Attente, Absence, Silence
Transcription
Attente, Absence, Silence
ERZSÉBET HARMATH Attente, Absence, Silence Dans mon article, après une courte présentation du roman La femme qui attendait d'Andreï Makine, je vais aborder les trois notions de l’« attente », de l’« absence » et du « silence » en les situant dans le contexte que les trois concepts philosophiques de Gilles Deleuze – percept, affect, devenir – circonscrivent. Parue en 2004, La femme qui attendait, couronnée par le prix Lanterna Magica du Meilleur Roman Adaptable à L'Écran, est le dixième livre de Makine, écrivain français d'origine russe. L'œuvre se joue dans les années soixante-dix, au nord de la Russie et dont l'un des personnages principaux est Véra, une femme dans la quarantaine, retirée dans un hameau au bord de la Mer Blanche. L'autre est le narrateur, âgé de vingt-six ans, dont certains1 disent qu'il est sans doute le jeune Makine, car le roman est écrit à la première personne du singulier. Le narrateur, un intellectuel venu de Léningrad pour écrire sur les us et coutumes locaux en matière de cérémonies nuptiales et funéraires, sera fasciné par le destin de la femme séparée de son premier amour par la seconde guerre mondiale, et aussi par le fait qu'elle attend depuis trente ans, malgré la fuite du temps. Tout au long du roman, Véra reste un personnage énigmatique, que le narrateur observe et épie pour mieux la connaître et pour pouvoir imaginer les raisons de sa vie solitaire. Ses interprétations varient selon les analyses justes ou erronées. Comme entre le narrateur et Véra aucune relation verbale ne se réalise, le narrateur peut justement formuler des hypothèses sur les motifs de sa solitude. Le roman de Makine est le livre de l'attente, car selon Mathieu Scrivat2, il s'agit d'une « attente trop longue pour un roman », c'est une attente « trop douloureusement vraie ». Véra devient une « voix sourde » puisqu'elle attend en silence, cherchant par là-même à compléter l'absence de l'homme. Dans le domaine psychologique, le silence est considéré comme « un lieu d'inspiration, de paix, de compassion »3 qui permet la contemplation de l'individu. Frédéric Revue d’Études Françaises No 14 (2009) Hurteau, spécialiste en psychologie, constate que le silence est une « ressource extraordinaire », une nourriture qui apaise. Véra aussi trouve sa consolation dans le silence de l'attente sans mots, se promenant dans la nature, écoutant la sonorité singulière de la glace brisée. En même temps, Hurteau tient le silence pour indispensable et affirme que si l'on en a besoin c’est pour apprécier, voir, entendre, sentir et goûter. On fait l’expérience du silence grâce à nos sens: la vue, l'ouïe et l'odorat. Le narrateur veut s'approcher de Véra, mais il croit réussir par et grâce au silence et se donne le temps et l'espace pour pouvoir sentir la présence proche de la femme, « le frémissement de ses narines »4. Le silence connaît plusieurs formes selon les cultures orientales et occidentales : en Asie, le silence fait partie de la vie quotidienne, en Occident, on attend souvent le décès d'une personne pour partager une minute de silence. Dans la majorité des cultures le silence est un des principes de guérison pour l'âme. Les personnages du roman, comme les Russes en général, ne communiquent avec des mots que lorsqu’ils ont quelque chose d'important à affirmer. Le reste est secondaire. « C'était la première fois peut-être depuis notre rencontre que nos gestes, nos paroles et nos silences venaient avec autant de naturel »5. En physique, le silence « n'est pas l'absence totale de son ou vibration acoustique mais l'absence de perception d'un son par un être humain »6. Nous vivons perpétuellement dans l'une des formes du silence : c'est l'absence de verbalisation des mots. Alors que le silence total n'existe pas, dans la plupart des cas il est vu comme une force négative, un « silence inhabité, vide de sens, sans auteur »7. On a tendance à le considérer comme un manque, un vide qu'il faut à tout prix combler rapidement ou comme un mutisme, c'est-à-dire le refus, l'incapacité ou l'impossibilité de l'expression orale, mais cela ne signifie pas l'absence de bruit en général. Dans l'univers du silence sans mots, ni paroles, de vrais contacts s'amorcent. Même si le narrateur et Véra parlent peu, ils ne vivent pas dans l'absence des bruits, mais ils sont sensibles aux sons, le narrateur désirant comprendre la femme, il la rejoint dans son attente et participe à la méta-communication. Leur silence devient « habité, révélation d'une présence »8. Leurs âmes se rencontrent, le silence 138 ERZSÉBET HARMATH : Attente, Absence, Silence devient présence : regarder, toucher, sentir battre le cœur côte à côte, l'un contre l'autre. L'art aussi participe du silence, car celui-ci préexiste à la création d'une œuvre d’art. Le silence devient une source de « savoir écouter » avant de répondre, réfléchir avant de conclure, et observer avant d'agir. Le narrateur écoute le silence de Véra, et médite sur son destin avant de formuler une explication sur cette vie solitaire. Il sait que l'observation minutieuse de la vie quotidienne de cette femme lui fournira des détails non-dits, lesquels l'aideront à expliquer cette attente mystérieuse, pleine de silence. Partie intégrante de la communication, le silence prend un aspect sain et libérateur dans sa conception deleuzienne. Il ne peut pas être décodé car il ne couvre rien. La vérité ne doit plus être cherchée dans les profondeurs parce qu'elle est déjà là, sous nos yeux, elle est à la surface. Dans La femme qui attendait, les personnages gardent le silence pour mieux voir, entendre et savourer l'environnement naturel : le gros brouillard, le petit clapotis de la barque qui s'assoupit au milieu des pilotis. C'est aussi l'attente infinie d'une femme pour un homme. Et comme le silence total n'existe pas, il est la source même des bruits, signe de la vie. Le roman makinien forme un « bloc de sensations », un « composé de percepts et d'affects »9, un univers qui est rempli de sons et de bruits, grâce à l'absence des paroles envahissantes. Même si les personnages principaux parlent peu, ils vivent des « instants de silence » en écoutant le « silence rythmé par le vent ». Cet univers plein de sensations, percepts et affects se différencie, à son tour, du monde des perceptions et des affections, car les percepts et les affects ne renvoient pas à un objet spécifique. Les sensations ne sont pas des états, ni des sentiments, mais des « êtres de sensation » existants en l'absence de l'homme, tels les accords de ton et de couleur, les traits et les bruits. C'est la voix féminine qui, « en paroles rares, se tisse dans l'air comme les accords distraits d'une mélodie »10. De telles sensations apparaissent dans le roman, comme « les lamelles dorées des feuilles de saule sur la surface noire du lac11 » au Nord russe, le silence de la mer Blanche, au bord de laquelle Véra attend depuis trente ans un soldat. Les sensations signifient aussi la présence irréelle et silencieuse du narrateur et de Véra sur l'île, au milieu du lac, afin d'enterrer le corps d'Anna, une vieille femme sans descendants. Seul leur silence et le vent se 139 Revue d’Études Françaises No 14 (2009) montrent à Mirnoïé, où le temps est absent et la nature modifie ses phénomènes: « Un simple enterrement, bien sûr. Mais aussi notre silence, le grand vent qui se coupait sur la croix de l'église, les cognements très banals du marteau »12. Celui qui crée les percepts et les affects est un être spécial, c'est l'artiste, dit Deleuze. L'artiste peint, sculpte, compose et écrit des sensations avec des sensations, qui donnent naissance au « bloc de sensations » que Deleuze appelle une œuvre d'art. Mais la condition de la création d'une œuvre d'art est de pouvoir « tenir tout seul », comme un monument, c'est-à-dire qu'elle doit être capable de se conserver et de devenir indépendante du créateur. Un tel monument contient les percepts microscopiques ou télescopiques du présent et non ceux du passé, parce que son acte est la fabulation et la création, ni la mémoire, ni la conservation. En réalité, ce qui se conserve dans l'œuvre littéraire, ce n'est pas le matériau des écrivains, les mots ou la syntaxe, mais le percept et l'affect, car la syntaxe passe dans la sensation, affirme le philosophe. Deleuze appelle « style » ces percepts et affects qui ont nettoyé les figures préétablies, les préjugés, ils ont libéré la langue courante de sa prison, et la font bégayer. Ils creusent un « trou » dans la langue, une « langue mineure » dans la langue majeure. C'est pour faire chanter la langue. Le roman a besoin de cette transformation, pour pouvoir imposer des « zones d'indiscernabilité ». C'est pour sensibiliser l'opinion publique sur telle ou telle situation, objet ou personne et inviter le lecteur à la fabulation. Les êtres de sensation, telle la colline ou la steppe conservent en eux l'heure d'une journée. La mer Blanche et l'infini des plaines enneigées contiennent la vie d'une attente infinie, le bruissement somnolent de la pluie, « la percée écarlate du soleil bas, un silence profond »13. Le paysage voit et entend, c'est le percept, un paysage d'avant l'homme, en l'absence de l'homme. L'être humain n'y existe pas, mais paradoxalement il y est « tout entier dans le paysage ». L'homme se fond dans le paysage, il fait partie du bloc de sensations. Le narrateur a le désir de se fondre dans la nature : « Je me mis à marcher sans savoir où j'allais. Au début, probablement une simple envie de fondre dans cette luminescence 140 ERZSÉBET HARMATH : Attente, Absence, Silence trouble, un peu théâtrale, qui rendait tous les sortilèges et les maléfices possibles »14. Au lieu d'écrire sur les coutumes de la région d'Arkhangelsk, le narrateur prend son temps et expérimente le temps automnal de la Russie nordique : Le temps de Mirnoïé, ce temps planant, suspendu, m'aspira peu à peu. Je me fondis dans l'insensible coulée de lumières d'automne, une durée qui n'avait d'autre but que [...] la fragile dentelle de givre, tôt le matin, sur la margelle d'un puits, que la chute de cette pomme, d'une branche nue, dans un silence si 15 décanté qu'on entendait le froissement de l'herbe sous le fruit tombé . Au-delà du composé de sensations de la nature et de l'homme, lors d'une visite du narrateur et de Véra à l'île, au milieu de la traversée du lac, la nature dissipe les formes, les constructions humaines, tels les isbas et l'horizon, tout avait complètement disparu derrière la pluie. « Aucune ligne, aucun point de repère au-delà des contours de la barque. Le gris de l'air guilloché de gouttes, les vagues, calmées, qui donnaient l'impression d'arriver de nulle part. Et notre avancée qui semblait ne plus avoir de but »16. Les percepts et affects, ces sensations ne sont pas une imitation ou une identification imaginaire, ni une ressemblance de l'homme avec la nature, il existe une « extrême contiguïté » des deux. Il y a toujours une « zone d'indiscernabilité », une zone de voisinage entre l'homme et la nature où on ne sait plus quel est l'homme et quelle est la nature. C'est une situation de seuil, un « devenir » de l'homme et de la nature, ils forment un « bloc de devenir », une « noce »17 où tous les deux, l’homme et la nature, évoluent en même temps mais de façon dissymétrique. Il n'y a pas un état dont on part, ni un autre auquel on doit arriver. L'homme ne devient pas nature et la nature ne devient pas un homme. C'est comme la relation de la guêpe avec l'orchidée, « une double capture »18 parce que l'orchidée attire par son leurre visuel et son odeur la guêpe mâle afin que celle-ci transporte et diffuse le pollen, pendant que la guêpe trouve dans l'orchidée son organe sexuel. Ainsi se définissent les devenirs de l'homme et de la nature, les affects comme des « devenirs nonhumains de l'homme », tandis que les percepts comme « les paysages nonhumains de la nature »19. Ces concepts de base du roman makinien opèrent en silence et sont presque imperceptibles. 141 Revue d’Études Françaises No 14 (2009) La femme qui attendait, à savoir Véra, attend un homme en guettant une fois par semaine l'arrivée du train de Moscou. Elle attend, en cherchant machinalement dans la boîte aux lettres, une lettre écrite par un homme. Vera a fait de toute sa vie une attente infinie pour un soldat absent. Cette attente est son devenir, devenir-attente qui consiste à rester toujours assise sur le petit banc de l’isba, près de la porte, en face de la fenêtre pour voir le croisement des routes. Une fois, quand le narrateur, décidé d'apprendre le secret de Véra, poursuit la femme à la gare, il l’entraîne dans un jeu du loup, où ils seront tous les deux pris dans un devenir-chasseur et devenir-proie simultanément. Elle restait en retrait, près de l'entassement de vieilles traverses au bout du quai. De temps en temps, chassée par des gens qui s'installaient près d'elle pour attendre, elle s'en allait furtivement et il lui fallait alors se glisser dans la foule, se faufiler sans être reconnue vers une nouvelle cachette. Dans cet attroupement endimanché, nous étions tous les deux à la fois chasseur et proie car, à son approche, je reculais, prêt à fuir, m'éloignais rapidement, tel un voleur effarouché. Et même si, pour quelques secondes, je la perdais de vue, je croyais 20 discerner sa présence [...] . La peur d'être découvert amène le narrateur à s'enfuir. Mais il fuit tout au long du roman, voyageant en barque sans but, errant tout seul loin du village ou vagabondant dans la forêt avec Véra. Ils marchaient l'un près de l'autre, sans se dire un mot et le narrateur se réveille brusquement de « la lente transfusion des froissements et des silences », sentant le rapprochement de la femme par le craquement d'une branche sous ses pieds. Les affects et les percepts tiennent lieu de langage, par conséquent, le romancier, qui écrit avec des sensations, devient une ombre, un voyant qui invente affects inconnus ou méconnus et les montre comme le devenir de ses personnages: les états de silence des deux personnages à l'occasion de leurs rencontres. Véra rapiéçait en silence pendant que le narrateur regardait les livres sur le rayonnage. Dans le roman de Makine, le jaillissement des traits, des couleurs et des sons est indispensable au point de devenir expressifs et d’esquisser une œuvre d'art. Les blocs sonores tels que le silence décanté de la nuit, le craquement des bûches au feu, ainsi que les blocs de couleurs, la luminosité mate de la lune, les rameaux de givre, ainsi que les blocs d'odeurs, la senteur de l'écorce brûlée sont 142 ERZSÉBET HARMATH : Attente, Absence, Silence autant de motifs qui interviennent comme mélodie pour remplir le temps de l'attente silencieuse dans le roman de Makine. _________________________ ERZSÉBET HARMAT Université : Université de Szeged Courriel : [email protected] 1 http://www.e-litterature.net http://www.asso-chc.net 3 http://www.psycho-ressources.com 4 Andreï Makine, La femme qui attendait, Paris, Seuil, 2004, p. 76. 5 Ibid., p. 120. 6 http://fr.wikipedia.org 7 http://ec-ressources.fr 8 Idem. 9 Gilles Deleuze, Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 2005, p. 154. 10 Andreï Makine, op.cit., p. 71. 11 Ibid., p. 56. 12 Ibid., p. 57. 13 Ibid., p. 67. 14 Ibid., p. 73-74. 15 Ibid., p. 58. 16 Ibid., p. 101. 17 Gilles Deleuze – Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 8. 18 Ibid., p. 8. 19 Gilles Deleuze, op.cit., p. 160. 20 Andreï Makine, op.cit., p. 135. 2 143