Les enjeux du système de santé en 2015

Transcription

Les enjeux du système de santé en 2015
HÔPITAL ET SANTÉ
PUBLIQUE EN FRANCE : UNE
RENCONTRE INDÉFINIMENT
AJOURNÉE ?
UNE RÉFLEXION DE SOCIOLOGIE POLITIQUE SUR
LES NON-DÉCISIONS DANS LE SYSTÈME DE SANTÉ
FRANÇAIS
Frédéric Pierru (CNRS-CERAPS, Chaire Santé de
Sciences Po Paris)
La seconde révolution du Pr Robert Debré
(1)
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« L’hôpital de demain doit être le centre de la santé, avec
une pénétration beaucoup plus importante de sujets qui ne
sont pas hospitalisés que de sujets hospitalisés […] Ce
n’est donc plus du tout un endroit où l’on se rend quand
on a besoin de soins importants, mais l’endroit où tout le
monde doit aller au cours de son existence. […] Centre
de santé publique, et non pas centre de santé troublée,
c’est-à-dire avec en filigrane une permanente action de
médecine préventive, une permanente pensée d’éviter le
malheur avant qu’il n’arrive […]. Ce centre prospère doit
dominer les centres secondaires de protection maternelle
et infantile, de santé scolaire et universitaire, enfin de
médecine du travail. »
La seconde révolution du Pr Robert
Debré (2)
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La réforme de 1958 a abouti au rapprochement de la
clinique et de la biologie ; la seconde révolution doit
rapprocher celles-ci de la santé publique afin d’aboutir à
une « discipline complète, totale et exclusive »
Le professeur de santé publique doit être l’alter ego du
clinicien et du biologiste (synergie entre soins et SP)
L’hôpital centre de santé publique doit garder ses portes
ouvertes, non seulement pour entrer mais aussi pour sortir
(les praticiens hospitaliers doivent être en contact avec
l’environnement social et familial des patients)
Statistique, sciences sociales, psychologie, économie doivent
irriguer la formation des étudiants en médecine ainsi
sensibilisés aux dimensions sociales, économiques,
financières, morales de la maladie et de la santé
La seconde révolution du Pr Robert
Debré (3)
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« Et je voudrais vous dire qu’il faut que vous partiez
d’ici comme des conjurés décidés à promouvoir cette
révolution. Je serais prêt à me mettre à votre tête si
vous pouviez me donner vingt ans de moins. Mais les
temps sont révolus et c’est à vous de prendre la tête
de la colonne. Il est indispensable que toutes les
réformes étudiées ici d’une façon très intéressante, qui
sont des réformes partielles, soient des premières
étapes à la révolution complète que vous devez jurer
d’accomplir. »
Une révolution… qui reste toujours à
accomplir !
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Le père de la grande réforme hospitalière de 1958 prononce cette
conférence à Rennes en… 1973 !
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C’est-à-dire seulement 15 ans après l’ordonnance « révolutionnaire » du 30
décembre 1958 créant les CHU, le plein temps hospitalier, la double
appartenance, le rapprochement de la clinique et des sciences auxiliaires
(biologie, physiologie, bactériologie, etc.), etc.
C’est-à-dire au moment où s’achève le « miracle hospitalier français » (1960 –
1975), reposant sur un effort financier colossal de la Nation pour développer,
moderniser et « humaniser » le service public hospitalier français désormais
ouvert à tous (cf. loi de 1970)
C’est-à-dire au moment où la biomédecine française prend son essor et où se
cristallise l’espoir dans la capacité de celle-ci à résoudre tous les problèmes de
santé, aux dépens d’un dispositif de santé publique qui voit son déclin, amorcé à
la fin du XIXème siècle, s’accélérer
La révolution hospitalière de 1958 a finalement marginalisé
durablement la santé publique tant dans l’administration (segment « miignoré, mi-méprisé », sans capacités d’expertise propres, ni relais efficaces
sur le terrain), que dans les facultés de médecine…
Retour sur quelques conditions de possibilité d’une
« révolution » dans le système de santé français (Jamous,
1969)
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La réforme de 1958, une réforme globale, radicale et autoritaire pour en finir
avec un « système auto-entretenu » qui « ne pouvait développer ou renforcer que
ce qui était déjà consacré », versus simple aménagement du système existant en
multipliant, en organisant et en endiguant les lieux de recherche à la périphérie
d’un système d’enseignement et de sélection hospitalo-U inchangé…
… devenu « dysfonctionnel » en raison :
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De la pression démographique
De l’évolution scientifique qui signe la fin de l’hégémonie de la clinique au profit des
sciences nouvelles (physiologie, bactériologie au XIXe puis biologie au XXe)
… Mais dont la concrétisation a supposé la réunion de conditions politiques
exceptionnelles :
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La montée en puissance des « payeurs » (État , Sécurité Sociale) et de leurs exigences
économiques et financières
La convergence politique des réflexions et groupes réformateurs (Libération, « jeunes
turcs ») autour du mendésisme (comité interministériel de 1956)
L’émergence d’un « réformateur autoritaire » jouissant d’une large audience auprès du
pouvoir, possédant une compétence technique et une autorité reconnue par les membres
du milieu médical, à l’abri des conséquences du changement (retraite), partisan farouche
de la solution globale proposée
Un changement de République, avec le passage d’un régime d’Assemblée et à un
parlementarisme rationalisé !
La révolution de 1958 a-t-elle accouché d’un
nouveau « système auto-entretenu » ?
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1945, 1958 : deux conjonctures critiques et exceptionnelles qui ont
accouché de choix structurants, « path dependant »  Système de santé
français lancé sur une trajectoire historique difficilement réversible
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Santé = médecine et inégalités de santé = inégalités d’accès aux soins
Les pouvoirs publics ont d’abord pour mission de solvabiliser une demande de
soins curatifs
La fascination biomédicale des décideurs politiques et de « l’opinion publique »
La santé publique française, entre non-décisions, politique symbolique et
adaptations partielles
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Des diagnostics convergents et consensuels sur les insuffisances de l’organisation
sanitaire française pour faire face aux défis de la transition épidémiologique, des
maladies chroniques, de la réduction des inégalités sociales de santé et d’accès
aux soins, de réponse aux insuffisances de la médecine curative…
… qui débouchent sur des mesures souvent très modestes :
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La santé publique, pays de la « non-décision » (hôtels Dieu historiques reconvertis en
hôpitaux de santé publique à Paris et Toulouse par exemple)
La santé publique, royaume de la « politique symbolique » (décalage entre effets
d’annonce et réalisations concrètes)
La santé publique se développe dans les friches de la biomédecine, à la périphérie
du système de santé (cf. cliniciens et institutions de recherche avant 58)
2 options, comme en 1958
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Un système « auto-entretenu » et de plus en plus dysfonctionnel
Une voie consistant à ne pas toucher aux grands équilibres
historiques du système de santé français et se contenter d’aménager
les pratiques et dispositifs de santé publique à sa périphérie
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La rationalisation économique de la biomédecine et de l’assurancemaladie conduit à marginaliser tout ce qui ne relève pas de cette dernière
dans les pratiques et organisations médicales (social, SP…) dominantes
En parallèle, un dispositif de santé publique périphérique se charge des
populations exclues du droit commun (version new look des dispensaires) et
des missions de prévention et de promotion de la santé ( système dual
déséquilibré)…
Une voie globale et radicale qui place la santé publique au cœur du
fonctionnement routinier du système de santé comme du processus de
formation et de sélection des professionnels de santé  vraie
révolution au sens de Robert Debré
Le système de santé français entre fortes continuités
et transformations incrémentales à bas bruit (1)
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Un contexte encore moins propice à une vision collective des questions de
santé qu’en 1973 !
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Une seconde révolution individualiste et le passage de l’autonomie-aspiration à
l’autonomie condition (Ehrenberg, Castel)
Le déclin d’une vision classiste de la société française au profit de la diffusion de
grilles de lectures atomiste, économiciste (« le corps-marché » de la bioéconomie,
Lafontaine, 2014) et « biologiste » (Lemerle, 2014) du monde social en général et
de la santé en particulier
Des appuis cognitifs et normatifs de l’action publique peu accueillants
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Le biais conservateur et « autoritaire » de l’austérité budgétaire : domination des
ministères et directions budgétaires (DB, DSS), affaiblissement des faibles, politique du
rabot, mobilisation défensive des groupes d’intérêts dans le cadre d’un jeu à somme nulle
voire négative et de décideurs politiques craintifs, technocratisation vs démocratie
sanitaires…
La santé publique confrontée à l’impératif de « compétitivité » et de la préservation de
l’emploi (industrie biomédicale comme force de l’économie française)
Des savoirs de gouvernement plus individualistes qu’holistes (cf. CSP, sciences sociales
marginalisées et dévalorisées)
Une « contre-révolution comptable » (Bardet, 2014) peu favorable à la santé publique :
réductionnisme (vs multidimensionnalité et interdisciplinarité), quantophrénie, primat des
indicateurs financiers et économiques, court-termisme, transformation des comportements
individuels par les indicateurs (ex : T2A)
Le système de santé français entre fortes continuités
et transformations incrémentales à bas bruit (2)
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De fortes continuités : quelques exemples
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Le résistible déclin de la médecine générale face l’hyperspécialisation biomédicale
Des inégalités territoriales sur lesquelles l’action publique peine à avoir prise
La persistance des cloisonnements dans l’administration de la santé (ARS…) et du fonctionnement en
silos malgré les intentions politiques
La rationalisation gestionnaire de la biomédecine hospitalière
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L’hôpital en restructurations
Les gains de productivité de l’usine à soins (T2A, « virage ambulatoire », etc.)
Le ’lit de Procuste’ hospitalier (Mossé, 1997) : vers la marginalisation des missions sociales et de santé
publique (MIGAC, PASS…) ?
Des changements incrémentaux et invisibles mais, in fine, « path shifting » : dérive,
empilement, conversion (Hacker, 2005)
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Dérive (drift) : banalisation des dépassements d’honoraires et relâchement de la discipline tarifaire,
augmentation des RAC, laxisme à l’égard des refus de soins aux bénéficiaires de la CMUC ou de
l’AME, inégale densité des médecins libéraux…
Empilement (layering) : le cas de la métamorphose silencieuse des assurances maladie (recentrage de
l’AMO sur les plus malades, extension du champ des AMC, ANI)  inégalités + éloignement croissant
du mouvement mutualiste des questions de SP au profit de l’activité d’assureur maladie complémentaire
?
Conversion : durcissement des pratiques administratives en matière d’accès aux droits sociaux (ex. :
droit d’asile, AME voire CMUC et ACS)  problème du « non-recours » aux droits (ODENORE)
Renouveau ou métamorphose de la
santé publique française ?
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La consécration intellectuelle et politique du paradigme de la sécurité et de la veille sanitaires aux dépens de la
promotion de la santé et de la réduction des ISS
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La sécurité sanitaire au sommet de l’agenda politique : 7 lois depuis 1993 dans un contexte de « crise » permanente
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L’agencification et la centralisation de l’État sanitaire au rythme des crises, scandales et affaires de santé publique 
l’investissement politique et l’effort budgétaire ont surtout porté sur le développement de l’archipel des agences qui
flanquent la DGS au niveau national
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La gestion des crises a prévalu sur les actions à long terme en faveur de la réduction des inégalités sociales de
santé ou de la promotion de la santé (éducation à la santé, prévention primaire)
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La normalisation et la moralisation des comportements plutôt que l’aménagement des environnements
La tentation du « paternalisme libéral » et du « nudging » en SP
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La socio-parésie est « la réticence et l’inaptitude de la santé publique à travailler directement sur les racines sociales des
problèmes de santé » (Mann, 1998 ; Lombrail, 2005)
Les facteurs de la socio-parésie :
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L’envahissement de la SP par la croyance dans la capacité de transformation du caractère individuel (« comportements à risque »
identifiés et analysés à un niveau purement individuel que l’on espère changer par la « pédagogie » ou des « bakchichs » sanitaires)
(Peretti-Watel, Moatti, 2009)
L’attraction biomédicale de la santé publique, qui cherche ainsi à partager la crédibilité, la légitimité et les ressources que la société
accorde à la science en général et à la médecine en particulier (riskfactorology)
La recherche systématique d’interventions technologiques qui peuvent fonctionner sans aucune participation active du public
La juxtaposition d’approches disciplinaires sans intégration dans un modèle cohérent  faiblesse dans le contexte actuel
Le déclin des métiers et compétences porteurs d’une approche populationnelle (MISP, IGS, médecine scolaire, du travail, PMI…)
Un exemple de « paternalisme libéral » : alliance de l’économie et des neurosciences pour lutter contre l’épidémie d’obésité
Quelques raisons de ne pas désespérer : un système
biomédical de plus en plus dysfonctionnel ?
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Des progrès dans la reconnaissance politique des ISS depuis 2012
Des recompositions « spontanées » de la médecine de premier recours
(exercice pluri-professionnel et collectif, relativisation du paiement à l’acte,
sortie par le bas des dogmes de la « médecine libérale »)
La mobilisation des spécialités médicales aux prises avec les maladies
chroniques  conscience croissante au sein du monde médical des limites du
paradigme biomédical et intérêt pour les sciences sociales lato sensu
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Des anomalies se cumulent au cœur du système biomédical
Les maladies nosocomiales, la non-observance, l’éducation thérapeutique des
patients, etc.
Expérience du désajustement entre prises en charge de plus en plus courte,
standardisées et techniques/« besoins » des patients (cf. Belorgey, 2010 :
modèle productiviste et augmentation du taux de retour aux urgences ; Grimaldi
et les trois médecines…)
Vers la sortie de la fétichisation administrative d’un certain nombre d’outils
de gestion ou de financement (T2A) ?  modalités mixtes de financement
des professionnels et des structures