Exposition De la Toile à l`écran avec René Bauermeister Jean
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Exposition De la Toile à l`écran avec René Bauermeister Jean
Exposition du 12 novembre 2010 au 14 janvier 2011 De la Toile à l’écran avec René Bauermeister Jean-Luc Godard / Anne-Marie Miéville Richard Serra Programmation Jean-Michel Baconnier et Geneviève Loup TXT : JMB / GL *1 Frédéric Boyer et Dork Zabunyan, ‹ Don’t hurt me, Notes sur Redacted et les images de guerre › in Trafic n° 72, hiver 2009, p. 81. *2 Voir l’interview de Clarisse Bardiot : http://www. youtube.com/watch?v=Zjgh1_2jBHk&feature=r elated. *3 Voir l’interview de Jean-Luc Godard sur le site de la TSR : http://www.tsr.ch/info/culture/2130327godardpresente-film-socialisme-a-paris.html. Au risque d’être un peu catégoriques, nous pouvons avancer que le champ de l’image en mouvement, dans lequel nous regroupons ici la vidéo et le film, a recours, au moins de deux manières, à Internet. La première comme support engendrant une forme spécifique d’œuvre (Joan Heemskerk et Dirk Paesmans, Matt Mullican, etc.). La seconde comme bande d’images, autrement dit comme matière première pour la réalisation d’une œuvre (Thomas Galler). Pour son film Redacted (2007), dans lequel il interroge la restitution par les médias (principalement par la télévision et Internet) de la guerre en Irak, Brian De Palma réalise des images dont l’esthétique rappelle celles postées sur la Toile, notamment sur des plateformes de partage de vidéos comme YouTube ou Dailymotion. Son premier projet qui fut ‹ abandonné par la suite : faire un film documentaire à partir des matériaux d’archive que l’on trouve sur Internet, opérer un assemblage d’images postées par les soldats, les insurgés ou les journalistes non « embedded ». Ce projet fut abandonné, officiellement pour des raisons de droits. ›* 1 Quant à Jean-Luc Godard, il utilise dans son dernier long métrage Film Socialisme (2010), à la fois des images puisées dans des sites d’hébergement de vidéos en ligne et, comme De Palma, en produit certaines dont l’aspect visuel est semblable à celles tirées de ces fonds disponibles à tous. On ne parlera pas ici du site Internet en tant que vitrine d’un travail artistique, bien qu’il soit aujourd’hui abondamment utilisé dans ce sens par les artistes. Par ailleurs, il existe une autre classification d’une forme d’art nommée ‹ numérique ›. Selon Clarisse Bardiot, les arts numériques, qui sont des arts utilisant des technologies informatiques, sont ainsi définis en vue de les différencier de l’art vidéo* 2. En outre, à travers les expositions Version proposées par Simon Lamunière dans le cadre notamment du Centre pour l’Image Contemporaine (CIC) à Genève, de nombreuses questions sur l’art et les technologies numériques ont été abordées. Par conséquent, il semblerait qu’Internet en tant que plateforme d’hébergement alimentée par tout un chacun permet le croisement et la rencontre de différentes formes artistiques, ainsi que la confrontation de nombreux statuts qualificatifs des images en mouvement (pêle-mêle nous pouvons citer : le documentaire, la fiction, la vidéo d’art, le clip, le film d’animation, le film de famille, l’archive, etc.). Etant donné l’ampleur des problématiques qui émergent de ce vivier d’images animées que nous trouvons sur le net, nous souhaitons convoquer ici, comme un point d’interrogation à nos réflexions, la phrase suivante de Jean-Luc Godard : ‹ le cinéma, de par sa fonction mécanique, a une liberté d’impression ›* 3. Sortie de son contexte et au regard de la télévision, cette phrase peut faire écho aux propos de Jean Cotté sur la mise en scène cinématographique et télévisuelle. En s’appuyant sur la Phénoménologie de la perception *4 Jean Cotté, ‹ Le décor de télévision › in ‹ Problèmes de la télévision ›, Etudes cinématographiques, n° 16-17, 2e trimestre 1962, pp. 30-31, cité par Gilles Delavaud, L’art de la télévision, Histoire et esthétique de la dramatique télévisée (1950-1965), Paris, Editions De Boeck (INA), 2005, p. 93. *5 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, P.U.F., 2008 (original publié 1896), p. 280. *6 Transcription par les auteurs du texte. de Maurice Merleau-Ponty, Jean Cotté explique : ‹ L’écran de cinéma est vécu par le spectateur comme un grand-écran-vu-de-loin et celui de la télévision comme un petit-écran-vu-de-près. Le phénomène de proximité est un phénomène essentiel au spectacle télévisé. ›* 4 Cependant, à l’heure actuelle, les écrans de cinéma aussi bien que ceux de la télévision font l’objet d’une concurrence technologique visant à les agrandir au maximum afin de donner l’impression d’être à l’intérieur du film. Cette sensation d’immersion est d’ailleurs développée actuellement avec la technologie 3D pour les films mais aussi pour la télévision et l’ordinateur (le Web 3D irait dans ce sens). En revanche, les systèmes portatifs de visionnement d’images comme les téléphones ou les baladeurs ont des écrans dont le format n’est pas plus grand, pour certains, que deux timbres postaux côte-à-côte. Toutefois, Godard, lors de son interview au Forum de Meyrin à Genève le 17 juin 2010, dit cette phrase sur la liberté d’impression en la confrontant au droit d’expression (et n’utilise pas ce terme dans son sens uniquement perceptif), car, selon lui, ce droit, nous l’avons dès la naissance (il précise néanmoins ‹ ici ›), en revanche celui d’impression est beaucoup plus difficile à acquérir. De son point de vue, l’évolution technique de l’imprimerie jusqu’à l’enregistrement des images joue un rôle dans cette économie du droit, dans cette répétition par inscription des données permettant une forme de liberté. A ce propos, Godard aime citer la dernière phrase du livre d’Henri Bergson, Matière et mémoire : ‹ L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté. ›* 5 Pour l’exposition De la Toile à l’écran, nous garderons en tête les occurrences du terme ‹ impression › : l’empreinte et la sensation. Par le biais de la spatialisation des images en mouvement, nous tenterons de traiter à la fois de l’impression, de la compression ainsi que de la diffusion de ce genre d’images à travers leurs allers et retours entre le domaine privé et public. Nous essayerons d’analyser dans quelle mesure les vidéos d’art résistent au formatage de monstration et à quel moment elles reprennent leurs droits. Pour cette mise en espace, nous avons donc souhaité mettre en jeu le mode d’exposition des images en mouvement en partant de leur plasticité potentielle. En outre, si aujourd’hui Internet est un réseau mondial accessible à un large public, faisant l’objet de la création de lois au niveau des droits d’auteur et de diffusion, il permet encore de voir des œuvres vidéo et cinématographiques, notamment sur des sites tels que ubuweb.com, qui sont difficilement accessibles par un autre biais. Cependant, si les œuvres sont visibles, nous sommes en droit de nous poser la question de la qualité de leur réception due à leur compression et donc leur dégradation, à travers la pixélisation des images, allant parfois jusqu’à leur abstraction. Or, si nous souhaitons regarder ces travaux artistiques avec une bonne qualité d’image, nous devons diminuer la taille de l’écran et revenir à des formats rappelant les prémices de la télévision (les dimensions de la première image télévisuelle étaient d’environ 5 cm de hauteur sur 2 cm de largeur, augmentées par une lentille). Le contexte de monstration qu’est la Toile pose, selon nous, la question du statut des images que nous regardons : documents, œuvres, archives, originales, copies, etc. Dans le cadre de la Médiathèque, il nous paraît intéressant d’interroger cette diffusion spécifique que permet Internet pour la mettre à l’épreuve au sein de nos événements. Au risque de nous répéter par souci de précision, la décomposition de l’image par la pixélisation soulève la question de la compression qui nous paraît centrale en vue de développer celle de l’impression, ces notions étant en relation avec la grille et par extension au programme tant dans le champ de l’image informatique que télévisuelle. C’est dans ce sens que nous aborderons la question difficile de la spatialisation de l’image en mouvement qui nécessite de penser la coexistence des temporalités multiples au sein des œuvres. La compression engendre selon nous le problème de la dégradation non plus dans un rapport de vieillissement linéaire, mais en creux, à travers le regroupement d’espaces d’informations (de surfaces) faisant disparaître le contenu des images, cette altération pouvant rappeler la perception de la dégradation du temps. Godard dit dans son film Ici et ailleurs (1974), qu’il réalisa avec Anne-Marie Miéville : ‹ Et au total, c’est le temps qui a remplacé l’espace et parle à sa place ou plutôt c’est de l’espace qui s’est enregistré sur le film sous une autre forme. Qui n’est plus tout à fait de l’espace, mais une sorte de traduction, une sorte de sentiment que l’on a de cet espace, c’est-à-dire du temps. Et le film, c’està-dire des images à la chaîne, rend bien compte à travers cette série d’images de ma double identité, espace et temps enchaînés l’un à l’autre comme deux travailleurs sur la chaîne où chacun est à la fois la copie et l’original de l’autre. ›* 6 La mise en espace des œuvres, pour cette exposition, a été topographiée à l’aide de notions tirées de la géométrie comme la symétrie et l’asymétrie. D’autre part, l’axe géométrique nous donne aussi l’occasion de traiter de la question du format. Là encore, nous nous trouvons à la croisée des différentes acceptions de ce terme. En effet, comme le mentionne Le Petit Robert, le format est une ‹ dimension caractéristique d’un imprimé ›* 7. Le format signifie aussi les dimensions d’un écran – le ratio – aussi bien de cinéma, de téléviseur que d’ordinateur. De plus, le format d’un écran, sur le plan numérique, a une incidence directe sur la résolution qui permet la représentation des pixels, leur qualité de définition. Pour finir, en informatique, le format est un ‹ agencement structuré d’un support donné ›* 8 permettant de représenter des données sous forme de nombres binaires. Ces données sont généralement stockées dans des formats (texte, image, son, vidéo, etc.) exploitables par des logiciels, eux-mêmes différenciés par des extensions comme .doc, .pdf, .jpg, .tiff, .mov, .aiff, etc. Par ailleurs, les notions de symétrie et d’asymétrie, nous ont permis aussi d’aborder l’élément fondamental qu’est le son. Comme l’image, il touche aux questions liées à l’impression ainsi qu’à la compression puisqu’il est à la fois sujet à l’enregistrement* 9 et à l’appréhension par les sens. Si le sentiment d’immersion est augmenté par la technologie 3D, nous ne pouvons pas faire l’économie de celle du son visant à multiplier les sources d’émission dans un espace, ce qui contribue à la sensation d’englobement. En outre, le son ou plus précisément la bande sonore, peut fonctionner en rapport à l’image ou de manière décalée et être modulée par l’intermédiaire d’effets comme la réverbération, le delay, diverses saturations, etc. ; effets qui peuvent être en partie engendrés par l’acoustique d’un lieu ou par des appareils électroniques. Sans omettre que c’est par le son de la voix que passe la parole d’un individu. *7 Le Petit Robert, Paris, 2002, p. 1103. *8 Ibid., p. 1103. *9 Aujourd’hui nous disons que le son peut être gravé ou stocké sur un support formaté pour ce type de données puis diffusé, lui aussi, dans des formats spécifiques, par exemple, en mono, stéréo, multicanal, etc. ‹ Avant et après ›, Six fois deux (Sur et sous la communication) 1976, 54’32’’ A partir de l’épisode ‹ Avant et après › tiré de la série télévisuelle Six fois deux (Sur et sous la communication) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, nous nous sommes donc intéressés aux problématiques liées à la transmission, à ce qui est reçu et imprimé pour être communiqué. Différée, l’instance d’énonciation est mise à distance et génère néanmoins une conscience de l’ici et du maintenant par les moyens mêmes d’un décalage. Ce décalage est produit par la transmission d’un texte à son locuteur, à travers un casque audio, par une autre personne absente du champ de la caméra, produisant un effet de delay ; toutefois bien que la source soit ici répétée par un tiers, elle ne se répète pas par elle-même. Travaillant l’intervalle entre émetteur et récepteur, ainsi que les disjonctions et conjonctions entre des espaces-temps séparés, la série intitulée Six fois deux (Sur et sous la communication) est structurée par une logique de fractionnement où six émissions sont dédoublées. L’avant-dernier épisode de la paire finale, ‹ Avant et après ›, débute par le portrait d’un homme cadré de sorte à évoquer la figure d’un présentateur de télévision. Il prend la parole, annonçant d’emblée qu’il faut conclure. En même temps qu’il expose cet impératif, il s’interroge sur l’identité du pronom ‹ il › ; qui requiert ce dénouement ? Cette question restant en suspens, il retrace ensuite les liens entre les différentes émissions, dont le rappel est ponctué par des extraits. La confrontation entre des problématiques telles que ‹ Y’a personne ›, ‹ Leçons de choses ›, ‹ Photos et Cie ›, ‹ Pas d’histoire ›, et des noms propres tels que ‹ Louison ›, ‹ Jean-Luc ›, ‹ Marcel › ou encore ‹ René(e)s › compose une grille tramée par des axes verticaux et horizontaux. Après avoir reconstitué les relations entre chaque épisode, l’homme met un casque audio et répète ce qu’exprime une voix que l’on entend grésiller à travers les écouteurs. Le pronom ‹ on › reflète alors l’indétermination d’une instance d’énonciation, mais également la forme impersonnelle d’activités programmées : ‹ on a fait notre devoir ›. Partant du constat qu’il est communément attendu d’effectuer une tâche sans dépasser ses propres possibilités, l’équipe de l’atelier Sonimage mis en place par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville a tenté au contraire de mettre en mouvement ces limites en donnant la parole à ceux qui ne l’ont pas, d’envisager le travail comme un plaisir en définissant celui-ci par rapport aux approches des amateurs et professionnels, et également de rendre visibles les erreurs propres à leur processus de recherche. Il en ressort qu’une prise de parole ne peut s’instaurer qu’à partir d’une pratique qui peut se situer, et que les relations entre émetteur et récepteur sont à concevoir dans une réciprocité où celui qui écoute peut également parler. Dans ces allers et retours entre ‹ nous › et ‹ vous ›, la confrontation est alors conçue comme un moyen de distinguer des identités. Contrairement à l’organisation hiérarchisée et anonyme de la télévision, la possibilité de réfléchir aux échanges entre des individus différenciés tels que ‹ toi › et ‹ moi › est donnée par le recours à l’agent de liaison ‹ et › qui permet de mettre en parallèle différentes formes de coexistences. Ainsi, dans les circulations entre le monde du travail, ‹ l’usine ›, et la sphère privée, ‹ la maison ›, il incombe au spectateur d’aller à la rencontre d’une démarche particulière, afin qu’un échange puisse avoir lieu. Dans le but d’expliciter ces questions, la voix de Jean-Luc Godard intervient à partir de l’insertion d’un extrait de l’émission intitulée ‹ Leçons de choses ›. Ce qui empêche les individus de communiquer entre eux, ce sont les filtres induits par une logique de centralisation qui divise les individus. Celle-ci a des répercussions à différentes échelles, affectant également le travail mené au sein de la production même de Sonimage ; le détour par Paris implique le transfert de la vidéo sur un format standard, le Secam, détériorant la qualité de l’image. En repartant des nœuds de plusieurs problèmes sociaux et économiques, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville proposent d’envisager la télévision comme un instrument de médiation non filtrée entre un passé qui ne va pas et un avenir qui voudrait aller mieux. *10 Richard Serra, Ecrits et entretiens 1970-1989, Paris, Daniel Lelong Editeur, 1990, p. 101. Boomerang 1973, 10’ En écho, l’œuvre de Richard Serra met en scène une situation dans laquelle l’artiste Nancy Holt, munie d’un casque, entend sa voix par un système de delay, où le signal auditif est répété en boucle, de sorte à produire un effet d’écho. Lors d’un entretien avec Annette Michelson et Clara Weyergraf, Richard Serra évoque l’enjeu suivant : ‹ Elle indique de manière très claire et très détaillée ce qui lui arrive au moment même où ça lui arrive : sa relation à elle-même en tant que sujet ›* 10. Ainsi, elle décrit l’expérience générée par le retour de ses propres mots, situation qui ralentit le processus de la pensée. Son discours se réoriente par rapport à ce qu’elle s’entend dire, énonçant la difficulté à développer une pensée continue dans un contexte où l’effet d’écho dissocie les mots jusqu’à les délayer de leur sens. Au cours de la vidéo, différentes formes d’interventions visuelles et sonores accentuent le caractère discontinu de cette situation. La première est celle d’un logo de la chaîne de télévision sur laquelle cette vidéo a été diffusée, KVII d’Amarillo, au Texas, qui apparaît en surimpression sur le portrait de Nancy Holt. Plus loin, des sons de voix provenant d’enregistrements d’une source extérieure, vraisemblablement un extrait de film, sont intercalés. Suite à cela, Nancy Holt est encore interrompue par des indications qui lui sont adressées par une voix hors-champ, peut-être celle de l’artiste, et dont les paroles sont elles aussi rendues indistinctes par un effet d’écho. Ce bref échange se voit rapidement coupé par un carton annonçant un problème sonore. L’attente dure plusieurs secondes, puis, le visage de Nancy Holt réapparaît. Tirant parti de ces interférences, elle évoque alors la distinction entre l’instantanéité du direct et le décalage temporel d’une retransmission qu’elle compare respectivement à la perception immédiate et au reflet de miroir. De même que dans ‹ Impression / Dictée › (œuvre présentée de manière plus détaillée ci-dessous), Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville constatent que le passage du direct au différé a pour conséquence d’entraver le suivi de ce que l’on est en train d’inventer, se pose ici la question de ce qui s’imprime chez un individu en tant que lieu de mémoire. Lorsque sa voix s’extériorise sans l’effet d’écho, elle dit ne plus s’entendre. Richard Serra lui explique que la coupure est liée au changement de bande, signalant ainsi que cette performance fait l’objet d’un enregistrement. Au moment où l’effet d’écho reprend, Nancy Holt renvoie par sa parole le spectateur à l’expérience particulière à laquelle il est confronté, celle d’une transmission à distance que la télé-vision peut potentiellement mettre en perspective. La question qui est posée dans les œuvres de Jean-Luc Godard, Anne-Marie Miéville et Richard Serra, celle de l’extériorité de la pensée discursive prenant forme à travers l’énonciation d’une parole à haute voix, nous conduit à réfléchir les modes de présentation et les renvois possibles de ces travaux artistiques. Tandis que ces deux vidéos se trouvent dans le Fonds André Iten, nous avons voulu prendre en compte la visibilité de ces œuvres sur Internet. Afin de donner une forme à l’exposition de ces œuvres, nous avons réfléchi aux rapports entre une source et sa traduction, aux transformations qui se jouent notamment dans le changement de taille de l’image et à son déchiffrement relatif à son format ainsi qu’à son support (codé, décodé, transcodé). Il y a donc ici aussi un écart temporel et spatial dans le passage du direct au différé. Ainsi, Boomerang de Richard Serra apparaît une première fois projetée, le son étant diffusé au moyen d’un casque audio, et une seconde fois depuis YouTube* 11, avec le son faible des hauts parleurs d’un ordinateur. Il n’y a dès lors plus une source et une copie localisable, toutes deux étant des formes de visibilité de l’œuvre. Celles-ci se distinguent néanmoins par la taille et le format par lesquels elles se manifestent. Si l’agrandissement induit un effet de perte de densité des couleurs de l’image, Richard Serra travaille déjà dans cette vidéo la surexposition de celle-ci. Par conséquent, par la modification du format de monstration (dimensions) de l’image en passant du moniteur à l’écran de projection, l’effet de saturation est ici augmenté. *11 Nous avions initialement prévu d’employer ubuweb.com, mais le site a été hacké à la mi-octobre, au moment où nous préparions cette exposition. Ce site Internet met à disposition un bon nombre d’œuvres majeures, toutefois, nous avons pu constater que cette action ne plaisait pas à tout le monde. A l’heure où nous écrivons ce texte, le site fonctionne à nouveau. Cependant, nous avons souhaité utiliser YouTube afin d’avoir un hébergement un peu plus stable durant l’exposition. *12 Jean-Luc Godard, Documents, catalogue du Centre Pompidou, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2006, p. 301. ‹ Impression / Dictée ›, France tour détour deux enfants 1979, 25’ Par ailleurs, la répétition qui se joue dans l’alternance des opérations de permutations, nous amène à considérer, comme nous l’avons déjà mentionné, la question de la grille, tant dans le domaine de l’imprimerie que dans celui de la télévision et de l’informatique. Ainsi la réitération de monstration d’une même œuvre, dans des contextes identiques et différents, nous intéresse. Le 5e mouvement de la série France tour détour deux enfants (1979) intitulé ‹ Impression / Dictée › de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville est proposé une première fois dans le cadre de l’exposition, mais également lors d’un programme continu présentant l’œuvre complète, prévu pour le printemps 2011. Pour cette série de douze émissions destinées à la télévision, Godard et Miéville réalisent des conversations avec une fille, Camille et un garçon, Arnaud. Les enfants sont interrogés alternativement par épisode, uniquement par Godard qui se tient généralement hors-champ. La discussion est toujours induite par deux mots clés, faisant office de titre pour chaque module appelé ‹ mouvement ›. En questionnant les enfants sur leurs activités quotidiennes, Godard tente de comprendre comment notre société se construit géographiquement, socialement, scientifiquement, en modélisant ainsi notre histoire individuelle et l’Histoire à travers des habitudes, des gestes, des mots, reproduits à la chaîne. Dans sa démarche, Godard se trouve confronté au silence des enfants qui font parfois de la résistance en refusant de répondre, en détournant la conversation. Il s’agira donc aussi, pour les réalisateurs, d’appréhender le langage, de lui trouver une forme à travers notamment des mots qui apparaissent à l’écran ‹ […] et dont on peut se servir, comme d’un outil* 12 ›. En fonction de cela, Godard essaie de frayer un passage pour comprendre comment le système social – la machine – transforme les enfants, en devenant adultes, en ce qu’il appelle des ‹ monstres ›. Dans ce 5e mouvement, Godard interroge donc Arnaud qui est en train de polycopier, seul dans une salle, des feuilles de mathématiques. Leur conversation tourne autour de l’activité que fait Arnaud dans cette classe et de ses occupations journalières. Avant cet échange verbal, au début de l’épisode, une voix off féminine traite de la question du programme politique à travers le point de vue d’un groupe d’individus, se situant ni à gauche, ni à droite politiquement, qui revendiquent la pratique du vol collectif en tant que lutte. Cette action, ils l’envisagent sans programme, d’ailleurs, selon eux, les programmes ‹ on s’en fout ›, c’est un truc de politicards. Plus tard, Godard demande à Arnaud s’il sait ce qu’est un programme. L’enfant lui répond en disant ‹ oui, par exemple des programmes de télé ›. Puis, il lui est demandé s’il y a des programmes uniquement à la télévision, Arnaud dit ‹ non ›. Le cinéaste enchaîne, ‹ par exemple, est-ce que dans ta journée, tu as un programme ? › L’enfant ne souhaite pas développer son propos et dit qu’il ne s’est jamais posé la question. La tension monte, Godard lui rétorque ‹ moi je te la pose › et le garçon lui retourne ‹ ouais, je peux peut-être en avoir un ›. Le cinéaste s’adresse alors au téléspectateur : ‹ Tu vois comment ils sont, ils ne veulent pas répondre, en même temps il faut les montrer ›. Godard continue à interroger Arnaud : ‹ Dans ta journée tu as un programme ? Tu fais n’importe quoi ou tu as un programme ? ›, l’enfant dit : ‹ Non je m’amuse, on a des programmes quand on dit à quoi on veut jouer ›. Leur conversation se poursuit sur une réflexion concernant le programme scolaire qui structure la semaine d’Arnaud et Godard conclut cette partie, avant de poursuivre sur la notion d’impression, avec la question suivante : ‹ Alors pour se souvenir du programme, tu ne crois pas qu’il faut le polycopier, l’imprimer […] Pour se souvenir justement, il ne faut pas imprimer les choses pour se souvenir qu’elles existent ? […] et toi tu existes ? ›… Arnaud : ‹ Non, là j’imprime ›… Aléatoire I 1978, 4’10’’ Dans l’œuvre de René Bauermeister intitulée Aléatoire I, les problématiques du direct et du différé, de la source et de la reproduction, prennent une autre forme. Alors que deux caméras placées côte à côte filment un visage en gros plan, deux phases interviennent dans l’enregistrement d’un texte énoncé. Un premier enregistrement est diffusé sur un moniteur placé face au sujet qui répète le même texte, cherchant à coïncider avec l’image rediffusée. Un générateur d’effets dédouble l’écran du moniteur selon l’axe de symétrie du visage. Cependant, la juxtaposition des deux parties ne recompose que de manière aléatoire la totalité du portrait. Dans le descriptif de son œuvre, l’artiste analyse les rapports entre symétrie et asymétrie : ‹ Ce décalage assez troublant provoqué par la confrontation, dans une même image, de deux enchaînements chronologiques distincts, est d’autant plus subtil que le partage arbitraire de l’écran est en coïncidence parfaite avec la symétrie « naturelle » du visage. ›* 13 Cette disjonction est précisément envisagée par l’auteur dans l’écart qui se joue entre la proximité de la vidéo par rapport à la télévision et la possibilité qu’elle offre de décloisonner le dialogue, tandis que la télévision le ‹ canalise › (selon ses propres termes). Scarface 1983, extrait Selon nous, l’idée de décloisonnement prend également en considération les différents registres culturels. Ainsi, nous avons souhaité ouvrir l’exposition par une séquence tirée du film Scarface réalisé par Brian De Palma (le scénario est d’Oliver Stone). Dans l’extrait proposé pour cette exposition, les personnages regardent une séquence d’une émission télévisée au moyen d’un projecteur dont l’écran n’est autre qu’une toile d’un tableau affublé d’un cadre ornementé. Cette émission n’a pas encore été diffusée et a pu être interceptée par le cartel de la drogue bolivien avant son passage à la télévision. Le film ne nous permet pas de comprendre si nous regardons un enregistrement pirate d’une mise en scène d’une répétition ou de l’émission elle-même, mais nous apprenons uniquement qu’elle est intitulée Soixante minutes en direct et que sa transmission est à venir. Ce reportage concerne directement les narcotrafiquants puisqu’un homme les dénonce nominativement tout en montrant, à la caméra, leur visage par l’intermédiaire de photographies. Par conséquent, il s’agit ici d’une mise en abyme de l’image par le dédoublement aussi bien de son contenu que de son contenant. L’opération spéculaire a lieu à la fois sur les protagonistes de la scène et sur l’écran. En effet, la confrontation des portraits du Général Cucombre et celui du trafiquant Alejandro Sosa se fait par la mise en regard de l’image de ces personnages dans le film qui reconnaissent leurs ‹ propres › visages en photographie montrés dans l’émission. De plus, nous nous trouvons, en tant que spectateurs, devant un écran sur lequel est projeté le film contenant une scène avec des personnages qui sont eux-mêmes projetés une deuxième fois sur un écran, à l’intérieur du film. En outre, et cela augmente la complexité de notre lecture, De Palma joue avec les genres de l’image en mouvement puisque les trafiquants regardent une émission de type documentaire alors que nous, nous regardons un film de fiction. Or, le réalisateur induit un trouble paradoxal sur le statut fictif des images de ce documentaire puisque la photo du Général Cucombre, Ministre bolivien de la Défense, ne ressemble que de loin à l’acteur l’incarnant dans le film. La photographie du Général fait penser à une image d’archive d’un ‹ vrai › Général (il porte d’ailleurs des étoiles à ses épaulettes, ce qui ne prouve rien sauf la cohérence du grade). Malheureusement, nous n’avons pas trouvé d’écrits mentionnant le nom original de la personne représentée sur la photographie et l’acteur jouant Cucombre n’est pas crédité au générique. En revanche, au début du film, nous voyons un certain nombre d’images d’archives sur les Boat people cubains rejoignant les Etats-Unis, et parmi ces documents figure un extrait avec Fidel Castro faisant un discours de propagande. *13 René Bauermeister, ‹ Vidéographie et créativité › in Vidéo corpus. La vidéographie dans tous ses états, Dossier n° 10, Lausanne, Institut d’étude et de recherche en information visuelle, 1979, p. 37. média thèque FMAC [ 6 ] Fonds d’art contem la ville porde de ain gen ève fmac [ 2 ] du mardi au vendredi de 11 h à 18 h sauf événements particuliers ou sur rendez-vous Médiathèque Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève (Fmac) Rue des Bains 34 1205 Genève / administration / T +41 (0)22 418 45 30 F +41 (0)22 418 45 31 [email protected] [ 5 ] [ 4 ] [ 3 ] [ 1 ] Scarface (1983, extrait) de Brian De Palma Boomerang (1973, 10’) de Richard Serra Boomerang (1973, 10’) de Richard Serra diffusé depuis YouTube [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] ‹ Avant et après ›, Six fois deux (Sur et sous la communication) (1976, 54’32’’) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville [ 4 ] [ 5 ] Aléatoire I (1978, 4’10’’) de René Bauermeister [ 6 ] ‹Impression / Dictée ›, France tour détour deux enfants (1979, 25’) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville