Mila Nesa et l`employé A peine Mila Nesa commença-t-elle

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Mila Nesa et l`employé A peine Mila Nesa commença-t-elle
Mila Nesa et l'employé
A peine Mila Nesa commença-t-elle à marcher,
Qu’elle se lança dans la découverte
de tous ces coins et recoins qui s’offrirent à elle.
Ses pieds la démangaient tant,
Que ses parents devaient chercher après elle sans arrêt.
Les années passèrent, et Mila grandit,
Un jour, elle entendit parler
D’une ville extraordinaire.
Sur toute la planète
On n’en disait que du bien,
A partir de ce moment, Mila sût qu’elle ferait tout
Pour voir de ses propres yeux cette ville exceptionnelle.
C’est malin.
Maintenant, je suis ici, tout seul,
Si mes collègues sont partis,
C’est à cause de vous et de vos histoires sur Kenan et Malika,
A cause de vos Merhaba et de vos Salam aleikum.
De vos yeux en amandes, et de votre couscous.
Vous avez attire dans vos filets
Mes compagnons de clope.
Je viens ici chaque jour
Expirer la nicotine au pied des tours.
Cette fois, je suis seul à observer le petit parc du quartier,
Et ces gosses bazanés,
qui y jouent et rêvent de suivre la voie de Vincent Kompany.
Ah! Lui, il paraît qu’il se plaîsait ici à côté.
Moi aussi je trouve que c’est très bien.
Mais ce n'est pas mon style.
Après des années de longues errances,
Qui n’avaient fait que confirmer la réputation de la ville,
Mila Nesa atteint enfin son but.
Le cœur battant, elle descend du train.
Il est encore tôt. Le soleil est bas.
De l’autre côté de la gare
Des rayons ardents se réfléchissent
Sur cinq tours en or.
Le reflet est si fort
Que Mila, pour un bon moment, ne voit plus rien d’autre
Que des boules de feu éblouissantes
D’or pur
qui grattent le ciel.
Moi, je viens ici avec un seul but.
Et ce but c’est travailler,
Huit heures par jour.
Et après ça, je rentre aussi vite que possible,
Avec le train qui, comme d’habitude, me ramène chez moi, au village.
Certainement, avec un temps comme celui-ci,
On serait bien mieux à la maison,
Au vert et tranquille.
Mais ce n’est pas possible de passer comme ça
une après-midi entière de farniente.
Car toutes ces heures non prestées,
Il faudra les rattraper plus tard.
Le total doit toujours être de sept heures 36 par jour.
Et à ça, vous pouvez encore ajouter deux heures de train.
Une heure aller et une heure retour.
Alors, il n’y a pas vraiment de marge, vous comprenez.
Maintenant, elle voit les gens qui se dirigent vers les tours dorées.
Sur de larges tapis roulants, ils vont de la gare à l’entrée.
Ils se suivent l'un derrière l'autre, à des rythmes différents.
Il y a ceux qui restent un petit temps
Au pied des tours.
Petites pauses, ponctuations et ritornos.
Ce sont autant de mouvements aux pas légers.
Habillés dans de chics costumes,
Munis de mallettes de cuir et de lunettes brillantes
Cela frappe Mila
Comme ils illuminent de santé.
On va bien voir.
A présent, Peter et Francine sont là-bas
Ca va leur prendre dix minutes de marche pour l’aller
Et dix minutes pour le retour.
Ce qui fait une demi-heure de perdue minimum,
Disons une heure.
De toute façon on a droit à une heure de pause.
Mais je croise les doigts
Qu’ils reviennent sains et saufs.
Et encore, une fois arrivés,
Alors là, vous allez les entendre râler,
près de la machine à café. Ohlala…
Qu’ils ne vont pas pouvoir attraper le train de quatre heures
Et qu’ils doivent rester plus tard
Peter qui ne pourra pas sauter sur son vélo de course.
Francine qui ne pourra pas faire la lecture à sa fille.
Ah ça, on peut imaginer le jeu que ça va faire.
Le soleil se dirige vers le sud
Et derrière l’or brillant
Mila voit cinq autres tours apparaître
D’un gris égal et pur
Qui se perdent dans les nuages.
Evidemment, pense Mila, à côté de l’or, on s’attend bien à trouver le titan.
C’est vraiment le pays des merveilles,
Je veux vivre ici.
Au fond,
je ne sais toujours pas ce que vous nous voulez.
Ouuh… j’ai bien ma petite idée.
Ben ouais, évidemment, je travaille ici depuis déjà quinze ans,
Jour après jour.
Je passe ma vie au vingtième étage,
Sur mon bureau en pin, alors...
Ah, attention, hein, nous avons une très belle vue sur la ville.
Mais c’est la première année que nous devons descendre
Pour pouvoir fumer une cigarette,
Cinq fois par jour.
Si on commence tous à passer nos journées à côté,
Je crains fort qu’on ait à essuyer quelques remarques.
Vous comprenez ça, quand même, hein ?
Hein ?
Comment, vous êtes partie?
C'est parce que je suis tout seul ici?
Vous allez revenir quand-même?
Hein ?
Hé !?
Mila suit les gens qui sortent des tours dorées
sur leurs tapis roulants
Elle passe devant des espaces énormes,
aux pantins habillés de chemises neuves.
Elle suit les gens dans les grands magasins
Remplis de produits de qualité
parfaitement alignés
dans des rangées qui s’étendent à perte de vue
Labellisés, numérotés,
Rangés suivant leur couleur et leur taille.
Cccc... (bégayement) cette voix est partie maintenant.
C’est la première fois en plus de trois semaines.
Jusqu’à présent, elle était là,
A chaque pause clope.
Nous trouvions ça plutôt pas mal.
Tailler une bavette
Avec un inconnu
A la fin de l’après-midi, Mila se rapproche
Du cortège des gens qui vont vers la gare.
Elle les voit s’engouffrer dans des trains
Qui arrivent et repartent continuellement.
Ici, tout se passe dans une fluidité parfaite,
Pense-t ‘elle.
Merde alors.
Voilà que je descends jusqu’ici, avec mon flan au caramel,
Pour lui prouver que ce n’est pas une invention d'à côté,
Et voilà que je me retrouve tout seul
He?
Non, elle est partie, évanouie, cette voix.
Derrière la gare Mila découvre un mur couvert entièrement de diamant.
Le mur continue encore après les tours dorées.
Et puis il s'arrête tout à coup.
Quelle belle décoration, se dit-elle.
Quel pays de rêve.
C’est completement débile.
Maintenant, je suis là et je parle seul, comme un con.
Parfois, on n'a simplement pas le choix.
Admettez, c’est tout de même beaucoup plus simple de vivre entre nous,
Entre gens de la même culture, je veux dire.
C’est plus facile et c’est plus agréable.
En tout cas, pour nous qui avons les moyens.
On est plus tranquille comme ça.
Mila continue de l’autre côté du mur.
Et ce côté-ci n’est plus en diamants,
Mais bien en béton gris.
Derrière ce mur,
Elle découvre une petite rue de verre.
Les maisons sont tellement transparentes que Mila n'arrive pas à distinguer
Qui est à l’intérieur des maisons et qui est à l’extérieur,
Qui est nu et qui est habillé,
Qui est réel, et qui n’est qu’un reflet
Ceci est le premier monde, pense-t’elle
Une pure illusion.
On voit
Que ceux qui vivent là-bas possèdent moins.
On sent qu’il y a une grande différence entre eux et nous,
intuitivement, vous le sentez.
Mais, je pense, il y a des professionnels qui sont payés
Pour s’occuper de ces gens-là.
Ce qui veut dire, quand on voit le résutat,
qu'ils ne font pas bien leur boulot.
Je ne sais pas comment ils font,
Mais chez nous, dans ma région
je sais qu'on se préoccupe plus des gens.
A côté de la rue en verre
Mila voit encore d’autres tours apparaître,
décorées de mosaïques.
Les tours baignent dans la douce lumière de la fin de journée.
Tout autour, la fourmillière humaine s’active
Ils parlent et négocient,
Ils courent, flânent, traînent.
Ensemble ils forment une ruche bourdonnante
Sentant le clou de girofle, le tabac et l’eucalyptus.
Ils ne semblent pas voir le mur.
Nous avons un bon salaire,
nous avons la high technologie,
une voiture,
une maison.
Ca doit quand même leur en mettre plein la vue.
Je dois avouer.
Quand je suis du côté de la gare,
J’ai toujours peur de me faire voler,
ma mallette et mon ordi,
Mon téléphone,
Mon portefeuille,
Mon je ne sais pas quoi d’autre.
Le mur continue encore plus loin,
Gris et dégarni.
Jusqu’à un terrain recouvert de maisons toutes en bois,
dont le temps a pu librement effacer les couleurs.
Déjà, la nuit commence à tomber.
Mila peut voir que le mur existe bel et bien ici
Il est recouvert d’écritures,
De chiffres et de messages.
Au milieu du mur,
Une femme aux formes épanouies est dessinée
Avec une belle poitrine bien ronde.
Elle s’appelle Muriel,
Elle est l’amie de tous.
C’est peut-être un peu égoïste de ma part,
Mais selon moi, c’est bien ainsi.
Je n’ai rien contre tous ces étrangers,
Allez, cette population locale,
dans le quartier à côté.
Et eux, ils n’ont quand même rien contre nous non plus,
Qu’on soit là et tout ça.
Mais pour ce qui est de les fréquenter,
Je n’en ai pas vraiment besoin.
Au delà des maisons, le mur termine.
Et ainsi, Mila,
A la nuit tombée,
elle retourne de l'autre côté et s'allonge au pied des tours dorées.
Sa décision est prise.
Mila Nesa veut vivre ici
Elle veut investir,
Travailler,
Et engendrer de nombreuses petites Mila Nesa.
La voix nous a posé cette question,
Je crois que c'était la semaine passée,
Pourquoi nous n’habitons pas ici
Ca serait tout de même beaucoup plus facile.
Peter a prétendu
que c’était à cause des loyers d’ici
qui sont trop élevés.
Pour le prix d’une maison chez nous, disait-il,
On ne te loue qu’un sombre flat.
J’ai dit que ce n’était pas vrai,
Que les prix pouvaient être élevés,
Mais que, vu notre diplôme, nous gagnons plus d’argent,
Et que cela nous permettrait d’habiter dans une maison...
Et avec un jardin.
Dés le jour suivant,
Mila part à l’attaque.
Elle se dirige droit vers la plus grande des tours dorées.
Directement, elle est arrêtée.
« Prénom ? » demande une femme vêtue comme un homme
« Mila.»
« Nom de famille ? »
« Nesa. »
« Ca n’a aucune valeur ici. » répond la femme.
« Carte d’identité ? »
Mila secoue la tête.
Et sur ces mots, la femme sort une hache et d’un geste rapide et précis
et coupe le bras de Mila.
Mila gémit et s'enfuit. La douleur est vive.
Je suis né dans un village.
J’y ai grandi au milieu des bois et des champs.
Quand on est habitué à quelque chose,
On s'y attache quand-même.
Nous avons cette chance de pouvoir garder nos habitudes.
Mais ça veut dire que nous devons faire la navette,
Une heure aller, une heure retour, chaque jour.
C’est le choix qu'on fait.
Je préférerais voir ces deux tours à côté de chez moi.
Quoique, peut-être qu’il vaudrait mieux pas
Disons, plutôt près du village voisin.
Mila, démunie de son bras,
court vers les tours grises
Autour d'elle les gens s’enfuient comme des cafards effrayés de la lumière.
Mais un homme reste
C’est le responsable de l’une des tours.
« Nom ? » demande-t’il ?
« Mila. Mila Nesa. »
« Origine? »
« Je viens du monde », dit Mila
« D’où exactement ? »
« Mon père est de l’Est, ma mère vient de l’Ouest, je suis née au Sud, et destinée
au Nord »
« Ca n'a pas de valeur ici, » répond l’homme,
Et sur ces mots, il sort une hache et d’un geste rapide et précis
il coupe la jambe de Mila.
Il redresse sa casquette et dit encore :
« Vous allez devoir imaginer quelque chose d'autre, ma petite, et là, je pourrai
peut-être vous aider. Et alors, à ce moment-là vous pourrez récupérer votre
jambe.»
On pourrait comparer ces tours avec un village
Un bureau serait une maison,
Les couloirs font les rues
Les étage les quartiers,
Et la tour un village.
Il y a de tout : une poste, une pharmacie, des cafés, un restaurant, des
magasins,
Tout ça dans le shopping au deuxième étage.
Je ne vous dirais pas que ce qu'on y trouve est beau,
Mais si on le veut, on peut ne pas sortir, comme au village.
On se dit bonjour
Comme on le fait dans notre village
Et ce petit parc en face,
Ca nous rappelle notre jardin.
Mila gémit, mais elle n’abandonne pas.
Avec sa seule jambe, elle sautille maladroitement
vers le terrain des maisons en bois.
Près du mur, un homme s’appuie paresseusement sur les seins de Muriel.
Il l’appelle.
« Et toi là-bas. D’où viens-tu ? »
« Du Sud », soupire Mila.
« Toute seule ? »
« Oui. » aquiesce-t’elle.
« Tu as un métier ? » demande l’homme.
« Avocate » dit Mila.
« Tu sais le prouver ? »
Mila montre un parchemin. L’homme fronce les sourcils.
« Ca n’a pas de valeur ici. » répond-t’il.
Maintenant, c’est mon dernier bras qui part, pense Mila.
Mais l’homme ne fait rien. Il reste là, c’est tout.
« Connais-tu la terre sainte? » demande-t’il.
« Oui », aquiesce Mila.
«Elle est où à ton avis?»
« Entre le Groenland et le Soudan »
« Hum », grommelle l’homme.
Il ne coupe pas son bras,
Il ne la jette pas dehors, mais il ne l’invite pas non plus à l’intérieur.
Dans un village comme le nôtre, il faut être social.
On y vit vraiment ensemble, on se respecte.
Tu viens d’un seul village, du tien, et pas d’un autre.
Et avec cet autre, on n'a rien à voir.
Pour quoi faire ?
En tout cas ce n'est pas dans nos habitudes.
D’ailleurs, quand on n'est pas chez soi,
on ne se gêne pas.
Tout est possible.
J’en connais qui reviennent de vacances
Avec des cendriers piqués, des essuies d'hôtel, des pierres antiques,
Tout ça volé en souvenir.
Ici, dans le quartier, c’est pareil.
Personnellement, rien ne m'est arrivé encore,
Mais les histoires circulent bien.
Ils volent, ils abîment.
Et entre nous, ce n'est pas la peine de chercher bien loin
Pour savoir de qui il s'agit.
Ereintée, Mila continue difficilement vers les tours en mosaïque.
Là, elle s'effondre.
Boîteuse et mutilée, elle reste assise parmi des marchandises sur le trottoir.
Des semaines durant, elle reste là.
De temps à autre, elle reçoit de quoi manger,
De temps à autre, elle reçoit de quoi boire.
De temps à autre, quelqu’un vient lui parler.
« De bonnes choses peuvent encore arriver » lui dit-on,
« Tant d’infirmes ont réappris à vivre.»
Vous savez ce qui me saute aux yeux?
On ne voit pas de femmes dans les rues.
Les femmes sont pourtant des êtres essentiels pour une société.
Auprès de ces types, elles n’ont rien à dire.
Même dans le parc, on ne voit jouer que les garçons.
Il faut aller voir à l’intérieur d’un snack pita
N’importe lequel, ça se voit directement.
Si une femme y travaille,
Tout est impeccable.
Il y a des fleurs sur la table,
Vous recevez une petite feuille de salade avec votre viande.
S’il n’y a que des hommes au service,
Alors, ca peut vraiment être dégoûtant.
Mila n’a pas la force de se lever.
Elle reste assise
Et écoute les histoires qu’elle capte au-dessus de sa tête
Ainsi elle apprend tout sur les hommes qui sont dans les tours en mosaïque.
Ils embrassent beaucoup et volontiers, ils aiment les pâtisseries sucrées,
Ils travaillent nuit et jour
Et voyagent dès qu’ils peuvent dans un pays qu’ils appellent le paradis.
Elle entend parler aussi des gens qui vivent dans les maisons en bois,
Des histoires de jalousie et d’amours de voisinage.
Elle apprend qu'énormément de gens vivent dans les tours grises
Ils ont attendu si longtemps de pouvoir y avoir une chambre,
Qu’ils ont très peur de la perdre à nouveau,
C’est pourquoi ils préfèrent fuir dés qu’ils voient un nouveau arriver.
Rien à voir avec les femmes des nègres,
Allez, des noirs,
Qui sont de fières madames,
Qui sortent et paradent.
Et apparemment, les noirs, ils font beaucoup moins de problèmes.
Mila réalise petit à petit
Que personne ne parle des tours dorées,
Ni de ceux qui entrent et sortent
Ni du mur de diamants.
Quand elle pose la question à l'épicier, celui-ci répond:
« Ah ! C’est un autre monde. » et il se remet au travail.
Quand elle pose la question à la femme qui lui apporte chaque jour du thé frais
Celle-ci répond:
« Oh ! Ceux-là, ils ont d’autres problèmes que nous. ».
Aïe, Peter et Francine ne sont toujours pas de retour.
Vous allez voir qu’il leur est arrivé quelque chose.
Un noyau resté coincé dans leur gorge ou quelque chose du genre.
Regardez-moi, ici, tout seul, en train de philosopher.
C’est quand même au politique
D'y faire quelque chose,
Qu'est-ce que nous pourrions y changer avec nos petites promenades ?
Un jour, un homme passe.
Il est vêtu de gris et de brun, son visage n’est ni beau ni laid.
De sa mallette, il sort un sandwich, emballé dans un plastique, avec des petits
trous.
C’est pour Mila.
Elle le remercie et lui pose sa question sur les tours dorées.
« Ah, » dit l’homme, « J'imagine que c'est ainsi parce qu’ils n’ont jamais été
infirmes eux-mêmes.
Et tu peux être certaine qu’ils ne le seront jamais. »
Tandis qu’il prononce ces mots, Mila regarde sa jambe amputée.
A son grand étonnement, elle voit que celle-ci commence à repousser.
Aussi vite qu’une flèche atteint son but,
Sa cuisse apparaît, musclée et nue, et ensuite la jambe.
Et de la jambe apparaît le pied. Et du pied, cinq orteils en parfaite santé.
« C’est à cause des tapis roulants » dit l’homme
« Il faut tenir compte de ces trucs-là ».
Alors, une petite lumière s’allume dans la tête de Mila.
Elle tend son bout de bras mutilé pour le remercier.
Et à nouveau pleine d’étonnement, elle voit
Comment soudainement à partir de cet os moribond
un bras et une main font leur apparition.
« Pas de remerciements », marmonne l’homme.
Il sourit, tourne la tête et reprend sa marche.
Mila saute sur ses deux pieds et veut le suivre
Pour lui parler de cette lumière dans sa tête,
Mais l'employé a déjà disparu.
Je le répète encore une fois
Je n’ai pas besoin d’aller me promener dans ces rues.
Attention, parfois je le fais:
Après le travail, de temps en temps, comme tout le monde,
je vais chez Madame Plaisir.
Là je suis bien obligé de passer par les rues du quartier.
Ils ont le droit d'exister. Je n'ai rien contre.
Moi, j'ai une bonne nature, je ne ferais pas de mal à une mouche,
enfin, j'essaie.
Tiens, j’ai même…
– Vous voyez ces clochards? Je vais vous raconter une anecdote
Qui s’est passée, il y a quelques mois.
Un peu plus loin que chez Madame Plaisir,
j'ai vu une femme infirme qui mendiait.
Elle était horrible à voir. Avec un seul bras et une seule jambe.
De nos jours, ils le font exprès,
C’est incroyable.
Et dès qu'ils ont assez d'argent, ils s'achètent leur bouteille de whisky.
Alors, j’ai acheté un sandwich,
Un petit pain garni au fromage, fraîchement emballé.
Et je le lui ai offert.
J’ai trouvé ça plus utile, et j’en ai été très heureux.
C’était une bonne action.
La petite lumière dans la tête de Mila est devenue une idée,
Une invention, si vous voulez.
Mais pour ça, elle a besoin de matériel.
Heureusement, avec tout ce temps passé sur le trottoir, elle sait où le trouver.
Mila se dirige donc vers la ruelle en verre.
Cette fois, elle a le courage de regarder
Ce qui se cache derrière les parois transparentes :
Une décharge, un tas d’ordures, et une poignée d’hommes,
Vieux, laids,
Malades et fatigués,
Sans dents,
Sans mots.
Mila les ignore, et cherche vite ce qu’il lui faut.
Ouais, ben, tout ça, je ne le raconterais jamais à cette voix.
Mais je trouve tout de même fort dommage qu’elle soit partie.
Je l'attendais avec impatience, et même un peu d’excitation.
Au moins, il se passait quelque chose !
Avec une paire de vieux micros, un ampli et deux baffles,
Mila va vers les tours dorées.
Elle installe un micro et les baffles au pied de l’une des tours
A l’endroit où les pauses, les ponctuations et les ritornos se rejoignent.
Avec l’amplificateur, elle se poste de l’autre côté.
Elle se cache derrière les buissons, dans le petit parc, l'autre micro a la main.
Un peu fébrile, elle attend l’instant propice.
Ca y est, ils sont là.
Mila Nesa respire un grand coup,
Et leur parle dans le micro,
« Bonjour », dit-elle prudemment
Et elle voit comment les trois personnes en face cherchent la voix.
Elle leur parle doucement, et dit qu’elle ne leur veut aucun mal.
elle leur demande où ils travaillent.
Elle leur parle des différentes tours.
Elle ne veut pas grand chose, dit-elle, juste échanger des recettes culinaires.
La première fois, c’était tout de même effrayant.
On était au pied de la tour,
Comme moi, là maintenant,
Sauf que je n'étais pas tout seul,
Et même que Francine nous racontait
qu'elle devait trouver une Barbie pour Jennifer,
- C’était la semaine de l’anniversaire de sa môme - .
Une Barbie avec GSM incorporé,
A partir de laquelle il était possible de joindre Ken jusqu’à 30 mètres,
30 mètres hein, c’est pas une blague!
Bon, et c’est alors que nous avons entendu pour la première fois ce
toussotement,
Un toussotement inconnu.
J’ai regardé Peter, et lui m’a regardé,
Et ensemble nous avons regardé Francine.
Mais j’étais déjà resté tout le temps en train de regarder Francine, et elle n’avait
pas toussoté.
« Bah, ce n’est rien », dit alors Francine.
Mais Peter et moi trouvions cela tout de même suspect.
« Ce sera un gosse du quartier qui traîne par ici », dit Peter.
Au même instant, nous avons entendu, pour la première fois, la voix, un peu
métallique, qui disait :
« Les petits du quartier sont tous à l’école ».
« C’est juste», dit Peter
Comme si de rien n’était.
«Peter», je lui dis, « c’est pas normal. D’où est-ce qu’elle sort cette voix ? »
« Oui. Tu as raison, là ,c’est bizarre. » qu’il m’a répondu.
Que cela puisse être aussi facile,
Avoir autant de chance, Mila ne s’y attendait pas du tout.
Les employés ne s’étaient pas enfuis.
Ils ne semblaient pas fâchés,
Ils ne cherchaient pas après son installation,
Ils ne faisaient aucune difficulté,
Ils acceptaient
Et ils suivaient.
Ils semblaient même y trouver du plaisir.
Nous avons regardé dans les coins, dans le hall, mais nous étions tous seuls.
Francine a tiré très fort sur sa cigarette, et elle a regardé en l’air, angoissee.
« Que voulez-vous de nous? » demanda-t’elle.
Francine perdait la tête.
Alors la voix : « Rien, juste échanger des recettes .»
Cinq fois par jour
Mila parle avec les gens des tours.
Elle leur décrit la saveur du bissap,
Comment se mélangent le sucré et le salé, et se préparent des plats aux couleurs
de l’arc-en-ciel.
Elle leur met l’eau à la bouche.
Elle leur parle des grandes civilisations anciennes, de Malinke et Solinke,
De Hodja et Shéhérazade,…
Et chaque fois, habilement, elle en revient aux tours voisines,
Elle décrit comment les habitants s’y disputent ou y conduisent leurs affaires
amoureuses,
Et comment ils s’appellent,
Et comment ils aiment que l’on s’adresse à eux.
Mila est une divine conteuse d’histoires.
Ses mots se déversent et scintillent
Et rendent le monde plus beau à voir.
Et voilà que cette voix a disparu.
Nous avons quand même échangé beaucoup de recettes.
Nous en faisions un petit jeu :
Il fallait à chaque fois descendre avec quelque chose de nouveau.
C'était pas mal.
Boulettes – sauce tomate,
Rôti aux haricots verts enroulés dans du lard,
De la ratatouille
Poulet – frites et compote de pommes – le poulet étant bien cuit au four –
Et les frites précuites avant la cuisson : Ca, elle ne le savait pas, la voix,
Et je dois dire,
Je sais à présent ce qu’ils mangent aussi à côté.
Beaucoup de poulet et de mouton, des pruneaux et des pâtisseries aux fruits
secs, du couscous,
Aussi beaucoup de pommes de terre, mais comme légume,
Et un paquets de trucs, qu’on ne sait pas trouver dans mon village.
Son public reste fidèle,
En plus, elle découvre que ces gens
N’habitent pas dans des palais,
Mais dans de petites colonies
Loin de la zone de travail.
Elle apprend qu’ils combinent autrement les couleurs
Qu’ils ont peu de temps.
Elle aussi, elle découvre de nouvelles recettes,
Elle note quand ils s'embrassent – à savoir jamais- quand ils se secouent la main,
comment ils parlent à un inconnu, à quelle heure ils mangent et à quelle heure ils
se couchent,…
Et quand j’ai dit cela, que je ne pouvais pas trouver ces ingrédients dans mon
village,
Alors la voix a commencé à nous donner des noms et des adresses.
Je connais tous les gars du quartier,
Attention, je ne les ai encore jamais vus hein,
Mais je sais que Rachid a un magasin depuis déjà 20 ans,
Imports en provenance directe du Maroc.
Aussi du poisson frais,
Et les patrons des snacks achètent chez lui.
Bonne journée ou beslama, il faut dire quand tu pars de là
Et chokran si tu y reçois quelque chose.
Et bonjour, c'est merhaba chez les Turcs.
Le soir, quand le soleil se couche,
Mila ne se repose pas,
Mais elle rapporte les histoires du jour aux tours voisines
Et au mur près des maisons de bois.
A qui veut l’écouter,
Elle raconte comment les employés des tours dorées travaillent.
Comment certains d’entre eux habitent tout seul dans une maison,
Laissent leurs petits aux maisons d'enfants.
Ils mangent des aliments qu’ils reçoivent entourés de plastique.
De temps à autre ils préparent un plat qui ressemble à du flan.
Surtout, elle insiste qu’ils sortiront découvrir un jour
les plats de toutes les couleurs que l’on peut trouver ici.
Elle apprend leurs noms et comment ils aiment être reçus.
Sans s’embrasser
Elle raconte comment ils voyagent chaque jour,
Qu’ils sont sur la route des heures durant
et elle termine toujours en disant:
'Un jour ils viendront jusqu'ici.'
Je pense que Peter a dû se rendre au magasin de Karima.
Quand la voix nous a raconté comment elle riait et riait et riait,
Tout en préparant ses pâtisseries,
Alors il s’est écrié « Je dois voir ça »
“Aie”, j'ai dit
Mais Francine a dit qu’elle, elle voulait bien l'accompagner pour les pâtisseries.
Pendant la nuit, quand tout est sombre,
Mila marche le long du mur.
Avec un pinceau elle dessine
De petits points rouges le long du mur en diamant.
Les premiers n’auront qu’à suivre cette ligne pointillée, pense-t’elle.
Ainsi, ils iront tous manger, boire et faire leur shopping dans les maisons de bois
et les tours de mosaique.
Ardemment, elle espère aussi qu'il y aura l’amour,
qui tissera des liens
prêts à percer le plus dur des diamants.
Peter et Francine
Ont bel et bien décidé de le faire aujourd’hui,
A cause de toutes ces belles histoires.
Des attrappes-nigauds, que j’appelle-ça moi.
Maintenant, ils sont partis
Chez les turcs et les arabes
un peu plus loin, au-delà de la gare, au-delà des putes.
Jour après jour, de plus en plus de monde se rassemble au pied de la tour dorée,
Cinq fois par jour, comme pour la prière.
Soir après soir de plus en plus de monde se rassemble dans les tours à l’arrière
du mur en diamants.
Pour moi, ils peuvent venir jusqu’ici avec leur restaurant,
Sur le temps de midi alors, hein,
Et alors, je pourrai aussi goûter leur bissap.
Ils peuvent venir jusqu’ici avec leur marché
Et m’expliquer tout ça une fois de plus.
Ils peuvent arriver avec leur hammams et leur gingembre.
Je veux bien voir tout ça, moi, pourquoi pas?.
Après moins d'un mois
Mila voit avec émotion
Comment les premiers employés s’éloignent du pied des tours.
Ils suivent les points rouges en direction des maisons de bois,
Ils sont deux, un homme et une femme.
Maintenant, elle les voit dépasser le mur aux diamants
Pour la première fois, des larmes coulent sur la joue de Mila.
Le timing est parfait.
Ils seront accueillis avec les honneurs dûs aux plus grands rois.
Et bientôt, très bientôt, Mila le sait, les autres suivront.
Comme une colonne de fourmis,
Ils iront voir ce qui se passe du côté des tours voisines.
Un tapis roulant s’étendra bientôt jusqu’à ce monde de merveilles.
Plus les employés y dépenseront,
Plus Mila gagnera.
C'est l'accord qu'elle a passé avec ceux du quartier.
Si le chef voit ça, en plein jour, on va encore en voir de toutes les couleurs, je
vous le dis.
Le soir, ça peut encore passer.
Mais si tu veux sortir, ce n'est pas là que tu vas aller.
Tout d’abord, tu ne peux aborder aucune femme.
Et puis, plus grave encore, il n’ont pas de bière!
Ca, c’est leur religion qui leur interdit de toucher à l’alcool.
Très vite, Mila Nesa reprend des forces,
juste ce qu'il faut, pas trop, pas trop peu.
La vie lui sourit.
Ah les voilà
Peter et Francine,
Comme ils rient,
ils ont l’air drôlement bien!
Ils reviennent les bras remplis de plastiques bourrés d’achats.
Moi, ils ne m’auront pas.
Je l’ai dit, il n’y a rien à faire : je suis lié à mon chez moi,
Je l’ai dit, j’aime mon village et mon clocher,
j'aime mes cigarettes, et j'aime ma montre.
Et ce lieu extraordinaire
Devient, avec les années, un quartier uni
avec un grand réseau de sentiers.
On abat le mur
et on utilise les diamants
pour orner les bagues de fiançailles et les robes des mariées.
Malgré les échanges paisibles
Il y a toujours des riches et des pauvres.
Des infirmes continuent d’arriver,
Et tous les plus petits, les plus faibles,
Les plus vieux, les plus fatigués par la vie,
Les plus solitaires,
Ceux-là sont encore et toujours oubliés,
Subsistant sur des montagnes de déchets.
Mila Nesa donne le jour à 10 enfants
Et à trente-cinq petits-enfants
De grands espoirs sont fondés en eux.

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