Marivaux, Le Paysan parvenu, dernière partie (fin du roman) (lecture

Transcription

Marivaux, Le Paysan parvenu, dernière partie (fin du roman) (lecture
Marivaux, Le Paysan parvenu, dernière partie (fin du roman) (lecture cursive)
Je remerciai donc dans les termes les plus simples; ensuite: Mon nom est la Vallée, lui dis-je; vous êtes un homme de qualité, et
moi je ne suis pas un grand monsieur; mon père demeure à la campagne où est tout son bien, et d'où je ne fais presque que
d'arriver dans l'intention de me pousser et de devenir quelque chose, comme font tous les jeunes gens de province et de ma sorte
(et dans ce que je disais là, on voit que je n'étais que discret et point menteur).
Mais, ajoutai-je d'un ton plein de franchise, quand je ne ferais de ma vie rien à Paris, et que mon voyage ne me vaudrait que le
plaisir d'avoir été bon à un si honnête homme que vous, par ma foi, monsieur, je ne me plaindrais pas, je m'en retournerais
content. Il me tendit la main à ce discours, et me dit: Mon cher la Vallée, votre fortune n'est plus votre affaire, c'est la mienne,
c'est l'affaire de votre ami; car je suis le vôtre, et je veux que vous soyez le mien.
Le carrosse s'arrêta alors, nous étions arrivés à la Comédie, et je n'eus le temps de répondre que par un souris à de si affectueuses
paroles.
Suivez-moi, me dit-il après avoir donné à un laquais de quoi prendre des billets; et nous entrâmes; et me voilà donc à la Comédie,
d'abord au chauffoir, ne vous déplaise, où le comte d'Orsan trouva quelques amis qu'il salua.
Ici se dissipèrent toutes ces enflures de coeur dont je vous ai parlé, toutes ces fumées de vanité qui m'avaient monté à la tête.
Les airs et les façons de ce pays-là me confondirent et m'épouvantèrent. Hélas! mon maintien annonçait un si petit compagnon,
je me voyais si gauche, si dérouté au milieu de ce monde qui avait quelque chose de si aisé et de si leste! Que vas-tu faire de toi?
me disais-je.
Aussi, de ma contenance, je n'en parlerai pas, attendu que je n'en avais point, à moins qu'on ne dise que n'en point avoir est en
avoir une. Il ne tint pourtant pas à moi de m'en donner une autre; mais je crois que je n'en pus jamais venir à bout, non plus que
d'avoir un visage qui ne parût ni déplacé ni honteux; car, pour étonné, je me serais consolé que le mien n'eût paru que cela, ce
n'aurait été que signe que je n'avais jamais été à la Comédie, et il n'y aurait pas eu grand mal; mais c'était une confusion secrète de
me trouver là, un certain sentiment de mon indignité qui m'empêchait d'y être hardiment, et que j'aurais bien voulu qu'on ne vît
pas dans ma physionomie, et qu'on n'en voyait que mieux, parce que je m'efforçais de le cacher.
Mes yeux m'embarrassaient, je ne savais sur qui les arrêter; je n'osais prendre la liberté de regarder les autres, de peur qu'on ne
démêlât dans mon peu d'assurance que ce n'était pas à moi à avoir l'honneur d'être avec de si honnêtes gens, et que j'étais une
figure de contrebande; car je ne sache rien qui signifie mieux ce que je veux dire que cette expression qui n'est pas trop noble.
Il est vrai aussi que je n'avais pas passé par assez de degrés d'instruction et d'accroissements de fortune pour pouvoir me tenir au
milieu de ce monde avec la hardiesse requise. J'y avais sauté trop vite; je venais d'être fait monsieur, encore n'avais-je pas la
subalterne éducation des messieurs de ma sorte, et je tremblais qu'on ne connût à ma mine que ce monsieur-là avait été Jacob. Il
y en a qui, à ma place, auraient eu le front de soutenir cela, c'est-à-dire qui auraient payé d'effronterie; mais qu'est-ce qu'on y
gagne? Rien. Ne voit-on pas bien alors qu'un homme n'est effronté que parce qu'il devrait être honteux?
Vous êtes un peu changé, dit quelqu'un de ces messieurs au comte d'Orsan. Je le crois bien, dit-il; et je pouvais être pis. Làdessus il conta son histoire, et par conséquent la mienne, de la manière du monde la plus honorable pour moi. De sorte, dit-il en
finissant, que c'est à monsieur à qui je dois l'honneur de vous voir encore.
Autre fatigue pour La Vallée, sur qui ce discours attirait l'attention de ces messieurs; ils parcouraient donc mon hétéroclite figure;
et je pense qu'il n'y avait rien de si sot que moi, ni de si plaisant à voir. Plus le comte d'Orsan me louait, plus il m'embarrassait.
Il fallait pourtant répondre, avec mon petit habit de soie et ma petite propreté bourgeoise, dont je ne faisais plus d'estime depuis
que je voyais tant d'habits magnifiques autour de moi. Mais que répondre? Oh! point du tout, monsieur, vous vous moquez; et
puis: C'est une bagatelle, il n'y a pas de quoi; cela se devait; je suis votre serviteur.
Voilà de mes réponses, que j'accompagnais civilement de courbettes de corps courtes et fréquentes, auxquelles apparemment ces
messieurs prirent goût, car il n'y en eut pas un qui ne me fît des compliments pour avoir la sienne.
Un d'entre eux que je vis se retourner pour rire me mit au fait de la plaisanterie, et acheva de m'anéantir; il n'y eut plus de
courbettes; ma figure alla comme elle put, et mes réponses de même. Le comte d'Orsan, qui était un galant homme, d'un
caractère d'esprit franc et droit, continuait de parler sans s'apercevoir de ce qui se passait sur mon compte. Allons prendre place,
me dit-il. Et je le suivis. Il me mena sur le théâtre, où la quantité de monde me mit à couvert de pareils affronts, et où je me
plaçai avec lui comme un homme qui se sauve.
C'était une tragédie qu'on jouait, Mithridate, s'il m'en souvient. Ah! la grande actrice que celle qui jouait Monime! J'en ferai le
portrait dans ma sixième partie, de même que je ferai celui des acteurs et des actrices qui ont brillé de mon temps.