François DELPLA
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François DELPLA
P olitique Les de Par François Delpla François Delpla, né en 1948, est normalien et agrégé d’histoire. Il a notamment travaillé sur une biographie d’Adolf Hitler et sur le nazisme. responsabilités l’Allemagne nazie [dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale] Né d’une défaite humiliante, nourri d’une profonde crise de la démocratie allemande et du désastre économique de 1929, le nazisme se hisse en vingt ans, dans le sillage de son maître charismatique Adolf Hitler, jusqu’au pouvoir absolu, et aux portes de la guerre. L ’Allemagne, en 1918, est vaincue… et elle est la première à le savoir. Guillaume II a défié le monde en lançant ses armées dans deux directions à la fois, en 1914. Il espérait remporter d’un côté, celui de la France, une victoire expéditive, pour s’occuper ensuite à loisir de la Russie. Ayant échoué de très peu grâce au « miracle de la Marne », le pays a dû subir pendant quatre ans une guerre d’usure pour laquelle il n’était ni fait ni préparé, et qui a été très durement ressentie par les civils. La défection russe, en 1917, a certes compliqué les affaires du camp adverse et rouvert une perspective de victoire, mais très brièvement. En tentant d’affamer l’Angleterre par une guerre sous-marine étendue aux neutres, dont les États-Unis, Berlin n’avait réussi qu’à provoquer l’entrée en guerre de ces derniers et ils avaient irrésistiblement 82 fait pencher la balance, à partir du milieu de 1918. D’un tel effort, couronné d’insuccès, un pays se remet difficilement, et il est sans exemple qu’aucun soit jamais revenu à la charge au bout de deux décennies. Imagine-t-on la France ci-devant napoléonienne repartir en guerre contre l’Europe en 1836 ? L’Angleterre monter une nouvelle expédition dès 1474 contre la France de Charles VII ? La Grèce coalisée contre la Macédoine, à supposer que le roi Philippe n’ait pas été assassiné et que l’épopée d’Alexandre n’ait pas eu lieu, 21 ans après la désastreuse bataille de Chéronée, en 338 av. J-C ? L’Allemagne est trop nettement vaincue peut-être, et le fait que son redressement rapide soit inconcevable va sans doute le favoriser. Le traité de Versailles l’épargne largement, tout en R epère 1889 1923 1933 1934 1935 1938 1939 20 avril Naissance à Braunau Am Inn en Autriche 8-9 novembre Putsch de la Brasserie 30 janvier Devient chancelier 30 juin « Nuit des longs couteaux » 16 mars rétablissement du service militaire obligatoire 12 mars Anschluss de l’Autriche 1er septembre Invasion de la Pologne ; début de la seconde guerre mondiale 15 septembre premières lois antisémites 9 novembre «Nuit de Cristal» 27 février Incendie du Reichstag 8 juillet Concordat 14 juillet loi sur la stérilisation des handicapés l’humiliant bêtement, car c’est d’une France dominatrice qu’on craint alors la résurgence, surtout à Londres, maintenant que l’obstacle allemand ne se dresse plus devant elle. La peur distillée par Lénine fait le reste : une Allemagne capitaliste puissante semble indispensable pour endiguer la révolution russe, dont un désespoir germanique trop profond favoriserait au contraire, craint-on, la contagion. De ce fait, cette Allemagne, à l’instar par exemple du Japon d’après 1945, a de belles cartes à jouer sur le terrain économique, tout comme avant 1914, et on peut espérer qu’elle n’aura pas la folie de relancer une tentative d’expansion territoriale qui a si mal fini. Au reste, on a créé, pour veiller au grain, une Société des Nations qui a certes, avec le recul, démontré son impuissance, notamment à cause d’un mauvais fonctionnement de son directoire franco-anglais, mais justement : en cas de regain de l’agressivité germanique, l’instrument existait pour y faire face en commun dès le temps de paix et, si guerre il y avait, pour redonner rapidement une leçon à l’Allemagne. Si rien de tout cela n’a fonctionné, on le doit très largement à un homme. LA MARCHE POUVOIR VERS LE Au commencement, on trouve l’ambiance bavaroise d’après-guerre. Le grand État du Sud sert de réceptacle aux vaincus revanchards qui sont aussi des contre-révolutionnaires vainqueurs. Soit qu’ils aient participé à l’écrasement en deux temps de la gauche bavaroise, par l’assassinat du modéré Kurt Eisner en janvier 1919 puis par la liquidation d’une éphémère république communiste fin avril, soit que, regroupés dans des « corps 1 Alfred Rosenberg (1893-1946) va être après Hitler l’idéologue le plus en vue du parti nazi. Il payera de sa vie à Nuremberg son antisémitisme théorique et pratique, ayant été responsable des territoires occupés de l’Est au moment le plus meurtrier de la Solution finale. “ 30 septembre Accords de Munich „ Adolf Hitler émerge lentement au sein de cette nébuleuse. francs », ils soient allés faire le coup de feu dans les régions baltiques pour contenir le plus à l’est possible la révolution russe. L’antisémitisme, sans être constant ni systématique, est fréquent dans ces milieux. Le mouvement « völkisch », déjà puissant avant 1914, mêle au nationalisme le racisme biologique, qui amène à voir chez les Juifs – peu nombreux en Allemagne mais souvent influents – un corps étranger plus ou moins responsable de la défaite. On accueille avec une crédulité intéressée les « Protocoles des sages de Sion », un faux antisémite russe, concocté à la fin du siècle précédent dans les officines du tsar, et réactivé par les adversaires d’une révolution dont beaucoup de dirigeants sont Juifs. Ce texte, importé et traduit fin 1919 par des réfugiés baltes parmi lesquels se distingue Alfred Rosenberg1, montre les Juifs en train de fomenter un complot pour dominer le monde. Sa traduction allemande va essaimer rapidement dans le monde anglo-saxon, et le milliardaire américain Henry Ford, connu pour ses méthodes de production avant-gardistes, va, pendant quelques années, s’extasier sur ce plat réchauffé dans des journaux et dans des livres. 2 Erich Ludendorff Né en 1865, chef véritable de l’Armée allemande (sous le commandement nominal du maréchal von Hindenburg) de 1916 à la fin de la guerre, il meurt le 22 décembre 1937 sans avoir frayé avec le Troisième Reich. 3 Dietrich Eckart Cet écrivain né en 1868, d’un antisémitisme farouche, meurt d’une crise cardiaque à la fin de 1923. Mein Kampf lui est dédié. 83 P olitique H itler au pouvoir ! 4 Herman Göring (1893-1946) Un des rares nazis qui auraient été à coup sûr célèbres sans le nazisme, Hermann Göring, s’illustre comme pilote pendant la Grande Guerre, rencontre Hitler en 1922 et devient rapidement son collaborateur et complice favori. Condamné à mort à Nuremberg, il réussit à se suicider. “ „ Dans les pantalons de Hitler, les fesses de Goering seraient à l’aise. Benito Mussolini Hitler, l’air farouche, sous une haie de SA à la sortie d’un meeting. Les Sturmabteilungen (en chemise brune) forment une milice à tout faire, souvent violente, dont l’influence sera supplantée par celle des SS (beaucoup moins débraillés) après la nuit des Longs couteaux (30 juin 1934). Hitler lors du premier « congrès » (Parteitag) du parti nazi à Munich (janvier 1923). Adolf Hitler émerge lentement au sein de cette nébuleuse. C’est d’abord un homme de parole, dans tous les sens du terme. Un orateur inspiré d’une trentaine d’années qui fanatise les foules, toutes classes confondues, mais aussi un idéaliste assez naïf qui pense canaliser une grande partie des Allemands vers une revanche rapide sous un chef déjà connu tel que le général Ludendorff2, dont il ne serait que « le tambour ». Et le voilà qui court les putschs : celui de Kapp, en 1920, est l’occasion de son premier voyage à Berlin en compagnie de son mentor intellectuel Dietrich Eckart3, mais il arrive après la bataille. Plus sérieuse à tous égards est la tentative de Munich, en 1923, sur fond d’effondrement du mark et d’occupation militaire française dans la Ruhr. Les révoltés proclament la sécession du grand État du Sud, non point pour recréer la Bavière indépendante d’avant 1870 mais pour faire basculer toute l’Allemagne dans un régime musclé, revanchard, antidémocratique et mettant au pas Berlin, cette capitale rouge et décadente. Mais Hitler est alors irrémédiablement déçu par Ludendorff, incohérent, et la bourgeoisie bavaroise, pusillanime. Il pense mourir à la tête des manifestants du 9 novembre, au centre d’un Munich dégrisé après le triomphe apparent de l’insurrection la veille, et espère que son cadavre servira de terreau. Mais il survit miraculeusement à la fusillade où son principal lieutenant, Göring4, est grièvement blessé, et se croit, après un moment de profond découragement, distingué par la 84 « Providence » pour être non plus le tambour, mais bien le chef d’un pouvoir sans partage qui reprendra l’affaire à zéro, pour la mener implacablement à son terme. Son procès, médiatisé surtout en raison de la présence de l’accusé Ludendorff, est l’occasion pour l’orateur de prendre son essor national même si, au terme de son année de prison, la plupart des ministres de l’Intérieur des Länder croient malin de l’interdire de parole pendant quelques années. Il en profite pour soigner l’écrit, que ce soit dans les deux tomes de Mein Kampf (1925 et 1927) ou dans la vie interne de son parti « nazi » alors refondé. La doctrine se précise, la stratégie également. On va jouer le jeu électoral sans s’interdire l’action illégale, menée principalement par les milices SA qui provoquent leurs concurrentes de gauche. Le patronat, approché, commence à financer l’entreprise, d’une façon d’abord modeste et très minoritaire. Un échec électoral aux législatives de 1928 (2,6% des voix) paraît sonner le glas du mouvement tout en consolidant la république dite de Weimar, qui apparaît de moins en moins comme un régime étranger imposé par la défaite. Mais Hitler, déployant des prodiges de foi et de sang-froid, exploite habilement la question des réparations de guerre dues principalement à la France, en vertu du traité de Versailles et au nom d’une analyse fort discutable qui rendait l’Allemagne entièrement responsable du déclenchement de la guerre, en 1914. Un plan « Dawes », adopté d’un commun accord en 1924 pour sortir du chaos financier, imposait à l’Allemagne des paiements diminués mais encore assez lourds. Il arrive à échéance en 1929 et une commission internationale accouche d’un « plan tion du communisme, autochtone ou étranger, comme un épouvantail, propre à pousser les riches vers ses bras protecteurs et à discréditer la démocratie, accusée de favoriser le marxisme, cette « peste juive ». Toujours est-il que 5 Sozialdemokratische son parti cause au monde une Partei Deutschlands, le parti première stupéfaction, en socialiste allemand, fondé par grimpant d’un coup à 18% Ferdinand Lassalle en 1875. des voix. Ce résultat, bien éloigné encore de la majorité, suffit cependant pour paralyser le Young », aux annuités plus faibles mais courant jusqu’aux Parlement. Les nazis et les communistes (dont le années 1980. Le gouvernement allemand penchant pour score électoral est de 10%) étant considérés comme l’acceptation, les nazis exigent et obtiennent un référendum infréquentables, les socialistes ne peuvent plus gouqui les remet en selle et leur permet de nouer une première verner faute d’alliance et il ne reste qu’à confier le pouvoir au Zentrum, le parti catholique, ancêtre de alliance avec une partie de la droite, même si le « oui » (au rejet du plan) ne rassemble que 20% des suffrages. la démocratie chrétienne. Il ne trouvera jamais de Ce scrutin a opportunément servi de tremplin pour celui majorité et vivra sous la menace constante d’une de 1930, qui fait suite à une dissolution du Reichstag moticensure du SPD5 en raison de ses mesures « antisovée par des raisons qui ne dépayseront pas le lecteur ciales ». Le chancelier, Brüning, prend la détestable habitude de gouverner par décrets-lois au nom de l’article 48 de la d’aujourd’hui : la crise de 1929, d’emblée très sévère en Allemagne, voit le parti socialiste, qui gouvernait depuis constitution, prévu pour les cas de péril national plutôt que 1928, déchiré entre ceux qui ne veulent pas entamer le de bisbille parlementaire. Ce qui, contrairement à une idée reçue, permettrait quand même au Reichstag de le renverniveau de vie ouvrier et les « réalistes » qui, au nom des ser, puisque ces décrets peuvent être désavoués après coup, « sacrifices nécessaires », sont prêts à gouverner avec une partie de la droite – la surenchère communiste, mais personne ne s’y risque. La démocratie est donc violée aujourd’hui estompée, compliquant fort les choses. allègrement et quotidiennement, trois ans avant son décès Hitler apparaît dès ce moment expert dans l’utilisaproprement dit. Les principaux accusés du procès du «putsch de la brasserie», qui se déroule à Munich du 26 février au 1er avril 1924. Condamné à 5 ans de prison, Hitler est mis en liberté conditionnelle le 20 décembre. A la droite de Hitler, le général Ludendorff; à sa gauche, le capitaine Röhm, chef des SA et future victime de la nuit des Longs couteaux. 85 P olitique H itler au pouvoir ! Hitler noue alors une alliance assez souple avec le politivelle dissolution. Les nazis « tombent » alors (en novembre cien milliardaire Hugenberg, qui dirige à la fois un parti de 1932) à 34% et, nonobstant ce chiffre encore énorme, bien droite (le DNVB6) et un empire médiatique. L’année 1932 des observateurs à travers le monde prédisent un écroulement aussi rapide que celui d’un château de cartes. Le jeu est décisive : la droite classique en général et Brüning en particulier montrent d’emblée leur faiblesse en présentant à des ambitions fait le reste : l’homme fort, derrière le falot l’élection présidentielle, pour un mandat de 7 ans, le maréPapen, était Kurt von Schleicher, général et ministre de la chal Hindenburg, devenu après la guerre un leader de droite Guerre8. Il croit son heure venue, s’empare de la chancelpeu imaginatif, âgé de 82 ans et président sortant. Du coup, lerie et commence à négocier avec les syndicats, comme le candidat Hitler, qui se présente à une élection pour la preavec certains nazis impatients d’un ministère, pour dégager mière fois, séduit par sa jeunesse et son dynamisme beaucoup enfin une majorité. Mortifié, Papen se rapproche alors de d’électeurs de droite, rassurés par la présence à ses côtés de Hitler qui a l’habileté de se dire d’accord pour gouverner avec lui, tout en mettant provisoirement de côté la question Hugenberg. Et comme les socialistes, au nom du « moinde la chancellerie, alors que Papen entend bien la récupérer. dre mal », votent Hindenburg dès le premier tour, les nazis ont beau jeu de se présenter comme les champions d’une Cette coalition de droite, en se dessinant, coupe l’herbe sous les pieds de Schleicher qui tombe fin janvier, cependant que droite pure de toute contamination « marxiste ». Hitler est certes battu mais, au second tour (dont l’existence même est Hitler abat son jeu : il veut bien n’avoir qu’un ministre nazi un désastre pour Hindenburg, soutenu par les – celui de l’Intérieur… – mais tient mordicus deux tiers des forces parlementaires), il gagne à la chancellerie. La droite – et Hindenburg, encore des voix et recueille 37% du total. parmi les derniers – se résigne, le 30 janvier 6 Deutsche Nationale 1933, à tenter une expérience Hitler, en consiIl prend alors un risque : pour stabiliser la Volkspartei – parti situation politique par la formation, enfin, dérant que depuis tous les ministères autres populaire allemand. d’une majorité, il faudrait que les nazis accepque l’Intérieur, et avec Papen à la vice-chanAlfred Hugenberg (18651951), un industriel tôt tent d’entrer au gouvernement… surtout après cellerie, les nazis seront suffisamment muselés. spécialisé dans l’édition, la dissolution de la Chambre qui a vu leur parti, D’autant plus que, dans l’accord Hitler-Papencumulera dans le premier gouvernement Hitler les en juillet, confirmer son score de 37%. Le nouHindenburg, figure l’engagement du premier portefeuilles de l’Économie veau chancelier, Franz von Papen7, propose nommé de gouverner avec le Zentrum, ce qui et de l’Agriculture, avant alors la vice-chancellerie à Hitler, qui refuse au permettrait de conserver jusqu’à son terme d’être remercié en juin 1933 pour rester simple risque de mécontenter une partie de ses élecle Reichstag élu en novembre, avec une large député au Reichstag… majorité en faveur du gouvernement. teurs et de ses militants. Voilà qui semble se jusqu’en 1945. confirmer lorsque Papen provoque une nouEn 2009 encore, beaucoup de gens pensent que London by Night à l’heure du Black Out Onulla core ver ing eum iustrud dolortisi. Ut at, verat. Met velisit nibh estrud tet vel iure velendiat. Idunt lutat, commolenibh ea faccum nim dolorperit vel euguerit la faccum quis ad magnibh eum et, conulla aci tiniatue velit ea ad delendipit, quamet, quat la commodi onsequat. Ut vel 86 7 Franz von Papen (1879-1969), un notable catholique, longtemps chef du Zentrum, le quitte en 1932 pour devenir chancelier. Démissionnaire de la vice-chancellerie du gouvernement Hitler après la nuit des Longs couteaux, il acceptera néanmoins des postes diplomatiques sensibles (Vienne 1934-1938, Ankara 1939-1944). Acquitté à Nuremberg. Hitler a été « élu démocratiquement » ou, dans une version moins diamétralement opposée aux faits, est parvenu « légalement » au pouvoir. Le rappel qui précède montre ce qu’il faut en penser. Les nazis ont menti sur l’essentiel. Ils violent d’emblée leur engagement de gouverner avec une majorité, sans dissolution nouvelle. Les négociations avec le Zentrum s’ouvrent bien le 31, mais sont immédiatement rompues par les nazis, et Hitler se rend chez le président pour annoncer leur échec. Voilà un épisode classique de crise ministérielle, qui se conclut normalement par la démission immédiate du chef de gouvernement nommé, incapable de former son équipe. Mais Hindenburg signe un nouveau décret de dissolution, ouvrant par le fait même une campagne dont l’équité est garantie par un ministre de l’Intérieur adepte d’une idéologie violente, disposant de milices pour saboter les réunions électorales dans les quartiers ouvriers : la légalité, déjà malmenée par trois ans de détournement de l’article 48, a pris, en 24 heures, un coup de vieux. 8 Kurt von Schleicher Ce militaire, né en 1882, a fait carrière dans les états-majors et au ministère de la Guerre, dont il devient le chef en 1929. Il est, le 30 juin 1934, l’une des victimes les plus en vue de la purge connue sous le nom de nuit des Longs couteaux. 9 Albert Speer (19051981) adhère au parti nazi en 1930, subjugué par la personnalité de son chef. L’un des rares nazis à être fréquemment reçus dans la résidence bavaroise de Hitler, le Berghof, il est, d’après lui-même, l’un de ses rares amis. Au procès de Nuremberg, il se présente à la fois comme repentant et comme un opposant tardif. Libéré en 1966. Hitler avec quelques-uns de ses ministres, juste après sa nomination comme chancelier. LA MISE AU PAS On a longtemps exagéré le rôle de la terreur dans la transformation rapide de la République fondée sur le suffrage universel en une dictature de parti unique. Il ne faut pas la nier, mais constater qu’elle forme un couple indissoluble avec la séduction. Hitler, plasticien manqué, dessine (il a commencé vers 1920) la plupart des symboles graphiques de son régime, à commencer par la croix gammée sur fond blanc au sein d’un étendard rouge. Très vite, il s’adjoint un décorateur, Albert Speer, qui sera aussi l’un de ses principaux architectes avant de finir sous le harnais d’un très efficace ministre de l’Armement9. D’où une profusion de cérémonies esthétiques et bien réglées, censées matérialiser l’union du peuple et de son Führer. Tout le monde ne s’y rend pas et tous les participants ne sont pas des exaltés – ils comptent leur lot d’opportunistes. Mais au moins ils sont, de ce point de vue, A Potsdam, le 21 mars 1933, Hitler convoque les principales autorités civiles et militaires, dans l’église où repose Frédéric II de Prusse (l’un des « grands Allemands » dont il se réclame), pour une cérémonie baptisée « Jour de la renaissance allemande ». Le maréchal-président von Hindenburg, non content de la cautionner de sa présence, s’y rend en voiture découverte. 87 P olitique H itler au pouvoir ! libres. On n’est pas chez Staline et aucun goulag ne menace les récalcitrants… s’ils restent chez eux sans faire de politique. Alors que la campagne électorale est émaillée de violences croissantes orchestrées par la police de Göring (ministre de l’Intérieur en Prusse), l’incendie du Reichstag est, à sa façon, la première grande mise en scène du régime. La crémation mystérieuse au centre de Berlin d’un bâtiment notoirement haï par Hitler, au début de la nuit d’hiver, juste quatre semaines après la prise du pouvoir, est attribuée aux communistes, qu’un lien ténu et périmé unit à Marinus van der Lubbe, un jeune maçon hollandais arrêté sur les lieux. Un décret suspendant les libertés est émis aussitôt, et elles ne seront jamais rétablies, même si officiellement ni la République, ni sa constitution ne sont abolies. Une seconde crise à grand spectacle, un an et demi plus tard, est organisée par les nazis pour parfaire leur mainmise, sous le nom de « nuit des Longs couteaux ». Cette purge sanglante tous azimuts est approuvée, au nom de l’ordre, par un Hindenburg agonisant, cependant que l’armée, dirigée par le ministre de la Guerre von Blomberg, a prêté aux exécutants, les SS10, sa logistique et ses armes ; il ne reste plus à Hitler, lorsque Hindenburg meurt le 2 août 1934, qu’à supprimer sa fonction en se proclamant lui-même « Führer » du Reich, cependant que Blomberg fait prêter aux officiers un serment de fidélité à sa personne, qui pèsera lourd. Pendant ce temps, les partis non nazis ont été interdits, les Églises mises au pas, les syndicats ouvriers et patronaux autoritairement regroupés en un « front du Travail », la jeunesse embrigadée sous le commandement énergique de Baldur von Schirach11. La structure de l’État reste cependant inchangée en apparence, mais les nazis, qui poursuivent leur mainmise sur le ministère de l’Intérieur par la nomination du chef SS Himmler à la tête de toutes les polices (1936), se répandent plus discrètement dans les autres secteurs. Le maître d’œuvre de cette infiltration est Heydrich, commandant en second des SS et maître d’un « service de sécurité » (Sicherheitsdienst ou SD) qui deviendra, en 1939, l’axe du RSHA (Reichssicherheitshauptamt), regroupant toutes les forces de renseignement et de sécurité non militaires. Cependant, une crise artificiellement déclenchée par des dossiers de mœurs concernant les généraux von Blomberg et von Fritsch permet de délester le gouvernement d’un certain nombre de bourgeois non nazis, fort utiles dans la période antérieure, au début de février 1938. Ainsi se trouve parachevée la mainmise de Göring sur les secteurs-clés de l’économie, de Ribbentrop12 sur les Affaires étrangères et de Hitler lui-même sur les forces armées, lorsque la chute de Blomberg, comme naguère la mort de Hindenburg, permet de supprimer son poste et de faire du Führer lui-même le chef de la Wehrmacht – assisté d’un petit état-major efficace, l’OKW, que dirigent le général Keitel et le colonel Jodl13. 10 Heinrich Himmler (1900-1945), un patriote peu à l’aise dans la recherche d’un métier, trouve sa voie en 1929 en devenant chef des SS (Schutztaffeln), à l’origine la garde personnelle de Hitler. Bientôt assisté par Reinhard Heydrich (1904-1942), il donne une immense extension à l’organisation. En 1945, arrêté par les Britanniques, Himmler ingère une ampoule de cyanure dans des conditions mal éclaircies. LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE JUSQU’EN 1938 Le terme de « fascisme », né en Italie un peu avant 1920, est couramment employé à cette époque, notamment par les militants de gauche, pour désigner toutes sortes de régimes autoritaires d’Europe, dont le nazisme. Cela masque, hélas, sa spécificité. Si pour Mussolini en Italie ou Franco en Espagne la dictature est avant tout un moyen d’assurer leur pouvoir intérieur, pour Hitler il s’agit, dès la première minute, d’une préparation de la guerre de revanche, et aucun pays dans l’histoire n’a jamais mêlé plus intimement politique intérieure et politique extérieure. Ce qui trompe, à cet égard, c’est le contraste entre le réarmement, immédiat, et la prudence de la diplomatie. Hitler excelle à inquiéter, puis à faire retomber l’angoisse en créant l’impression qu’il recule ou qu’on peut le raisonner. Son premier communiqué, le 31 janvier 1933, dit que l’Allemagne respecte les traités qu’elle a signés, ce qui paraît tourner le dos à Mein Kampf, alors que quelques heures plus tôt l’annonce de sa nomination faisait penser que la guerre était proche. Une même manœuvre a lieu un an plus tard avec la complicité du dictateur polonais Pilsudski : l’Allemagne 13 OKW : Oberkommando et la Pologne signent un traité de der Wehrmacht, haut commandement des forces non-agression, qui paraît renvoyer armées qui coiffe celui de aux calendes les revendications l’armée de terre (Heer, d’où allemandes sur Dantzig, lesquelles le sigle OKH) et ceux de la marine (amiral Raeder) et de offraient pourtant le prétexte d’une l’aviation (Göring). Wilhelm agression que bien des Allemands Keitel (1882-1946) et Alfred non nazis auraient approuvée. En Jodl (1890-1946) seront tous deux exécutés par même temps, cette idylle germanopendaison à Nuremberg. polonaise donne à penser que les deux pays pourraient chercher noise ensemble à l’URSS : Hitler peaufine par là son image d’anticommuniste et ne paraît pas près de se retourner contre ses voisins occidentaux. Après les avoir ainsi rassurés, il est temps de les défier, en mars 1935, par deux énormes entorses au traité de Versailles : le rétablissement du service militaire et l’annonce de L’auteur reproche longuement à Guillaume II de s’être fait trop d’ennel’existence d’une aviation militaire déjà redoumis. L’Allemagne doit à tout prix éviter une guerre sur deux fronts. Ici, table, sous le commandement de Göring. C’est un moyen de tester les réactions et aussi le racisme, principalement anti-juif mais aussi anti-slave, tombe à pic : il de diviser les éventuels ennemis. L’Angleterre faudra s’allier avec les cousins germains « aryens » de Grande-Bretagne et pour cela renoncer à toute ambition maritime ou coloniale. La France, prend un air pincé mais maintient la visite officielle à Berlin de son ministre des cependant, bien qu’aryenne – mais quelque peu « négrifiée » et « enjuiAffaires étrangères, cependant que la France, vée »…– est un ennemi à éliminer car il n’y a pas place pour deux pays dont l’homme fort est alors Pierre Laval, dominants sur le continent européen ; elle devra donc être vaincue dans prend l’initiative d’un rapprochement avec une campagne rapide, afin d’assurer « les arrières » d’une extension vers l’URSS, tout en cultivant l’amitié italienne. l’est de « l’espace vital du peuple allemand ». Mein Kampf et la politique extérieure 88 11 Baldur von Schirach (1907-1974), très proche de Hitler, marié en 1932 avec la fille de son photographe Heinrich Hoffmann, crée, en 1931, le mouvement des Jeunesses hitlériennes et l’anime jusqu’en 1940, en liaison étroite avec l’armée et la SS. Gouverneur d’Autriche pendant la guerre, jugé à Nuremberg, il échappe à la peine de mort en dissimulant sa connaissance du génocide des Juifs et en désavouant le nazisme dans un ultime appel à la jeunesse allemande. Libéré en 1966. 12 Joachim von Ribbentrop (1893-1946), souvent caricaturé en « représentant en champagne », est en fait un riche affairiste, cosmopolite et cultivé, qui rejoint les nazis peu avant la prise du pouvoir et devient leur spécialiste ès affaires étrangères, avant d’être ambassadeur à Londres de 1936 à 1938. Il finira pendu à Nuremberg. 89 P olitique H itler au pouvoir ! Hitler alors calme le jeu par son discours le plus pacifique, soubresauts, ne sera en mesure de défendre. Il l’a fait en se le 20 mai (il réclame le droit de réarmer tout en jurant dotant au plus vite d’une armée aussi équipée qu’entraînée et d’une population docile, par admiration plus encore que par qu’il n’a aucune revendication territoriale en Europe !), puis court signer à Londres (par l’intermédiaire de résignation. Il reste une petite année pour que les autres puisRibbentrop) un accord naval qui permet à l’Allemagne de sances se réveillent des illusions contradictoires qu’il leur a construire (en dépit du traité de Versailles et sans qu’il ait inspirées, et trouvent leur chemin d’une union pour la défense été renégocié par quiconque) une flotte de guerre égale à de leurs intérêts communs. Pour l’étude de leurs velléités, je 35% de l’anglaise. passe maintenant le témoin à Michael Carley. 1936 voit, le 7 mars, une ultime violation du traité de 1919, après laquelle nul ne s’y réfère plus : l’Allemagne, qui ne pouvait faire avancer son armée à moins de 50 kilomètres du Rhin, le fait ouvertement. L’Angleterre retient la France, qui pouvait sans peine annihiler ce mouvement, de le faire, et bientôt Hitler fortifie sa frontière de l’Ouest, empêchant la France de le châtier commodément s’il s’en prend à ses petits voisins de l’Est, tous plus ou moins liés à Paris. La puissance française subit là une déroute moins voyante qu’en 1940, mais aussi grave, d’autant plus que cette crise semble compromettre toute solidarité francobritannique contre l’agressivité hitlérienne. Hitler se calme alors en apparence pendant deux ans. Il s’offre même le luxe d’une diversion méridionale : il se rapproche de l’Italie à la faveur du relatif isolement de cette dernière lors de sa guerre contre l’Éthiopie14 et il soutient le putsch de Franco en Espagne, suivi d’une impitoyable guerre civile (1936-39). Il A peine nommé chancelier, Hitler investit la radio paraît ainsi chercher noise à la France et à l’Angleterre dans (allocution du 1er février 1933). leurs chasses gardées méditerranéennes… ce qui n’est pas de nature à les inquiéter, mais plutôt à les rassurer. Mais voilà qu’en mars 1938 il jette le masque, profitant de son rapprochement avec Mussolini pour gober l’Autriche et, de là, menacer la Tchécoslovaquie. Ce dernier pays est, avec l’URSS, le seul du monde slave qui Les biographies des dernières décennies ont rompu laborieusement avec une semble avoir pris au sérieux le défi nazi. Il longue période où le dénigrement tous azimuts de la personnalité de Hitler semest riche, moderne, démocratique, son terblait obligatoire, au point de rendre ses succès totalement incompréhensibles. ritoire est une des clés de la domination du Ainsi devient-il possible de présenter plus précisément sa culture, son habileté, continent européen… Une fois de plus, la ses talents d’acteur et de metteur en scène. complaisance serait catastrophique, une Un artiste raté certes, mais issu d’un milieu inculte et happé par la guerre à 25 fois de plus elle va l’être, une fois de plus ans, puis par la politique à 30. Il transpose alors son aspiration à créer dans le elle est due principalement à l’Angleterre domaine politique, avec une efficacité d’autant plus grande que personne ne le qui, comme au football, retient la France voit venir. Son maître le plus admiré, depuis l’adolescence, est Richard Wagner, par le maillot. Et une fois de plus Hitler et sa politique présente plus d’un trait de l’« œuvre d’art totale » chère au maître de Bayreuth. fait le coup de la dernière revendication ! Après une crise savamment orchestrée de C’est aussi un lecteur boulimique, et sans doute assez méthodique, qui se donne six mois, il fait semblant de rabattre un une culture honorable en matière politique, historique et militaire. tout petit peu de ses exigences (concernant Il va manœuvrer les hommes d’État étrangers avec une telle maîtrise qu’on la minorité germanophone des Sudètes) s’étonne qu’il n’ait jamais voyagé, sinon (d’après Mein Kampf) entre Linz, Vienne et Munich, puis sur le front de l’Ouest pendant la Grande guerre. Or, des trapour permettre la conférence de la « dervaux récents donnent à penser qu’il aurait pu passer près d’une demi-année à nière chance » à Munich (30 septembre 1938). Il y obtient la livraison immédiate Liverpool15, avec des échappées vers Londres et peut-être l’Irlande, en 1912du territoire convoité sous condition de 1913. s’engager à ne plus rien réclamer, que ce Sur le plan affectif, on le dit parfois homosexuel et plus souvent impuissant ou soit aux dépens de la Tchécoslovaquie ou asexué. Il faudrait plutôt parler d’une grande timidité avant sa période politide quelque autre État. que, puis, dès le début de celle-ci, d’une grande capacité à séduire les femmes, L’auteur de Mein Kampf, pendant ces cinq dont il profita peu, se laissant prendre par sa « mission ». Il renvoyait d’ailleurs années, n’a cessé de préparer une guerreà leurs travaux, utiles à la cause, ou à d’autres hommes, compagnons de parti, éclair qui, en moins d’un an, devrait élimiforce soupirantes ou femmes prêtes à lui tomber dans les bras. L’un des exemner du jeu la Pologne puis la France, afin ples les plus remarquables est celui de l’actrice et cinéaste Leni Riefenstahl. Sa de mettre à sa disposition de vastes étenliaison avec Eva Braun, commencée vers le printemps de 1932, semble avoir été monogame ou quasiment, bien avant leur mariage célébré l’avant-veille de leur dues slaves que personne, sauf une Russie en proie dans le même temps à de terribles commun suicide. La vie personnelle d’un dictateur 14 1935-36 ; c’est Mussolini qui, à l’automne 1936, commence à parler d’un « axe Rome-Berlin ». 90 15 cf. Gardner (David), The Last of the Hitlers, Worcester, BMM, 2001, tr. fr. Le Dernier des Hitler, Paris, Patrick Robin, 2006. Hitler flanqué de deux des principaux dignitaires SS (Himmler et le chef de sa garde personnelle, Sepp Dietrich) devant la chancellerie, le jour de ses 48 ans (20 avril 1937). Son anniversaire fait l’objet de festivités très médiatisées, qui culminent lors de son cinquantenaire, en 1939. Un discours électoral au palais des Sports de Berlin en octobre 1933 (campagne pour le référendum sur la sortie de la Société des Nations et renouvellement, sur liste unique, du Reichstag élu dans des conditions chaotiques en mars 1933). Une manifestation nazie en 1928. Göring ne se singularise pas encore par des uniformes sophistiqués, mais sa chemise brune arbore la totalité des médailles glanées entre 1914 et 1918 par ce brillant aviateur. Hitler en plaisantait, en privé, dans un style savant, en disant qu’ « un göring est le poids de métal que peut supporter une poitrine humaine ». Hoffmann, le photographe exclusif, sait qu’il sera toujours le bienvenu avec des clichés montrant des jeunes posant fièrement (ou gravement) auprès de «leur» Führer. 91