La notion de prix excessifs en droit des télécommunications
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La notion de prix excessifs en droit des télécommunications
La notion de prix excessifs en droit des télécommunications Nicolas CHARBIT (*) Avocat à la Cour d’appel de Paris, Allen & Overy, Paris Résumé : La question de la fixation du niveau des prix est récurrente dans le secteur des télécommunications. Si la question est simple ("Quel est le juste prix ?"), elle peut porter à la fois sur les tarifs de l'interconnexion (affaire France Télécom/Infosat concernant les fournisseurs d'accès Internet), sur des tarifs entre opérateurs (services de présélection et de portabilité dans l'affaire Deutsche Telekom) ou encore sur les prix publics, tant en ce qui concerne les communications mobiles que fixes (affaire des appels de fixes à mobiles en Grande-Bretagne et en France). Le présent article présente les solutions adoptées pour répondre à cette question en France et à l'étranger par les ARN et le rôle joué par la Commission européenne dans la détermination du caractère excessif des prix. Cette étude tend à montrer, loin de l'existence d'une politique commune, la latitude dont disposent ces différentes autorités dans l'interprétation des textes communautaires et de la théorie économique. (*) Auteur de Secteur public et droit de la concurrence, Joly-LGDJ, 1999. COMMUNICATIONS & STRATEGIES, n° 39, 3ème trimestre 2000, p. 9. 10 COMMUNICATIONS & STRATEGIES La question de la fixation du niveau des prix est récurrente dans le secteur des télécommunications (MILLER, 1998) . En effet, bien que ce secteur traditionnellement sous monopole d’Etat ait fait l’objet d’une libéralisation dans l’ensemble des économies développées, cette libéralisation a dû s’accompagner d’une réglementation d’abord justifiée par la position dominante que jouaient les opérateurs historiques. Ainsi, libéralisation ne signifie pas déréglementation, et les autorités de régulation nationales (ARN, comme les dénomme la Commission européenne) doivent intervenir pour assurer une concurrence loyale, notamment en termes de prix. Ce sont dès lors différentes préoccupations qui peuvent animer ces ARN : prévention des abus de position dominante des opérateurs historiques en premier lieu, mais également, concurrence saine et loyale de l’ensemble des opérateurs entre eux, voire, et c’est là une caractéristique de toute intervention étatique dans un marché libéral, politique consumériste. Cette problématique prend la forme d’une question simple : "Quel est le juste prix ?" Ce prix peut être celui de l’interconnexion, prestation offerte par tout opérateur de réseau ouvert au public aux autres opérateurs, tant pour la voix que pour les données (affaire France Télécom/Infosat concernant les fournisseurs d’accès Internet), ou encore celui proposé au consommateur final, tant en ce qui concerne les communications mobiles que fixes (affaire des appels de fixes à mobiles en Grande-Bretagne et en France). Le présent article présente les solutions adoptées pour répondre à cette question en France et à l’étranger par les ARN et le rôle joué par la Commission européenne dans la détermination du caractère excessif des prix. Cette étude tend à montrer, loin de l’existence d’une politique commune, la latitude dont disposent ces différentes autorités dans l’interprétation des textes communautaires et de la théorie économique. ■ Les notions juridique et économique de prix excessifs La prohibition des prix excessifs par les droits communautaire et nationaux repose sur l’idée selon laquelle la fixation de prix trop importants est économiquement inefficace puisqu’elle aboutit à la réduction de la demande, et donc à terme, de l’offre et de l’innovation. La protection des N. CHARBIT 11 petits et moyens opérateurs, ainsi que des nouveaux entrants, vis-à-vis des opérateurs dominants ou puissants n’est donc pas la finalité directe du droit de la concurrence ni de la réglementation des télécommunications, pas plus d’ailleurs que la défense des intérêts des consommateurs. Pour autant, en pratique, la protection du progrès économique passe par celle des opérateurs, éventuellement au détriment à court terme des consommateurs eux-mêmes. Ainsi, il appartient aux ARN et autorités de concurrence de limiter la pratique de prix excessivement bas s’ils ont un caractère prédateur car ces prix risquent de conduire à terme à un monopole ou à une moindre concurrence par l’éviction des petits opérateurs. C’est une évidence économique que de rappeler que les prix sont liés aux coûts. Cette évidence devient très vite complexe lorsqu’on examine les différents concepts de coûts : coût moyen, coût marginal, coût incrémental à long terme, coût historique, coût échoués (stranded-costs)… Le juriste a une tendance naturelle à laisser à l’économiste la maîtrise de ces différentes notions de coûts ; de même, le juge ne peut que se fonder sur les stipulations parfois imprécises des textes réglementaires et confier à un économiste l’expertise des coûts en cas de contentieux. Le Professeur Benzoni soulignait récemment, à l’occasion d’un colloque organisé par la DGCCRF sur les coûts excessifs, la limite de l’apport théorique de la science économique : la notion même de coût apparaît ambiguë. Il revient donc aux ARN et autorités de concurrence de trancher en droit la question des coûts excessifs en l’absence même de fondements économiques entièrement opérationnels. En droit de la concurrence, la notion de prix excessifs est liée à celle de position dominante dont elle constitue une forme d’abus sanctionnée tant par l’article 82 a) du Traité d’Amsterdam ( 1 ) , que par l’article 8 de l’Ordonnance n° 1243 du 1er décembre 1986 (2). (1) Article 82 a) (ex-article 86 a): "Est incompatible avec le marché commun et interdit dans le mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à... imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équitables". (2) Article 8 de l’Ordonnance n° 1243 du 1er décembre 1986 : "Est prohibée… l’exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d’entreprises d’une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celle-ci". 12 COMMUNICATIONS & STRATEGIES En droit communautaire de la concurrence La jurisprudence communautaire est relativement peu fournie en matière de prix excessifs. Pour autant, plusieurs décisions et arrêts guident l’interprétation. Dans l’affaire General Motors (CJCE, 1975) , la Cour a défini le prix excessif comme étant un "prix exagéré par rapport à la valeur économique de la prestation fournie". Dans l’affaire Chiquita (CJCE, 1978) , la Cour a dit pour droit que cette appréciation devait se baser sur une comparaison du prix et du coût de production d’un produit. Dans ses arrêts ultérieurs, la Cour s’est cependant ouverte à une autre méthode d’appréciation basée sur la comparaison des prix habituellement pratiqués dans des marchés voisins (secteur du transport aérien, Ahmed Saed (CJCE, 1989); secteur des pompes funèbres, Bodson (CJCE, 1988)). Dans les affaires Tournier et Lucazeau (CJCE, 1989) (secteur des redevances phonographiques des discothèques), la Cour a estimé que : "lorsqu’une entreprise en position dominante impose des tarifs sensiblement plus élevés que ceux pratiqués dans les autres Etats membres, et lorsque la comparaison des niveaux de tarifs a été effectuée sur une base homogène, cette différence doit être considérée comme l’indice de prix excessifs constitutifs d’un abus de position dominante". En droit français de la concurrence Dans un avis du 20 avril 1993 (3) mettant en œuvre les arrêts Tournier et Lucazeau, le Conseil de la concurrence a établi une comparaison sur une base homogène du montant des redevances perçues par les diverses sociétés d’auteurs des Etats membres. Le Conseil a relevé que la Cour n’avait pas explicité dans ses arrêts ce qu’il fallait entendre par les termes "redevance sensiblement plus élevée que celles pratiquées par les autres Etats membres". Selon le Conseil, la Cour n’exige pas que les tarifs litigieux soient plus élevés que chacun de ceux pratiqués par tous les autres Etats membres. Au contraire, "une redevance d’un montant correspondant à un multiple de celui des redevances perçues dans les autres Etats membres, serait de nature à établir le caractère inéquitable de la redevance". Le Conseil a donc posé comme critère de détermination de prix excessifs la moyenne des redevances pratiquées dans l’Union européenne. C’est ce critère de bench-mark qui inspire les autorités de régulation en matière de télécommunications, et ce en dépit de l’importance des spécificités nationales. (3) Avis n° 93-A-05 du Conseil de la concurrence, non publié. N. CHARBIT 13 ■ L’interprétation de la notion de prix excessifs des services de télécommunications par les autorités de régulation Le droit des télécommunications ignore a priori la notion de prix excessifs. Cette notion est issue du droit de la concurrence ; elle vise un comportement abusif des seuls opérateurs pour lesquels une position dominante peut être établie. Mais les directives sectorielles communautaires ont mis en œuvre une application spécifique de cette notion aux services de télécommunications en posant comme principe l’orientation des prix vers les coûts de la part des opérateurs reconnus comme puissants, c’est-à-dire détenant une part de marché supérieure à 25 % sur le marché de référence. Les notions diffèrent donc, mais l’inspiration est bien commune. De cette remarque découlera l’interprétation des autorités spécialisées appelées à trancher les conflits sur la détermination de prix de certaines prestations de télécommunications. La notion de prix excessifs dans le droit des télécommunications est donc interprétée en droit communautaire et en droit interne, tant anglais que français, de manière cohérente avec le droit commun de la concurrence. La pratique décisionnelle des autorités spécialisées de concurrence et de régulation, Commission européenne et ART, a posé les critères permettant d’établir à partir de quel niveau un prix peut être considéré comme excessif par ces autorités. L’interprétation de la Commission européenne La récente communication de la Commission relative à l’application des règles de concurrence aux accords d’accès dans le secteur des t é l é c o m m u n i c a t i o n s ( 4 ) renvoie à l’approche du droit commun de la concurrence. Mais la question des prix excessifs n’est envisagée que pour les seuls opérateurs en position dominante. L’on sait que les directives communautaires sectorielles ont complété la notion de dominance par la notion d’influence significative, afin, notamment, de déterminer un régime spécifique de l’interconnexion des opérateurs reconnus comme puissants. Mais cette spécificité dans le secteur des télécommunications du régime de l’interconnexion, ne saurait toutefois se substituer aux principes essentiels du droit de la concurrence. (4) Communication de la Commission relative à l’application des règles de concurrence aux accords d’accès dans le secteur des télécommunications, JOCE C 265/2, 22 08 1998. 14 COMMUNICATIONS & STRATEGIES C’est donc la pratique décisionnelle de la Commission qui est seule à même d’apporter des précisions sur l’interprétation de la notion de prix excessifs dans le secteur des télécommunications ( 5 ) . Trois récentes affaires permettent d’apporter un éclairage sur ce point. Belgacom/ITT Promedia ITT Promedia, filiale belge éditrice d’annuaires de la société américaine ITT World Directories, avait déposé courant 1995 une plainte auprès de la Commission relative aux conditions excessives et discriminatoires de Belgacom estimées contraires à l'article 82. Ces conditions étaient relatives à l'accès aux données d’abonnés détenues par Belgacom pour publier des annuaires téléphoniques (6). A la suite de l’envoi d’une communication de griefs par la Commission, Belgacom a accepté i) de supprimer la composante variable par rapport au chiffre d'affaires ou au profit des éditeurs d’annuaires ; et ii) d'adopter une tarification fondée sur ses propres coûts, c’est-à-dire, selon la Commission, lui permettant de récupérer ses coûts plus une marge bénéficiaire "raisonnable". Cependant, ce principe d’orientation des tarifs vers les coûts a été limité à un type particulier de services offerts par Belgacom. En effet, une distinction est faite entre service de base et services supplémentaires. Le principe de tarification orientée sur les coûts ne s’applique qu’au seul service de base, c'est-à-dire la cession des données et mises à jour essentielles pour publier les annuaires téléphoniques, que les éditeurs de répertoire continueront à acquérir de Belgacom. Les conditions d’offre de services supplémentaires correspondant à la cession d'informations facultatives, services pouvant être fournis par d’autres opérateurs que Belgacom, seront simplement déterminés en fonction du marché. Selon la Commission, le principe de l’orientation vers les coûts établi dans cet accord est en conformité avec la politique de l'Union en matière de concurrence (directive ONP sur la téléphonie vocale et Communication sur les annuaires). Enfin, la Commission a indiqué qu’elle avait fait appel à un cabinet d’audit afin de vérifier que la proposition de Belgacom était bien fondée sur ses coûts. (5) Dans les trois affaires ci-dessous citées, les enquêtes de la Commission ont abouti à des réductions substantielles des tarifs pratiqués, ce qui n’a pas permis la publication de décisions. Voir sur ces deux premières affaires, HAAG & KLÖTZ, 1998, p. 35. (6) IP/97/292, 11 avril 1997. N. CHARBIT 15 L’affaire ITT Promedia souligne que la notion de prohibition des coûts excessifs tend à être confondue avec celle d’orientation vers les coûts, et ce alors même que les prestations concernées ne relevaient pas à strictement parler des télécommunications. De plus, la méthode de comparaison internationale des prix n’a pas été appliquée, et aucun élément ne permet de déterminer le niveau de marge considéré comme raisonnable par la Commission. Cette affaire présente ainsi plusieurs spécificités qui permettent d’en écarter a priori l’application à d’autres services de télécommunication. D’une part, la prestation de cession de données d’annuaires fait l’objet d’un régime spécifique déterminé par des dispositions réglementaires. D’autre part, l’orientation de la tarification vers les coûts ne vaut que pour le service de base, marché sur lequel l’opérateur détient une position dominante. Inversement, la tarification des services supplémentaires reste libre à défaut d’une position dominante. Deutsche Telekom Le 9 janvier 1998, la Commission a ouvert une procédure d'office sur la base de l'article 82 contre Deutsche Telekom à l’encontre de prix jugés excessifs pour les services de présélection et de portabilité. Afin d’être en mesure d’apprécier le caractère excessif des prix pratiqués, la Commission a adressé des demandes de renseignements à trente-cinq opérateurs communautaires leur demandant d'indiquer les modalités et les frais pratiqués par eux pour ces deux types de prestations (7). L'analyse de ces réponses a permis d’établir que les frais demandés par les opérateurs historiques d'autres États, ainsi que ceux d'autres prestataires allemands, étaient bien moins élevés que ceux de Deutsche Telekom. A la suite des conclusions de cette étude, Deutsche Telekom a annoncé au régulateur allemand son intention de diminuer significativement le montant des frais demandés pour chacun des deux services. Mais le régulateur a rejeté cette proposition en ce qu’elle concernait les frais de présélection, jugés également trop élevés par cette autorité nationale. Au regard de la procédure engagée devant le régulateur national, la Commission a estimé ne plus avoir de raisons de poursuivre la procédure d'office au motif de prix excessifs. La Commission a donc décidé de transmettre l'affaire à cette autorité pour qu'elle examine l'existence éventuelle d'un abus de position dominante de Deutsche Telekom. (7) IP 98/430, 13 mai 1998. 16 COMMUNICATIONS & STRATEGIES L’affaire Deutsche Telekom illustre à la fois la coopération - voire une certaine rivalité - entre la Commission et les régulateurs nationaux : la Commission a, la première, lancé une enquête sur des prix estimés excessifs en justifiant sa compétence par le risque de barrière à l'entrée sur le marché national pour les opérateurs étrangers, et par ses moyens d’établir des comparaisons paneuropéennes, une telle étude permettant d’établir si les tarifs en question constituaient un obstacle à l'existence d'une concurrence effective en Europe. Surtout, cette affaire confirme l’applicabilité de la méthode de comparaison internationale afin de déterminer le caractère excessif de prix. L’on ignore cependant si le régulateur national a basé son refus des propositions de Deutsche Telekom sur les résultats de cette enquête. En revanche, la Commission n’a fait aucune référence aux coûts internes de l’opérateur et à un quelconque principe d’orientation sur ces coûts. L’on ignore également si le régulateur a lui-même utilisé ce critère. L’enquête paneuropéenne sur les tarifs de téléphonie mobile Courant février 1998, la Commission a lancé une enquête sur les tarifs de téléphonie mobile et fixe de quarante-cinq opérateurs dans les quinze États membres de l'UE (8). Par la suite, cette enquête a été recentrée sur quatorze cas caractérisés par une possible distorsion des conditions de concurrence, pour être clôturée fin mars 1999 (9). La procédure contenait trois volets distincts : i) les tarifs de terminaison dans le réseau fixe des appels provenant de mobiles ; ii) la marge retenue par les opérateurs fixes sur les appels du réseau fixe vers les réseaux mobiles, et ; iii) les tarifs de terminaison d'appel dans les réseaux mobiles. Pour pouvoir évaluer le caractère excessif des marges et tarifs, la Commission a eu recours à des consultants indépendants qui ont réalisé deux études de marché. La seconde de ces études, l’étude KPMG, la plus importante, fait référence à trois critères : le tarif public des appels ; le niveau de marge retenue par les opérateurs et les frais de terminaison d’appels. Ces critères ont été mis en œuvre, selon les différents volets de (8) IP/99/298, 4 mai 1999. (9) Les trois volets de l’enquête concernaient : i) l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Italie pour les tarifs de terminaison dans le réseau fixe des appels provenant de mobiles (appels sortants) ; ii) les Pays-Bas, la Belgique, l’Irlande, le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne, l’Autriche et l’Allemagne concernant la marge retenue sur les appels de réseau fixe à réseau mobile (appels entrants); l’Allemagne et l’Italie pour la terminaison d’appels dans les réseaux mobiles; iii) la Suède, les Pays-Bas, le Portugal et la France qui avaient été identifiés comme cas potentiels, mais n’ont pas fait partie de la liste finale des cas retenus. N. CHARBIT 17 l’enquête, au regard d’un niveau de référence considéré comme la "meilleure pratique" au niveau de l'Union, c’est-à-dire le troisième niveau de frais le moins élevé parmi les opérateurs communautaires. Selon la première étude des experts en 1998, les résultats obtenus pour certains volets de l’enquête était supérieure de 100 % ou plus à la meilleure pratique de l'UE pour huit opérateurs fixes (Belgacom, Telecom Eireann, BT, P&T-Autriche, Telefónica, KPN, Telecom Italia et Deutsche Telekom). Mais, selon la seconde étude KPMG réalisée en 1999, ces tarifs ou marges ont enregistré une baisse allant de 31 % à 80 %, sous l'effet conjugué de la modification des tarifs de terminaison et de la baisse des tarifs de détail. Courant mars 1999, seuls les opérateurs néerlandais et britanniques dépassaient légèrement le taux de référence de l'UE, tous les autres se situant en-dessous. La Commission a donc décidé de clore l'enquête après avoir constaté que les prix avaient sensiblement diminué en réaction à ses investigations et que, dans plusieurs cas, des procédures de baisse de ces marges et tarifs étaient menées par les régulateurs nationaux (Allemagne, Espagne, Pays-Bas, Italie). La Commission a indiqué qu’elle a établi comme seuil de prix jugé excessif correspondant au déclenchement de son contrôle celui d’une marge supérieure de 100 % à la meilleure pratique de l'Union. Cette enquête paneuropéenne sur les tarifs de téléphonie mobile et fixe permet de souligner plusieurs éléments. Comme pour les affaires Deutsche T e l e k o m , la Commission a coopéré étroitement avec les autorités nationales chargées de la concurrence et les régulateurs nationaux, au point de laisser le soin à ces autorités de poursuivre l’enquête qu’elle avait initiée. De même, comme dans ces précédentes affaires, la Commission a eu recours à des experts indépendants chargés d’effectuer une comparaison internationale des tarifs pratiqués. Un niveau de référence a été établi, qui n’est pas la moyenne communautaire, mais celui de "la meilleure pratique européenne", c’est-à-dire, le troisième tarif communautaire le plus bas. Mais à la différence des cas précédents, la comparaison a également porté sur les niveaux de marge, ce qui indique qu’il a été procédé à l’examen des comptabilités internes détaillées de ces opérateurs, et ce, grâce aux pouvoirs d’enquête dont bénéficie la Commission (demande de renseignements, Règlement CE n° 17/62). 18 COMMUNICATIONS & STRATEGIES Au terme de son enquête, la Commission a déclaré fin avril 1999 que "tous les opérateurs se situent maintenant à un niveau inférieur à la meilleure pratique de l'Union, ou à un niveau très proche". Cela signifie donc que, selon la Commission, il n’y a pas, à ce jour, de pratiques de prix excessifs sur les services de télécommunications ayant fait l’objet de l’enquête communautaire. L’Oftel et la MMC britanniques : Vodaphone/Cellnet Fin décembre 1998, l’Oftel, le régulateur britannique, a publié les recommandations officielles de l’autorité de concurrence, la Monopolies and Merger Commission (MMC) relatives à la tarification des appels de fixes à mobiles. Bien que la MMC ait recommandé l’adoption pour trois ans d’un prix plafond à l’égard de ces appels dits entrants (price cap de 9 p. p a r mn. contre 12.15 p. par mn.), l’autorité de concurrence a rejeté l’argumentation juridique proposée par le régulateur. L’Oftel estimait, sur la base de sa propre analyse des coûts de Vodaphone et Cellnet, que le prix fixé par ces deux opérateurs pour les appels entrants était excessif et nettement supérieur à leurs coûts (BISHOP, 1999). Le régulateur avait conclu que cette tarification excessive provenait de la détention d’une position dominante à l’égard des appels aboutissant sur son propre réseau. Ainsi, il était établi deux marchés distincts des appels mobiles, les appels sortants, et les appels entrants, marché pour lesquels aurait existé un goulot d’étranglement (bottleneck monopoly). La MMC a rejeté cette analyse des marchés par trop éloignée des concepts de droit de la concurrence. Bien qu’elle ait conclu à l’existence d’un problème de concurrence, elle a favorisé une approche évolutive du marché en considérant que le fort potentiel de croissance du marché permettrait une évolution de la situation concurrentielle et donc des prix (VELJANOVSKI, 1999). L’ART : Infosat/France Télécom En droit interne des télécommunications, la notion de prix excessifs a récemment fait l’objet d’une interprétation par l’ART dans l’affaire Infosat relative aux tarifications offertes par France Télécom aux fournisseurs d’accès à Internet (ART, 1998). Dans cette affaire, Infosat, fournisseur d’accès à Internet, exigeait de France Télécom un accès spécial au réseau au prix d’une communication locale. La demande se fondait sur l’article L 34-8 II imposant aux N. CHARBIT 19 opérateurs puissants sur le réseau de l’interconnexion de fournir un accès spécial à des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires. L’ART indique avoir conduit son analyse en se fondant sur les recommandations figurant dans la Communication concurrence précitée. Ayant conclu à l’obligation de France Télécom de fournir l’accès spécial demandé, l’ART a été conduite à déterminer le prix de cette offre. Les principes dégagés à cette occasion sont les suivants : - le tarif doit permettre à l’opérateur offrant l’interconnexion de dégager une marge positive par rapport à son propre coût pour cette prestation ; - un tarif qui correspondrait à une marge positive pour cet opérateur et qui aurait pour effet d’exclure un demandeur efficace de prestation d’interconnexion de son marché pourrait être considéré comme un tarif excessif ; - la structure des coûts et des revenus du demandeur à l’interconnexion doit donc être établie, ainsi que le coût de la prestation fournie par l’opérateur offrant l’interconnexion, et la marge dégagée à l’occasion de cette prestation ; - il est également fait mention de "références tarifaires extérieures" Cette décision Infosat de l’ART, dont France Télécom aurait fait appel, permet de souligner plusieurs éléments. L’approche du régulateur français ne s’inspire qu’en partie de la pratique décisionnelle communautaire sur la détermination des prix excessifs (critère du coût réel supporté par l’opérateur et de la marge dégagée par cet opérateur, et comparaison avec d’autres prestations estimées comparables). Cette approche française se distingue de l’approche communautaire par plusieurs aspects. D’une part, il n’est procédé à aucune comparaison internationale. D’autre part, apparaît un nouveau critère de référence lié à la structure des coûts et des revenus du demandeur à l’interconnexion. L’économie de la décision est caractérisée par l’objectif du régulateur qui était dans ce cas précis de permettre à de nouveaux opérateurs d’avoir accès au réseau pour être en mesure de développer leur activité à des conditions économiquement opérationnelles. C’est bien ce que souligne cette décision en tendant à interdire "une marge positive de l’offreur d’interconnexion qui aurait pour effet d’exclure un demandeur efficace de prestation d’interconnexion de son marché". Enfin, on peut se demander si la mise en œuvre de la méthodologie utilisée par l’ART dans cette affaire ne risquerait pas d’aboutir à une forme 20 COMMUNICATIONS & STRATEGIES de discrimination selon les demandeurs à l’interconnexion. En effet, bien que l’approche de l’ART soit fondée en premier lieu sur la marge positive que peut "raisonnablement" exiger l’offreur de la prestation d’interconnexion, elle prend également en compte la structure des coûts du demandeur d’interconnexion (dans le cas où la marge de l’offreur, bien que raisonnable, aboutirait en pratique à exclure du marché le demandeur). Cela revient donc, dans les cas où existe un risque d’exclusion du marché d’un opérateur jugé "raisonnablement efficace" à contraindre l’offreur d’interconnexion à déterminer ses tarifs en fonction des capacités économiques de ce demandeur, et non en fonction de ses propres coûts. Or, une telle différenciation des tarifs pourrait être constitutive d’une discrimination prohibée. L’on ne connaît pas en droit commun de la concurrence, ou dans la réglementation sectorielle, de justification de tarification différenciée qui serait basée sur la capacité financière du cocontractant. ■ Conclusions Au terme de cette brève étude, trois conclusions semblent s’imposer. En premier lieu, il existe un risque de divergence d’interprétation de la notion de prix excessifs entre les régulateurs nationaux et la Commission européenne. En second lieu, la notion de prix excessifs ne devrait pas pouvoir être appliquée aux opérateurs non dominants, sauf à voir consacrée une nouvelle acception des infrastructures essentielles. En troisième lieu, la limitation du contrôle des prix excessifs aux seuls opérateurs puissants, principe essentiel de la régulation asymétrique des télécommunications, tend à être battue en brèche par la logique commerciale. Il existe un risque de divergence d’interprétation de la notion de prix excessifs entre les ARN et la Commission européenne Plusieurs nettes différences d’approches apparaissent dans les méthodologies employées par les ARN et la Commission européenne. L’enquête paneuropéenne de la Commission a pourtant montré que la question des prix excessifs des services de télécommunications se posait de manière similaire dans de nombreux Etats membres. L’on doit ainsi noter l’existence d’un risque significatif d’application différenciée des textes communautaires. L’on peut légitimement s’interroger sur les conséquences N. CHARBIT 21 de l’absence d’approche commune. En cas de différence méthodologique entre régulateurs, des prix ou marges autorisés dans un Etat A car jugés non excessifs, pourraient être interdits dans un Etat B. Une telle différence d’appréciation pourrait être constitutive de barrières à l’entrée, allant à l’encontre de l’objectif d’une Europe des télécommunications. D’un autre point de vue, on pourrait au contraire mettre en doute la pertinence des méthodes de bench-mark utilisées par la Commission au regard des fortes différences nationales en matière de marchés de télécommunication. Ainsi, le prix des télécommunications mobiles varie dans chaque Etat membre en fonction de la maturité du marché ; rien de commun, par exemple, entre le marché britannique et le marché portugais ou grec en termes de développement du service ; rien de commun non plus entre des marchés sensiblement proches comme la France et la Belgique en termes d’obligations de couverture (550 000 km/90 000 km). Toute la difficulté est donc de définir, sinon un prix commun, du moins des méthodologies communes d’évaluation des prix excessifs. La Commission est ainsi prise entre le désir d’unifier le marché intérieur des télécommunications et la nécessaire prise en compte des caractéristiques de chaque marché. La méthode utilisée du bench-mark, pour contestable qu’elle soit, favorise à l’évidence cette première approche, dans la logique institutionnelle de la Commission. Sauf consécration judiciaire de la mise en œuvre de la théorie des infrastructures essentielles, les opérateurs non puissants continueront à échapper à la prohibition des prix excessifs La mise en œuvre des textes sectoriels, issus des problématiques des années quatre-vingt caractérisées par l’ouverture forcée des monopoles d’Etat (type directives ONP), rencontre de plus en plus des situations inédites où le contrôle des seuls opérateurs puissants risque de ne plus suffire à réguler la concurrence. En effet, le droit des télécommunications, d’inspiration libérale, limite la capacité des pouvoirs publics de régulation des prix des services. Le principe d’orientation des prix vers les coûts des seuls opérateurs puissants peut apparaître insuffisant pour réguler le marché dans certaines circonstances nouvelles. Afin de contrôler les prix de l’ensemble des opérateurs quelle que soit leur influence sur le marché, les ARN, aidées en cela par la Commission européenne, ont donc tenté d’opérer un retour à la théorie classique du droit de la concurrence pour contrôler certains comportements sectoriels d’opérateurs non-puissants. 22 COMMUNICATIONS & STRATEGIES Mais ce mouvement de retour aux sources soulève deux difficultés : il faut, d’une part, déterminer le caractère excessif du prix, et donc s’entendre sur les concepts des coûts pertinents. Le présent article fournit certaines indications à cet égard, tout en insistant sur la pluralité d’approches possibles quant à cette question. En l’absence de normes communes, il y a - on l’a noté - une véritable discrétion de fait des ARN pour adopter toute méthode appropriée. L’unique avantage que l’on peut trouver à cette situation est la possibilité d’une régulation adaptée aux spécificités de chaque marché national. D’autre part, la difficulté principale réside dans l’établissement d’une position dominante pour les nouveaux opérateurs qui se situent pour l’instant, en termes de parts de marché, loin derrière les anciens monopoles d’Etat. L’on a vu plus haut comment l’Oftel britannique avait tenté d’asseoir l’existence de telles positions dominantes pour les nouveaux opérateurs de téléphonie mobile, chacun de ces opérateurs étant censé détenir une position dominante vis-à-vis de ses propres abonnés et de leurs correspondants. La MMC s’est opposée à une approche aussi restrictive. A l’heure actuelle, certains opérateurs nouveaux entrants tentent d’arriver à une semblable conclusion en ayant recours à la théorie des infrastructures essentielles. Cette voie a pu un temps sembler compromise par l’approche restrictive de la Cour de justice illustrée par l’affaire Bronner (CJCE, 1998) . Mais cet arrêt, loin de constituer un revirement sur la notion même d’infrastructures essentielles, a simplement procédé à un strict rappel des conditions de mise en œuvre de la théorie en insistant sur la condition d’absence d’alternative possible, même coûteuse, pour l’opérateur souhaitant accéder à l’infrastructure de son concurrent. La notion est promise à un bel avenir dans le secteur des télécommunications comme l’a souligné l’avis de l’ART en date du 7 janvier 2000 relatif au contentieux 9 Télécom/France Télécom à propos de l’accès Internet via xDSL (10). Dans ce simple avis, l’Autorité de régulation a souligné que la détention par l’opérateur historique du réseau local constituant les infrastructures de (10) ART, avis n° 00-28 en date du 7 janvier 2000 relatif à la demande d’avis du Conseil de la concurrence sur la saisine et la demande de mesures conservatoires présentées par 9 Télécom relatives à certaines pratiques de France Télécom sur le marché de des services d’accès à Internet à haut débit via les technologies d’xDSL. N. CHARBIT 23 base d’un déploiement de l’ADSL lui conférait sur ce marché une position privilégiée. L’ART a estimé que ces infrastructures répondaient aux critères de qualification des infrastructures essentielles posés par la jurisprudence française et communautaire en relevant le caractère indispensable de ces installations et le coût déraisonnable pour reconstruire un réseau national tel que celui existant. Dès lors, selon l’Autorité, tout refus d’accès à la boucle locale serait constitutif d’un abus de position dominante. L’ART a ainsi franchi le premier pas vers la qualification d’infrastructure essentielle de la boucle locale. Mais le Conseil de la concurrence, destinataire de cet avis, a prononcé le 18 février 2000 ( 1 1 ) des mesures conservatoires à l’encontre de l’opérateur historique, le contraignant à donner accès à la boucle locale, sans retenir expressément la qualification d’infrastructure essentielle. Pour autant, l’autorité de concurrence examinera au fond cette question avec attention ; dans sa décision Grolier du 23 juin 1999 (12), elle avait ainsi souligné qu’il n’était pas exclu que FT bénéficie d’une position dominante sur l’accès à la boucle locale. L’issue de ces contentieux, qui ne manqueront pas d’aller en cassation au regard de l’importance de l’enjeu pour le secteur des télécommunications, sera décisive pour le sort de l’application de la notion de prix excessifs aux opérateurs non dominants. En effet, si la mise en œuvre de la notion de prix excessifs en matière de télécommunications est à ce jour limitée aux opérateurs puissants, il en irait demain autrement si une décision de justice devenue définitive venait à reconnaître une position dominante à tout opérateur de réseau en faisant droit à la théorie des infrastructures essentielles. C’est dans cette seule hypothèse qu’un opérateur non puissant pourrait juridiquement se voir soumis à un contrôle tarifaire. (11) Cons. conc., décision n° 00-MC-01, 9 Télécom/France Télécom, 18 février 2000, non publiée. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel le 30 mars 2000, arrêt non publié. (12) Cons. conc., décision n° 99-MC-06, Grolier, 23 juin 1999, BOCCRF 30 octobre 1999, p. 634. 24 COMMUNICATIONS & STRATEGIES La limitation du contrôle des prix excessifs des seuls opérateurs puissants est battue en brèche par la logique commerciale dans le cas de l’offre de services identiques Les principes du droit des télécommunications effectuant une distinction claire entre les régimes des opérateurs puissants et opérateurs non puissants apparaissent singulièrement limités par la logique commerciale. En effet, le contrôle tarifaire d’un opérateur puissant peut avoir pour effet de contraindre celui-ci à une révision à la baisse des prix pratiqués (estimés excessivement hauts). Dès lors que cet opérateur serait juridiquement contraint de baisser ses tarifs, il est commercialement peu envisageable pour les opérateurs non puissants de ne pas suivre cette baisse tarifaire, comme le souligne l’expérience des opérateurs mobiles en GrandeBretagne. Ainsi, la logique commerciale tend à souligner le caractère inadapté du principe d’asymétrie du droit des télécommunications dès lors qu’opérateurs puissants et non puissants fournissent le même service. N. CHARBIT 25 References ART, Infosat/France Télécom, Décision n°98-1025, 18 décembre 1998. BISHOP B. (1999), "What price is right ? Lessons from the UK calls to mobile inquiry", Lexecon, 12 March. CJCE : - (1975), aff. 26/75, General Motors, 13 novembre, Rec. p. 1367. - (1978), aff. 27/76, United Brands (Chiquita), 14 février, Rec. p. 207. - (1988), aff. 30/87, Bodson, 4 mai, Rec. p. 2479. - (1989), aff. 66/86, Ahmed Saed, 11 avril, Rec. p. 803. - (1989), aff. Tournier et Lucazeau , 13 juillet, aff. jtes 110, 241 , 242/88, et 395/87. - (1998), aff. C-7/97, Bronner v. Mediaprint, 26 novembre. HAAG M. & KLÖTZ R. (1998), "Commission practice concerning excessive pricing in Telecommunications", Competition Policy Newsletter, n° 2, juin, p. 3 5. MILLER F. (1998), "Predatory pricing in deregulated telecommunications markets", World Competition, IV, p. 65. VELJANOVSKI C. G. 1999), Competition in Mobile Phones…, ECLR, p. 205.