût. La situation dans l'ensemble de la production serait alors analogue à ce qu'elle est aujourd'hui pour la production intellectuelle, seul secteur de création réellement fécond parce que resté entièrement artisanal sans être en porte-à-faux avec l'industrie (l'écrivain et le compositeur, en effet, n'ont pas à se soucier dans leur travail, des contraintes propres aux moyens de reproduction de leurs œuvres ; quelle qu'en soient la complexité et le raffinement, l'impression en série, sous forme de disques et de livres, n'est pas plus difficile). Imaginons donc que la robotique ait atteint ce niveau limite, et que les machines soient devenues de véritables "photocopieuses d'objets", en trois dimensions et en vraie grandeur. A la manière de la 87 science-fiction, réfléchissons aux implications d'une pareille situation sur le plan de notre environnement architectural. La possibilité de reproduction à l'identique de n'importe quelle architecture conduirait chaque entreprise de "diffusion architecturale" (comparable à nos maisons d'édition) à disposer d'un certain nombre de prototypes d'édifices, chacun étant reproduit en un nombre déterminé d'exemplaires, fixé selon sa qualité et l'importance du public susceptible de l'acquérir. Il serait évidemment souhaitable de reproduire en premier lieu tous les grands monuments, du panthéon de Rome au palais de Versailles, sans oublier les cathédrales ni les grands édifices du Bouddhisme et de l'Islam. Toute ville aurait ainsi le loisir, suivant ses moyens (les prix seraient uniquement fonction du cubage des bâtiments et du coût intrinsèque des matériaux), d’agrémenter son paysage par tel ou tel chef d'œuvre de l'architecture universelle ; on pourrait même imaginer d'en faire des séries meilleur marché en 88 réduisant quelque peu les dimensions des édifices, pour l'insertion dans de petits villages, par exemple. A chaque collectivité ensuite, en tenant compte de la configuration de son territoire et en utilisant son outillage personnel, de placer puis de s'approprier ces édifices modèles pour en tirer le meilleur parti. Etant donné le très grand choix, la qualité des architectures, ainsi mises en vente, et l'élévation du niveau d'exigence moyen en matière d'esthétique architecturale qui en découlerait, nos paysages feraient un saut qualitatif certain ; le célèbre profil de la mosquée Suleymaniyé pourrait apparaître dans les brumes de Londres, ou la luxuriante masse de la cathédrale de Bourges s'épanouir au fin fond d'une oasis subtropicale. La pérennité des œuvres maîtresses de notre patrimoine serait également assurée par leur dissémination à la surface du globe, les mettant définitivement à l'abri du péril des guerres. Toutefois, un problème d'espace finirait par se poser : la place au sol étant limitée et chère, on 89 devrait de plus en plus souvent démolir les édifices anciens pour pouvoir en ériger de nouveaux, surtout si par ailleurs on désire préserver de grande espaces naturels (nous sommes déjà aujourd'hui confrontés à ce problème). Si on reprend le parallèle avec la production littéraire, une telle situation pourrait être comparée à ce qui se passait à l'époque médiévale pour les manuscrits : la peau des veaux était onéreuse, et les monastères n'en disposaient pas toujours d'une quantité suffisante ; alors il arrivait que l'on soit obligé de laver de vieux parchemins pour rédiger de nouveaux textes. A cause de cette pratique, beaucoup de documents, dont certains de grande valeur, sans doute, ont été à jamais effacés de notre culture. L'imprimerie et l'invention du papier ont bien sûr remédié à ce problème, mais on ne trouverait hélas d'équivalent dans le domaine du patrimoine bâti que si, un jour, l'humanité s'égayait dans l'espace interstellaire et démultipliait ainsi à l'infini son étendue constructible. Dans un avenir plus proche, il 90 y a tout à gagner à ce que la création et la mémoire de notre environnement architectural ne se cantonne pas à l'espace physique de la planète, qui n'est pas extensible et qu'il faut éviter de saturer, mais investisse massivement l'espace de l'image et de la représentation, aux ressources quasi illimitées. On sait d'ailleurs le rôle premier que l'espace de représentation joue depuis toujours pour la création et la conception. L'architecture existe sur le papier avant d'exister dans l'espace réel, et les bâtiments concrètement construits, que nous avons trop l'habitude de considérer comme seule réalité architecturale, ne sont en fait que les avatars de visions utopiques à un moment donné offertes à l'activité "paranoïa-critique" des hommes, par laquelle Dali désignait cette volonté de faire correspondre le réel aux images intérieures (cf. R. Koolhaas "New York délire"). 91 Les mondes virtuels que porte une image contiennent à la fois l'ici et l'ailleurs, le souvenir du passé, les témoignages du présent, et le foisonnement des avenirs possibles. Aucune création d'image n'est vaine, car elle est point d'appui pour un futur éventuel, proche ou lointain. Ainsi les citadelles mythiques qui constituent une grande partie de mon travail pictural, sont pour moi de véritables actes d'architecture, autant et plus, peut-être, que des projets en règle, avec leurs plans, leur coupes, et leurs élévations. Simplement, elles ne sont pas encore contingentées par l'espace réel. Leur caractère fabuleux ne doit pas être pris pour pure fantaisie ; il est à mon sens l'expression naturelle des figures situées au-delà des chaînes de causalité temporelle, dans ce monde pictural qui ne peut d'ailleurs jamais être considéré comme banale réduction homothétique de notre espace ordinaire : toutes les dimensions, temps compris, s'y trouvent comprimées et donc déformées (en respectant cependant les règles 92 indépassables de la figuration et une esthétique liée à la subjectivité propre de toute culture). Dans chaque tableau, les éléments représentés et concentrés - ici, des formes architecturales -, au lieu de se mêler au hasard, se condensent, se modèlent, et essaient de s'organiser entre eux ; un paysage nouveau apparaît, indépendant des déterminations de chaque élément en particulier. Il y a redistribution des figures, nouvelle donne, nouvelle échelle sémantique, sans rapport avec la somme des significations de chaque architecture prise individuellement ; changement de structure et peut-être, si je n'ai pas échoué, une sorte d'alchimie naturelle. Dans notre environnement architectural réel, par delà les engrenages rapides de la technique, de l'économique, du politique, du sociologique, etc., qui semblent diriger les différents aménagements, démolitions et constructions, nous pouvons aussi parfois retrouver à l'œuvre une alchimie qui agit, 93 comme une fermentation réussie, sur tout ce qui ne bouge pas, ou peu, et qui semble dormir, sur tout ce qui est pétrification, figement du temps, inertie du passé. C'est un peu comme le moût du raisin mis à reposer dans une cuve, qui se change petit à petit en bon vin, tout seul, si toutefois on prend garde d'éviter le pourrissement. Ainsi les édifices juxtaposée en un site, au fil du temps, peuvent spontanément devenir une remarquable symphonie visuelle, pourvu seulement qu'on sache les préserver des trop fortes corrosions et surtout qu'on ne laisse pas échapper au cours des transformations successives, les qualités immémoriales qui font de l'architecture un plaisir indissociable de l'œil et de l'esprit. Gilles Chambon, 1985 94