Du « oukil » à l`avocat

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Du « oukil » à l`avocat
Du « oukil » à l'avocat
par Maître Rafik DEY DALY, Avocat à la Cour de cassation
de Tunisie - Membre du Conseil de l'Ordre
Ceux qui souffleront sur les bougies du centenaire de l'ordre des avocats
tunisiens ne manqueront pas d'avoir une pensée chaleureuse pour leurs
aînés, artisans anonymes ou célèbres de la naissance d'un corps
professionnel dont il n'est pas inutile de rappeler la difficile émergence et
le rôle qu'il a joué pour l'indépendance du pays et l'instauration d'une
société de libertés dans une Tunisie moderne.
d'inscriptions, désignait le bâtonnier et siégeait en conseil de discipline.
La deuxième étape a été franchie avec le décret du le` octobre 1887 qui a
reconnu le barreau et lui a attribué la compétence pour statuer sur les
demandes d'inscription alors que la désignation du bâtonnier et la
discipline des avocats restaient la compétence du tribunal civil.
Introduite par le Protectorat Français à la suite de la création des tribunaux
français de Tunisie à partir de 1883, la profession d'avocat va se juxtaposer
avec une autre profession de défenseur de justice : la « Wikala ».
Contrairement au statut privilégié de l'avocat en Europe, profession libérale,
considérée comme la consécration d'une Méritocratie fondée sur la
reconnaissance de l'effort personnel, de la compétence et du savoir, le
statut du « Oukil » était un statut dévalorisé sans prestige social. Ce n'était
ni un « Alim » savant, ni un juriste averti. Sa fonction se limitait à
représenter les plaideurs devant les juges et à défendre leur point de vue.
Son recrutement était tributaire d'un décret beylical nominatif.
Ce dualisme entre les deux professions n'était que la conséquence directe
de l'oeuvre de restructuration et d'organisation juridictionnelles entreprise
par le Protectorat en Tunisie qui a partiellement réformé la justice
tunisienne traditionnelle en limitant ses compétences tout en introduisant
une justice française « moderne » à compétence élargie.
Pour la justice traditionnelle, la profession de défense traditionnelle la
wikala sera maintenue, en ce qui concerne la justice moderne, l'avocature,
profession moderne de défense de justice sera introduite.
- La Genèse d'un barreau indépendant
C'est la loi française du 2 mars 1883 qui a mis la première pierre pour la
création de la profession d'avocat en Tunisie. En effet, cette loi a rendu
applicable à la Tunisie l'arrêté du 26 Novembre 1841 relatif à la profession
de défenseur en Algérie. Aux termes de cette loi, les défenseurs étaient des
avocats « nommés » pour exercer auprès des juridictions françaises en
Tunisie.
Cette disposition qui portait atteinte à un principe fondamental sur lequel
repose la profession à savoir celui de l'indépendance, était très contestée et
même rejetée.
Certains ont été jusqu'à se déclarer eux-mêmes comme des avocats
défenseurs alors même qu'ils n'étaient pas nommés. Tolérés, ils mettront en
place un barreau officieux en 1884 ; il sera sous le contrôle du tribunal
civil qui statuait sur les demandes
Il faudra attendre le décret du 16 mai 1901 pour que ces attributions
reviennent au barreau.
C'est donc en 1901 qu'a été mis en place le premier barreau indépendant de
Tunisie.
C'était un barreau français composé au départ d'avocats Français, il
accueillera rapidement des avocats italiens, britanniques et enfin des
Tunisiens. International à ses débuts, il deviendra essentiellement FrancoTunisien.
En 1924, il regroupait 41 Français, 54 Tunisiens et 11 autres nationalités.
- Vers le professionnalisme de la wikala
Rapidement majoritaire, au sein du barreau, les avocats tunisiens mettront
au service de la cause de la Tunisie et de son peuple, le savoir, le prestige,
la notoriété.
L'introduction de l'avocature n'a pas entraîné l'extinction de la « Wikala ».
Mais, considéré comme étant le fruit d'une formation « Zitounienne »
inachevée ne lui permettant pas d'être assimilé à un juriste à part entière, le
« Oukil » déjà sans prestige, sera marginalisé dès les premières réformes de
la justice en Tunisie.
En effet, l'instauration de la justice française comme justice de droit
commun en Tunisie, a sensiblement réduit la compétence des juridictions
tunisiennes et par la même exclu le « Oukil » de presque tout le
contentieux économique et moderne.
Le décret beylical du 9 mai 1897 portant règlement des « Oukils » a
relativement valorisé cette profession en soumettant les candidats à un
concours comportant notamment deux épreuves écrites, une de droit civil
se rapportant à des matières du code des obligations et contrats et celui de
procédures civiles, l'autre de droit pénal portant sur des matières du code
pénal et du code de procédure pénale.
Mais ce texte ne changera pas grand chose au statut du « Oukil ». Il sera
désormais considéré comme un « pré-juriste » soumis à un concours avant
d'obtenir un décret d'autorisation d'exercice et d'affectation.
Les « Oukils » n'ont pas eu le monopole de la plaidoirie devant les
juridictions tunisiennes à l'image de celui accordé aux avocats devant les
juridictions françaises. Ces derniers ont d'ailleurs rapidement obtenu le
droit de plaider devant les juridictions tunisiennes sur simple obtention
d'un décret d'autorisation qui était presque systématiquement accordé,
chaque fois qu'il était sollicité.
Conscients de leur statut social et de la limite de leur compétence, les «
Oukils » vont entamer une lutte acharnée pour la professionnalisation de
leur fonction.
Ils bénéficieront des conférences pratiques mises en place en 1907 et
données par le Directeur des Services Judiciaires et un magistrat de la «
Wazara ». Leur formation subira une nouvelle évolution en 1922. Le décret
du 21 janvier ayant limité l'accès au concours d'entrée à la profession de «
Oukil » aux seuls détenteurs du diplôme de fin d'études de droit tunisien.
Plus tard, les « Oukils » revendiqueront un statut équivalent à celui des
avocats, pour que leur profession soit considérée comme une profession
libérale gérée par un ordre indépendant contrôlant l'accès à la profession et
le respect de sa déontologie.
En 1929, leur association sera reconnue en tant qu'association coopérative
n'ayant aucune attribution similaire à celles du barreau.
Ce n'est qu'en 1952 que la revendication des « Oukils » portera ses fruits à
la suite de plusieurs démarches entreprises auprès du Résident général. Le
Oukil est enfin « Mouhami », il exerce une profession libérale sous le
contrôle du Conseil de l'Ordre des « Mouhamis Tunisiens » ayant les
mêmes attributions que celles reconnues au Conseil de l'Ordre du barreau
français et ayant à sa tête un « Nakib » (*).
Le décret du 2 mai 1914 ouvrira partiellement les élections aux Tunisiens.
Mais il sera abrogé en 1924 pour éviter le risque d'une rapide tunisification
du barreau.
Vingt ans plus tard, le décret de 28 février 1944 admettra la participation
d'un tiers de Tunisiens au Conseil de l'Ordre seulement, le bâtonnier quant
à lui devra être Français.
Marginalisés à leur tour au sein d'un barreau indépendant, et vivant une
ségrégation à l'intérieur même d'un corps qui se déclarait défenseur de la
liberté, de l'égalité. et des droits de Homme, les avocats tunisiens ne se
contenteront pas de lutter pour un statut meilleur à l'intérieur du palais. Ils
fourniront à la Tunisie un grand nombre de militants nationalistes qui
assumeront un rôle de premier plan dans la défense de la cause tuni-,
sienne.
Avec Ali Bach Hamba, Salah Ben Youssef, Chedly Khalladi etc., et Habib
Bourguiba qui sera le premier Président de la République Tunisienne, les
avocats ont été au rendez-vous avec l'Histoire en participant activement au
mouvement national qui mènera le pays vers l'indépendânce.
A la veille de l'indépendance, deux barreaux coexistent; celui des
«Mouhamis » anciens « Oukils », et celui des avocats. Aucune relation
n'existe entre eux. Leur formation étant différente, les « Mouhamis » ne
plaideront ni le même droit ni devant les mêmes tribunaux que les avocats.
Cette dichotomie continuera d'exister après l'indépendance. La loi du 15
mars 1958 réglementant la profession d'avocats et réalisant la fusion entre
les deux corps, ne la supprimera pas:
Conséquence directe de l'unification et de la tunisification de la justice,
la loi du IS mars 1958, a réservé aux anciens « Oukils » un statut
inférieur à celui des avocats en limitant leur compétence à la
représentation des justiciables devant les justices cantonales dans tous
les domaines, et seulement dans les affaires pétitoires et de statut
personnel devant les tribunaux de première instance.
- L'avocature devenue une profession avantgardiste
Les avocats, quant à eux, avaient un autre combat, car ni l'indépendance du
barreau ni les attributions de l'Ordre ne pouvaient gommer les
conséquences inhérentes au régime du Protectorat.
Ce n'est que plusieurs années plus tard que cette dichotomie disparaîtra.
Aujourd'hui, il n'y plus d'anciens « Oukils », ils sont tous avocats, dans un
pays où l'Avocature est à l'honneur.
En effet, jusqu'en 1914, seuls les avocats français pouvaient être éligibles
au postes de membres du Conseil de l'Ordre et celui du bâtonnier.
-------------------------------(*) Décret beylical du 28 février 1952.
-------------------------Source : GAZETTE DU PALAIS - DIMANCHE 22 AU MARDI 24
MARS 1998