Projet IRIS Le financement du logiciel libre

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Projet IRIS Le financement du logiciel libre
Projet IRIS
Le financement du logiciel libre
Y-Lan Boureau
Julien Mairal
Renaud Duplay
Quentin Munier
Stéphane Lescuyer
Annelise Raphaël
Septembre 2005
École Nationale Supérieure des Télécommunications
Cycle d’ouverture aux Télécommunications
1
Table des matières
1 Le monde du libre
1.1 Qu’est-ce que le logiciel libre ? .
1.1.1 La naissance du concept
1.1.2 Les principes fondateurs
1.2 Les besoins en financement . . .
1.2.1 Le coût humain . . . . .
1.2.2 Distribution des logiciels
1.2.3 Communication efficace
2 Les
2.1
2.2
2.3
2.4
2.5
2.6
2.7
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différents modes de financement
Le financement par la communauté . . . .
Services supplémentaires . . . . . . . . . .
Entreprise : commande d’un logiciel . . . .
SAV, maintenance, formation . . . . . . .
Produits dérivés . . . . . . . . . . . . . . .
Mécénat privé . . . . . . . . . . . . . . . .
Les Etats et le logiciel libre . . . . . . . .
2.7.1 L’intérêt des Etats pour le ”libre” .
2.7.2 Une intervention mesurée des Etats
2.7.3 Le soutien feutré des pays du Nord
2.7.4 Le volontarisme des pays en voie de
2.7.5 Bilan . . . . . . . . . . . . . . . . .
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développement
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3 Equilibre entre ces modes de financements : évolutions et
perspectives
3.1 Les disparités du libre, deux exemples . . . . . . . . . . . . . .
3.1.1 Ubuntu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3.1.2 Debian . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3.2 Perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3.2.1 Ubuntu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3.2.2 Debian . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
3.3 Fiscalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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34
Introduction
Free as in ”free speech”, not
”free beer”
Richard M. Stallman
L’un des paradoxes des communautés de développement de logiciels libres
est qu’elles réussissent le tour de force apparent de faire de l’argent avec du
gratuit ; la gratuité ne fait pas fondamentalement partie de l’essence de la
philosophie du libre, mais dans les faits elle est très largement répandue.
C’est l’une des sources de la fascination pour le monde du libre des nonspécialistes comme les journalistes, qui assurent au logiciel libre une bonne
image médiatique : dans un monde de plus en plus largement dominé par
l’économie de marché et sa logique de rentabilité impitoyable, les communautés de développeurs qui distribuent le résultat de leur travail en toute
gratuité alors que l’homme le plus riche du monde est justement un informaticien, font un peu figure de “petit village d’irréductibles qui résiste encore
et toujours à l’envahisseur”.
Mais cette image d’Epinal ne doit pas faire oublier que les communautés
de logiciel libre ont leur propre logique économique, même si elle est radicalement différente de celle d’une entreprise fondée sur le logiciel propriétaire
comme Microsoft (ou Adobe ou Macromedia si on en a assez de parler seulement du géant de Redmond). Les structures de la communauté du libre
brassent de l’argent, et en ont besoin pour fonctionner, qu’il s’agisse des entreprises fortement impliquées dans le libre comme Novell, Sun, Mandriva,
Canonical Limited, ou des cellules plus petites de la communauté.
Nous allons tenter de mieux cerner cette logique économique, en analysant
comment s’organise le financement du libre. Pour ce faire, il importe en premier lieu de donner quelques éclaircissements sur ce qu’est le monde du libre,
de sa philosophie à ses besoins financiers. Ensuite, nous passerons en revue les
différentes sources de financement, des dons de particuliers aux financements
étatiques, en passant par les partenariats avec les entreprises. Enfin, nous
montrerons comment ces modes de financement variés s’articulent à travers
deux exemples de distributions Linux, Ubuntu et Debian.
1
Le monde du libre
En très peu d’années, les logiciels libres sont devenus incontournables.
Cependant, si tout le monde sait ce qu’est un logiciel, le concept de libre, lui,
reste souvent flou et parfois mal compris. Nous entreprenons ici de rappeler
3
les notions précises qui se cachent dans cette expression, ce que sont les
logiciels libres et quels sont les besoins de financement dans ce domaine.
1.1
1.1.1
Qu’est-ce que le logiciel libre ?
La naissance du concept
Le projet du logiciel libre naı̂t en 1984 avec le manifeste GNU1 de Richard Stallman. Pour autant, jusqu’à cette date, les logiciels n’étaient pas
que propriétaires. L’usage général en vogue au début des années 70, lorsque
Stallman a commencé sa carrière, était plutôt à la liberté des logiciels et à
une coopération totale entre les développeurs, héritée en grande partie de la
pratique universitaire.
Le manifeste de Stallman ne décrivait donc pas un phénomène nouveau,
mais se posait en fondateur d’un concept qui lui tenait à cœur. Sa rédaction
fut motivée justement par l’émergence de la pratique du logiciel propriétaire
à la fin des années 70. Un logiciel est propriétaire quand son concepteur
(entreprise ou individu) en restreint l’accès ou l’utilisation, ou quand le code
source n’est pas disponible. C’est notamment la fermeture du code source qui
empêche la coopération au sein de la communauté des développeurs, et qui
peut poser des problèmes de sécurité : il n’y a pas de moyen a priori pour
l’utilisateur de vérifier quel type d’opérations le logiciel effectue, la seule
solution est de faire confiance à l’éditeur du logiciel.
Dans ce contexte, le manifeste de Stallman s’établissait comme le projet
de défense d’une certaine vision, d’une certaine éthique, du développement
et de la diffusion de la ressource logicielle informatique. Le but du projet
consistait à s’affranchir de tous les logiciels propriétaires, à commencer par le
système d’exploitation. En effet, avoir un système d’exploitation répondant à
ces critères éthiques était une condition sine qua none pour pouvoir se passer
de logiciels propriétaires comme MS-DOS2 . Pour arriver au bout de ce projet
ambitieux, Richard Stallman créa la Free Software Foundation, destinée à
récupérer des dons pour soutenir l’effort du projet. Après plusieurs années
de travail acharné, en 1991, la pierre finale de l’édifice sera apportée par
Linus Torvalds et son noyau, Linux, la base de toutes les distributions Linux
actuelles.
1
Acronyme récursif pour GNU’s not Unix
Microsoft Disk Operating System, publié en 1981, a été le système d’exploitation le plus
utilisé sur les ordinateurs personnels IBM dans les années 80, jusqu’à son remplacement
progressif par Windows 3.1 puis Windows 95 dans la première moitié des années 90
2
4
1.1.2
Les principes fondateurs
Le logiciel libre est ouvert et gratuit : il est gratuit car on ne peut empêcher
sa distribution gratuite, mais il faut noter que l’on peut tout à fait vendre
du logiciel libre. Il est ouvert parce que son code source est disponible dans
une forme qui permet d’en comprendre le fonctionnement, c’est-à-dire non
compilé. Ces deux conditions, prise une à une, ne sont pas suffisantes : il
existe des logiciels gratuits mais propriétaires et il existe des logiciels ouverts
mais que l’on n’a pas le droit de modifier sous peine de sanctions pénales.
Pour être réellement libre, un logiciel doit être fourni avec une licence de
logiciel libre. Pour définir les conditions sous lesquelles une licence peut être
considérée comme une licence du logiciel libre et encourager leur utilisation, Bruce Perens et Eric Raymond ont créé à la fin des années 90 l’Open
Source Initiative 3 . Dans un document représentant un consensus entre les
développeurs de logiciels libres, ils définissent les critères nécessaires à l’appellation libre, au nombre de dix.
1. Redistribution libre
The license shall not restrict any party from selling or giving away the software as a component of an aggregate software distribution containing programs from several different sources. The license shall not require a royalty
or other fee for such sale.
Une licence de logiciel libre ne peut donc empêcher la diffusion de ce
logiciel, sa vente, ou son utilisation au sein d’autres applications. Il est
important de remarquer qu’il est explicitement interdit de restreindre
l’utilisation du logiciel à des applications non commerciales.4
2. Code source
The program must include source code, and must allow distribution in source
code as well as compiled form. Where some form of a product is not distributed with source code, there must be a well-publicized means of obtaining
the source code for no more than a reasonable reproduction cost - preferably,
downloading via the Internet without charge. The source code must be the
preferred form in which a programmer would modify the program. Deliberately obfuscated source code is not allowed. Intermediate forms such as the
output of a preprocessor or translator are not allowed.
3
OSI, http://www.opensource.org
La portée de cette clause est sujette à controverse : la General Public License (GPL)
empêche l’intégration du code dans un logiciel propriétaire. Cependant elle est considérée
comme satisfaisant cette clause car un code sous license GPL peut être utilisé dans un
logiciel propriétaire pour exécuter certaines fonctions, tant qu’il reste distinct dudit logiciel.
Cette distinction reste assez floue juridiquement.
4
5
C’est le caractère ouvert du logiciel libre, et c’est ce qui constitue
la principale différence avec les logiciels distribués gratuitement mais
sans leur code source (les freewares), comme Internet Explorer, Eudora
Light, Adobe Acrobat Reader, qui sont des logiciels propriétaires dont
la distribution gratuite est partie prenante d’une stratégie commerciale.
3. Dérivations
The license must allow modifications and derived works, and must allow
them to be distributed under the same terms as the license of the original
software.
Cette clause donne toute sa portée pratique au fait que le logiciel soit
ouvert : n’importe qui peut lire le code mais surtout y effectuer ses
propres modifications et les redistribuer, ce qui garantit un caractère
évolutif rapide du logiciel libre. Cette clause est forte dans le sens où elle
est un frein à l’emploi de licences libres pour beaucoup d’entreprises. En
effet, nombreux sont ceux qui voudraient fournir leur code source pour
profiter de l’expertise de la communauté et des rapports de bogues,
mais qui veulent garder un contrôle sur leur logiciel et empêcher sa
redistribution.
4. Intégrité du code source de l’auteur
The license may restrict source-code from being distributed in modified form
only if the license allows the distribution of ”patch files” with the source code
for the purpose of modifying the program at build time. The license must explicitly permit distribution of software built from modified source code. The
license may require derived works to carry a different name or version number from the original software.
Cette clause donne un droit de regard à l’auteur d’un code sur les modifications qui peuvent y être apportées, et lui permet de s’en décharger.
Elle est essentielle pour savoir qui est responsable de telle ou telle
partie d’un logiciel, et pour garantir l’intégrité de la réputation des
développeurs (réputation, qui, comme nous allons le voir, est une des
motivations principales des auteurs de logiciels libres). Elle garantit
aussi une plus grande uniformité au niveau des numéros de version, et
donc la compatibilité des logiciels entre eux.
5. Pas de discrimnation contre certains groupes et personnes
The license must not discriminate against any person or group of persons.
Une licence ne peut empêcher certains groupes ou entités, par exemple
une entreprise concurrente, d’utiliser et/ou d’améliorer le logiciel. Cette
clause interdit aussi les restrictions du genre ”pas d’utilisation dans
l’industrie de l’armement”.
6. Pas de restriction aux champs d’application
6
The license must not restrict anyone from making use of the program in a
specific field of endeavor. For example, it may not restrict the program from
being used in a business, or from being used for genetic research.
Cette clause a le même genre de conséquences que la précédente, et les
mêmes motivations.
7. Distribution de la licence
The rights attached to the program must apply to all to whom the program is
redistributed without the need for execution of an additional license by those
parties.
Cette clause assure qu’il n’y a pas de différence légale entre les redistributeurs et le distributeur originel d’un logiciel, et complète en quelque
sorte les clauses de non-discrimination précédentes.
8. La licence ne doit pas être spécifique à un produit
The rights attached to the program must not depend on the program’s being
part of a particular software distribution. If the program is extracted from
that distribution and used or distributed within the terms of the program’s
license, all parties to whom the program is redistributed should have the same
rights as those that are granted in conjunction with the original software
distribution.
Cela exprime le fait que la licence est attachée au code lui-même et
non son expression. Il s’agit de garantir que le code puisse être réutilisé
ailleurs, ce qui permet à une innovation dans un secteur d’être exploitée
dans d’autres secteurs.
9. La licence ne doit pas restreindre d’autres logiciels
The license must not place restrictions on other software that is distributed
along with the licensed software. For example, the license must not insist
that all other programs distributed on the same medium must be open-source
software.
Cette clause de non-contamination de la licence assure que les créateurs
de dérivations de logiciels libres sont libres de choisir la licence qu’ils
souhaitent pour leur logiciel. Ici encore, il y a controverse sur le fait
que la la licence GPL se conforme à cette clause ou non. Au contraire,
la licence Berkeley Software Distribution (BSD) n’est pas ambiguë sur
ce sujet et permet une utilisation propriétaire par exemple, d’une dérivation d’un logiciel sous licence BSD.
10. La licence doit être neutre vis-à-vis de la technologie
No provision of the license may be predicated on any individual technology
or style of interface.
Pour limiter les tentations de promouvoir certains types d’interfaces,
de systèmes d’exploitation ou de langages de programmation par l’in7
termédiaire d’une distribution de logiciels libres, cette clause garantit
que la licence ne peut imposer de technologie particulière pour son
développement ou son utilisation. Cela n’empêche pas des entreprises
comme Sun avec Java, ou Adobe avec PostScript, de rendre leurs produits libres pour promouvoir leurs autres types de produits.
Ces articles contraignent les licences à un certain espace restreint, mais
n’empêchent pas quelques variations. Le choix de licences plus ou moins restrictives dépend des objectifs stratégiques des responsables du projet ou des
entrepreneurs. On peut montrer une sorte de corrélation entre la licence choisie et le type de software concerné. Lorsque le logiciel est un programme
peu intéressant à programmer mais très utile à un grand nombre d’utilisateurs, une licence restrictive comme la GPL est utilisée afin d’encourager les
contributions libres qui sinon, se feraient sous licence propriétaire. C’est le
cas d’OpenOffice.org par exemple, qui se veut l’équivalent libre de Microsoft
Office. Dans le cas contraire, c’est-à-dire dans le cas de logiciels professionnels plus spécialisés, des licences plus permissives de type BSD sont plutôt
utilisées.
Enfin, certains éditeurs laissent le choix entre plusieurs licences. Par
exemple, Red Hat propose son logiciel CygWin à la fois sous une licence
GPL et sous une licence commerciale, à qui voudrait l’intégrer dans une
distribution propriétaire par exemple.
1.2
Les besoins en financement
Avant d’analyser le financement du libre, nous allons établir quels sont
ses besoins : comment l’argent du libre est-il utilisé ?
Les besoins financiers du libre peuvent se répartir en sous-ensembles :
coût humain (ne dit-on pas que ”le temps c’est de l’argent” ?), besoins liés
au développement et à la distribution des logiciels, et enfin, coût d’une communication efficace, car l’adoption du libre passe aussi par une plus grande
visibilité auprès du public non averti.
1.2.1
Le coût humain
Le monde du libre repose largement sur les bonnes volontés ; qu’il s’agisse
des développeurs ou des utilisateurs expérimentés qui postent sur les forums
pour aider les débutants égarés, le bénévolat est omniprésent.
Cependant, cet état de fait ne doit pas faire oublier que chaque contributeur prend sur son temps pour aider au développement du libre ; et ce temps
offert bénévolement est autant de temps ”lucratif” perdu. La vision idyllique
8
d’un monde de bonnes volontés où chacun donne au lieu de vendre se heurte
souvent à l’embarrassante constatation qu’il faut gagner sa vie tous les jours.
Ainsi, on trouve très souvent sur les sites de projets un mot du développeur qui explique que si l’on est intéressé par ce qu’il fait, et qu’on veut
le voir continuer, il faut lui donner les moyens de le faire en le soutenant
financièrement.
1.2.2
Distribution des logiciels
Mettre à disposition un logiciel n’est pas gratuit. Même sans parler du
hardware qui est forcément nécessaire, il faut aussi s’assurer que le logiciel est accessible pour les utilisateurs, ce qui implique des frais continuels
d’hébergement (maintien de miroirs, de forums de support, etc).
En ouvrant la page d’une distribution Linux au hasard (http://www.
tinysofa.org) sur le site http://distrowatch.com, on peut lire l’appel à
contribution suivant :
”To date, I have personally invested over USD$6,000 and put thousands of hours of work into the development of tinysofa. I cannot afford to
continue spending so much money and time on hosting fees and development.
[...]
The current hosting costs of the project are $309USD per month.”
C’est un exemple, sur un petit projet, du coût associé au maintien d’une
distribution.
Par ailleurs, pour rester dans le cadre des distributions linux, de nombreuses distributions proposent à ceux qui ne disposent pas d’une connexion
internet utilisable, ou tout simplement qui ne souhaitent pas télécharger puis
graver de CDs, de leur envoyer des CDs par la poste ; ceci entraı̂ne des coûts
de pressage de CDs, de conditionnement, et de frais de port. Parfois, elles
aiguillent vers des revendeurs qui proposent les CDs à moins de 10 euros (cf.
fig. 1), parfois elles proposent leurs propres services - généralement plus chers
(par exemple, Mandriva), mais il faut citer le cas intéressant de la distribution Ubuntu, qui propose d’envoyer les CD de la distribution à qui le désire,
sans aucun frais, même pas les frais de port.
1.2.3
Communication efficace
Enfin, un point crucial pour le logiciel libre est d’assurer une communication performante. La communication a un rôle clé à jouer pour l’équilibre
financier du libre. Son financement repose sur son adoption par un nombre
croissant de personnes, et surtout d’entreprises ou d’administrations (car
ces entités sont des sources plus importantes de revenus) ; pour gagner des
9
Fig. 1 – Quelques sites de revendeurs indépendants proposés sur
http ://www.knoppix.com
parts de marché, le libre doit sortir des cercles de hackers et se faire connaı̂tre
auprès des profanes, des entreprises et des administrations, qui n’ont souvent
guère envie de se plonger dans l’informatique.
Du point de vue des entreprises, l’adoption du libre est plus souvent
une question de profit que d’éthique ; elles recherchent un abaissement des
coûts de revient, en évacuant les coûteuses dépenses d’acquisition de licences.
Cependant, comme se plaı̂t à le souligner Microsoft dans un souci de conserver ses parts de marché face au libre (voir par exemple la page : http://
www.microsoft.com/france/lesfaits/default.mspx, où sont énumérées
les études d’experts qui sont censées prouver que l’adoption d’un serveur
libre revient plus cher à terme que l’adoption d’un serveur Microsoft), le
prix de la licence ne fait pas tout. Dans le calcul du coût de revient d’une
solution logicielle, il faut aussi prendre en compte le support et les coûts
de migration, sachant que MS Windows jouit d’une position dominante qui
désavantage durement le libre.
Dès lors, mettons-nous à la place d’un entrepreneur hésitant entre OS
libres et propriétaires. En cherchant à s’informer pour prendre sa décision, il
va se trouver confronté au matraquage agressif de Microsoft, qui déploie sa
puissance financière pour communiquer efficacement (cf. la page de Microsoft
citée plus haut ; rappelons également que le CEO de Microsoft, Steve Ballmer, a envoyé en novembre 2004 les résultats de ces études aux dirigeants
de grandes entreprises américaines, dans une opération de mailing de masse
10
non-sollicité qui confine au spam). Pourtant, les études mises en avant par
Microsoft sont loin de faire l’unanimité, et sont souvent ambiguës et tendancieuses ; encore faut-il le faire savoir, et proposer aux entreprises avec la même
efficacité le point de vue opposé, ce qui réclame des moyens (pour un exemple
de contre-attaque, voir http://www.novell.com/fr-fr/linux/truth/, qui
propose de ”rétablir la vérité”).
L’autre grande catégorie de clients que Microsoft redoute de perdre est
celle des administrations ; citons comme exemple la ville de Munich, qui a
décidé en 2004 de migrer vers Linux. Microsoft, par l’intermédiaire de Steve
Ballmer, a proposé une remise de 90% à la ville pour tenter de ne pas la
perdre - en vain, mais cette offre de la dernière chance permet de mesurer la
marge de manoeuvre de la firme de Redmond pour imposer ses produits. Le
monde du libre doit faire entendre sa voix face à un géant financier qui a ses
entrées partout, et cela a un prix.
La nécessité de répandre le libre est d’autant plus aiguë qu’une part importante du coût de revient d’une migration vers le libre provient des difficultés de compatibilité entre services ; citons le cas de la police écossaise,
qui est revenue à MS Office après avoir opté pour StarOffice, pour communiquer plus facilement avec la majorité des autres services administratifs restés
sous Microsoft (voir http://www.silicon.fr/getarticle.asp?ID=11014).
Ce souci de la compatibilité, qui est un frein à l’adoption du libre par les
entreprises ou les administrations, est inversement proportionnel à la place
du libre dans le marché ; plus le libre parvient à gagner de terrain, moins cet
obstacle viendra bloquer la conversion des entreprises, et avec elle une source
abondante de financement.
Pour illustrer la place que le libre peut donner à la communication,
prenons l’exemple de Firefox. La fondation Mozilla, qui diffuse Firefox, a
fait en 2004 un appel au soutien des utilisateurs de Firefox, qui lui a permis de collecter près de 170 000 dollars de dons qu’elle a utilisé à des fins
publicitaires pour le lancement de la version 1.0 de Firefox en novembre
2004 ; cette campagne se complétait du programme SpreadFirefox (voir http:
//www.spreadfirefox.com), qui visait à favoriser la diffusion de Firefox par
ses utilisateurs en leur enjoignant de mettre un lien vers le site Firefox sur leur
page web, de l’ajouter à leur signature électronique, ou encore d’imprimer
des flyers et de les distribuer.
L’argent du libre sert donc à faire vivre la communauté des développeurs,
à assurer un accès facile des utilisateurs aux logiciels, et à faire connaı̂tre le
monde du libre au public, aux administrations et aux entrepreneurs.
11
Fig. 2 – La bannière du programme SpreadFirefox
2
Les différents modes de financement
2.1
Le financement par la communauté
Il existe différentes façons pour la communauté rassemblée autour d’un
logiciel libre de participer à son financement :
1. participer directement en faisant un don
2. participer bénévolement à la production du logiciel
Dès que l’on entre sur un site de logiciel libre, on peut rapidement trouver
une annonce incitant à faire un don.
Fig. 3 – Faire un don pour le logiciel libre
Le principe du don repose sur les fondements du logiciel libre : il faut
s’entraider à l’intérieur de la communauté , et puisque que l’on peut disposer
gratuitement de services, il semble naturel de faire un don pour aider au maintien de ces services. Faire un don, c’est à la fois adhérer à la philosophie du
logiciel libre, et participer à son développement. De plus, tous les donateurs
ont des réductions fiscales intéressantes, et la possibilité de suivre en ligne ce
que leur argent a servi à subventionner. Il est en effet intéressant de constater
que la notion de don est au centre des communautés de logiciel libre : donner
de son temps et de son argent pour développer un projet ensemble, et donner
son argent pour assurer la maintenance du projet. Bruno Lemaire et Bruno
Decroocq, affirment que dans cette culture, ”je donne donc je suis” ( Bruno
Lemaire et Bruno Decroocq, op. cit.). En effet, par le don, il y a reconnaissance du travail produit par la communauté , et reconnaissance réciproque
de la communauté pour le donateur. Le donateur a ainsi son nom dans la
liste des donateurs et parfois, son nom est précédé d’un icône démonstratif
12
s’il apparait sur le site. Cette distinction, dans une communauté qui veut se
démarquer par sa philosophie basée sur le don, a un impact important.
On peut se demander comment fonctionne ce financement basé sur le
volontariat et le bénévolat. Qu’est-ce qui peut inciter les développeurs à travailler bénévolement ?
Il faut noter que les usagers des logiciels libres et les développeurs sont
deux groupes dont l’intersection est importante. Améliorer le logiciel est donc
tout d’abord dans l’intéret direct des développeurs, puisqu’ils pourront profiter des améliorations induites par leur participation.
De plus, il y a une vertu d’apprentissage pour le développeur. Tout
d’abord parce que le fait de travailler sur un code lui permet de pratiquer la
programmation, et donc de s’améliorer. Cette vertu est d’autant plus vraie
que dans un domaine où toutes les règles ne sont pas définies, où il y a une
place pour la créativité , seule la pratique permet de devenir un bon programmeur. D’autre part, le développeur a la possibilité de travailler sur des
codes qui sont déjà passés entre les mains d’autres développeurs, et par là de
se familiariser avec d’autres techniques, d’autres idées, de les comprendre et
de les faire siennes par la confrontation directe.
A cela s’ajoute un gain de reconnaissance. Si le développeur participe à
un projet, c’est aussi pour avoir son nom en tant que tel inscrit sur le projet.
Cela lui apporte non seulement une reconnaissance directe de ses capacité
s par le reste de la communauté , mais c’est aussi une donnée qu’il peut
utiliser et revendiquer en l’inscrivant dans un CV par exemple. Dans ce cas,
le développeur mise sur l’impact futur de son action bénévole présente, dans
le but d’en tirer un profit professionnel ultérieurement.
De plus, la motivation principale des développeurs semble être tout simplement le plaisir de programmer. Linus Torvalds, le fondateur de Linux, dit
ainsi ’la plupart des bons programmeurs ne programment pas parce qu’ils
s’attendent à un salaire ou à être adulés par les foules, mais parce qu’on
s’amuse en programmant.’([?])
Enfin on peut citer comme incitation pour les développeurs le fait que l’effort marginal à produire soit faible. En effet, la probabilité que la solution à
un problème soit présente dans la communauté est grande, et Lakhani et Von
Hippel ont montré en 2000 que le temps passé à l’envoi de l’information était
ensuite inférieur, en moyenne, à cinq minutes. Cette facilité dans la transmission des données favorise grandement l’échange, parce que les développeurs
pourront sans délai proposer les fruits de leur travail, ce qui est pour eux très
satisfaisant.
13
Ainsi, la communauté est organisée de façon à minimiser les coûts de
production du logiciel, et la logique de partage et de don à sa source lui
permet de financer le projet avec très peu de moyens. Il faut cependant noter
qu’il existe chez certains développeurs une frustration croissante concernant
leur travail non rémunéré, surtout chez ceux dont les revenus ne sont pas
assurés par ailleurs par leur travail de programmation dans une entreprise
privée. C’est entre autres pour cette raison que la communauté doit diversifier
ses sources de revenus, pour pouvoir rester viable.
2.2
Services supplémentaires
Le modèle économique du libre impose le fait qu’on ne vend plus le produit
lui même. En revanche, il est possible de vendre tous les services qui gravitent
autour, comme le service, la maintenance, l’adaptation, l’entretien. Ce n’est
plus le produit en lui-même qui a un prix, mais le service humain qui est
derrière.
Certains sites de logiciels libres proposent ainsi des services payants aux
utilisateurs. Cela leur permet de faire du bénéfice, dans une sorte de ”service
après-vente”. Par exemple, Debian propose à ses utilisateurs de demander les
conseils de consultants Debian. Ceci est mis en parallèle avec l’aide en ligne
gratuite qui est fournie au travers des forums de discussion, donc cela respecte
la philosophie du libre. Cependant, si certains utilisateurs veulent gagner du
temps, ou ont besoin d’une aide spécifique quant à la maintenance de leur
système, ou s’ils veulent lui ajouter des fonctionnalités supplémentaires, ils
peuvent s’allouer les services, payants, de ces consultants. Ceux-ci sont libres
de reverser une part plus ou moins grande de leurs revenus à Debian, mais
les tarifs et la part reversée à Debian est en clair sur la liste des consultants,
ce qui laisse la possibilié au client de choisir comme il l’entend.
Dans la même idée, on peut citer Canonical Limited, entreprise qui est la
première source de financement de Ubuntu, qui propose ses services d’aide
payants, pour les entreprises ou les particuliers.
Un autre exemple de service supplémentaire payant est la distribution
de cédéroms, toujours par Debian, pour installer un système. Les cédéroms
sont distribués par différents fournisseurs. Certains permettent aux clients
de payer plus, afin que le surplus soit un don pour la communauté libre.
D’autres reversent directement une part de leurs revenus à la communauté.
Ainsi, à travers une sorte de coopération entre les entreprises privées et
les communautés libres, les services associés au logiciel libre permettent de
financer une partie de leur développement, tout en assurant une meilleure
14
Fig. 4 – Tarifs des services délivrés par Ubuntu
accesibilié aux utilisateurs, et sans contradiction avec la philosophie du libre
puisque des services gratuits et ouverts sont aussi disponibles.
2.3
Entreprise : commande d’un logiciel
Récemment, de nombreuses entreprises ou collectivités ont annoncé leur
intention ou leur passage effectif à l’utilisation de solutions libres. Ainsi, ”Les
formats propriétaires ne sont plus acceptables dans les communications avec
l’administration” a déclaré Morten Andreas Meyer, le ministre norvégien en
charge de la modernisation de l’État, au cours d’une conférence de presse à
Oslo. Cette remarque a été accompagnée de mesures qui obligent dorénavant
chaque service de l’Etat norvégien, aussi bien national que local à présenter
un plan de migration vers des logiciels Open Source comme OpenOffice
et l’utilisation de formats libres en Norvège. La France n’est pas en reste,
avec le passage assez médiatique de la gendarmerie nationale à OpenOffice
dernièrement. De même, certains ministères (Agriculture) ont adopté les logiciels libres et d’autres sont en train d’y passer (équipement, intérieur).
Du côté des entreprises l’Open Source est très présent, notamment dans
les serveurs Web où les serveurs Apache occupent 70% de part de marché.
En ce qui concerne les kits de développement, l’Eclipse Fundation rallie plus
de 90 entreprises ou éditeurs aujourd’hui, dont Borland, IBM, QNX Software
Systems, Rational Software, Red Hat, SuSE, TogetherSoft et WebgainFujitsu,
HP, Oracle, Hitachi, Ericsson et Intel. Les exemples sont nombreux. On peut
donc se s’interroger sur les raisons de cette adoption des solutions libres et
en quoi ceci génère des revenus pour financer ces projets.
Tout d’abord, des entreprises commercialisent des solutions libres à des
tarifs bien inférieurs aux solutions propriétaires. C’est le cas de Mandriva et
Suse par exemple qui vendent des versions spécifiques de leurs systèmes d’ex15
ploitation pour les entreprises, accompagnées de services qui seront détaillés
dans la prochaine partie. En moyenne, les organismes utilisant du libre sont
satisfaits, à la fois en terme de coûts et de performance, comme on peut le
voir dans le sondage réalisé par Di&Mark. Lorsque ces logiciels libres rentrent
Fig. 5 – sondage réalisé par la société
Di&Mark auprès de 110 entreprises utilisant
des logiciels libres, publié par Journal du Net
en concurrence avec les logiciels commerciaux, on peut alors se demander
pourquoi les entreprises ne passent pas toutes aux logiciels libres, les raisons
principales sont de plusieurs ordres :
– il n’existe pas d’équivalent libre de tous les logiciels propriétaires.
– Souvent, les logiciels propriétaires sont interdépendants et monoplateforme. Lorsque’une entreprise a besoin d’un logiciel dont il n’existe
pas d’équivalent libre, celle-ci sera obligée de garder les logiciels propriétaires dont ce logiciel dépend.
– Les logiciels libres ont des coûts cachés, car ils nécessitent souvent une
formation du personnel, un support technique et une maintenance accrue (voir partie suivante).
– Le choix d’un système d’exploitation libre implique souvent une migration de tout un système informatique et donc un investissement non
négligeable et un risque si le système ancien fonctionnait bien.
C’est pourquoi ce sondage révèle que 80% des entreprises sondées n’utilisant
pas de logiciels libres en interne ne souhaitent pas évoluer. (36 % ont des
solutions propriétaires qui les satisfont, tandis que 13 % ne peuvent pas
migrer car leur secteur d’activité les confine à un logiciel propriétaire ).
Ainsi, la commande de logiciels avec un support technique, une maintenance et une formation par des collectivités et entreprises permet de financer
16
une partie de projets comme Mandriva. Cependant, de nombreux projets
n’ont aucune activité commerciale directe (the gimp, blender, debian etc. . .)
et ce sont des entreprises de consulting externe qui vendent ces services.
Voyons maintenant en quoi consistent ces services supplémentaires vendus
aux entreprises.
2.4
SAV, maintenance, formation
A travers certains exemples, on peut voir que la plupart des logiciels libres
nécessitent un support important. Leur gratuité est alors relative, mais ils
restent dans la plupart des cas moins chers que les solutions commerciales,
comme en témoigne le retour des entreprises qui ont adopté des solutions
libres (sondage de la société Di&Mark). En effet, lorsque le ministère de
Fig. 6 – Offre Mandriva pour les entreprises
(tarifs licenses multiples non affichés)
l’agriculture décida en 2004 de migrer ses 500 serveurs bureautiques, Microsoft répondit à l’appel d’offre en proposant Windows Server 2003. Mandriva
fit de même et remporta l’appel d’offre pour un contrat compris entre 100.000
et 150.000 euros, avec un support technique de 3 ans. Actuellement, Mandriva poursuit le développement de son activité centré sur l’entreprise. Cela
se traduit par une forte hausse des services professionnels (conseil, support,
formation) représentant 44% du chiffre d’affaires du troisième trimestre 2005
contre 6,8% au même trimestre de l’exercice précédent (pour un chiffre d’affaire trimestriel d’ 1.5 million d’euros). Cependant, l’activité de consulting
(formation, support, maintenance) n’est pas présente dans tous les projets.
Le mode de financement de chaque projet est donc bien différent.
17
2.5
Produits dérivés
Certaines organisations comme OpenStuff supportent le monde du libre
en vendant des produits dérivés, et en reversant une partie des bénéfices au
profit des logiciels libres. Ainsi, le donateur peut faire un don en achetant
une peluche ou un t-shirt comportant le nom d’une communauté, et cet objet
sera ensuite la preuve physique qu’il soutient les logiciels libres. Ces produits
sont évidemment destinés à plaire aux amateurs de logiciels libres, qui revendiquent par là leur appartenance à la communauté, ou leur sympathie pour
celle-ci. Ces produits deviennent parfois des mascottes pour la communauté,
et le symbole le plus flagrant est sans doute la peluche Tux, le pingouin
fétiche des hackers.
Fig. 7 – Produits dérivés au profit des logiciels libres
Ces produits permettent à la communauté de financer son développement
tout en diffusant le caractère convivial qui y règne, ce qui contribue aussi à
diffuser son modèle. La philosophie attirante de partage, de don et de liberté
de ces communautés devient alors, presque paradoxalement, un argument de
vente pour les produits dérivés.
2.6
Mécénat privé
De nombreuses entreprises investissent dans le logiciel libre, en finançant
des projets ou en leur affectant ”gratuitement” des développeurs à temps
plein. Ainsi, Sun développe OpenOffice, Ubuntu est financée en partie par
18
une société privée, Canonical. De son côté, IBM a investi plus d’un milliard de dollar dans Linux, Google finance des étudiants travaillant sur des
logiciels libres. Lorsqu’une entreprise a besoin d’une fonctionnalité dans un
logiciel Open Source, celle-ci emploie un programmeur pour la développer.
Nous avons déjà parlé de la fondation Eclipse, soutenue par plus de 90 entreprises. Ce financement peut sembler à première vue étonnant, de la part
d’entreprises dont le but est avant tout la rentabilité. On peut avancer plusieurs explications :
– Une société qui permet au consommateur d’accéder gratuitement ou à
bas prix à un outil améliore son image.
– Lorsqu’une situation de monopole est établie, seul un outil gratuit peut
arriver à s’imposer face à un standard payant.
– Une entreprise ou un consortium d’entreprise ayant des activités de
production de hardware ou de fournisseurs de services informatiques
peuvent faire des profits gigantesques en finançant à moindre coût des
solutions libres.
Explicitons le dernier point en décrivant un modèle économique simple. La
figure 8 présente en rouge la courbe de demande inverse des entreprises pour
un serveur. En ordonnée se trouve le prix, en abscisse la quantité d’unités produites. La courbe en noir représente le coût de production. Dans un modèle
économique simple, le prix s’équilibre à l’intersection des deux courbes. En
figure 9, on remarque qu’un serveur est composé de trois éléments, le hardware, le software et un support, qu’on nommera consulting.
Fig. 8 – Equilibre du prix du marché Fig. 9 – Un serveur = Consulting +
des serveurs pour les entreprises
Software + Hardware
Pour simplifier, le modèle, on va supposer que les marchés du Consulting,
Software et Hardware sont strictement identiques (même courbe de demande
19
inverse, même coût de production). Supposons aussi qu’un passage au logiciel libre induise un prix de vente nul pour le logiciel en lui-même. La figure
10 présente une situation classique où les logiciels sont propriétaires. Cepedendant, la courbe noire décroissante la plus basse représente la courbe de
demande inverse du hardware (qui est la même que celle du software et du
consulting, car on a supposé les marchés identiques). La nouvelle courbe noire
croissante représente le coût de production du hardware. A l’équilibre, on a
donc un prix d’achat du serveur p? , composé du prix du hardware p1 , du prix
du software, ainsi que du prix du consulting. Toujours pour les mêmes raisons, ces trois prix sont égaux et p? = 3p1 . Simulons maintenant le passage au
logiciel libre. Le prix de la machine se décompose maintenant en hardware et
consulting seulement. Comme le coût marginal du hardware et du consulting
sont inchangés, la courbe de coût de production s’abaisse (avec la disparition du coût du software). Le prix d’équilibre diminue donc et la quantité de
machines vendues augmente, ce qui est bénéfique pour le consommateur. Le
prix d’équilibre du hardware et du consulting devient p2 et on a un nouveau
p? qui vaut maintenant 2p2 .
Fig. 10 – software propriétaire
Fig. 11 – free software
Maintenant, voyons ce qu’ont gagné les entreprises de consulting et de
hardware dans cette manipulation. En figure 12, on a indiqué en vert le
profit des entreprises de Consulting (égal respectivement au profit des entreprises de Software et de Hardware). En figure 13, le profit des entreprises
de Consulting, qui est égal au profit des entreprises de Hardware, celui des
entreprises de Software ayant disparu.
Bien entendu, l’opération qui consiste à annuler le coût marginal de production du software est critiquable dans ce modèle, car les projets de logiciels
libres ont un coût et sont finançés. Cependant, celui-ci est bien moins important que celui du logiciel propriétaire, car :
20
Fig. 12 – software propriétaire
Fig. 13 – free software,
– Des développeurs apportent une contribution bénévole. Ils reçoivent en
échange une réputation et la satisfaction de contribuer à un modèle
bénéfique pour la communauté.
– Le marché des logiciels propriétaire est hautement inefficace économiquement car il est monopolistique ou oligopolistique. Le modèle libre
est donc facilement plus efficace.
– Le modèle libre permet de faire contribuer un nombre très important
de développeurs sur un même projet, ce qui crée une synergie et un
dynamisme parfois absents des projets propriétaires.
Au final, même si le logiciel libre a un coût de production caché, il n’en reste
pas moins gratuit, ce qui justifie le modèle que l’on a choisi. De ce modèle,
on peut conclure que :
– Les entreprises de Hardware et de Consulting ont tout intérêt à ce que
le libre se développe, ce qui explique l’implication d’IBM, de Sun, HP
etc. . . dans le logiciel libre.
– Un modèle où le logiciel est gratuit est bénéfique pour la communauté,
car il maximise le surplus collectif.
– Le modèle libre est plus efficace économiquement que la situation monopolistique actuelle de certains types de logiciels propriétaires.
– Le financement privé est en réalité bien souvent un investissement hautement rentable pour certaines entreprises.
2.7
2.7.1
Les Etats et le logiciel libre
L’intérêt des Etats pour le ”libre”
Le logiciel libre et les communautés qui l’animent sont de nature à intéresser les gouvernements de tous les pays pour des raisons autant pratiques
21
que philosophiques. En opposition au logiciel propriétaire, le logiciel libre
peut être assimilé à un service public d’intérêt général : la majorité des
gouvernements n’a donc aucune raison d’être défavorable au logiciel libre.
Mais surtout, le logiciel libre a des intérêts pratiques pour un Etat. Dans le
cas de son propre équipement informatique, il permet :
– De réduire les coûts de l’équipement informatique alors que les Etats
sont de très gros clients ;
– De s’affranchir d’une quelconque dépendance envers les sociétés du logiciel propriétaire (surtout lorsqu’elles sont étrangères) ;
– De conserver une totale maı̂trise sur le code (pourvu que les compétences techniques lui soient accessibles), alors que la sécurité de l’Etat
peut être, à terme, mise en jeu.
Dès lors, les Etats vont avoir tendance à intervenir pour favoriser le logiciel
libre par rapport au logiciel propriétaire.
2.7.2
Une intervention mesurée des Etats
Favoriser le logiciel libre pourrait signifier la mise en œuvre de politiques
très coercitives. On pourrait ainsi imaginer des dispositifs de taxation, voire
d’interdiction (c’est-à-dire l’institution du monopole du logiciel libre comme
il existe encore des sociétés monopolistiques), du logiciel propriétaire, ou des
mécanismes de subvention directe au développement du logiciel libre.
Or, force est de constater que l’intervention des Etats est plus mesurée :
les outils utilisés ne font pas appel directement à la puissance régulatrice et
redistributive des Etats. Par là, on entend que derrière un soutien souvent
affirmé, les actes seront mesurés. On peut interpréter une telle précaution de
deux manières :
1. Le logiciel libre est et reste un marché, et une intervention trop forte de
l’Etat constituerait un biais à la concurrence et, dans le cadre d’accords
internationaux comme ceux de l’OMC ou de l’Union Européenne, ceci
ne manquerait pas d’entraı̂ner des plaintes d’entreprises comme Microsoft. On verra plus loin que cette question de la concurrence déloyale
se pose quoi qu’il arrive ;
2. Le phénomène du logiciel libre n’est par définition pas encapsulable.
Ainsi, les Etats ne peuvent avoir de main mise sur ces logiciels libres
ce qui peut réfréner le désir de subvention (les retombées économiques
pourraient profiter plus à d’autres qu’à soi-même).
On peut rapidement dresser la liste des interventions possibles d’un Etat
pour soutenir le logiciel libre :
22
– Utiliser le levier de la commande publique en s’équipant plus ou moins
systématiquement en logiciels libres, pour les besoins des administrations. Les logiciels peuvent ensuite être proposés librement au plus
grand nombre : ceci revient à financer la création de logiciels libres ;
– Soutenir via la recherche publique l’industrie du libre, au travers par
exemple de ses partenariats avec le privé ;
– Accorder des déductions fiscales aux particuliers qui donnent de l’argent
aux fondations soutenant le logiciel libre ;
Ces diverses mesures ont pour point commun de consister en une subvention indirecte du secteur du logiciel libre. A chaque fois, l’aide financière ne
prend pas la tournure d’un apport financier de type subvention (comme il en
existe pour les transports en commun). Le premier des instruments ne fait
appel qu’à l’Etat en tant que consommateur et pas régulateur : il est dans
son bon droit de préférer le logiciel libre pour ses achats (on verra que ceci
n’est cependant pas aussi simple). Le deuxième fait intervenir la recherche
publique, dont il est toujours difficile de mesurer l’impact économique. Enfin
le troisième de ces outils n’est jamais qu’une manifestation des politiques
de déduction d’impôts accordées dans de nombreux pays aux particuliers
qui font des dons à des actions caritatives ou culturelles. Il n’empêche que
ceci revient à un financement du logiciel libre, mais sur la base du choix du
donateur et pas de celui de la puissance publique.
On peut ajouter également des dispositifs de soutien ne représentant pas
une masse financière investie. Citons par exemple les formations qui peuvent
être dispensées dans le cadre de l’enseignement secondaire ou supérieur, ou
plus simplement les déclarations de soutien au logiciel libre, qui peuvent
influer sur l’adhésion des particuliers et entreprises (là encore, la commande
publique peut constituer un exemple entraı̂nant).
Cependant, nous allons voir que l’utilisation qui est faite des outils n’est
pas la même dans tous les pays. Il apparaı̂t que la distinction principale se
situe entre les pays développés et les pays en voie de développement. Les
premiers prendront plus de précaution dans leur soutien que les seconds.
2.7.3
Le soutien feutré des pays du Nord
Les pays développés ont tout intérêt à souscrire au logiciel libre. Déjà
très fortement informatisés, le passage au libre permet dans, l’ensemble, de
réduire les coûts. Les populations étant bien éduquées, il est aussi possible
de former rapidement les compétences nécessaires à l’utilisation ou même au
maintien de ces logiciels.
Cependant leur intervention est, schématiquement, rendue difficile par
23
un contexte de libéralisme économique : ainsi l’intervention de l’Etat ne peut
être que limitée, proportionnée et délicate, de manière à limiter la possibilité
d’accusation de biais à la concurrence. Nous allons voir que les mesures que
nous avons présentées précédemment, sont toutes utilisées de la sorte.
De nombreux administrations d’Etats ou de grandes villes, comme Munich, migrent progressivement vers le logiciel libre. Ce mouvement n’est cependant pas systématisé de manière arbitraire. Ainsi, le Royaume-Uni s’est
doté dernièrement d’une politique d’usage du logiciel libre dans les administrations et le gouvernement. Même si dans l’ensemble, l’édiction de cette
politique constitue une orientation de la politique d’équipement en logiciels
vers le libre, on n’a pas une décision franche à ce sujet. Ainsi, le premier alinéa
de cette politique affirme que ”le Gouvernement du Royaume-Uni considèrera
en parallèle les solutions de type logiciel libre aussi bien que propriétaire lors
des appels d’offre. Les contrats seront accordés sur la base du coût financier”[1]. On voit donc bien que le Royaume-Uni cherche à respecter jusqu’au
bout le principe de libre concurrence : si des logiciels libres sont préférés aux
logiciels propriétaires, ce sera uniquement pour des raisons financières 5 .
En France, les administrations ministérielles ont de plus en plus tendance
à recourir au logiciel libre, sous la houlette de l’Agence pour le Développement
de l’Administration Electronique (ADAE)[2]. Ainsi, plutôt que d’acheter des
licences de logiciels porpriétaires, les administrations font développer ces logiciels en licence libre et les mettent ensuite gratuitement à la disposition de
tous. Ceci pose la question du biais à la concurrence puisqu’au final, l’Etat a
financé le développement de logiciels librement accessibles. Afin d’être fixée
sur la légalité de cette démarche, l’ADAE a décidé récemment de saisir le
Conseil de la Concurrence et le Conseil d’Etat sur cette question. L’Agence
prend ainsi les devants sur une plainte émanant du privé, qui serait sans
doute venue tôt ou tard. Il n’empêche que l’Etat français participe ainsi plus
ou moins directement au développement du logiciel libre. L’exemple le plus
poussé dans ce domaine est sans doute le projet Agora [4].
Le projet Agora a été initié par le le Service d’Information du Gouvernement pour ses propres besoins. Les sites électroniques du Premier Ministre,
du Minsitère des affaires étrangères, de l’Agence France Trésor, entre autres,
fonctionnent sous Agora. Ce logiciel, destiné à la publication électronique de
contenus éditoriaux, soumis à validation hiérarchique, a été développé sous
licence libre GPL et est mis à la disposition du public. Au delà de cette
mise à disposition, une communauté s’est organisée autour du logiciel Agora,
5
On peut aussi interpréter ceci comme un signe lancé aux éditeurs du logiciel propriétaire pour leur indiquer que s’ils revoient leurs politiques tarifaires, on considérera leur
offre en dépit de tout choix idéologique.
24
ce qui permet son enrichissement. Cette communauté fonctionne autour de
tous ceux qui souhaitent y participer mais est pilotée dans ses orientations
générales par un groupe composé dans sa grande majorité de fonctionnaires
émanant des commanditaires (Service d’Information du Gouvernement, Ministère des Affaires étrangères, ANPE). Dans ce cas très précis c’est donc
l’Etat qui initie une communauté, la finance en partie (développement de
base du logiciel et temps de travail des participants employés par les services
concernés). On est donc face à une véritable symbiose entre une administration et une communauté du libre, qui si elle est anecdotique n’en reste pas
moins significative.
Dans la partie 2.7.2 nous avons dit que le deuxième type de méthode de
soutien étatique au logiciel libre pouvait transiter par la recherche fondamentale.
Il est évident que les départements d’informatique des grandes universités des pays riches sont libres de s’investir ou pas dans le logiciel libre,
même si on peut supposer pour des raisons historiques et liées à la nature
même de la recherche publique, le monde universitaire est enclin à supporter
le logiciel libre. Ainsi, au Royaume-Uni, l’Université d’Oxford dispose d’un
service dénommé OSS Watch dont le but est d’informer et de conseiller, de
manière non biaisée, la communauté de l’enseignement et de l’université, sur
les opportunités offertes par le logiciel libre. Il propose d’organiser une sorte
de dictionnaire des logiciels libres, d’animer des communautés destinées à
évaluer les bénéfices et les difficultées liées au déploiement de ces logiciels, de
proposer des formations[6]. Il est difficile de mesurer l’impact de telles initiatives, mais il est certain qu’en terme d’éducation, ceci peut progressivement
avoir un impact important sur le long terme, pour renforcer le logiciel libre
par rapport au propriétaire.
De manière plus évidente, il existe des programmes de soutien à la recherche publique sur le logiciel libre. Un exemple proche de l’ENST est le
programme européen CALIBRE, financé dans le cadre du 6e ProgrammeCadre de la Commission européenne. Le projet est doté d’un budget de 1,5
million d’euros sur deux ans. Son but est de favoriser le transfert des pratiques
du libre vers l’industrie européenne et notamment les secteurs automobile,
aéronautique ou des télécommunications ainsi que d’apporter des éléments
de coordination de la recherche et des usages du libre en Europe[8]. Dans ce
cadre bien particulier, ce sont bien des établissements d’enseignement et de
recherche (parmi lesquels figure le GET) qui portent l’effort institutionnel en
faveur du logiciel libre.
On peut interpréter cette utilisation du cadre éducatif comme un signe,
à nouveau, de soutien sans ostentation au logiciel libre.
25
Enfin, nous avions cité dans la partie 2.7.2, le financement indirect via
des incitations fiscales. Dans de nombreux pays européens, et notamment en
France, le don des particuliers à des œuvres caritatives ou à but éducatif
permet d’en déduire une partie de l’impôt sur le revenu (en France, il s’agit
de 66% du volume du don jusqu’à hauteur de 20% du revenu imposable). Ce
type de don peut ainsi être fait à des fondations soutenant le logiciel libre
comme la FSF France. D’ailleurs, la déduction fiscale est un argument utilisé
par ces fondations pour inciter les potentiels donateurs à la générosité[3].
Là encore, le soutien public au logiciel libre est indirect, tout simplement
parce que son montant est déclenché par le don des particuliers et pas par la
volonté directe de la puissance publique (la volonté est indirecte puisque ces
fondations sont éligibles pour faire bénéficier les donateurs des déductions
fiscales). Enfin, symboliquement, l’Etat ne fait aucun versement financier au
logiciel libre, dans ce cas de figure.
Dans les nombreux cas que nous avons évoqués, nous avons vu que le soutien des pays développés au logiciel libre est rendu indirect par de multiples
constructions qui, au final, reviennent à aider financièrement le mouvement
du logiciel libre. On n’en arrive cependant jamais à une situation de rupture franche et consommée avec le logiciel propriétaire. Une telle position,
assez revendicative, sera, en revanche, plutôt l’apanage des pays en voie de
développement.
2.7.4
Le volontarisme des pays en voie de développement
Contrairement à leurs homologues du Nord, les pays en voie en de développement prennent franchement partie pour le logiciel libre. Que ce soit le
Brésil, le Sénégal ou Cuba, le soutien officiel et politique au logiciel libre est
bien plus revendiqué.
La première manifestation de ce soutien se situe au niveau des gouvernements qui ont plus tendance à décider brutalement le passage au logiciel libre,
alors qu’on a vu les pays développés être moins francs sur ce point. Ainsi, par
exemple, en mai 2005, l’Agence cubaine pour les technologies de l’information annonçait la migration progressive des ordinateurs de l’administration
cubaine de Windows vers le logiciel libre [7].
Il faut cependant reconnaı̂tre, qu’au delà de ces coups d’éclat, qui ont à
la fois une tournure économique, via la diminution des coûts pour les administrations concernées, et une forte tournure idéologique, en rejetant le
monopole économico-industriel des grands groupes du Nord, le soutien des
pays en voie de développement au logiciel libre est dans les faits plus difficile
que dans le Nord. A cela, on peut voir plusieurs raisons :
26
– Le faible équipement informatique de la plupart de ces pays et de
leur accès modeste à l’internet (quand ce n’est pas tout simplement
l’électricité qui vient à manquer) ;
– Une faible représentation de ces nations dans les grandes communautés,
à la fois pour la raison précédente, mais aussi pour des raisons d’éducation, de barrière linguistique (pour les pays non anglophones), etc.
Il est ainsi peu surprenant de constater que les pays les plus avancés dans
leur relation avec le logiciel libre, sont aussi ceux qui sont les pays anglophones
les plus avancés économiquement, et plus largement dans le développement
humain. L’exemple caractéristique est sans hésitation l’Inde. Nous allons nous
attarder quelque peu dessus.
En Inde, le soutien politique au logiciel libre s’inscrit dans les faits. Nous
allons prendre l’exemple d’un projet de développement de logiciel libre : la
Malayalam localisation. Les acteurs en présence sont les suivants :
– Le Kerala Bureau of Industrial Promotion, un organisme sous le contrôle du Ministère de l’Industrie du Gouvernement de Kerala, Kerala
étant une province située à l’extrêmité de la péninsule indienne. Cet
organisme public est le commanditaire du projet ;
– La Free Software Foundation of India, franchise indienne de la FSF,
organisation fondée en 1984 aux Etats-Unis par Richard Stallman. La
FSF-India existe depuis 2001.
Le projet consiste en le développement et l’implémentation dans des logiciels existants, de polices en Malayalam, la langue locale du Kerala, qui a
ses propres caractères. De plus, le projet vise à permettre à plus long terme
le développement de logiciel en Malayalam.
Une lecture des comptes de la FSF-India [5] permet de constater que
sur la période 2003-2004, un peu plus de 80% de ses revenus provenait de
ce projet, sans que soit précisé exactement la source. Il paraı̂t évident que
la source de cet apport financier à la FSF-India provienne directement du
Gouvernement de Kerala, qui est le commanditaire et maı̂tre d’oeuvre du
projet.
On peut tirer plusieurs enseignements de cet exemple particulier :
– Les gouvernements des PVD peuvent financer des projets de développements, comme on l’a vu de même en France. Dans ce précis le projet
repose sur un aspect fondamental et stratégique : l’accessibilité pour
les non-anglophones ;
– Dans le même temps, l’Etat apporte un soutien financier direct à une
fondation qui soutient le logiciel libre (alors qu’on avait vu que, dans
les pays du Nord, un tel soutien était indirectement porté par les
déductions fiscales). On peut imaginer que d’une certaine manière l’É27
tat local achète à cette fondation tout l’aspect distribution et formation,
qui est un point faible dans ces pays. D’ailleurs lorsque l’antenne de la
FSF en Inde avait été lancée, Richard Stallman avait déclaré : ”Dans
un premier temps, la FSF-India aidera les individus, les communautés,
les écoles, les gouvernements et les entreprises de l’Inde à faire usage
des logiciels libres qui ont déjà été développés par le reste du monde.
À travers le temps, la FSF-India incitera les programmeurs indiens à
prendre part à la connaissance humaine que le logiciel libre représente”
[9]. On peut supposer ainsi que la mission éducative du libre soit confiée
à cette fondation ;
– L’initiative gouvernementale est portée par une agence pour le développement industriel. Ceci pointe quelque chose de très important : le
développement du logiciel libre est dans ce cas très précis, vu comme un
marche-pied pour l’industrie indienne et on pense en particulier à l’industrie informatique. Il n’y a donc pas qu’un volet défensif dans l’usage
du libre (face au pouvoir du logiciel propriétaire) mais aussi un volet
offensif en utilisant à terme le libre comme une niche industrielle. C’est
là que le soutien public d’un organisme comme la FSF-India prend tout
son sens. On est dans une démarche d’industrialisation, dans une filière
plus facile à pénétrer que le logiciel propriétaire, qui lui est dominé par
des géants comme Microsoft.
On voit donc, sur cet exemple particulier, que le soutien politique au
logiciel libre peut se voir comme inscrit dans une démarche logique de développement économique, non seulement par la recherche d’économies, d’indépendance mais aussi de construction d’un paysage industriel dans lequel
l’industrie indienne serait actrice et à terme en concurrence avec des groupes
étrangers.
Il ne faut cependant pas se tromper et généraliser trop promptement cet
exemple à tous les autres pays du Tiers Monde. Nos quelques recherches
prouvent que cette initiative n’est pas un exemple classique que ce qui ce
passe dans les autres pays. Le fait que nous parlions de l’Inde n’est pas anodin : c’est un pays en pleine croissance économique, anglophone, largement
éduqué (ne serait-ce que parce que beaucoup de jeunes indiens vont étudier à
l’étranger) et disposant d’une vraie recherche publique. Tous les pays du tiersmonde ne sont pas dans ce cas-là. Et dans les autres cas, il n’est pas certain
que le logiciel libre soit la réponse permettant le développement économique
le plus efficace. Même si des études plaident pour le développement du logiciel libre dans les pays en voie de développement [14], certains économistes,
et notamment Leonard Waverman, de la London Business School, ont pointé
le fait que la technologie de l’information qui a le plus d’impact sur le
28
développement économique n’est pas l’internet ou le logiciel libre mais le
téléphone portable [10]. Le libre pourrait donc quelque peu attendre.
2.7.5
Bilan
Riches ou en voie de développement, les gouvernements ont le point commun d’apporter leur soutien au logiciel libre. Les pays riches ont un discours
plutôt empreint de pragmatisme face à le diminution de coûts, là où les
pays du Sud ont un discours plus offensif, plus empreint d’idéologie (sans
le moindre sens péjoratif à ce terme) et parfois porteur des ambitions de
développement industriel.
Soulignons cependant que sur ce sujet comme sur d’autres, les pays du
Nord et du Sud, ne sont pas sur un pied d’égalité. Pour des raisons de
développement économique, et d’accès à l’internet, entre autres, les pays
riches conservent une avance certaine, même sur le marché du logiciel libre.
3
3.1
Equilibre entre ces modes de financements :
évolutions et perspectives
Les disparités du libre, deux exemples
On trouve différentes organisations dans deux projets libres, Debian et
Ubuntu : ils font intervenir financement privé, mécénat et dons pour permettre leur survie et le maintien d’un noyau dur de programmeurs.
Nous allons tâcher de montrer à travers divers exemples comment des
communautés réparties en plusieurs lieux parviennent à non seulement maintenir un produit ou un ensemble de produits à jour, avec parfois une grande
réactivité pour combler des failles de sécurité critiques, tout en établissant
des relations complexes avec entreprises et programmeurs, qu’il s’agisse de
partenariats ou de rémunérations...
3.1.1
Ubuntu
Ubuntu est une distribution de linux basée sur Debian dont la vocation
est de fournir la simplicité d’installation et d’utilisation de windows, avec les
qualités de Linux en License Publique Générale GNU (GPL).
Comme l’attestent la devise (Linux for Human Beings, Linux pour les êtres
Humains (les geeks sont-ils donc si peu de chose ?...)), et le nom d’Ubuntu
lui-même, qui signifie dans un ancien dialecte africain ”L’Humanité pour les
29
Fig. 14 – .
Ubuntu : ”je suis ce que je suis grace à ce que nous sommes tous”
autres” et ”je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous”, la philosophie générale d’Ubuntu est d’étendre cet esprit communautaire propre
au libre en proposant les déclinaisons adaptées et simples, comme le projet
edubuntu (prévu pour Octobre 2005) destiné à une utilisation en classe avec
des enfants.
Le financement d’Ubuntu est centré autour de Canonical Limited, une
organisation récemment créée par le milliardaire sud-africain Mark Shuttleworth qui soutient d’autres projets libres parmis lesquels Bazaar et TheOpenCD. Le problème principal de cette approche est que la distribution
dépend en grande partie du bon vouloir Mark Shuttleworth ce qui peut rendre
méfiantes certaines personnes qui préfèrent un système purement communautaire.
Pour répondre à cette demande Mark Shuttleworth vient d’annoncer la
création d’une fondation indépendante dotée d’un apport initial de 10 millions de dollars et qui financera ainsi les salaires des principaux développeurs
d’Ubuntu. En outre la version 6.04 prévue pour avril 2006 verra son support
étendu à 3 ans pour la version Desktop et 5 ans pour la version Server.
La majorité des autres financements provient des entreprises qui peuvent
recourir à plusieurs méthodes pour aider le Libre :
– Les dons : un système PayPal est mis en place pour Ubuntu pour des
dons qui ne sont pas déductibles des impôts.
30
Fig. 15 – .
Les trois statuts de bienfaiteur et partenaire d’Ubuntu
– Les financements de Bounties, comme l’a annoncé Google cet été : 100
000 dollars ont été donnés à divers étudiants ayant répondu en proposant un projet de solution à l’un des nombreux problèmes proposés
par Google (comme CalendaringSynchronisation ou ServerInstallation).
Certains projets sont ainsi financés à hauteur de 4500 dollars, ce qui
certes représente bien peu au regard des tarifs pratiqués par des entreprises privées mais reste une façon de faire vivre le Libre.
– Les financements de certification : les entreprises désireuses de voir un
matériel ou un logiciel certifié (test et validation) fournissent le matériel
en question et réglent respectivement 2000 dollars ou 500 dollars.
Ces financements sont reconnus par des catégories auxquelles les entreprises
appartiennent suivant la qualité de leur aide : ’Ubuntu Affiliate’, ’Ubuntu
Partner’, ’Ubuntu Gold Partner’. Ces entreprises peuvent alors utiliser des
logos pour associer leur nom à Ubuntu.
Enfin il faut naturellement évoquer les dons faits directement par les
utilisateurs qui savent reconnaı̂tre le service que leur rend le Libre comme en
témoigne Tristan Nitot, foundateur et président de Mozilla Europe, agé de
37 ans :
”En juillet, j’ai donné 30 EUR à Ubuntu-FR pour qu’ils s’offrent un nouveau
serveur qui tienne la charge face à la déferlante d’utilisateurs dans les forums
francophones et germanophones. Cette communauté m’a beaucoup aidé au
moment où je suis passé sous Linux, il y a plusieurs mois. C’était la moindre
des choses que de leur renvoyer l’ascenseur.”
Cet appel pour un serveur a récolté 2857,08EUR en moins de 50 jours.
Voici donc autant de sources qui servent à maintenir les serveurs ftp de
paquets opérationnels ou à rémunérer certains développeurs.
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Fig. 16 – .
La distribution libre Debian
3.1.2
Debian
Debian est aussi un OS libre sous licence libre GNU/Linux lancé en
1993 par Ian Murdock avec rapidement la réputation d’être soigneusement
et consciencieusement mise en place, et maintenue et supportée avec autant
de soins.
En matière de financement Debian ne fonctionne que sur la base de dons
et ne vend ni produits ni services. La communauté a pour cela fondé une
association à but non lucratif, Software in the Public Interest (SPI) qui reçoit
matériel, services et dollars de nombreuses sociétés parmis lesquelles HP et
SUN.
Ses dépenses sont constituées d’achats de matériel et de subventions pour les
déplacements de ses développeurs aux nombreuses conférences techniques,
comme la sixième conférence annuelle des développeurs Debian à Espoo, en
Finlande, en juillet.
La communauté Debian est donc dépendante du bon vouloir de ses donateurs mais a su gagner la confiance de beaucoup. L’annonce récente de
LinuxFund de dons mensuels de 500 dollars par mois pendant 1 an permet
par exemple à la communauté de planifier un budget à plus grande échéance.
3.2
Perspectives
Nous allons maintenant nous intéresser aux évolutions possibles pour ces
deux distributions en considérant l’influence que jouent leurs modes de financements différents.
32
3.2.1
Ubuntu
Nous avons vu qu’Ubuntu est un projet nouveau à fort potentiel, tant par
son mode de financement mixte, privé, public et particulier que par le fait
qu’il s’appuie sur une distribution déjà existante, Debian, ce qui peut poser
la question de son utilité.
On peut donc se demander si le business model d’Ubuntu est bien viable
dans la mesure où les contributions financières de Mark Shuttleworth restent essentielles à la survie du projet pour le moment. Ubuntu réussira-t-elle
le pari de s’implanter suffisement dans les machines de la planète pour que
motivation des développeurs et volonté de financer des entreprises restent au
rendez-vous ? Dans une interview donnée voilà quelques temps à Slashdot et
traduite par Framasoft, c’est par écosystème que Mark Shuttleworth désigne
ce qui sera semble-t-il le seul moyen de pérénniser ce projet : ”Canonical
fournit de l’assistance pour Ubuntu mais, plus important, nous fournissons
de l’assistance aux entreprises qui fournissent de l’assistance pour Ubuntu.
L’idée est de créer un écosystème de gens qui collaborent autour du logiciel
libre”
La distribution Ubuntu a actuellement le vent en poupe et tient la tête
du classement sur DistroWatch alors gageons qu’Ubuntu parviendra à tenir
son pari.
3.2.2
Debian
Basée sur Debian, Ubuntu a beaucoup évolué depuis à tel point que certains paquets Ubuntu ne sont plus compatibles avec Debian. Cette remarque
est l’occasion de souligner la différence principale existant entre ces deux projets : l’aspect exclusivement communautaire de Debian opposé au financement de Mark Shuttleworth et à l’importance qu’il en tire dans les décisions.
La concurrence entre Debian et Ubuntu semble ainsi devoir s’acroı̂tre avec
le temps : tandis que Matt Zimmerman, responsable technique du projet,
combat les thèses déclarant que désormais Debian n’a plus aucune importance, Ian Murdoch, fondateur de Debian, estime qu’Ubuntu est en train de
provoquer des dégâts. D’après lui, Ubuntu diverge désormais tellement de
Sarge qu’une grande partie des paquets d’installation sont incompatibles. Il
estime également qu’au regard de l’évolution d’Ubuntu, ce problème ira en
empirant. Il comprend les intentions des responsables du projet Ubuntu et
les félicite de leur excellent travail. Dans le même temps, il explique aussi
que ce dont la communauté a besoin, maintenant et tout de suite, c’est de la
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sortie de Sarge. Ubuntu draine les forces de Debian et voit ses versions mises
à jour plus rapidement désormais.
Le paysage linuxien peut-il nourrir deux distributions Debian et Ubuntu en
même temps ? Debian réusssira-t-elle à motiver suffisement de programmeurs
pour se pérenniser ? Ou bien verra-t-on Ubuntu encore gagner du terrain jusqu’à voir la fin de Debian ! ? L’élève dépassant le maı̂tre !... ou plutôt l’élève
profitant du maı̂tre jusqu’à l’asphyxie, car la rigueur et la sécurité de ces
distributions proviennent directement des objectifs que s’est fixés la communauté Debian et non d’Ubuntu. (Celle-ci se montre beaucoup plus laxiste sur
le choix de ses logiciels et a connu les critiques de nombreuses personnes pour
avoir inclus d’office des logiciels non libres.)
Voici les enjeux auxquels sont confrontés les développeurs de ces différentes communautés à ceci près qu’ils doivent faire avec le poids des décisions
d’un seul individu : Mark Shuttleworth. C’est là une des grandes différences
liées à ce mode de financement à cheval entre le libre et le privé.
3.3
Fiscalité
Actuellement, la loi française permet à toutes les associations françaises
loi 1901 qui sont ”d’intérêt général” – sans même avoir besoin d’une reconnaissance de type utilité publique – de recevoir des dons qui sont à 60%
déductibles des impôts. C’est ce dont bénéficie la filiale française de la FSF.
De cette façon, sans avoir établi de loi spécifique au logiciel libre, l’état permet de promouvoir les dons à ces communautés, que la jurisprudence permet de qualifier d’intérêt général. Cette mesure se justifie dans le sens où le
système économique du ”libre” est plus sain qu’une situation de monopole
économique. L’aider à se développer est donc bénéfique. Cependant, l’utilité
de mesures supplémentaires comme l’incitation fiscale des entreprises est plus
discutable, car le modèle économique du logiciel libre semble assez robuste
et efficace pour s’imposer de lui-même face à certains logiciels propriétaires.
En outre, ceci agirait directement sur le marché du logiciel, contrairement
aux dons qui n’influent pas sur le choix des entreprises. Cela pourrait avoir
pour conséquence une concurrence déloyale des logiciels libres face à certains
petits éditeurs.
34
Conclusion
Après ce tour d’horizon du financement du libre, il apparaı̂t que le libre
est bien un microcosme économique rationnel qui a prouvé sa viabilité, au
point d’inquiéter assez Microsoft pour l’engager dans une campagne de communication visant à promouvoir Windows face à Linux.
Comme nous l’avons vu, programmeurs, utilisateurs, entreprises et administrations, qui ont chacun leur intérêt à voir le libre se développer, injectent
constamment de l’argent dans le système communautaire, dans un modèle
de rationalité économique qui contraste avec les modèles commerciaux traditionnels, mais a su se montrer robuste tout en préservant un profil éthique
intellectuellement séduisant. Les financements affluent vers le libre de façon
spontanée et libèrent les utilisateurs de la sensation d’être pris en otage par
des entreprises omnipotentes. Le libre démontre chaque jour à la face du
monde qu’il est possible de donner de la consistance économique à un idéal
sain et qui semblait utopique.
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Références
[1] Open source software, use within uk government, octobre 2004. Version
2.
[2] La lente mais inéxorable bascule des gouvernements vers l’open source,
juillet 2004. Journal du Net.
[3] http://fsffrance.org.
[4] http://www.agora.gouv.fr.
[5] http://www.fsf.org.in.
[6] http://www.oss-watch.ac.uk.
[7] Cuba choisit le libre face à microsoft, mai 2005. Journal du Net.
[8] Le get organise le 2eme workshop calibre, février 2005. Communiqué de
presse du GET.
[9] Richard stallman inaugure la fondation indienne pour le logiciel libre,
Juillet 2001. Communiqué de la Free Software Foundation (FSF).
[10] Economic focus, p 78, 12, mars 2005. The Economist.
[11] http://www.novell.com/fr-fr/linux/truth/.
[12] http://www.microsoft.com/france/lesfaits/default.mspx.
[13] http://www.silicon.fr/.
[14] S. Weerawarana J. Weeratunga. Open source in developing countries,
janvier 2004. Development Cooperation Agency.
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