l`imaginaire du français et du turc dans le saint empire au
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l`imaginaire du français et du turc dans le saint empire au
L’IMAGINAIRE DU FRANÇAIS ET DU TURC DANS LE SAINT EMPIRE AU XVIIE SIÉCLE A mesure qu’ils stylisèrent le « morcellement » du Saint Empire en Etats territoriaux, à défaut donc de toute évidence de leur identité politique, les contemporains durcirent les images de l’autre, tendues entre les deux pôles de la barbarie (le Turc) et de la civilisation (le Français). La guerre de Trente ans (1618-1648), vécue comme une guerre civile et une guerre de religion, puis les offensives menées successivement – ou concomitamment – par la France à l’ouest et l’Empire ottoman au sud-est, intensifièrent ces représentations en même temps qu’elles leur firent subir de profondes inflexions. A première vue, ces deux images diffèrent largement l’une de l’autre tant par leur origine que dans leur expression. Celle du Turc, d’abord, était partagée entre deux inspirations divergentes. D’un côté, l’interprétation de la statue vue en songe par Nabuchodonosor (Daniel 2 [31-44], 7, 8), qui lui conférait une dimension prioritairement macro-historique, voire eschatologique. De l’autre, une construction du barbare héritée de l’Antiquité, propre à faire le miel de toutes sortes de récits anecdotiques ; l’image du Français, issue des attaques des humanistes contre la civilisation « welsch » (c’est-à-dire « romaine », ou plutôt « latine ») s’ancrait dans un anticurialisme virulent, prompt à la satire. L’une et l’autre toutefois s’adressaient prioritairement aux Allemands, et avaient pour fonction de souligner ex negativo – de façon plus normative que descriptive - l’originalité allemande, si bien qu’elles doivent être comparées et confrontées l’une à l’autre. Cet article se propose de souligner la complexité des représentations du barbare et du civilisé ; il montrera que ces 1 images et leur politisation progressive, accompagnée et amplifiée par un rabattement de l’une sur l’autre, reposèrent sur les théories médicales et scientifiques des fonctions cognitives. Le terme d’« imaginaire » sera donc pris dans son sens fort, à savoir celui des conceptions que les contemporains se formaient de l’imagination. Cet article se réclame non pas de l’« histoire des mentalités » - dans laquelle l’« imaginaire » est implicitement assimilé à la notion, fort vague, de « représentation » -, mais du champ de recherche avant tout anglo-saxon de l’épistémologie des sciences. Les sources exploitées seront par conséquence celles qui se présentent comme des fictions, voire comme des visions ou des rêves. Ainsi pourront être dégagés les différents « lieux » (physiques ou abstraits) où s’insinua la frontière entre l’« extérieur » et l’« intérieur », et les divers modèles anthropologiques desquels les images de l’autre puisèrent leur expression. On dégagera précisément le passage de la physiologie (comme fondement du mimétisme du Français) à l’épistémologie (la « fictionalisation » des images) au cours du siècle. Le mimétisme du Français La guerre de Trente ans cristallisa une réflexion générale sur la nature du pouvoir et sur ses limites, c’est-à-dire sur les relations entre la violence, le discours et les signes. A l’instar, notamment, de la France des guerres de Religion, on attribua à la langue un pouvoir conjuratoire sur le drame civil. À la différence, toutefois, du voisin occidental, où des théoriciens avaient imposé à l’orée du XVIIe siècle un style dit « vulgaire » par référence à Dante à la Cour du Louvre, unique et centrale, en Allemagne, des princes et des hommes de lettres se regroupèrent (souvent de façon seulement épistolaire) dans des « sociétés de langue » (Sprachgesellschaften) dispersées de la Silésie à Strasbourgi. A leurs yeux, l’épuration des mots, français avant tout, dont la langue semblait avoir été envahie en même temps que l’Allemagne par les soldats, avait un sens politique. Considéré comme le propre de l’homme en société, comme le truchement par lequel le désir singulier était dépassé et 2 absorbé dans la culture, le langage était promu en un instrument apte à fonder la paix. Aussi, la maxime aristotélicienne, par laquelle la guerre voyait la prévalence de l’« intérêt particulier » (Eigen-Nutz) sur le « bien commun » (gemeiner Nutzen) fut investie d’une dimension linguistique. La guerre, c’était Babel, car plus personne ne voulait comprendre autrui ni lui obéir. En guise de remède à cette perversion sémantique, maints libelles avancèrent les qualités dites « ancestrales » du peuple allemand : son « honnêteté » (Redlichkeit) et sa « sincérité » (Aufrichtigkeit). Ces termes avaient alors un sens très fort. L’« honnêteté » désignait la conformité de la chose à l’être, de la parole à la pensée. Quant à la «sincérité », elle était dotée, dans les textes avant tout d’inspiration luthérienne, d’une connotation théologique : Aufrichtigkeit dérivait sans doute de aufrecht halten, « tenir droit », désignant la capacité de l’homme, même après le péché originel à s’amender, ou du moins à retenir encore une lueur divine – ceci avant tout face à l’anthropologie calviniste, bien plus pessimiste. L’unité politique et linguistique semblait porter la promesse d’une réconciliation théologique de l’homme avec son Dieu. Cette aspiration très forte se cristallisa autour du thème de la raison d’Etat et de l’influence, jugée pernicieuse, du modèle aulique français. Le thème de la raison d’Etat pointait l’émergence et la montée en puissance de l’individu politique caractérisé par la force et le calcul, bref, l’inverse du « bien commun ». Par rabattement sur le topique baroque de l’opposition entre l’être et l’apparence, la raison d’Etat en vint à être reléguée dans le domaine du simulé, du vain et du faux. Le porte-parole le plus éloquent (et le plus influent) de ces représentations et de leur fixation sur le courtisan français, fut le satiriste Johann Michael Moscherosch, contempteur et acteur – en tant qu’envoyé du Wurtemberg à la cour de France en 1645-1646 – des nouveaux modèles politiques, et auteur des Visions de Don Quevedo, adaptées par la suite dans quantité de libellesii. Reprenant l’image, créée par Plutarque pour présenter le chef spartiate Lysandre et employée par Machiavel dans le chapitre 18 du Prince - et devenue depuis un lieu commun de 3 l’antimachiavélismeiii -, Moscherosch qualifiait le prince par la double image du loup (pour la force) et du renard (pour la ruse). Jouant sur l’attrait récent pour les arcana imperii – quant bien même cette doctrine avait été élaborée en réaction à Machiavel -, il introduisait son lecteur dans les chambres du pouvoir. La première salle du gouvernement était tapissée de manteaux multicolores, cousus à l’extérieur de fourrures mais garnis à l’intérieur de doublures dépravées de loup et de renard ; tous arboraient de grandes maximes : Bonum Publicum, Salus Populi, Conservatio Religionis, etc. Mais leur usage et mésusage quotidiens les avaient tant décousus qu’elles ne tenaient plus que par le fil de l’intentio, par lequel on faisait passer la haine, l’envie, la faveur, les présents et la jouissance pour de l’amitié. La deuxième salle était décorée de masques si finement coloriés qu’on les aurait pris pour des visages humains ; parés des mots Simulatio, Calumnia, Ius Iurandum et Fucus et utilisés lors des entrées et des mascarades princières, ils servaient à extorquer des contributions de guerre et à tromper les sujets. La troisième salle contenait tous les outils du barbier, les jabots par lesquels on coupait les contributions, la lessive acide avec laquelle on punissait les chefs rebelles et on tourmentait le Saint Empire comme l’avaient dix années durant la France et la Suède. Enfin, on avait rangé dans une armoire les lunettes de l’Etat par lesquelles on pouvait transformer l’apparence, la taille et la couleur des objetsiv. La politique non seulement était du ressort du feint, mais transformait aussi la réalité en apparence trompeuse ; elle semblait rapprocher l’un de l’autre le mensonge de la vérité. Ce qu’on rejetait dans la « raison d’Etat », considérée à ce point ennemie que le terme était ostensiblement écrit en français, c’était un nouveau statut de la vérité. La raison d’Etat était en effet incarnée par le courtisan « à la mode » (Alamode), brillant de la séduction du monde, attifé d’une accumulation de signes (les vêtements, les mimiques et les locutions français). Tirant sa force d’un discours où il se mettait en représentation, il avait une pensée sans cesse autre, sans commencement ni fin ; son discours, qui jamais ne faisait retour sur lui-même et jouait incessamment sur l’illusion, dissolvait toute vérité absolue. Derrière la satire du 4 courtisan français se profilait sans doute un nouveau type social, l’« honnête homme », désintéressé, inscrit dans des relations sociales non hiérarchiques et tenant sa parole (c’était toujours à un supérieur que la flatterie s’adressait)v. Dans sa volonté de retrouver l’être sous l’apparaître et d’interdire toute intrusion de l’illusion, Moscherosch refusait de cautionner des degrés dans le faux discernés dans la littérature courtisane : le secret (un trait de la politique, ni bon ni mauvais en soi), la dissimulation (la suspension délibérée de la vérité) et la simulation (un acte intentionnel). Le déboîtement des limites religieuses et éthiques, placées désormais à l’extérieur du pouvoir, menaçait le régime traditionnel de la véracité. Pour y remédier, il fallait établir une frontière étanche entre le vrai et le faux. Or la séduction du courtisan « à la mode » tenait d’abord aux glissements de cette démarcation. Au cours du XVIe siècle, c’était sur la question du non-conformisme religieux que l’on s’était ingénié à tracer une frontière entre l’intérieur et l’extérieur – propre à distinguer dans les domaines dogmatiques (l’interprétation de l’Eucharistie et du signe), sociologique (la médiation du clergé), puis physiologique (la médiation entre les cinq sens extérieurs et les trois sens intérieurs - l’imagination, la mémoire, l’entendement -, que les « enthousiastes » niaient en prônant une inspiration immédiate par des visions et des rêves) ce qui était « luthérien » de ce qui était « enthousiaste » ou sectaire. Tandis que vers la fin du XVIe siècle, l’imagination tendait à être définie comme la faculté de former des fictions et de feindre le réel, on fit de la conscience et du cœur les instances clefs de l’âme en même temps que les critères de la véracité. Pour Moscherosch, la séduction du courtisan français ne tenait pas à une opération de l’imagination (comme ses contemporains, le satiriste se défiait tant de la chose qu’il s’interdisait d’en prononcer le nom) mais à ce que son action court-circuitait les voies usuelles de la connaissance pour frapper directement les cœurs. Dès le début de la vision « Welt-Wesen », Moscherosch peignait un courtisan « à la mode » : homme supérieur en apparence, il s’avérait, tandis qu’il s’approchait, à tel point boursouflé par un orgueil intérieur qu’il était semblable à une 5 grenouille. Progressant à pas pesants, il n’accordait à personne la vue de sa face, dissimulée et engoncée dans une grande fraise tel un carcan, ce qui lui donnait un air de pendu ; pour rien au monde, il n’aurait engagé un mouvement, qui eût pu lui coûter sa « réputation »vi. L’incarnation de la mode, comme celle du mondevii, était toutefois féminine. Les gestes et l’allure de la dame étaient d’une apparence surhumaine ; elle aussi progressait lentement, mais s’entendait à tourner ses membres à la mode, si bien qu’elle provoquait un amour et une affection non espérés. « A ceux qu’elle n’avait pas vus auparavant, elle laissait parvenir un regard, de telle sorte que l’on croyait que ses yeux étaient remplis d’un clair feu d’amour, qui attirait, transperçait, enflammait et l’emportait » ; alors, elle découvrait quelque peu sa face puis dénudait légèrement sa poitrine. « En un mot, tous ceux qui la découvraient s’amourachaient d’elle et étaient saisis d’amour pour elle »viii. Plongé dans les luttes courtisanes pour le pouvoir, l’Alamode mobilisait tout l’arsenal d’une guerre érotique. Saisissait les cœurs en court-circuitant toute médiation rationnelle, l’attaque était plus cruelle qu’un conflit armé ; elle se déployait conformément aux théories contemporaines des affects. Deux stratégies immobilisaient l’adversaire. Soit les parties exhibées (les yeux, les lèvres, la poitrine) envoyaient des images excitant l’appétence – une spécialité féminine -, soit les yeux se faisaient le medium d’un fluide de spiritus, propre à transférer des désirs entre les cœurs. Chacune des deux méthodes employaient l’œil en tant que medium pour « enflammer », provoquant un affect ressenti comme une « brûlure » corporelle. Les effets physiques de l’affect amoureux étaient produits par l’activité du muscle oculaire qui « traduisait » les inclinations de l’anima sensitiva (la partie de l’âme liée aux organes sensoriels) dans un complexe corporel : une succession de contractions cardiaques réchauffait et étendait le cœur qui envoyait au reste du corps un sang surchauffé et excitait la production de semence, située dans le cœur. Issue de diverses théories antiques sur la perception visuelle, cette conception accordait à la vue un caractère quasiment tactile : l’image de la personne vue s’« ancrait » dans la personne visée lorsque le spiritus était transporté vers son 6 cœur où il s’entreposait. Du sang épanché par le cœur se dégageaient des « esprits animaux », qui transportaient des images plus ou moins matérielles d’affects et un autre type de spiritus, apte à transporter de cœur à cœur l’affect du désir, sans médiation ni de la « vision » ni de l’« imagination »ix. Pour empêcher le « poison du désir » de se transplanter par les yeux d’un cœur à un autre, Moscherosch en appelait à l’action de l’entendement (Verstand), soit, dans les luttes auliques pour le pouvoir, à la « prudence » : « pour ce qui est de juger de l’être intérieur d’une chose, cela revient à l’entendement. Mais tu fais exactement l’opposé […] Comment ton entendement est-il à ce point obscurci que tu doives t’imaginer une telle beauté de ce corps misérable ? De cela, tu dois t’étonner bien plus de ta déraison que de la supercherie de cette femme »x. Face au Français, qui s’emparait par l’intérieur du cœur allemand, le Turc avait une fonction antithétique : appeler à l’unité civile en agitant le spectre d’une victoire ottomane ultime si les chrétiens continuaient à s’entredévorer. La « fictionalisation » des images de l’autre Au Moyen Age, on avait combiné les membres de la statue apparue en songe à Nabuchodonosor (Daniel 2 [31-44], 7, 8) et leur matière aux grands Empires historiques - la tête d’or pour l’Empire assyrien, la poitrine et les bras d’argent pour le perse, le ventre et les reins de bronze pour le grec, et les jambes de fer pour le romain, avec les pieds de fer et d’argile – donnant ainsi une caution biblique à la représentation d’une “ translation de l’Empire ” (translatio imperii) des Romains aux Allemands. Dans son commentaire du passage, rédigé en 1530, Luther fit subir au texte plusieurs inflexions. Il lui attribua d’abord une précision géographique. Le siège de l’Empire romain original, divisé à présent en royaumes, avait été translaté, sous Charlemagne, de Rome en Germanie. Ainsi étaitil loisible de considérer comme héritier légitime de l’Empire romain un empereur issu de la famille catholique des Habsbourg. Au lendemain du siège de Vienne par les Ottomans, Luther voyait aussi dans ce passage la prédiction d’une victoire 7 de l’Evangile sur l’Antéchrist turc. Cette interprétation ne cessa d’être ravivée à la fin du XVIe siècle, tandis que les guerres turques mettaient en question la défense de l’Empire et la loyauté des protestants envers la personne de l’empereur. Cette tension concourut à maintes modulations à partir du modèle de départ. Dans la gravure insérée dans sa monumentale Anatomia Statuae Danielis, parue à Leipzig en 1585, Lorenz Faust avait incrusté dans le corps de la statue les noms de tous les chefs des différents empires, depuis Nabuchodonosor jusqu’au règne présent de Rodolphe II (15761612), leurs qualités et leurs erreurs : l’image permettait à tout spectateur, en usant de l’« art de la mémoire », de mémoriser l’histoire biblique et la structure féodale du Saint Empire. Ce corps lié au cosmos et comparé à un automate dont le mécanisme était épuisé, devait voir sa fin arriver prochainement si sa tête, figurée sous les traits du prince-électeur de Saxe Auguste Ier (1552-1586) ne lui portait pas secoursxi. Durant la guerre de Trente ans, on fit de ce schéma un principe avant tout spirituel : le spectacle de la violence collective semblant révéler le caractère éphémère de tout gouvernement, on transféra sa durée et sa stabilité au règne du Christ. Vers la fin de la guerre, la figure du Turc permit de se représenter un échappatoire apte à retourner en bloc la violence en l’extrayant du territoire où elle semblait incrustée. Loin d’appeler à la croisade, les textes exprimaient une aspiration à l’unité civile. Cette tradition avait été concurrencée par celle de la barbarie turque. On s’ingénia à maîtriser par la fiction un ennemi qui, jusque vers 1664 voire 1683 au moins, demeurait redoutable. Contrairement à l’Amérindien, le Turc n’avait pour lui ni la distance des horizons lointains ni un statut d’enfance de l’humanité. Faute de connaître son passé, on déroula le fil d’une histoire fictive. Etayé sur les Histoires d’Hérodote (IV, ch. 1-144), un premier cas de figure le présentait comme un descendant des Scythes, ces peuples en marge de l’œkoumène dont l’activité essentielle était la guerre de rapine. Or chez l’historien grec, le Scythe était dénué d’histoire ; qualifier le Turc par le Scythe revenait donc à redoubler l’énigme au lieu de la résoudre. Un deuxième schéma voyait dans l’Empire ottoman l’héritier de 8 l’Empire byzantin, avant, bien-sûr, la translation de l’Empire à la Germanie. En dépit de sa tyrannie, son gouvernement, doté d’« une forme certaine, des lois, une administration », était le deuxième Empire, qui, de plus, présentait cet avantage de disposer d’une capitale, somptueuse, Constantinople. Autre trait, qui le rapprochait cette fois de l’Empire romain : l’état de relative tolérance réservé aux divers cultes, notamment aux chrétiens. Or, entre le modèle antique et l’état présent, se profilait une solution de continuité que ne pouvait surmonter l’islam, reconnu au mieux comme un ramassis de sectes et non comme une religion à part entière - ce qui laissait entier le problème de son succès. Une troisième grille de lecture voyait dans le Turc une réincarnation du Perse puissant et cruel, c’està-dire tyrannique. L’impossibilité d’unir ces chaînons en une suite logique dénotait l’ambivalence de la description du politiquexii : l’étonnement primait sur le jugement. Faute de comprendre l’organisation politique de l’Empire ottoman, on en fit la conséquence de l’islam, une Parole profanatrice, fondée non sur des miracles mais sur l’épée et sur des rêves mensongers. On se réclama de ceux qui, au siècle précédent, avaient tourné leurs efforts contre les visions et les rêves des « enthousiastes », mais pour faire glisser la frontière entre l’extérieur et l’intérieur entre les Allemands et les Turcsxiii. A cette extériorisation de la frontière sembla répondre une perception de l’image du Turc comme d’une fiction, distincte de la réalité : le Turc ne faisait pas jouer l’antonyme être / apparaître, mais le nouveau couple réalité / fiction, contribuant à déplacer l’interrogation de la physiologie vers l’épistémologie. La réduction de l’islam à un ensemble de rêves fantasmagoriques inscrivait le débat dans le domaine du fictionnel : le Turc suscitait désormais la curiosité plus que l’effroi. Si la religion ottomane n’était qu’un fatras de rêves non inspirés, ceux-ci, toutefois, ne méritaient pas le mépris. Dans la droite ligne de l’« art de la mémoire », les rêves déclenchaient des affects, l’étonnement toujours, puis, si le rêve était divin, l’admiration, et s’il était diabolique, la confusion. Or, tous les rêves attribués au Coran ou relatés sur les Turcs éveillaient la peur, la crainte et l’effroi ; et cette peur, écrivait-on, provoquait 9 un changement physiologique apte à modifier même l’apparence du corps, provoquant à son tour l’étonnementxiv. Le rêve était donc un medium ambivalent, qui lui aussi mettait en branle l’activité du cœur où s’ancraient des images tantôt immédiatement cognitives lorsqu’elles dérivaient de l’admiration, tantôt lascives lorsqu’elles étaient issues des divers affects. La primauté de l’admiration était liée au fait qu’elle ne provoquait pas de changement corporel, tandis que l’étonnement immobilisait le corps et interdisait toute connaissancexv. Tous les libelles interpellaient « le lecteur curieux », « avide de nouveautés », désireux de « lettres particulières », amateur de « divertissement », friand de nouvelles contradictoires et vite périmées, afin qu’il se forme un jugement. Tandis que le savoir tendait à être défini comme l’appréhension de particuliers plutôt que de l’universel et qu’émergeait la notion d’expérience, la curiosité était en effet de plus en plus valoriséexvi. Le statut du savoir présent en filigrane dans les textes sur les Turcs était toutefois éminemment ambivalent. A l’instar de la curiosité, qui provoquait tantôt l’égarement, tantôt l’activité du jugement, il n’y avait, entre l’admiration qui menait à la connaissance et l’étonnement, facteur d’illusion, qu’une différence de degré et non de nature. C’est que les rêves ou prophéties attribués aux Turcs se prêtaient aisément à la manipulation ; leur pouvoir reposait sur ce statut ambigu propice à toutes les appropriations. Désormais, l’image du Turc reposait sur des ressorts analogues à celle du Français. Dans les textes sur la France aussi, la frontière était double : à l’antagonisme usuel entre l’intérieur et l’extérieur, on avait juxtaposé l’antonyme Allemagne / France. Les pamphlets en appelaient à l’exercice de l’entendement, dans la tradition de Moscherosch mais en lui donnant un sens nouveau. Le dualisme entre l’intérieur et l’extérieur, était désormais si nuancé qu’il en devenait un principe esthétique. Double signe d’une politisation de l’espace et d’un renouveau de la fonction impériale, c’était les questions des frontières du Saint Empire et du « portrait » de l’empereur, qui désormais venaient au premier planxvii. La 10 réplique aux manœuvres militaires se situerait donc sur le terrain de l’« imaginaire ». Aux yeux de Leibniz par exemple, tous les prétextes allégués par celui qui arborait le titre de « Roi Très Chrétien » tout en aidant le Turc pour mieux agresser le voisin allemand chrétien, relevaient du « faux », de l’« imaginaire » et du « fictif ». Le premier but avéré était de dessiner un portrait en positif de l’empereur. Leibniz reprenait les lieux communs sur Léopold, le pieux et le travailleur, face à Louis, l’homme du « divertissement ». Au-delà, il s’indignait des « calomnies contre la personne sacrée de l’empereur »xviii. Dans la lutte pour la sacralité du pouvoir, Léopold semblait toutefois grevé d’un handicap de départ. Leibniz distinguait « la lumière d’une vocation intérieure (qui pourroit suffire aux pretendus reformés) mais encore les marques exterieures d’une mission extraordinaire, sçavoir les miracles, et l’assistance perpetuelle du Ciel »xix. Relégués dans l’« extérieur », le toucher des écrouelles et le culte monarchique étaient superflus, voire nocifs, parce que l’Empire, depuis 1648, unissait trois confessions (catholicisme, luthéranisme, calvinisme), laissant en blanc la question du portrait du prince, traditionnellement fondé sur le modèle eucharistique. Mais, de même qu’il opposait à l’attaque physique des armées l’agression verbale de la raillerie et du sarcasme, Leibniz retournait l’argument pour écraser l’adversaire sous l’imposture d’une sacralité simulée. Loin de faire preuve, le « miracle » royal était grevé d’« incertain » et ne pouvait résister à l’« incrédulité » - ainsi, il était des « Medecins qui mettent en doute le miracle que le Roy fait si souvent en guerissant les escrouëlles »xx. Toute l’historiographie royale française s’en trouvait affectée ; chez Racine, par exemple, ce qui faisait le sens de l’histoire, c’était la révélation, dans les actions du roi, d’une idée morale et intellectuelle : un miracle, fondé sur la transparence de sa propre signification et qui arrachait l’étonnement, pétrifiant l’entendement et la volonté. A ce providentialisme, Leibniz opposait une approche immanente en termes de faits et de lois. De même que Louis foulait aux pieds le droit des gens, il ignorait la réalité du cours de l’histoire. 11 Leibniz reprenait donc le reproche ancien adressé au courtisan français – ne pas tenir sa parole, ce qui le rapprochait du Turc, censé ne jamais observer les traités, et contribuait à faire de lui un « ennemi héréditaire » – mais pour lui donner un sens nouveau. Accorder sa confiance en la parole d’autrui signifiait certes encore l’établir comme un homme d’honneur. Mais c’était à présent par la médiation du savoir que l’honneur pouvait se transformer en pouvoir. Signe d’une nouvelle organisation sociale fondée sur le savoir comme facteur de démarcation sociale, les « incrédules » étaient qualifiés de « malinformés » et d’« ignorants ». Aussi Leibniz, revenant au débat du siècle passé sur les « enthousiastes », dénonçait-il les visions apocalyptiques et les prédictions astrologiques pour leur penchant au catastrophisme théâtralxxi. A présent toutefois, la frontière entre l’extérieur et l’intérieur séparait les hommes sensés des « incrédules ». Ce qu’il condamnait, en effet, c’était moins le prophétisme ou l’eschatologie en soi que le fait que « les fausses interprétations des prophéties ont été des instruments puissants pour déranger les masses »xxii : elles suscitaient elles aussi l’« estonnement… sans apparence de raison »xxiii, voire la crédulité. Au type d’accréditation des visions et prédictions par le pouvoir, c’est-àdire par la force et l’autorité, Leibniz opposait un modèle politique de vérification des savoirs par un corps politique de savants dont il serait un membre éminent ; la réponse au problème du portrait de l’empereur, c’était la constitution d’un espace de communication politique parmi les savants – laissant béante la question de la participation des « ignorants ». Dans une Allemagne en quête d’un modèle politique et culturel spécifique, les images de l’autre s’agencèrent à l’antonyme barbare / civilisé. Au cours du XVIe siècle, le Turc était en effet devenu l’archétype du barbare, non point, donc, de l’homme dénué de culture – telle serait le sauvage – ni du simple étranger, mais celui dont la culture était inverse. Le Turc écrivait de droite à gauche, et mangeait assis sur le sol ; il se vêtait comme une femme, dans d’amples robes qu’il appelait caftans, tandis que sa (ou ses) femme(s), portant pantalon, avai(en)t une tenue d’homme ; et il tuait non par décollation 12 mais par empalement. La Turquie, c’était la perversion de la société allemande, pensée selon le modèle aristotélicien, réinterprété par le luthéranisme, des trois ordres, domestique, politique et ecclésiastique : aux valeurs du mariage s’opposait la polygamie, du gouvernement juste, la tyrannie, et de la vraie foi, une hérésie diabolique. Bien que tendue vers l’inverse, la civilisation, l’image du Français, par un jeu de miroir similaire, renvoyait aussi en creux aux Allemands un auto-stéréotype unifié : à la luxure française faisait écho la chasteté allemande ; à la féminité française, la virilité allemande ; au mensonge français, l’« honnêteté » et la « sincérité » allemandes ; à la soumission française, la « liberté » allemande. En dépit de leur structure circulaire, par laquelle la fin était démontrée par le début, ces images ne cessèrent de s’infléchir. Dans la première moitié du siècle, elles se fondaient sur un schéma physiologique, propre à ancrer les différences culturelles dans un fonctionnement du corps, présenté de façon paradoxale comme universel et, à ce titre, identique de part et d’autre du Rhin. Dans la seconde moitié du siècle, ce schéma relativement statique fut politisé. Tandis que, dans les sciences, la métaphysique tendait à décliner au profit de l’épistémologie, on explora les ressorts psychiques du pouvoir. Il semble que chez certains, tant la tradition apocalyptique qui sous-tendait l’image du Turc que le caractère thaumaturge du roi n’aient plus rencontré de créance (au sens où l’on pouvait croire en leur vérité) mais seulement une croyance. Si, selon Marc Bloch, « ce qui créa la foi au miracle, ce fut l’idée qu’il devait y avoir un miracle »xxiv, une brèche s’était introduite dans les modalités du croire ; la « fictionalisation » des images, la finalité proclamée du divertissement, la juxtaposition de plusieurs opinions, bref, l’affirmation de la capacité à suspendre la créance et la transformation de la croyance en un acte de la volonté, corollaires à l’affirmation de l’autorité de l’auteur, contribuèrent à l’avènement d’un nouveau modèle d’accréditation du pouvoir. CLAIRE GANTET Université Paris I Institut Max-Planck d’Histoire des Sciences (Berlin) 13 ii Pour la bibliographie, je me permets de renvoyer à ma thèse : GANTET, C., La paix de Westphalie. Une histoire sociale, XVIIeXVIIIe siècle, Paris, 2001 (Essais d’histoire moderne), pp.127-167. ii Là aussi, pour plus de précisions et de renseignements bibliographiques, cf. GANTET, C., « Discours et pouvoir. La satire chez Moscherosch, médiateur malgré lui », Simpliciana 22, 2000, pp. 247-270. Je ne commenterai pas la dimension littéraire de l’œuvre. iii Cf. STOLLEIS, M., « Löwe und Fuchs. Eine politische Maxime im Frühabsolutismus », in id., Staat und Staatsräson in der frühen Neuzeit. Studien zur Geschichte des öffentlichen Rechts, Francfort sur le Main, 1990 (Wissenschaft, 878), pp.21-36. iv Cf. MOSCHEROSCH, J. M., Les Visiones…, III. und IIII. Theill, Francofurti, 1645, pp.7-54. v Sur l’affirmation concomitante du type social et épistémologique du gentleman, cf. SHAPIN, S., A Social History of Truth. Civility and Science in Seventeenth-Century England, Chicago, 1994. A la fin de la guerre, Moscherosch reconnut à l’homme politique la vertu de la civilité, calquée sur l’« honnête homme » français, et l’opposa au courtisan, chargé, lui, de tous les vices. vi Cf. MOSCHEROSCH, J. M., Visiones de Don Quevedo…, Straßburg, 1642 (reprint Hildesheim et al., 1974), II, p.7. vii Masculine au Moyen Age, la personnification du monde acquit des traits féminins sous l’effet de l’introduction du serpent et de la pomme. Cf. FELDMAN, L. E. F., « The rape of Frau Welt : Transgression, allegory and the grotesque body in Grimmelshausen’s Courasche », Daphnis, 21, 1991, pp.61-80, not. p.76. viii « Welche sie zuvor noch nicht gesehen hqtten/ denen ließ sie einen Blick widerfahren/ dergestalt als ob jhre Augen voll helles/ zu sich ziehendes/ durchtringendes/ ansteckendes/ vberwindendes Liebesfewer weren […] Mit einem Wort/ alle die jhrer ansichtig wurden/ vergafften sich/ vnnd waren mit Liebe gegen sie gefangen », MOSCHEROSCH, J. M., Visiones…, op. cit., I, pp.74-84. ix Cf. SCHOTTEL, J. G., Ethica. Die Sittenkunst oder Wollebenkunst, Wolfenbüttel, 1669, reprint éd. par J. J. Berns-Berne – Munich, 1980, pp.129-130 ; BARICELLO, J. C., Thesavriolvs Secretorvm…, Frankfurt am Mayn, 1620, pp.88-89. Cf. aussi RAHN, T., « Anmerkungen zur Physiologie der Liebesblicke in Lohensteins Agrippina », Simpliciana 14, 1992, pp.163-176. x « … was aber anlanget von dem jnnerlichen Wesen eines dings zu Vrtheilen/ das gehet den Verstand an: Aber du thust gerade das 14 widerspiel […] Wie nun ist dein Verstand noch verfinstert/ in dem du dir eine solche schoene an diesem elenden Leib magst einbilden? darumb du dann dich auch vielmehr vber deinen vnverstand selbsten/ als vber den Betrug dieses Weibes magst verwunderen », MOSCHEROSCH, J. M., Visiones…, op.cit., I, pp.74-84. Cf. aussi FRÜHSORGE G., Der politische Körper. Zum Begriff des Politischen im 17. Jahrhundert und in den Romanen Christian Weises, Stuttgart, 1974, pp. 100-113. A l’œil comme gardien du droit et de tout le corps correspond l’oreille, organe du conseil et gardienne de la vérité. xi Pour la bibliographie, cf. GANTET, C., « Les représentations politiques de l’espace impérial dans les ‘rêves’ et les ‘visions’ fictifs, de la guerre de Trente ans à la fin du XVIIe siècle », Histoire, Economie et Société, 2004/1, pp.25-37. xii Cf. LESTRINGANT, F., « Guillaume Postel et l’obsession turque », in Id., Ecrire le monde à l’époque de la Renaissance. Quinze études sur Rabelais, Postel, Bodin et la littérature géographique, Caen, 1993, pp. 189-224 ; GANTET, C., « La dimension ‘sainte’ du Saint-Empire Romain Germanique. Les représentations du pouvoir en Allemagne entre paix et guerre (1648-1664) », Revue Historique, 615 (2000), pp. 67-92 où l’on trouvera la bibliographie afférente. xiii Cf. par exemple ARNOLD, G., Unparteiische Kirchen- und Ketzerhistorie vom Anfang des Neuen Testaments bis auf das Jahr Christi 1688, Franckfurt am Mayn, 1729 (reprint Hildesheim, Georg Olms, 1967), I, 1.2., fol. a v°. xiv Cf. par exemple Al-Koranum Mahumedanum : Das ist/ Der Tuercken Religion…, Nuernberg, 1664, not. pp.94-99. xv Cette conception rejoint parfaitement DESCARTES, R., « Les Passions de l’âme », in Œuvres de Descartes, éd. par C. Adam et P. Tannery., Paris, Vrin, 1986, vol. XI, pp. 291-497, not. 380-381. xvi Cf. DASTON, L., PARK, K., Wonders and the Order of Nature 1150-1750, New York, 1998, pp.255-301. xvii Sur la notion de « portrait », cf. MARIN, L., Le portrait du roi, Paris, 1981. Sur Léopold, cf. GOLOUBEVA, M., The Glorification of emperor Leopold I in Image, Spectacle and Text, Mayence, 2000 (Veröffentlichungen des Instituts für europäische Geschichte, Abteilung für Universalgeschichte, 184) ; SCHUMANN, J., Die andere Sonne. Kaiserbild und Medienstrategien im Zeitalter Leopolds I., Berlin, 2003 (Colloquia Augustana 17) ; GANTET, C., « Définitions du pouvoir et représentations politiques de l’espace dans le Saint-Empire autour du siège de Vienne (1683) », Revue française d’histoire des idées politiques, 14, 2001, pp.261-282 ; id., « Les frontières extérieures du Saint-Empire au XVIIe siècle », in C. Lebeau (dir.), L’espace du Saint-Empire du Moyen Age à l’époque moderne, 15 Strasbourg, 2004, pp.33-49. Les lignes suivantes se limitent au commentaire des pamphlets les plus influents, rédigés par Leibniz. xviii LEIBNIZ, G. W., « Mars christianissimus ou Reflexions sur la declaration de la guerre, que la France fait à l’Empire », in Id., Politische Schriften, t. 3, 1677-1689, Berlin, 1986, pp.94-190, ici p. 94. xix LEIBNIZ, G. W., « Mars christianissimus », in ibid., t. 2, Berlin, 1984, pp.446-502, ici p.502. xx Ibid., p.479. xxi Ibid., pp.480-481. La relation complexe de Leibniz avec les « enthousiastes » (Schwärmer), notamment avec Juliane von Asseburg, mériterait une investigation plus poussée. xxii Lettre à Hermann von der Hardt, 30 juin 1691, in Id., Allgemeiner politischer und historischer Briefwechsel, t. 6, 1690-1691, Berlin, 1990, pp.548-549, ici p. 548. Cf. aussi sa « Summaria Apocalypseos Explicatio ». xxiii Id., « Mars christianissimus », op cit., p.499. xxiv BLOCH, M., Les Rois thaumaturges. Etude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, nouvelle édition, Paris, 1983 (1924), p.429. 16