François DELPLA

Transcription

François DELPLA
P olitique
Les
de
Par François Delpla
François Delpla, né en
1948, est normalien
et agrégé d’histoire. Il
a notamment travaillé
sur une biographie
d’Adolf Hitler et
sur le nazisme.
responsabilités
l’Allemagne nazie
[dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale]
Né d’une défaite humiliante, nourri d’une profonde crise de la démocratie allemande et du désastre économique de 1929, le nazisme se hisse en vingt ans, dans le sillage de son maître charismatique Adolf Hitler, jusqu’au pouvoir absolu, et aux portes de la guerre.
L
’Allemagne, en 1918, est vaincue… et elle est la première à le savoir. Guillaume II a défié le monde en
lançant ses armées dans deux directions à la fois, en
1914. Il espérait remporter d’un côté, celui de la
France, une victoire expéditive, pour s’occuper ensuite à loisir
de la Russie. Ayant échoué de très peu grâce au « miracle de la
Marne », le pays a dû subir pendant quatre ans une guerre
d’usure pour laquelle il n’était ni fait ni préparé, et qui a été très
durement ressentie par les civils. La défection russe, en 1917,
a certes compliqué les affaires du camp adverse et rouvert une
perspective de victoire, mais très brièvement. En tentant d’affamer l’Angleterre par une guerre sous-marine étendue aux
neutres, dont les États-Unis, Berlin n’avait réussi qu’à provoquer
l’entrée en guerre de ces derniers et ils avaient irrésistiblement
82
fait pencher la balance, à partir du milieu de 1918.
D’un tel effort, couronné d’insuccès, un pays se remet difficilement, et il est sans exemple qu’aucun soit jamais revenu
à la charge au bout de deux décennies. Imagine-t-on la France
ci-devant napoléonienne repartir en guerre contre l’Europe
en 1836 ? L’Angleterre monter une nouvelle expédition dès
1474 contre la France de Charles VII ? La Grèce coalisée
contre la Macédoine, à supposer que le roi Philippe n’ait pas
été assassiné et que l’épopée d’Alexandre n’ait pas eu lieu,
21 ans après la désastreuse bataille de Chéronée, en 338 av.
J-C ?
L’Allemagne est trop nettement vaincue peut-être, et le fait
que son redressement rapide soit inconcevable va sans doute
le favoriser. Le traité de Versailles l’épargne largement, tout en
R epère
1889
1923
1933
1934
1935
1938
1939
20 avril
Naissance à Braunau
Am Inn en Autriche
8-9 novembre
Putsch de la Brasserie
30 janvier
Devient chancelier
30 juin
« Nuit des longs
couteaux »
16 mars
rétablissement du
service militaire
obligatoire
12 mars
Anschluss de l’Autriche
1er septembre
Invasion de la Pologne ;
début de la seconde
guerre mondiale
15 septembre
premières lois
antisémites
9 novembre
«Nuit de Cristal»
27 février
Incendie du Reichstag
8 juillet
Concordat
14 juillet
loi sur la stérilisation
des handicapés
l’humiliant bêtement, car c’est d’une France dominatrice
qu’on craint alors la résurgence, surtout à Londres,
maintenant que l’obstacle allemand ne se dresse plus
devant elle. La peur distillée par Lénine fait le reste :
une Allemagne capitaliste puissante semble indispensable pour endiguer la révolution russe, dont un désespoir germanique trop profond favoriserait au contraire,
craint-on, la contagion. De ce fait, cette Allemagne, à
l’instar par exemple du Japon d’après 1945, a de belles
cartes à jouer sur le terrain économique, tout comme
avant 1914, et on peut espérer qu’elle n’aura pas la folie
de relancer une tentative d’expansion territoriale qui a
si mal fini. Au reste, on a créé, pour veiller au grain, une
Société des Nations qui a certes, avec le recul, démontré son impuissance, notamment à cause d’un mauvais
fonctionnement de son directoire franco-anglais, mais
justement : en cas de regain de l’agressivité germanique,
l’instrument existait pour y faire face en commun dès
le temps de paix et, si guerre il y avait, pour redonner
rapidement une leçon à l’Allemagne.
Si rien de tout cela n’a fonctionné, on le doit très largement à un homme.
LA MARCHE
POUVOIR
VERS
LE
Au commencement, on trouve l’ambiance bavaroise
d’après-guerre. Le grand État du Sud sert de réceptacle
aux vaincus revanchards qui sont aussi des contre-révolutionnaires vainqueurs. Soit qu’ils aient participé à
l’écrasement en deux temps de la gauche bavaroise, par
l’assassinat du modéré Kurt Eisner en janvier 1919 puis
par la liquidation d’une éphémère république communiste fin avril, soit que, regroupés dans des « corps
1 Alfred Rosenberg
(1893-1946) va être
après Hitler l’idéologue
le plus en vue du parti
nazi. Il payera de
sa vie à Nuremberg
son antisémitisme
théorique et pratique,
ayant été responsable
des territoires occupés
de l’Est au moment
le plus meurtrier de
la Solution finale.
“
30 septembre
Accords de Munich
„
Adolf Hitler
émerge lentement
au sein de cette nébuleuse.
francs », ils soient allés faire le coup de feu dans les
régions baltiques pour contenir le plus à l’est possible
la révolution russe. L’antisémitisme, sans être constant
ni systématique, est fréquent dans ces milieux. Le mouvement « völkisch », déjà puissant avant 1914, mêle au
nationalisme le racisme biologique, qui amène à voir
chez les Juifs – peu nombreux en Allemagne mais souvent influents – un corps étranger plus ou moins responsable de la défaite. On accueille avec une crédulité
intéressée les « Protocoles des sages de Sion », un faux
antisémite russe, concocté à la fin du siècle précédent
dans les officines du tsar, et réactivé par les adversaires
d’une révolution dont beaucoup de dirigeants sont Juifs.
Ce texte, importé et traduit fin 1919 par des réfugiés
baltes parmi lesquels se distingue Alfred Rosenberg1,
montre les Juifs en train de fomenter un complot pour
dominer le monde. Sa traduction allemande va essaimer
rapidement dans le monde anglo-saxon, et le milliardaire
américain Henry Ford, connu pour ses méthodes de
production avant-gardistes, va, pendant quelques
années, s’extasier sur ce plat réchauffé dans des journaux
et dans des livres.
2 Erich Ludendorff
Né en 1865, chef
véritable de l’Armée
allemande (sous
le commandement
nominal du maréchal
von Hindenburg) de
1916 à la fin de la
guerre, il meurt le 22
décembre 1937 sans
avoir frayé avec le
Troisième Reich.
3 Dietrich Eckart
Cet écrivain né en
1868, d’un antisémitisme farouche, meurt
d’une crise cardiaque
à la fin de 1923. Mein
Kampf lui est dédié.
83
P olitique H itler
au pouvoir
!
4 Herman Göring (1893-1946)
Un des rares nazis qui auraient été à coup
sûr célèbres sans le nazisme, Hermann
Göring, s’illustre comme pilote pendant la
Grande Guerre, rencontre Hitler en 1922
et devient rapidement son collaborateur
et complice favori. Condamné à mort à
Nuremberg, il réussit à se suicider.
“
„
Dans les pantalons de Hitler,
les fesses de Goering
seraient à l’aise.
Benito Mussolini
Hitler, l’air farouche, sous une haie de SA à la sortie d’un meeting.
Les Sturmabteilungen (en chemise brune) forment une milice à tout
faire, souvent violente, dont l’influence sera supplantée par celle des
SS (beaucoup moins débraillés) après la nuit des Longs couteaux (30
juin 1934).
Hitler lors du premier « congrès » (Parteitag) du parti nazi à Munich
(janvier 1923).
Adolf Hitler émerge lentement au sein de cette nébuleuse.
C’est d’abord un homme de parole, dans tous les sens du
terme. Un orateur inspiré d’une trentaine d’années qui fanatise
les foules, toutes classes confondues, mais aussi un idéaliste
assez naïf qui pense canaliser une grande partie des Allemands
vers une revanche rapide sous un chef déjà connu tel que le
général Ludendorff2, dont il ne serait que « le tambour ». Et
le voilà qui court les putschs : celui de Kapp, en 1920, est
l’occasion de son premier voyage à Berlin en compagnie de
son mentor intellectuel Dietrich Eckart3, mais il arrive après
la bataille. Plus sérieuse à tous égards est la tentative de Munich,
en 1923, sur fond d’effondrement du mark et d’occupation
militaire française dans la Ruhr. Les révoltés proclament la
sécession du grand État du Sud, non point pour recréer la
Bavière indépendante d’avant 1870 mais pour faire basculer
toute l’Allemagne dans un régime musclé, revanchard, antidémocratique et mettant au pas Berlin, cette capitale rouge et
décadente. Mais Hitler est alors irrémédiablement déçu par
Ludendorff, incohérent, et la bourgeoisie bavaroise, pusillanime.
Il pense mourir à la tête des manifestants du 9 novembre, au
centre d’un Munich dégrisé après le triomphe apparent de
l’insurrection la veille, et espère que son cadavre servira de
terreau. Mais il survit miraculeusement à la fusillade où son
principal lieutenant, Göring4, est grièvement blessé, et se croit,
après un moment de profond découragement, distingué par la
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« Providence » pour être non plus le tambour, mais bien le chef
d’un pouvoir sans partage qui reprendra l’affaire à zéro, pour
la mener implacablement à son terme.
Son procès, médiatisé surtout en raison de la présence de l’accusé Ludendorff, est l’occasion pour l’orateur de prendre son
essor national même si, au terme de son année de prison, la
plupart des ministres de l’Intérieur des Länder croient malin
de l’interdire de parole pendant quelques années. Il en profite
pour soigner l’écrit, que ce soit dans les deux tomes de Mein
Kampf (1925 et 1927) ou dans la vie interne de son parti « nazi »
alors refondé. La doctrine se précise, la stratégie également.
On va jouer le jeu électoral sans s’interdire l’action illégale,
menée principalement par les milices SA qui provoquent leurs
concurrentes de gauche. Le patronat, approché, commence à
financer l’entreprise, d’une façon d’abord modeste et très minoritaire. Un échec électoral aux législatives de 1928 (2,6% des
voix) paraît sonner le glas du mouvement tout en consolidant
la république dite de Weimar, qui apparaît de moins en moins
comme un régime étranger imposé par la défaite.
Mais Hitler, déployant des prodiges de foi et de sang-froid,
exploite habilement la question des réparations de guerre dues
principalement à la France, en vertu du traité de Versailles et
au nom d’une analyse fort discutable qui rendait l’Allemagne
entièrement responsable du déclenchement de la guerre, en
1914. Un plan « Dawes », adopté d’un commun accord en 1924
pour sortir du chaos financier, imposait à l’Allemagne des paiements diminués mais encore assez lourds. Il arrive à échéance
en 1929 et une commission internationale accouche d’un « plan
tion du communisme, autochtone ou étranger, comme un
épouvantail, propre à pousser
les riches vers ses bras protecteurs et à discréditer la
démocratie, accusée de favoriser le marxisme, cette « peste
juive ». Toujours est-il que
5 Sozialdemokratische
son parti cause au monde une
Partei Deutschlands, le parti
première stupéfaction, en
socialiste allemand, fondé par
grimpant d’un coup à 18%
Ferdinand Lassalle en 1875.
des voix.
Ce résultat, bien éloigné
encore de la majorité, suffit
cependant pour paralyser le
Young », aux annuités plus faibles mais courant jusqu’aux
Parlement. Les nazis et les communistes (dont le
années 1980. Le gouvernement allemand penchant pour
score électoral est de 10%) étant considérés comme
l’acceptation, les nazis exigent et obtiennent un référendum
infréquentables, les socialistes ne peuvent plus gouqui les remet en selle et leur permet de nouer une première
verner faute d’alliance et il ne reste qu’à confier le
pouvoir au Zentrum, le parti catholique, ancêtre de
alliance avec une partie de la droite, même si le « oui » (au
rejet du plan) ne rassemble que 20% des suffrages.
la démocratie chrétienne. Il ne trouvera jamais de
Ce scrutin a opportunément servi de tremplin pour celui
majorité et vivra sous la menace constante d’une
de 1930, qui fait suite à une dissolution du Reichstag moticensure du SPD5 en raison de ses mesures « antisovée par des raisons qui ne dépayseront pas le lecteur
ciales ». Le chancelier, Brüning, prend la détestable habitude
de gouverner par décrets-lois au nom de l’article 48 de la
d’aujourd’hui : la crise de 1929, d’emblée très sévère en
Allemagne, voit le parti socialiste, qui gouvernait depuis
constitution, prévu pour les cas de péril national plutôt que
1928, déchiré entre ceux qui ne veulent pas entamer le
de bisbille parlementaire. Ce qui, contrairement à une idée
reçue, permettrait quand même au Reichstag de le renverniveau de vie ouvrier et les « réalistes » qui, au nom des
ser, puisque ces décrets peuvent être désavoués après coup,
« sacrifices nécessaires », sont prêts à gouverner avec une
partie de la droite – la surenchère communiste,
mais personne ne s’y risque. La démocratie est donc violée
aujourd’hui estompée, compliquant fort les choses.
allègrement et quotidiennement, trois ans avant son décès
Hitler apparaît dès ce moment expert dans l’utilisaproprement dit.
Les principaux accusés du procès du «putsch de la brasserie», qui se déroule à Munich du 26 février au 1er avril 1924. Condamné à 5 ans de prison,
Hitler est mis en liberté conditionnelle le 20 décembre. A la droite de Hitler, le général Ludendorff; à sa gauche, le capitaine Röhm, chef des SA et
future victime de la nuit des Longs couteaux.
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au pouvoir
!
Hitler noue alors une alliance assez souple avec le politivelle dissolution. Les nazis « tombent » alors (en novembre
cien milliardaire Hugenberg, qui dirige à la fois un parti de
1932) à 34% et, nonobstant ce chiffre encore énorme, bien
droite (le DNVB6) et un empire médiatique. L’année 1932
des observateurs à travers le monde prédisent un écroulement aussi rapide que celui d’un château de cartes. Le jeu
est décisive : la droite classique en général et Brüning en
particulier montrent d’emblée leur faiblesse en présentant à
des ambitions fait le reste : l’homme fort, derrière le falot
l’élection présidentielle, pour un mandat de 7 ans, le maréPapen, était Kurt von Schleicher, général et ministre de la
chal Hindenburg, devenu après la guerre un leader de droite
Guerre8. Il croit son heure venue, s’empare de la chancelpeu imaginatif, âgé de 82 ans et président sortant. Du coup,
lerie et commence à négocier avec les syndicats, comme
le candidat Hitler, qui se présente à une élection pour la preavec certains nazis impatients d’un ministère, pour dégager
mière fois, séduit par sa jeunesse et son dynamisme beaucoup
enfin une majorité. Mortifié, Papen se rapproche alors de
d’électeurs de droite, rassurés par la présence à ses côtés de
Hitler qui a l’habileté de se dire d’accord pour gouverner
avec lui, tout en mettant provisoirement de côté la question
Hugenberg. Et comme les socialistes, au nom du « moinde la chancellerie, alors que Papen entend bien la récupérer.
dre mal », votent Hindenburg dès le premier tour, les nazis
ont beau jeu de se présenter comme les champions d’une
Cette coalition de droite, en se dessinant, coupe l’herbe sous
les pieds de Schleicher qui tombe fin janvier, cependant que
droite pure de toute contamination « marxiste ». Hitler est
certes battu mais, au second tour (dont l’existence même est
Hitler abat son jeu : il veut bien n’avoir qu’un ministre nazi
un désastre pour Hindenburg, soutenu par les
– celui de l’Intérieur… – mais tient mordicus
deux tiers des forces parlementaires), il gagne
à la chancellerie. La droite – et Hindenburg,
encore des voix et recueille 37% du total.
parmi les derniers – se résigne, le 30 janvier
6 Deutsche Nationale
1933, à tenter une expérience Hitler, en consiIl prend alors un risque : pour stabiliser la
Volkspartei – parti
situation politique par la formation, enfin,
dérant que depuis tous les ministères autres
populaire allemand.
d’une majorité, il faudrait que les nazis accepque l’Intérieur, et avec Papen à la vice-chanAlfred Hugenberg (18651951), un industriel tôt
tent d’entrer au gouvernement… surtout après
cellerie, les nazis seront suffisamment muselés.
spécialisé dans l’édition,
la dissolution de la Chambre qui a vu leur parti,
D’autant plus que, dans l’accord Hitler-Papencumulera dans le premier
gouvernement Hitler les
en juillet, confirmer son score de 37%. Le nouHindenburg, figure l’engagement du premier
portefeuilles de l’Économie
veau chancelier, Franz von Papen7, propose
nommé de gouverner avec le Zentrum, ce qui
et de l’Agriculture, avant
alors la vice-chancellerie à Hitler, qui refuse au
permettrait de conserver jusqu’à son terme
d’être remercié en juin
1933 pour rester simple
risque de mécontenter une partie de ses élecle Reichstag élu en novembre, avec une large
député au Reichstag…
majorité en faveur du gouvernement.
teurs et de ses militants. Voilà qui semble se
jusqu’en 1945.
confirmer lorsque Papen provoque une nouEn 2009 encore, beaucoup de gens pensent que
London by Night à l’heure du
Black Out Onulla core ver ing
eum iustrud dolortisi.
Ut at, verat. Met velisit nibh
estrud tet vel iure velendiat.
Idunt lutat, commolenibh ea faccum nim dolorperit vel euguerit
la faccum quis ad magnibh eum
et, conulla aci tiniatue velit ea
ad delendipit, quamet, quat la
commodi onsequat. Ut vel
86
7 Franz von Papen
(1879-1969), un
notable catholique,
longtemps chef
du Zentrum, le
quitte en 1932 pour
devenir chancelier.
Démissionnaire de la
vice-chancellerie du
gouvernement Hitler
après la nuit des Longs
couteaux, il acceptera
néanmoins des
postes diplomatiques
sensibles (Vienne
1934-1938, Ankara
1939-1944). Acquitté
à Nuremberg.
Hitler a été « élu démocratiquement » ou,
dans une version moins diamétralement
opposée aux faits, est parvenu « légalement » au pouvoir. Le rappel qui précède montre ce qu’il faut en penser. Les
nazis ont menti sur l’essentiel. Ils violent
d’emblée leur engagement de gouverner
avec une majorité, sans dissolution nouvelle. Les négociations avec le Zentrum
s’ouvrent bien le 31, mais sont immédiatement rompues par les nazis, et Hitler se
rend chez le président pour annoncer leur
échec. Voilà un épisode classique de crise
ministérielle, qui se conclut normalement
par la démission immédiate du chef de
gouvernement nommé, incapable de
former son équipe. Mais Hindenburg
signe un nouveau décret de dissolution,
ouvrant par le fait même une campagne
dont l’équité est garantie par un ministre
de l’Intérieur adepte d’une idéologie violente, disposant de milices pour saboter
les réunions électorales dans les quartiers
ouvriers : la légalité, déjà malmenée par
trois ans de détournement de l’article 48,
a pris, en 24 heures, un coup de vieux.
8 Kurt von Schleicher
Ce militaire, né en
1882, a fait carrière
dans les états-majors
et au ministère de la
Guerre, dont il devient
le chef en 1929. Il
est, le 30 juin 1934,
l’une des victimes
les plus en vue de la
purge connue sous
le nom de nuit des
Longs couteaux.
9 Albert Speer (19051981) adhère au parti
nazi en 1930, subjugué
par la personnalité
de son chef. L’un des
rares nazis à être
fréquemment reçus
dans la résidence
bavaroise de Hitler, le
Berghof, il est, d’après
lui-même, l’un de ses
rares amis. Au procès
de Nuremberg, il se
présente à la fois
comme repentant et
comme un opposant
tardif. Libéré en 1966.
Hitler avec quelques-uns de ses ministres, juste après sa nomination comme chancelier.
LA MISE AU PAS
On a longtemps exagéré le rôle de la terreur dans la transformation rapide de la
République fondée sur le suffrage universel en une dictature de parti unique. Il
ne faut pas la nier, mais constater qu’elle
forme un couple indissoluble avec la
séduction. Hitler, plasticien manqué, dessine (il a commencé vers 1920) la plupart
des symboles graphiques de son régime,
à commencer par la croix gammée sur
fond blanc au sein d’un étendard rouge.
Très vite, il s’adjoint un décorateur, Albert
Speer, qui sera aussi l’un de ses principaux
architectes avant de finir sous le harnais
d’un très efficace ministre de l’Armement9. D’où une profusion de cérémonies
esthétiques et bien réglées, censées matérialiser l’union du peuple et de son Führer.
Tout le monde ne s’y rend pas et tous les
participants ne sont pas des exaltés – ils
comptent leur lot d’opportunistes. Mais
au moins ils sont, de ce point de vue,
A Potsdam, le 21 mars 1933, Hitler convoque les principales autorités civiles et militaires, dans
l’église où repose Frédéric II de Prusse (l’un des « grands Allemands » dont il se réclame), pour une
cérémonie baptisée « Jour de la renaissance allemande ». Le maréchal-président von Hindenburg,
non content de la cautionner de sa présence, s’y rend en voiture découverte.
87
P olitique H itler
au pouvoir
!
libres. On n’est pas chez Staline et aucun goulag ne menace les
récalcitrants… s’ils restent chez eux sans faire de politique.
Alors que la campagne électorale est émaillée de violences
croissantes orchestrées par la police de Göring (ministre de
l’Intérieur en Prusse), l’incendie du Reichstag est, à sa façon, la
première grande mise en scène du régime. La crémation mystérieuse au centre de Berlin d’un bâtiment notoirement haï par
Hitler, au début de la nuit d’hiver, juste quatre semaines après
la prise du pouvoir, est attribuée aux communistes, qu’un lien
ténu et périmé unit à Marinus van der Lubbe, un jeune maçon
hollandais arrêté sur les lieux. Un décret suspendant les libertés est émis aussitôt, et elles ne seront jamais rétablies, même
si officiellement ni la République, ni sa constitution ne sont
abolies. Une seconde crise à grand spectacle, un an et demi
plus tard, est organisée par les nazis pour parfaire leur mainmise, sous le nom de « nuit des Longs couteaux ». Cette purge
sanglante tous azimuts est approuvée, au nom de l’ordre, par
un Hindenburg agonisant, cependant que l’armée, dirigée par
le ministre de la Guerre von Blomberg, a prêté aux exécutants,
les SS10, sa logistique et ses armes ; il ne reste plus à Hitler,
lorsque Hindenburg meurt le 2 août 1934, qu’à supprimer
sa fonction en se proclamant lui-même « Führer » du Reich,
cependant que Blomberg fait prêter aux officiers un serment
de fidélité à sa personne, qui pèsera lourd.
Pendant ce temps, les partis non nazis ont été interdits, les
Églises mises au pas, les syndicats ouvriers et patronaux autoritairement regroupés en un « front du Travail », la jeunesse
embrigadée sous le commandement énergique de Baldur von
Schirach11. La structure de l’État reste cependant inchangée en
apparence, mais les nazis, qui poursuivent leur mainmise sur le
ministère de l’Intérieur par la nomination du chef SS Himmler
à la tête de toutes les polices (1936), se répandent plus discrètement dans les autres secteurs. Le maître d’œuvre de cette
infiltration est Heydrich, commandant en second des SS et
maître d’un « service de sécurité » (Sicherheitsdienst ou SD) qui
deviendra, en 1939, l’axe du RSHA (Reichssicherheitshauptamt),
regroupant toutes les forces de renseignement et de sécurité
non militaires. Cependant, une crise artificiellement déclenchée par des dossiers de mœurs concernant les généraux von
Blomberg et von Fritsch permet de délester le gouvernement d’un certain nombre de bourgeois non nazis, fort utiles
dans la période antérieure, au début de février 1938. Ainsi se
trouve parachevée la mainmise de Göring sur les secteurs-clés
de l’économie, de Ribbentrop12 sur les Affaires étrangères et
de Hitler lui-même sur les forces armées, lorsque la chute de
Blomberg, comme naguère la mort de Hindenburg, permet de
supprimer son poste et de faire du Führer lui-même le chef
de la Wehrmacht – assisté d’un petit état-major efficace, l’OKW,
que dirigent le général Keitel et le colonel Jodl13.
10 Heinrich Himmler (1900-1945), un
patriote peu à l’aise dans la recherche d’un
métier, trouve sa voie en 1929 en devenant
chef des SS (Schutztaffeln), à l’origine la
garde personnelle de Hitler. Bientôt assisté
par Reinhard Heydrich (1904-1942), il donne
une immense extension à l’organisation. En
1945, arrêté par les Britanniques, Himmler
ingère une ampoule de cyanure dans des
conditions mal éclaircies.
LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
JUSQU’EN 1938
Le terme de « fascisme », né en Italie un peu avant 1920, est
couramment employé à cette époque, notamment par les
militants de gauche, pour désigner toutes sortes de régimes
autoritaires d’Europe, dont le nazisme. Cela masque, hélas, sa
spécificité. Si pour Mussolini en Italie ou Franco en Espagne
la dictature est avant tout un moyen d’assurer leur pouvoir
intérieur, pour Hitler il s’agit, dès la première minute, d’une
préparation de la guerre de revanche, et aucun pays dans l’histoire n’a jamais mêlé plus intimement politique intérieure et
politique extérieure.
Ce qui trompe, à cet égard, c’est le contraste entre le réarmement, immédiat, et la prudence de la diplomatie. Hitler
excelle à inquiéter, puis à faire retomber l’angoisse en créant
l’impression qu’il recule ou qu’on peut le raisonner. Son premier communiqué, le 31 janvier 1933, dit que l’Allemagne
respecte les traités qu’elle a signés, ce qui paraît tourner le dos
à Mein Kampf, alors que quelques heures plus tôt l’annonce de
sa nomination faisait penser que la guerre était proche. Une
même manœuvre a lieu un an plus
tard avec la complicité du dictateur
polonais Pilsudski : l’Allemagne
13 OKW : Oberkommando
et la Pologne signent un traité de
der Wehrmacht, haut
commandement des forces
non-agression, qui paraît renvoyer
armées qui coiffe celui de
aux calendes les revendications
l’armée de terre (Heer, d’où
allemandes sur Dantzig, lesquelles
le sigle OKH) et ceux de la
marine (amiral Raeder) et de
offraient pourtant le prétexte d’une
l’aviation (Göring). Wilhelm
agression que bien des Allemands
Keitel (1882-1946) et Alfred
non nazis auraient approuvée. En
Jodl (1890-1946) seront
tous deux exécutés par
même temps, cette idylle germanopendaison à Nuremberg.
polonaise donne à penser que les
deux pays pourraient chercher
noise ensemble à l’URSS : Hitler
peaufine par là son image d’anticommuniste et ne paraît pas près de se retourner
contre ses voisins occidentaux.
Après les avoir ainsi rassurés, il est temps de
les défier, en mars 1935, par deux énormes
entorses au traité de Versailles : le rétablissement du service militaire et l’annonce de
L’auteur reproche longuement à Guillaume II de s’être fait trop d’ennel’existence d’une aviation militaire déjà redoumis. L’Allemagne doit à tout prix éviter une guerre sur deux fronts. Ici,
table, sous le commandement de Göring.
C’est un moyen de tester les réactions et aussi
le racisme, principalement anti-juif mais aussi anti-slave, tombe à pic : il
de diviser les éventuels ennemis. L’Angleterre
faudra s’allier avec les cousins germains « aryens » de Grande-Bretagne
et pour cela renoncer à toute ambition maritime ou coloniale. La France,
prend un air pincé mais maintient la visite
officielle à Berlin de son ministre des
cependant, bien qu’aryenne – mais quelque peu « négrifiée » et « enjuiAffaires étrangères, cependant que la France,
vée »…– est un ennemi à éliminer car il n’y a pas place pour deux pays
dont l’homme fort est alors Pierre Laval,
dominants sur le continent européen ; elle devra donc être vaincue dans
prend l’initiative d’un rapprochement avec
une campagne rapide, afin d’assurer « les arrières » d’une extension vers
l’URSS, tout en cultivant l’amitié italienne.
l’est de « l’espace vital du peuple allemand ».
Mein Kampf
et la politique extérieure
88
11 Baldur von Schirach (1907-1974),
très proche de Hitler, marié en 1932
avec la fille de son photographe Heinrich
Hoffmann, crée, en 1931, le mouvement des
Jeunesses hitlériennes et l’anime jusqu’en
1940, en liaison étroite avec l’armée et
la SS. Gouverneur d’Autriche pendant
la guerre, jugé à Nuremberg, il échappe
à la peine de mort en dissimulant sa
connaissance du génocide des Juifs et en
désavouant le nazisme dans un ultime appel
à la jeunesse allemande. Libéré en 1966.
12 Joachim von Ribbentrop (1893-1946),
souvent caricaturé en « représentant en
champagne », est en fait un riche affairiste,
cosmopolite et cultivé, qui rejoint les nazis
peu avant la prise du pouvoir et devient
leur spécialiste ès affaires étrangères,
avant d’être ambassadeur à Londres de
1936 à 1938. Il finira pendu à Nuremberg.
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P olitique H itler
au pouvoir
!
Hitler alors calme le jeu par son discours le plus pacifique,
soubresauts, ne sera en mesure de défendre. Il l’a fait en se
le 20 mai (il réclame le droit de réarmer tout en jurant
dotant au plus vite d’une armée aussi équipée qu’entraînée et
d’une population docile, par admiration plus encore que par
qu’il n’a aucune revendication territoriale en Europe !),
puis court signer à Londres (par l’intermédiaire de
résignation. Il reste une petite année pour que les autres puisRibbentrop) un accord naval qui permet à l’Allemagne de
sances se réveillent des illusions contradictoires qu’il leur a
construire (en dépit du traité de Versailles et sans qu’il ait
inspirées, et trouvent leur chemin d’une union pour la défense
été renégocié par quiconque) une flotte de guerre égale à
de leurs intérêts communs. Pour l’étude de leurs velléités, je
35% de l’anglaise.
passe maintenant le témoin à Michael Carley. 
1936 voit, le 7 mars, une ultime violation du traité de 1919,
après laquelle nul ne s’y réfère plus : l’Allemagne, qui ne
pouvait faire avancer son armée à moins de 50 kilomètres du Rhin, le fait ouvertement. L’Angleterre retient la
France, qui pouvait sans peine annihiler ce mouvement,
de le faire, et bientôt Hitler fortifie sa frontière de l’Ouest,
empêchant la France de le châtier commodément s’il s’en
prend à ses petits voisins de l’Est, tous plus ou moins liés
à Paris. La puissance française subit là une déroute moins
voyante qu’en 1940, mais aussi grave, d’autant plus que
cette crise semble compromettre toute solidarité francobritannique contre l’agressivité hitlérienne.
Hitler se calme alors en apparence pendant deux ans. Il s’offre
même le luxe d’une diversion méridionale : il se rapproche de
l’Italie à la faveur du relatif isolement de cette dernière lors de
sa guerre contre l’Éthiopie14 et il soutient le putsch de Franco
en Espagne, suivi d’une impitoyable guerre civile (1936-39). Il
A peine nommé chancelier, Hitler investit la radio
paraît ainsi chercher noise à la France et à l’Angleterre dans
(allocution du 1er février 1933).
leurs chasses gardées méditerranéennes…
ce qui n’est pas de nature à les inquiéter,
mais plutôt à les rassurer. Mais voilà qu’en
mars 1938 il jette le masque, profitant
de son rapprochement avec Mussolini
pour gober l’Autriche et, de là, menacer
la Tchécoslovaquie. Ce dernier pays est,
avec l’URSS, le seul du monde slave qui
Les biographies des dernières décennies ont rompu laborieusement avec une
semble avoir pris au sérieux le défi nazi. Il
longue période où le dénigrement tous azimuts de la personnalité de Hitler semest riche, moderne, démocratique, son terblait obligatoire, au point de rendre ses succès totalement incompréhensibles.
ritoire est une des clés de la domination du
Ainsi devient-il possible de présenter plus précisément sa culture, son habileté,
continent européen… Une fois de plus, la
ses talents d’acteur et de metteur en scène.
complaisance serait catastrophique, une
Un artiste raté certes, mais issu d’un milieu inculte et happé par la guerre à 25
fois de plus elle va l’être, une fois de plus
ans, puis par la politique à 30. Il transpose alors son aspiration à créer dans le
elle est due principalement à l’Angleterre
domaine politique, avec une efficacité d’autant plus grande que personne ne le
qui, comme au football, retient la France
voit venir. Son maître le plus admiré, depuis l’adolescence, est Richard Wagner,
par le maillot. Et une fois de plus Hitler
et sa politique présente plus d’un trait de l’« œuvre d’art totale » chère au maître
de Bayreuth.
fait le coup de la dernière revendication !
Après une crise savamment orchestrée de
C’est aussi un lecteur boulimique, et sans doute assez méthodique, qui se donne
six mois, il fait semblant de rabattre un
une culture honorable en matière politique, historique et militaire.
tout petit peu de ses exigences (concernant
Il va manœuvrer les hommes d’État étrangers avec une telle maîtrise qu’on
la minorité germanophone des Sudètes)
s’étonne qu’il n’ait jamais voyagé, sinon (d’après Mein Kampf) entre Linz, Vienne
et Munich, puis sur le front de l’Ouest pendant la Grande guerre. Or, des trapour permettre la conférence de la « dervaux récents donnent à penser qu’il aurait pu passer près d’une demi-année à
nière chance » à Munich (30 septembre
1938). Il y obtient la livraison immédiate
Liverpool15, avec des échappées vers Londres et peut-être l’Irlande, en 1912du territoire convoité sous condition de
1913.
s’engager à ne plus rien réclamer, que ce
Sur le plan affectif, on le dit parfois homosexuel et plus souvent impuissant ou
soit aux dépens de la Tchécoslovaquie ou
asexué. Il faudrait plutôt parler d’une grande timidité avant sa période politide quelque autre État.
que, puis, dès le début de celle-ci, d’une grande capacité à séduire les femmes,
L’auteur de Mein Kampf, pendant ces cinq
dont il profita peu, se laissant prendre par sa « mission ». Il renvoyait d’ailleurs
années, n’a cessé de préparer une guerreà leurs travaux, utiles à la cause, ou à d’autres hommes, compagnons de parti,
éclair qui, en moins d’un an, devrait élimiforce soupirantes ou femmes prêtes à lui tomber dans les bras. L’un des exemner du jeu la Pologne puis la France, afin
ples les plus remarquables est celui de l’actrice et cinéaste Leni Riefenstahl. Sa
de mettre à sa disposition de vastes étenliaison avec Eva Braun, commencée vers le printemps de 1932, semble avoir été
monogame ou quasiment, bien avant leur mariage célébré l’avant-veille de leur
dues slaves que personne, sauf une Russie
en proie dans le même temps à de terribles
commun suicide.
La vie personnelle
d’un dictateur
14 1935-36 ; c’est Mussolini qui, à l’automne 1936,
commence à parler d’un « axe Rome-Berlin ».
90
15 cf. Gardner (David), The Last of the Hitlers, Worcester, BMM, 2001,
tr. fr. Le Dernier des Hitler, Paris, Patrick Robin, 2006.
Hitler flanqué de deux des principaux dignitaires SS (Himmler et le chef de sa garde personnelle, Sepp
Dietrich) devant la chancellerie, le jour de ses 48 ans (20 avril 1937). Son anniversaire fait l’objet de
festivités très médiatisées, qui culminent lors de son cinquantenaire, en 1939.
Un discours électoral au palais des Sports de Berlin en octobre 1933 (campagne pour le
référendum sur la sortie de la Société des Nations et renouvellement, sur liste unique, du
Reichstag élu dans des conditions chaotiques en mars 1933).
Une manifestation nazie en 1928. Göring ne se singularise pas encore par
des uniformes sophistiqués, mais sa chemise brune arbore la totalité des
médailles glanées entre 1914 et 1918 par ce brillant aviateur. Hitler en
plaisantait, en privé, dans un style savant, en disant qu’ « un göring est le
poids de métal que peut supporter une poitrine humaine ».
Hoffmann, le photographe exclusif, sait qu’il sera toujours le bienvenu avec
des clichés montrant des jeunes posant fièrement (ou gravement) auprès de
«leur» Führer.
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