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Introduction
Au cours des dernières décennies, le monde a connu un réel progrès
économique, des avancées en matière de développement humain et un recul
relatif de la pauvreté.
Mais, en valeur absolue, le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de
pauvreté, reste le même, avec, bien sûr, des variations régionales : amélioration
en Asie, stagnation en Amérique latine, aggravation en Afrique et dans l’exURSS ( Union des Républiques Socialistes Soviétiques).1
Sous l’impulsion des échanges, il y a eu effectivement une croissance et
une réduction de la pauvreté, mais également une croissance de l’inégalité. La
croissance profite plus aux riches qu’aux pauvres, que l’on parle de pays ou de
catégories sociales.
Les instabilités, les exclusions, les pertes de lien social, créées par de telles
situations de pauvreté et d’inégalité dans les pays en développement comme
dans les pays «émergents» et même dans les pays développés, suscitent de vives
inquiétudes dans toutes les sphères dirigeantes.
De plus, face à ce développement inégalitaire, largement lié à la
mondialisation, la société civile internationale prend une position nettement
critique et se fait de plus en plus pressante dans les débats et négociations,
notamment sur les questions de libéralisation et/ ou de régulation. La prise de
conscience de l’aspect choquant de ces évolutions a progressivement amené la
communauté internationale à réaffirmer l’importance de la priorité en faveur de
la lutte contre la pauvreté : des engagements, renouvelés et précis, sont pris à
l’horizon 2015.
La pauvreté a été remise au centre des préoccupations et les manières de
l’aborder ont été modifiées par les résultats de plusieurs sommets internationaux
comme celui de Copenhague sur le développement social en 1995. Les
contritions des différents groupes de travail (programme spécial en Afrique etc.),
la réflexion sur la dimension sociale de l’ajustement structurel, les travaux du
PNUD sur le développement humain, la mise en chantier des nouvelles
orientations de la coopération européenne, les remises en question au sein de la
banque mondiale traduisent cette prise de conscience.
Le problème de la pauvreté étant au cœur de beaucoup de débats
d’actualité, Quand l’Ail se frotte à l’Encens est une oeuvre dans laquelle, Adame
Ba Konaré fait ressortir l’image des gens qui vivent au seuil de la pauvreté à
côté d’autres qui vivent dans un océan de puissance matérielle.
La propagation généralisée de la misère et de l’indigence est un scandale
social évidemment inadmissible, surtout dans des sociétés parfaitement à même
de l’éviter. Et la révolte viscérale qu’elle suscite en chacun de nous est tout à fait
compréhensible et justifiée. Il s’agit aujourd’hui de chercher à comprendre les
raisons multiples et profondes de ce scandale.
1
Source, F.A.O
1
Résumé de l’œuvre :
Quand l’Ail se frotte à l’Encens, est une description sans concession de la
fracture sociale. Avec un réalisme violent, l’auteur nous plonge dans l’univers
de deux mondes que tout oppose en apparence. Le monde des riches symbolisé
par l’encens où tout est abondance et variété d’habits, de bijoux, de nourriture
ou de victuailles. Ici, tout est luxe. Un monde où tout est insouciance pour ne
pas dire inconscience.
Un monde où le partage ne semble pas être une vertu. L’ail où tout est précarité.
Un monde où tout est survivance. Un monde qui confine la famine, voire la
mort. Ici, tout est ordure : à l’intention des pauvres avec lesquels elle ne
supporte tout contact.
Fatim, sémillante épouse d’un riche homme d’affaire, nage dans l’opulence,
embaumée, dans les senteurs agréables de sa belle demeure transformée en
temple de la mode par les grandes dames de Bamako.
Les ordures, c’est le monde des pauvres, symbolisé dans le roman par la famille
Diarra vivant à des années lumières de Fatim sur le plan social, Mariam et ses
enfants, sans espoir, sans soutien sont contraints de vivre des ordures. Mariam et
ses enfants, appartenant à un monde dont les traits, déjà repoussants, deviennent
dégoûtants et inhumains sous la plume de Adame Ba Konaré : « un monde
grouillant et grommelant, dépenaillé, crasseux, s’ébrouant à la lumière de
l’aube».
Poussés par le désir de prendre leur revanche sur la vie, les pauvres de Bamako
se soulèvent sous la houlette de Dianguina qui n’est autre que le fils de Mariam,
la locatrice de la butte du dépotoir.
Les chemins que l’auteur nous propose, sortent variés, parfois insoupçonnés,
mais possèdent comme dénominateur commun l’appartenance à la race
humaine.
2
CHAPITRE I : LA RENCONTRE DE DEUX
MONDES
3
1-Le monde des riches
 Fatim la lanterne de Bamako :
« …Riche des riches, le brave des braves, le magnat de l’importation des
hydrocarbures du Mali, le bamanan au cœur vaillant ! Il doit être encore dans
son lit, grisé d’amour. Si tu décidais de l’y garder plus longtemps, aucun engin
roulant, hormis les bicyclettes, ne serait doté d’essence à Bamako. Seuls les
fous errants et les gens de rien s’emparaient de notre capitale !ce pouvoir, Fatim,
Dieu l’a donné !…».
Le «Wusulan» (communément appelé encens et une espèce de pot pourri
préparé avec de nombreuses essences de fleurs, de gommes et de bois parfumés
avec lequel les femmes africaines parfument leur corps, la chambre et les habits)
de Fatim était envoûtante. Elle pouvait embaumer tout le quartier. Fatim était
l’épouse de Demba Coulibaly, l’homme des hommes, le riche des riches, le
patron des hydrocarbures. Cet homme lui était tout soumis.
C’est par ses tirades que la griotte Dounamba Damba, chanteuse et
généalogiste au génie éprouvé, déverrouilla les portes de la Maison de Fatim
Sidibé. Un rituel invariable, institué depuis ce fameux jour où se sont
rencontrées la talentueuse artiste et la belle femme peule. C’était au baptême de
l’enfant d’une amie de Fatim Sidibé.
Dounamba Damba l’avait impressionnée par le timbre de sa voix et sa
façon de déclamer les louanges des femmes nobles. Elle avait alors décidé de
faire d’elle sa griotte attirée, pour orner de ses mots et de ses chants qui
s’entremêlaient et tissent une parure céleste, sa position d’épouse adorée de son
mari, admirée et enviée par la jeunesse féminine bamakoise.
Fatim était une femme sémillante, dans toute la splendeur de ses trente ans,
alliant charme et élégance, grâce et distinction. Demba Coulibaly l’avait
conquise de haute lutte, sur des dizaines de prétendants.
Elle avait un visage au tracé parfait, le regard laiteux, baigné dans son iris onyx,
des dents d’une blancheur éclatante qui jadis, enfant, elle avait soutenu par des
opérations répétées de tatouages des gencives. Avec son port de tête digne d’une
princesse des comtes du Sahel, son cou long et gracile, son buste rempli, sa taille
de guêpe, son fessier, un tantinet rebondi par une cambrure naturelle, ses
longues jambes d’échassier, le tout porté par un air de jactance, Fatim répondait
au stéréotype de la femme fatale, appétissante à faire monter l’eau à la bouche
de n’importe quel homme à son contact.
Fatim sillonnait le monde entier pour se ravitailler en articles de tous
genres. D’Italie et de la France, elle achetait des chaussures, de Paris, les
parfums, d’Autriche et de la Suisse, les brodés, de la Hollande, les wax ; des
produits de maquillage de New York ; les crèmes corporelles ou des mèches de
4
cheveux artificiels d’Indonésie, de la Thaïlande, de Singapour, de Doubaï pour
les tissus en soie et les bijoux en or. Cependant, Fatim n’avait aucun agrément
d’import-export, mais jouissait du trafic d’influence de son puissant époux
Demba Coulibaly. Fatim fréquentait les salons de beauté et de coiffure les plus
branchés de la capitale, tels que « Finesse coiffure », « votre charme ». En plus
des prêts–à- porter, elle possédait son propre atelier de couture, « Beauté
fatale »où elle employait des tailleurs wolof spécialement débarqués de Dakar et
dessinait des modèles dans le style occidental et africain. Fatim, de part sa
beauté physique et comportementale était l’incarnation du diable en personne.
Personne ne pouvait échapper à sa séduction.
Fatim, c’était donc la réussite pour une femme qu’on pourrait imaginer
dans cette société bamakoise. Elle logeait une somptueuse villa surchargée de
meubles et de bibelots de toutes sortes et somptueusement baptisée « Chez
Fatim » sise dans l’ancienne zone aéroportuaire du quartier de Hamdallaye. »
Tous les dimanches, Fatim organisait des parties de « tiepp bou dien », ce
fameux riz sénégalais garni de poisson et de légumes divers. Ce genre de mets
n’est pas à la portée d’un indigent. Chez Fatim, c’était le milieu d’affaires,
comme exemple les tontines.
Fatim trouva sa maison étroite et pour cela se fait aider par Dounanba, sa
griotte préférée pour évacuer certains de ses objets. Elle procéda à un tri et
décida de jeter le reste à la poubelle. Dounanba lui suggéra de les donner aux
pauvres et voici ce qu’elle répondit : «Tu sais bien qu’il n’y a pas de pauvres
dans cette zone. Tu ne va pas me demander d’emboucher une trompette pour
dire : « pauvres, où êtes-vous ? » Non, je ferai déposer sur le tas d’ordures, les
choses qui ne me servent à rien. Ces baluchons que tu vois sont justement
remplis d’objets sans valeur. Et puis, crois-tu que les pauvres sont pauvres pour
rien ? Dieu ne fait rien au hasard ; il savait que le singe rouge prédateur ; c’est
pourquoi il ne voit pas la nuit. Les pauvres payent certainement pour quelque
péché commis. Je suis sûr que ceux de la poubelle sont dotés de « gnaman »,
énergie négative et maléfique.» Pour Fatim, on est pauvre parce qu’on a commis
un péché et elle ne croit pas certainement au destin, à ce déterminisme rigoureux
qui fait que chaque individu suit la voix tracée par le tout puissant Allah.
Elle ne voulait pas que Dounamba la tympanise avec ces histoires de pauvres.
 L’épouse de Mamadou Séméga
Quant à Fatou, l’autre huppée de la capitale, l’épouse de Mamadou Séméga, le
patron de la ville, elle fait semblant d’aimer les pauvres en venant au secours de
Mariam. Nous saurons beaucoup plus sur elle à travers la fréquentation de sa
fille Safi par Dianguina. Ce dernier avoue à sa mère d’être fatigué du
comportement des riches. «Ma, seulement je suis révolté ; j’en ai assez, que
nous les autres pauvres soyons des déchets de la société. J’ai décidé de mener la
guerre contre les riches. Voilà tout.» Au fur et à mesure que Dianguina
s’expliquait, la révolte s’amplifiait en lui, le faisant ressembler à une bête en
5
furie. C’est dans cette atmosphère que la mère de Dianguina, Mariam, décide de
se rendre au domicile de l’épouse du patron de la ville en dépit de l’opposition
de Dianguina. Dianguina avait jugé le rapport riche / pauvre et en avait déduit
qu’il existe un déséquilibre. Les riches n’aiment pas les pauvres et ne veulent
même pas les rapprocher à plus forte raison de les toucher. Mariam sera
éconduite à la porte du domicile de l’épouse du patron de la ville par ses gardes.
Elle qui avait tout fait pour être bien parée en arborant des habits inhabituels ; se
retourna avec ses illusions.
Dans sa révolte, Dianguina décida de jouer un sale coup aux Séméga en se
renseignant sur chacun de ses membres. C’est ainsi qu’il apprit que la fille aînée
Safi est étudiante à l’école Normale supérieure. Elle sera la cible de Dianguina.
Il savait qu’elle fréquente le célèbre night-club de Bamako, le Black & White.
Un soir, Dianguina se présenta à Safi sous le non de Karim Cissé, parvint à la
séduire en se faisant passer pour un agent commercial qui voyage beaucoup et
voudra avoir Safi Séméga comme sa secrétaire.
Dianguina réussit à se rendre au domicile de Safi et se rendit vite compte de
la bonne senteur de la maison. La pièce respirait une atmosphère lumineuse et
s’imposait par sa décoration luxueuse au point que Dianguina voulut se
déchausser pour ne pas salir la moquette.
Pour la circonstance, Dianguina s’était habillé avec un goût raffiné et s’était
aspergé d’une dose de «kouros», ce parfum de la haute sphère. Dianguina fit la
connaissance de Madame Séméga qui avait hérité d’une petite usine de
conditionnement de parfum, de M. Bourdeau, un français. Elle est spécialisée
dans la fabrication des parfums, «experte en dosage, elle prépare elle-même ses
pots pourris, mélange de mille et un ingrédients : encens, olibans, benjoin,
myrrhe, en somme un ensemble de bois et de gommes aux senteurs balsamiques
qu’elle se livrait d’Arabie Saoudite auxquels elle ajoute des racines comme le
cypérus qu’on appelle chez nous «gwe», le saghine qu’elle apporte du Maroc, ce
vétiver appelé gong-dili ou le god jonc dit «maja» qui pousse tous les deux ans
au Mali».
L’épouse du patron de la ville aidait également les jeunes avec ses parfums à
conserver leur homme. Safi a fait l’inventaire de toute cette panoplie de parfums
qui, souvent tirent leur matière chez les animaux. Imaginez qu’un kilo de musc
sécrété par les glandes sexuelles du chevrotin mâle coûte trente millions de
francs CFA.
Safi pense que Dieu a conçu le monde pour qu’il y ait des riches et des
pauvres. C’est dans ce cadre que sa mère prépare à manger pour les pauvres tous
les vendredis, distribue ses vieux vêtements à ceux qui ne peuvent s’en acheter.
«L’année dernière par exemple, elle a repéré une famille sans-abri à qui, elle a
envoyé un grand baluchon d’habits encore convenables. Il paraît que la vieille
qui a reçu les cadeaux était aux anges.»2
2
Adame Ba Konaré, Quand l’ail se frotte à l’encens, p. 109
6
Dianguina ressentit une douleur dans le cœur ; comment faire savoir à Safi
que la famille en question était la sienne ? Dianguina, après avoir quitté Safi
Séméga, se livra à une de ces machinations sécrètes en profitant de ses
connaissances en ethnologie et en botanique. Il fabriqua un mélange curieux de
philtre d’amour destiné à envoûter Safi. Il voulait capter l’âme de Safi à l’aide
de formules magiques incantatoires. La potion fabriquée, il la pulvérisa sur une
feuille d’acacia en y ajoutant un peu de kouros et glissa le tout dans une
enveloppe. Dans cette enveloppe se trouvait une lettre rédigée à l’intention de
Safi depuis Rome, datant du 6 décembre 1990.
Le philtre d’amour fit son effet dès réception de la lettre. Enivrée par
l’odeur émanant de l’enveloppe, Safi se mit à tressaillir et «tout ce qu’il y avait
de sensible en elle, s’établit sur un registre névrotique. Sa chair fut rongée du
désir subite de voir Karim, de le palper tout de suite, commencer avec lui.»
Après avoir ouvert le flacon de «poison», Safi préleva une goutte qu’elle
respira. Elle fut envoûtée et se trouvait en proie à une inspiration jaillie d’un
monde irréel selon les termes de l’auteur.
Karim choisit en ce moment de frapper à sa porte, tel un automate. Safi
ouvrit la porte sans protester. Safi se jeta, éperdue, sur Dianguina qui ne se fait
pas prier pour la posséder. Après le plaisir charnel, les deux se quittent. Ce
monde de riche existait parce qu’il était chanté par des griottes.
Les griots flattaient riches et pauvres mais à des degrés divers. «Les
pauvres racontaient les griots, aimaient bien être flattés et se voir attribuer de
grandes vertus». Peu importe que ces vertus soient purement fantaisistes ou
imaginaires. Elles remplissaient de la plus grande fierté. Elles leurs donnaient la
sensation agréable de la dignité retrouvée ».
Les pauvres, très peu habitués aux flatteries, sont toujours prêts à tendre
une oreille gourmande et crédule aux histoires prétendument glorieuses sur leurs
ancêtres et leurs descendants directs ou proches. La vanité est sans doute la
chose la mieux partagée parmi les démunis de la planète.
Les griots occupent une place très importante dans nos traditions. Ils se
sont spécialisés dans l’art de parler qui n’a aucun secret pour eux. Cette
tradition, ils se la transmettent de génération en génération et de père en fils. Le
même refrain revenait toujours, le thème aussi. Ils se promènent de cérémonie
en cérémonie avec pour objectif de faire toujours des victimes. Ces cérémonies
sont toujours accompagnées de forces ripailles qui ne pouvaient que ruiner
l’organisateur. La plus part des griots vivaient grâce à la fréquence des
cérémonies de mariages, baptêmes, et même de décès.
Dounamba, la griotte de Fatim dans «quand l’ail se frotte à l’encens»,
s’exprima en ces termes en rentrant chez Fatim : « jouir de l’aisance en faire
profiter des autres ! Oh, m’entends-tu, Fatim ? Ouvre-moi ta porte ; j’arrive chez
toi (...) ton « Wusulan » Fatim ! Quelle senteur ! Pénétrante, excitante,
7
envoûtante ! (...) quand tu passes sous ces effluves, tu rends malade de désir
Demba Coulibaly, ton époux... »3
La griotte Dounamba demeure l’acolyte principal de Fatim, accompagnée
de son collègue Madi Kouyaté, musicien chanteur, jouant le « n’goni » ou
guitare traditionnelle, en langue bamanan. Ce dernier entrait dans la danse avec
ses louanges : « Sidibé ! Sidibé ! Sidibé ! », Avant d’entonner l’hymne au
redondant conçu pour elles.
« Laisse-moi chanter tes louanges, belle poulo. Toi, l’or du Bouré ! Toi
que le seigneur a gratifiée des dons les plus prestigieux : beauté et grâce ! Quand
une femme est belle, elle peut estimer son adresse complète. Ce n’est pas tout :
toi qui as su dompter ton époux, le lion preneur de lion, briseur de gros os !
Lorsque tu lui demandes de passer la nuit débout, il en passe débout ! »4
Pourquoi évoquer le griot dans cette thématique ? En réalité, nous avons
la confrontation de deux sociétés. Le monde traditionnel et moderne. Ce clivage
apparaît à travers l’opposition entre pauvres et riches. Les griots jouaient un rôle
primordial dans la société traditionnelle.
Chaque famille noble avait son griot, maintenant le pauvre n’a pas de
griot. Les griots se mettent volontiers au service des riches. Le griotisme a été
dévalorisé, car il est devenu synonyme de richesse et a été déplacé à travers les
âges.
Il nous fallait évoquer ces quelques parties avant d’entamer
l’affrontement, le choc entre l’ail, c’est à dire les pauvres qui sentaient mauvais,
et l’encens, les riches dégageant la bonne odeur.
Cet affrontement, nous le verrons avec la révolte des misérables, des
démunis, contre les riches, le pouvoir en place.
2- Les pauvres
Antonyme de la richesse, la pauvreté est l’incapacité de pouvoir satisfaire
ses besoins (manque d’argent, de logement, bref les premières nécessités de
survie).
Et dans ce roman, Mariam et sa famille sont l’illustration parfaite de cette
malheureuse destinée qui leur conduit à la misère.
 Mariam et sa famille
Les ordures, c’est là le monde des pauvres, symbolisé dans ce roman par
la famille Diarra. Vivant non loin de Fatim, Mariam et ses enfants, sans espoir,
sans soutien, se sont jurés de vivre d’ordures. Avec l’énergie du désespoir, cette
bande fait contre mauvaise fortune bon cœur. Mariam et ses enfants triment de
jour comme de nuit sans jamais céder au découragement. Avec comme seule
hantise, trouver de quoi tromper la faim. La description que l’auteur fait du
travail de la famille Diarra est tellement réaliste qu’elle nous renvoie à l’image
3
4
Ibidem, p.11
Ibidem, p.20
8
de ces pauvres hères que nous voyons sur les tas d’ordures de Bamako cherchant
leur pitance quotidienne. Par moment, on croirait lire un reportage. La fiction
rejoint la réalité.
Non loin du paradis de Fatim, Mariam vivait dans son enfer. Ce jour là, elle
ouvrit les yeux, se redressa, cracha par terre. Dans sa cahute, la pénombre elle
s’étouffait. L’air était lourd, nauséabond. Une odeur funeste, une odeur de
décomposition de reptiles, de batraciens, de rongeurs, d’insectes, d’oiseaux
morts, que Mariam et ses enfants passaient le plus clair de leur temps à écraser
dans des gestes rompus à l’automatisme sur leur corps, sous les nattes qu’ils se
partageaient ou sous les chiffons qui leur servaient de couchette. Et ils
pourrissaient là, fermentaient, se combinaient, pour devenir un concerto olfactif
de malédictions.
C’est que la cahute était un emballage de brassage au toit recouvert de
toile, de récupération et de chiffon ramassés sur un énorme tas d’ordures, la
jouxtant. La fétidité était donc la griffe du lieu. Mariam ne la sentait plus. Sauf
ce matin là. Elle lui était remontée jusqu’au cerveau pour descendre sur
l’estomac. Tant de mélanges puants finissent par empoisonner le corps, le sang
et l’âme. Mariam ne pu s’empêcher de vomir sur le sol en friche, à s’arracher
tripes et boyaux.
Dehors, le soleil pointait déjà à l’horizon. Matinale d’habitude, voilà
qu’aujourd’hui, elle n’arrive pas à se mettre debout. Elle se sentait ravagée dans
tout le corps. Elle vivait avec ses enfants dans ce taudis. Elle n’en avait eu
quatorze, en tout, mais trois étaient morts à la naissance et deux à bas âge :
Djélika, son premier né, une fille arrivée un an après son mariage, décédée d’une
rougeole, et Bokar, le petit dernier, qui avait succombé à un accès de paludisme,
à l’âge de sept ans. Parmi les survivants, les garçons étaient au nombre de quatre
: Madou, vingt deux ans, Drissa, vingt un ans, Siaka, dix neuf ans et Dianguina,
dix sept ans. Des cinq filles dont la nature l’avait dotée, Sirifou, dix huit ans,
était l’aînée. Les autres se bousculaient dans une procession serrée :
Tissilimou, seize ans, Sétou, quatorze ans, Batoma, treize ans et enfin
Djénéba, douze ans. Une voisine avait pris Batoma pour s’occuper de son
éducation, en même temps qu’elle l’employait comme petite domestique, mais
cette dame compatissante était partie pour une autre ville, et Mariam ne savait
pas ce qu’était devenue sa fille.
N’ayant rien mangé depuis la veille, Mariam s’était nouée le ventre avec
une liane pour contenir la faim. Le sommeil l’avait terrassé malgré tout. Elle se
frotta les paupières puis héla sa marmaille. Tous étaient endormis sans qu’elle
s’en rende compte. La formule « le sommeil est un créancier implacable » lui
vint à l’esprit. Elle esquissa un vilain sourire ou plutôt un rictus, qui lui
déforma la bouche. On n’aurait eu de la peine à donner un âge à Mariam. Elle
savait, quand elle avait vu ses premières menstrues. A quinze, seize, dix sept
saisons pluvieuses ?... Ba Diarra, le maître du logis, guettait le moment propice
dans la soirée pour commencer avec cette épouse, certes sans rondeur
9
provocatrice, mais néanmoins attirante. Ses yeux, cependant avaient beau
s’écarquiller, ils ne voyaient rien dans ce réduit sordide. L’opacité était totale.
Aucun rayon, de jour comme de nuit, de soleil comme de nuit, n’arriver à s’y
frayer. Seul l’odorat était honoré- ou plutôt déshonoré- par les agressions des
pestilentielles. Ba Diarra jugeait l’endormissement de ses enfants à leur
ronflement jusqu’au jour où il se rendit compte que l’un d’entre eux feignait le
sommeil...
Miséreuse, Mariam se posait souvent des questions existentielles :
« Ah, vraiment clama Mariam, le sabre de parade de l’un est le couteau qui sert
à couper le gombo de l’autre ! Comme Dieu est grand ! Comme il y a des choses
étonnantes dans la vie ! Pour nous autres, qui n’avons jamais arboré d’habits de
toute notre existence, qui ne possédons pas plus de dix tenues pour toute notre
famille réunie, -et quelles tenues ! –voilà qu’il est des gens qui ne savent pas de
quoi faire de leur vêtement ! Eh Dieu ! Il est temps que tu aies pitié des
pauvres ! »5
La rencontre entre ces deux mondes ne se fait pas seulement sur les tas
d’ordures. L’auteur nous propose un autre chemin pour faire rencontrer le
monde des riches et celui des pauvres. Par Dianguina, né et ayant grandi sur les
ordures, ce fils de Mariam décide d’aller à l’assaut des riches, des puissants,
pour une société plus juste, pour une société de partage. Il décide d’aller au juste
comme au figuré. Jeune et beau, quoique pauvre, Dianguina entreprend de
pénétrer dans la cour des « grands » en faisant la cour à la fille du « Maître de la
ville ».
Les passages qui s’en suivent le démontrent : « Doté de connaissances à la
croisée de l’ethnologie et de la botanique apprises sur le tas, il avait acheté au
grand marché quelques objets : une petite calebasse assortie à sa cuillère de
poudre, l’une de patte d’hippopotame séchée et l’autre de testicule également
séché de ratel « damε » ce mammifère carnivore réputé pour sa jalousie qui se
déplace toujours museau plongé dans les organes génitaux de sa femelle. Si
d’aventure ceux-ci frôlent les herbes au cours de leur marche, le ratel arrache
les plantes, et les jettent au sol. S’il s’agit d’arbres il en sectionne les écorces et
les projette également au loin. « Damε » c’est le symbole de la soumission
féminine maximale telle qu’elle peut être souhaité par un mâle dominateur.
Dianguina s’était procuré en plus de la poudre d’acacia cet arbre appelé
balanzan. Il versa tous les ingrédients dans le récipient les malaxant avec le sang
frais d’un bouc qu’il venait lui-même d’égorger.
Ce n’est seulement avec la magie mais aussi avec les grands « bluffs » du
titre d’homme d’affaire. Etant à Bamako, il est le grand voyageur sur d’autres
cieux : «
Rome, le 06 Décembre 1990
5
Ibidem, p.25
10
Mon tendre et doux poison
A peine le sol de l’Italie foulé, me voilà déjà au regret d’être parti... »
La faim n’empêchera Dianguina Diarra à avoir des idées pour établir l’ordre
social. Il nous fallait évoquer ces quelques parties avant d’entamer
l’affrontement, le choc entre l’ail, ce sont les pauvres qui sentent mauvais et
l’encens, les riches dégageant de la bonne odeur. Cet affrontement, nous le
verrons avec la révolte des misérables, des démunis contre les riches et le
pouvoir en place.
3-La révolte héroïque de Dianguina Diarra
Dianguina, le révolté, s’est formé à l’école du Père Balatin, le missionnaire
français. Dianguina s’était entraîné à l’art de la rhétorique, avait été séduit par la
révolution française, mais le modèle qui l’impressionnait le plus, était la
révolution bolchevique de Russie. Cette révolution fut dirigée par Lénine qui
avait marqué l’entrée des masses populaires dans l’histoire et la dictature du
prolétariat.
C’était Robin des bois, qui volait aux riches pour distribuer aux pauvres.
Voilà pourquoi Dianguina s’inspirait du père Balatin. Dianguina se fait l’allié
des sans-culottes. Il était l’ordure qui avait réussi car il a eu sa maîtrise à l’Ecole
Nationale d’Administration, filière « Sciences Juridiques ».
Il s’attaque aux riches en s’attaquant au pouvoir en place. De ce pouvoir Adame
Ba Konaré nous répond dans son interview, pourquoi ce concept de pouvoir ?
«… J’essaie d’expliquer que l’homme de pouvoir est comme le soleil autour
duquel gravitent des citoyens planètes. Il brille et entretient avec les citoyens
planètes, tournent autour de lui, autant les planètes citoyens ont besoins de
recevoir la lumière du soleil. Donc la solidarité comiquement agencée est une
nécessité, une exigence vitale. Et je débouche en conséquence sur la notion
d’humilité. Dans la mesure où chacun se trouve dans une position
d’interdépendance ; il faut que chacun reste humble là où il se trouve. Je dis
même que chaque homme de pouvoir devrait s’aménager des temps de réflexion
laïque en dehors des heures de prière, pour réfléchir sur le sens de la vie et de
ses responsabilités et se convaincre que le destin de tout pouvoir est de passer de
la lumière à l’ombre.
De la même façon que le soleil, né il y a quatre milliards et demi d’années, doit
disparaître dans quatre milliards et demi d’années, le soleil chef d’Etat, est
condamné à passer de la lumière à l’ombre. Cette réalité inhérente de pouvoir
nous a permis de garder la tête froide. Il m’arrivait souvent d’épiner le président
qui était devenu un sujet d’observation et de réflexion pour moi. Un
intellectualisme qui m’a permis de tenir le cap... »
Alors Dianguina convoqua tous les démunis à la place Fassiké. Ils déclenchèrent
une marche qui, le long du trajet dégageait un fumet nauséabond, l’odeur de la
pègre paillarde, faite de sueur salée et aigre.
11
Dianguina prit la parole. Ce fut pour égrener son réquisitoire contre l’Etat et les
riches, car en quittant sa mère, il lui avait dit : « Ma, je pars à la guerre
aujourd’hui », et à sa mère de répondre : « Va, mes bénédictions
t’accompagnent. »
Dianguina, transformé en véritable orateur, haranguait la foule en les motivant.
Il parvint à leur faire comprendre que les pouvoirs sont construits pour le
peuple ; en leur disant qu’ils sont des laisser-pour comptes. Pour Dianguina, il
fallait que la force se déploie en recentrant la société, en ramenant l’ordre en
place zéro à l’espace d’une révolte, tout le monde à la même enseigne : riches et
pauvres. Dianguina exhorte les pauvres à se constituer en syndicat. Les pauvres
n’ont pas de richesse, mais les riches ont des biens mal acquis. Pour Dianguina,
les pauvres sont encombrants, puants, mais les riches sont encombrés par leur
félonie dégoûtante par la saleté de leur conscience.
Dianguina s’exclama de la manière suivante : « Au pauvre la douleur ! Au
pauvre l’affront, mais au riche le tourment, l’insomnie. Ils nous tiennent à
l’écart, disent de nous que nous sentons mauvais, que nous répugnons. Oh!
L’inconscience ! Ne sommes-nous, riches ou pauvres, des êtres de chair
putrescibles, condamnés aux puanteurs de la mort ? »6. Dianguina fait monter la
tension au sein de la foule suspendue à ses lèvres. Fort de sa puissance de
persuasion et ayant en place une stratégie argumentative doublée de ses
connaissances en droit, Dianguina, après avoir convaincu son auditoire, lance le
mot d’ordre suivant : « Sortez dans la rue ; éparpillez-vous ; prenez d’assaut les
maisons des riches ; emportez leurs biens ; pillez et videz les magasins de
céréales, de sucre et de lait.
Aussitôt, la foule en liesse se disloqua en grappes pour faire tomber les mots
d’ordre de leur chef sur la ville. Ce jour fut un jour noir pour les riches. Tels des
criquets pèlerins imprévisibles, les pauvres couvrirent la ville de leurs sombres
cohortes, dévastent tout sur leur passage. Des demeures furent pillées, des
meubles, fauteuils, téléviseurs, etc. »7
La ville fut attaquée dans tous les domaines. Ce jour là, les pauvres disposèrent
de plusieurs rations de riz, de mil, de savon, de lait, ou de billets de banque. Cela
créa beaucoup de frayeur chez les riches.
Aux pauvres s’étaient joints les élèves. Partout on entendait le crépitement des
tirs de grenades lacrymogènes, des mitrailleuses, de lance-flammes, de balles à
fragmentation, sans oublier les coups de matraques et de fouets.
Les engins lourds appelés les BRDM assiégeaient toute la ville. Toute la ville fut
enveloppée d’une immense fumée noire.
Le gouvernement menacé tint un conseil extraordinaire au lendemain de
l’émeute en disant qu’il allait traduire en justice les fauteurs de trouble et qu’il
ne peut laisser des vagabonds mettre la République en danger. Dianguina avait
son insurrection généralisée.
6
7
Ibidem, p. 148
Ibidem, p. 150
12
Les Diarra plus solidaires que jamais entraient en guerre comme les Fatim, des
Séméga. La sécurité intérieure était ébranlée. On manifestait contre le pouvoir
du Maître du pays en hurlant des slogans hostiles. A cette déchéance du pouvoir
coïncide le malheur de Fatim, la luciole qui a été piquée par une grosse araignée
bourrée de poison à la nuque. Ironie du sort, c’est Fatim avec toute sa bonne
odeur qui gît sur son lit de mort. On ne pouvait même pas s’approcher du
pavillon qui l’abrite, car son corps dégageait une puanteur inimaginable. Elle est
pourrie de l’intérieur, la belle que fut Fatim Sidibé, comme quoi, le monde, c’est
plusieurs matins. Cela serait certainement le fruit d’une malédiction qui a vu la
déchéance s’abattre sur elle. Il fallait à tout prix éliminer Dianguina, le principal
meneur. Tel un héros, Dianguina avait dirigé cette lutte de main de maître.
Seyba, fils de Bassaro Touré, grand notable de Bozola, descendant des
fondateurs, habitait dans la vaste maison familiale. Seyba étant le chef de
cabinet du Délégué du Maître, devait se charger d’assassiner Dianguina sur
ordre du Délégué du maître pour sauver le pouvoir. Très bien, vous avez carte
blanche, et vous donne mandat.
C’est en ces termes que le Délégué du Maître, surnommé Colonel, conclut son
entretien avec son chef de cabinet Seyba.
Pour ce faire, Seyba est allé consulter le féticheur Moriba pour la réussite de
son funeste dessein aboutissant à neutraliser par la science occulte toutes les
actions de Dianguina. Moriba cita les sacrifices nécessaires pour la réussite de
l’opération et Seyba s’exécuta conformément aux prescriptions du féticheur,
serviteur du pourvoir en place.
Seyba convoqua Yacouba, mécanicien et un des fidèles lieutenants de Dianguina
à qui, il proposa beaucoup de choses, notamment l’acquisition d’un passeport,
l’achat d’un billet d’avion aller-retour sur Paris contre l’assassinat de Dianguina.
Seyba lui donna vingt cinq mille francs ; pour un mécanicien qui peut faire un
trimestre sans avoir une telle somme, serait une offre alléchante.
Néanmoins, Yacouba avec toute sa dignité de pauvre, a voulu avertir
Dianguina du danger qui le guettait, mais on le retrouvera mort dans sa chambre.
Avant la mort de Yacouba, il y eut une première mort dans le roman ; c’est celle
de Chaka, un des fils de Mariam. Il fut lynché et mourut par la suite.
La mort de Yacouba ne désarma pas Dianguina qui réunit de nouveau la foule
des démunis pour continuer la lutte .Il leur fit comprendre que l’ennemi s’était
glissé entre eux pour les diviser. Dianguina motiva la masse, à appliquer l’article
320 qui consistait à acheter un litre d’essence à trois cents francs et une boîte
d’allumettes à vingt francs pour brûler les dirigeants. A peine prononça-t-il les
mots calmez-vous, il reçut une grosse pierre, venue du haut d’un arbre et ensuite
une pluie de cailloux en pleine nuque. Dianguina s’écroula, mourut. Personne
n’avait vu les auteurs. Mariam, la mère de Dianguina, n’avait que ses yeux pour
pleurer en se plaignant de Dieu. Une fois de plus, le pouvoir use de la violence
pour couper la tête du serpent.
13
On refusa les funérailles au corps de Dianguina, alors que s’il était riche, il allait
en maîtriser ; comme quoi, le riche et le pauvre ne sont pas égaux, même devant
la mort.
L’imam qui avait refusé de prier sur le corps de Dianguina fut vite appelé pour
venir constater ce qui se passait. « Au fil des heures, le constat s’était établi, son
fils dégageait une douce odeur parfumée, pareille à celle de l’encens brûlé. ». A
l’arrivée de l’imam, il se rendit compte qu’en plus du doux parfum, le corps était
frais, extrêmement doux au toucher, lumineux. Il entendit un messager divin lui
chuchoter à l’oreille : « Dianguina est un saint. »8
On pria sur la dépouille et l’ensevelit après. Le combat contre l’injustice que
mena Dianguina finit par une catharsis à la mort, fut purifié, car Dieu l’avait
gratifié de sa grâce.
8
Ibidem, p.209
14
Chapitre II : De la pauvreté à la misère
15
1- La misère physique
Dans ce roman, la misère physique est largement représentée par Mariam.
C’est elle qui ressent durement cette misère ; même épuisée physiquement, elle
doit se mettre sur les pieds pour suivre le travail car elle et ses progénitures
végètent.
« Un pauvre ne peut pas rester couché ». Coucher est donc un luxe pour elle.
Elle avait mal partout sur son corps, comme si elle avait été frappée au gourdin.
Et pourtant, elle devrait se lever, mettre la cognée à l’arbre. Elle avait également
très faim : « N’ayant rien mangé depuis la veille, Mariam s’était serrée le ventre
avec une liane pour contenir la faim… »
La faim tenaillait ses entrailles. Ses boyaux plaquaient sur son estomac. Même si
elle avait sommeil, elle était obligée de se frotter les paupières pour ne pas
dormir. Frappée par la faim, on avait de la peine à lui donner un âge. Si ce n’est
pas les conditions matérielles décentes, elle ferait sûrement partie des grandes
dames du pays. «… La Physionomie était parfaite : un front dégagé, un nez
aquilain, une bouche logeant des dents d’une blancheur de riz … »9
De ce fait, la misère peut changer la nature même de l’homme, en prenant
exemple sur Mariam.
Nous avons le monde des sans-abri et mendiants qui passaient la nuit dans les
fossés ou les pavés des rues en dispute constante avec les moustiques. Ces
exclus tendent leurs mains pour quémander au premier passant fortuné et ce
dernier tourmenté par la peur du contact laisse tomber prudemment quelques
pièces de monnaie se gardant bien de les toucher. Leur apparence est affreuse à
leurs yeux.
Cela représente une honte de la société bamakoise « où l’insolence matérielle
des nantis et leur éclatante pureté corporelle sonnaient comme une gifle face à
leur impureté et à leur dénuement intégral. On reconnaissait beaucoup de ces
démunis à leur seule vue. La nature les avait généralement frappés. Ils
cumulaient de jambes ou de bras, bref, pour eux, la société s’était métastasée en
douleurs, blessures et difformités, au propre, comme au figuré.
On pourrait ajouter à ce lot, les prostitués qui n’opèrent que la nuit, contraintes
de pratiquer le plus vieux métier du monde, souvent contre leur gré, parce que
n’ayant d’autre solution pour avoir de l’argent et subvenir à leur besoin si ce
n’est vendre leur corps.
La pauvreté, dans sa forme morale, n’était que la conséquence de la misère
physique et faisait plus de dégâts. La pauvreté morale introduit dans les relations
de notion d’intérêts personnels et égoïstes. Elle est la source de la dérive morale,
du manque d’autorité parentale, de la résignation générale et une ambiance de
laisser-aller.
Hélas, tout cela à cause de l’argent qui est la cause de toutes nos peines.
9
Ibidem, p.26
16
2- La misère morale :
Dans ce roman, la pauvreté d’une famille est mise en exergue comme un
camera man qui fixe son appareil sur un individu. La famille de Ba Diarra
baigne dans une pauvreté sans nom.
Si le roman s’ouvre sur l’opulence, la bonne odeur de Fatim Sidibé épouse de
Demba Coulibaly, l’effet de contraste nous vient au deuxième chapitre avec
Mariam vivant dans son enfer avec ses neuf progénitures dans un taudis.
« Non loin du paradis de Fatim, Mariam vivait dans son enfer. Ce jour là, elle
ouvrit les yeux, se redressa, cracha par terre. Dans sa cahute, la pénombre, elle
étouffait. L’air était lourd, nauséabond. Une odeur funeste, une odeur de
décomposition de reptiles, de batraciens, de rongeurs, d’insectes, d’oiseaux
morts, que Mariam et ses enfants passaient le plus clair de leur temps à écraser
dans des nattes qu’ils se partageaient ou sous les chiffons qui leur servaient de
couchettes » p2510
Dans une interview de Adame Ba Konaré par Assiatou Bah Diallo, publiée
dans Amina en juin 2006, à la question : « Votre dernier livre s’intitule : Quand
l’ail se frotte à l’encens » ; pourquoi ce titre ? », Elle répond : « Mon livre porte
la fracture sociale. D’un côté les pauvres, les miséreux, de l’autre les riches ! On
dit que l’odeur ne ment pas. Aux riches les bonnes odeurs, aux pauvres les
mauvaises. Pour moi, l’ail est la métaphore de cette mauvaise odeur. Et l’encens,
celle des riches. Donc du choc entre ces deux univers, qu’en sort-il ? C’est le
chemin directeur de l’ouvrage. »
Dans cet univers composé de pauvres et riches, l’occupation spatiale est
déterminante comme cela parait dans Ville cruelle d’Eza Boto où nous avons
Tanga Sud et Tanga Nord.
Tanga Sud, c’est le royaume de la bille, la ville des colons, des riches, et Tanga
Nord celle des pauvres, des démunis.
Dans Quand l’ail se frotte à l’encens, nous avons une classe ouvrière
exploitée, esclave, pauvre, le petit peuple et de l’autre les riches. Ce monde
comprend le patronat, l’exploitant, le maître, le pouvoir.
Ici le lecteur se focalise sur cette famille pauvre de Mariam vivant sur une butte.
Néanmoins, il y a des pauvres et des riches qui cohabitent mais les riches
souvent habitent dans des quartiers de nantis.
La poubelle devient le lieu de confiance privilégié de Mariam et ses
enfants. Remuer une poubelle pour les Diarra n’était pas quelque chose de
banale. Pour les Diarra « l’opération comportait plusieurs étapes, se menait
méthodiquement et obéissait quasiment aux règles de l’organisation
professionnelle du travail ». Les objets trouvés étaient nettoyés, triés et les plus
présentables étaient vendus au marché pour assurer leur pitance. C’est ainsi
qu’ « il fallait les débourber, décrotter, astiquer, brosser, dégraisser, décrasser,
déterger, épouiller selon le cas. Ils se bourraient les narines de grande quantité
10
Ibidem, p.25
17
de beurre de karité, pour eux, pensaient-ils, anéantir les néfastes conséquences
des inhalations dangereuses, utilisaient des insecticides pour tuer les salles
petites bêtes et du vinaigre pour désinfecter, le tout acheter chez le commerçant
du coin, Koroboro. »11
C’est donc cette indifférence des riches qui conduit les peuples à
l’opposition.
3-Analyse des odeurs
 L’encens :
Selon le dictionnaire le petit robert, l’encens est : « une substance résineuse
aromatique, qui brûle en répandant une odeur pénétrante »
Ce qui prévaut de monter des témoignages d’admiration, des louanges ou des
flatteries excessives.
Sans l’ouvrage qui fait l’objet de notre étude, l’encens est symbolisé par le
monde des riches ou la puissance matérielle est au rendez-vous, un monde ou les
gens baignent dans un océan de bonheur.
Dès les premières lignes de l’œuvres, cette couleur est annoncée : « Hum, ne
sentez-vous pas ce parfum, agressif à vous donner le tournis ?... » avec ces mots
de la griotte Dounamba Damba ,la bonne se fait sentir ,aussi vivante qu’elle
donne envie de toucher.
Il s’agit là de la bonne senteur dégagée par ce parfum qui rappelle le paradis,
la richesse et le confort –Il s’agit de l’aisance de Fatim la luciole, Fatim la
libellule ! Fatim la lanterne de Bamako ! ce monde symbolisé par l’encens ou
tout est abondance et variété :abondance et variété de bonnes odeurs et des
senteurs enivrantes, abondance et variété de nourriture ou disons de victuailles
.un monde ou tout est insouciance pour ne pas dire inconscience.
L’encens dans ce roman n’est qu’un symbole pour représenter l’arrogance des
riches, ou le partage n’est pas au rendez-vous. C’est une sorte dénonciation et un
appel au partage.
« Ton Wusulan, Fatim !quelle senteur !pénétrante, excitante, envoi
tante !personne n’en connaît la composition »
Le Wusulan communément appelé encens, est une espèce de pot-pourri prépare
avec de nombreuses essences de fleurs, de gomme et de bois parfumés ,avec
lequel les femmes africaines parfument leur corps ,la chambre et les habits.
Accessible qu’aux riches, le Wusulan sort une odeur qui puise, au delà d’une
maison, embaume tout un quartier.
Ce monde existe aussi parce qu’il est chanté c’est pourquoi les griots ont une
place importante dans notre société .Ils sont spécialisées dans l’art de parler qui
n’a aucun secret pour eux .Cette tradition se transmet de génération en
génération et de père en fils.
11
Ibidem, P.45
18
Dounamba, la griotte de Fatim s’exprimait en ces termes rentrant chez
elle : « jouir de l’aisance et en faire profiter les autres !oh, m’entends-tu,
Fatim ?ouvre-moi ta porte ; j’arrive chez toi »
C’est un monde, cercle fermé où la jouissance, l’arrogance ne sont que des
vertus quotidiennes.
Donc, l’encens n’est autre que cette oligarchie, ce pouvoir discriminatoire où le
pauvre est foulé aux semelles des souliers et des talons.
 L’ail :
Selon le dictionnaire petit Robert, l’ail est : « Une plante monocotylédone
Liliacées) dont le bulbe (tête d’ail) est composé de caïeux (gousse d’ail) à odeur
forte et à saveur piquante utilisés comme condiments. »
Dans Quand l’ail se frotte à l’encens, l’ail est le symbole d’un monde de
pauvres où les gens baignent dans un océan de misère sans nom. Ici, tout est
précarité, et qui confine à une lutte chaque recommencée pour survivre. Tout est
ordures, tout est détresse, tout est incertitude.
C’est un monde où les gens cherchent juste « à manger », qui se bat pour
l’instant. Le tout dans un pays, où, il y a peu, la solidarité de voisinage,
l’entraide sociale constituaient des valeurs fondatrices, civilisatrices.
Où qu’il aille, on fait sentir de l’ail aux pauvres. A l’instar de Mariam qui est
allée voir la femme du patron de la ville. Avant même de voir la bonne dame, un
accueil agressif et des propos avilissants lui avaient été adressés. Elle avait été
congédiée dès la porte par des gens qui lui ont même refusé de serrer la main.
Elle leur inspirait de la répugnance.
Elle aurait dû écouter son fils Dianguina qui lui défendait de ne pas faire le
déplacement. En effet, le pauvre n’a point de place dans ce monde d’arrogance
et de ségrégation.
« -Quel désordre ! Le siège du patron de la ville n’est pas un endroit où doit
déambuler n’importe qui. Les délinquants, les mendiants et les fous n’ont pas
leur place ici. » 12Malgré les supplications de Mariam, il lui a été interdit de
remettre les pieds dans le bureau du patron de la ville.
« Va- t-en et ne remets plus les pieds ici, si non, je te mettrai les menottes aux
poignets ! »
Là, l’ail ne doit pas se frotter à l’encens. Un monde d’exclus, de rejetés, voilà ce
qui symbolise le monde de l’ail.
4-L’exil et la mort
 L’exil
La pauvreté est la cause qui pousse certains à changer de cieux. Tel est le
cas de Ba Diarra, maître du logis de Mariam et ses enfants.
12
Ibidem, p.90
19
Dans cette œuvre, cet aspect occupe une petite partie mais ce qui est important,
c’est le degré du fait. Un chef de famille qui abandonne sa femme et ses
nombreux enfants n’ayant ni à manger ni à loger .Donc on pourrait imaginer le
degré de fuite de responsabilité causé par la pauvreté. Plus grave, on ne reçoit
aucune de ses nouvelles depuis son départ.
 La mort
En premier lieu, le maillon faible de la société est assassiné. Il s’agit justement
de l’un des fils de Mariam. Chaka qui ne supportait plus la faim devant les
brochettes féculentes qu’il s’imageait autres fois dans sa tête –Rien que pour
avoir cherché à remplir son ventre qui lui demandait pitance n’ayant rien
contenu pendant longtemps.
Ayant passé quatre jours sans la moindre recette ,l’estomac vide à lui donner des
crampes et des maux de tête –sa tentative, non pas voler pour remplir un sac
mais de ne pas mourir de faim lui coûta la vie.
« Chaka, attrapé au petit marché pour un larcin, avait été battu à mort par la
foule déchaînée »
Chaka n’était vraiment pas un voleur mais seulement la faim l’avait joué un
mauvais tour.
Malgré ses cris justificatifs, ses agissements, la foule en dérive se rua sur lui et
le battu à mort.
De retentissements, les cris de Chaka se transformèrent en gémissements
plaintifs, avant de s’achever dans un long râle d’agonie. Personne ne vint à son
secours. Jeté sur un tas d’ordures comme un chien, presque nu, on ne pu
identifier le corps. Il sera transporté à l’hôpital par la police locale. Après avoir
entendu un communiqué à la radio, les Diarra se rendirent à la morgue pour voir
le corps de leur fils. Auparavant l’intuition maternelle avait frappé Mariam sur
le sort de Chaka qui s’était absenté longtemps.
La pauvreté peut se comprendre ici comme source de malheur, voire de mort.
Hélas, les Diarra n’ont pas les moyens de retirer le corps de la morgue et
laissent les autorités s’en occuper. « C’est notre frère, mais nous n’avons pas les
moyens de nous payer une sépulture. Nous préférons que les autorités
s’occupent de son enterrement », s’exclama Dianguina.
En second lieu, c’est le grand arbre qui va tomber. Etant meneur de la
révolution, Dianguina est la cible du pouvoir qui réagit violemment pour se
défendre. Acculé, le pouvoir déploie ses moyens de défense et tente de
neutraliser le mouvement en assassinant Dianguina.
Ici, le meurtre du leader révolutionnaire offre l’opportunité à l’auteur d’assener
cette morale de la vie sociale. « …Pour tout homme, le malheur de son
semblable ne pouvait secréter que son propre malheur »
20
Chapitre III : Analyse psychologique de
quelques personnages face à leurs conditions
21
 Fatim
D’une beauté éclatante, Fatim brille comme le soleil aux yeux de tous les
gentlemen’s de la capitale. Finalement arrachée par Demba Coulibaly, le patron
des hydrocarbures. Cette dame appétissante, une diablesse type avait une magie
de séduction. D’un coup d’œil, elle était plus dangereuse qu’un fusil chargé
jusqu’à la gueule. Elle pouvait chérir n’importe quel homme.
Elle rappelle un peu Dioudi dans Ballade Kassonkhée de Léopold Sédar
Senghor.
Convaincue d’être adorée par tout le monde, Fatim était acariâtre à l’égard des
pauvres. Elle menait une vie de « Je m’en foutiste » comme le souligne les
passages suivants : « Désinvolte dans ses agissements, outrancière dans son
comportement, intrigante au plus haut point, Fatim menait une vie insouciante. »
Nous pouvons dire d’une manière que l’argent peut changer la nature de
l’Homme. Fatim avec ses grands moyens, sa richesse n’avait pas un travail
déterminé mais l’influence de son puissant mari lui permettait de franchir sans
problème toutes les barrières douanières du monde.
Fatim possédait toutes les vraies valeurs à une jeune dame de réussir dans ce
monde. Elle a tout à sa guise et à volonté. Elle se promenait de ville en ville, de
pays en pays pour acheter tout ce qu’elle voulait. Elle tint salons de coiffure, de
beauté à sa portée. Et pas les salons accessibles à tous mais des salons réservés
aux « reines ». « Fatim fréquentait les salons de beauté et de coiffure les plus
huppés de la capitale : Finesse coiffure, votre Charme, Carole coiffure, Jolie
beauté, d’où elle sortait avec de splendides tresses fines lui tombant jusqu’au
milieu du dos ou avec des coupes en vogue aux USA et en Europe. »13
Elle est donc l’image type de la « femme fatale »
A cela s’ajoutent les louanges de la griotte Dounamba Damba, la dame à la voix
d’or qui laissaient croire à Fatim d’être la plus belle, la plus riche et la plus
généreuse au monde. Sa manière de s’habiller sans commentaire, une beauté
sans pareille, un comportement jamais égalé « Fatim a une tenue de feu !
Comprenez : Fatim a une tenue étincelante ou la robe de Fatim est sans pareille
au monde… »14
A ces propos, Fatim se défoulait donc comme elle le voulait et comme elle le
pouvait et Demba Coulibaly s’accommoder de cette situation, sans acrimonie.
Ce n’était pas seulement un lieu d’affaire chez Fatim mais aussi un lieu de
divertissement par excellence. On y jetait des cauris pour lire l’avenir des uns et
des autres et on y écoutait de la musique. Les louanges de la griotte ne laissaient
pas Fatim indifférente. Elle allait jusqu’à couler des larmes parce que effrénée
par la grandeur d’âme, la fierté en soi. Ici ce n’était pas Fatim seule qui était
émue mais tout son entourage. « … Ces instants les rendaient sans pareilles,
fières d’elles-mêmes, imbues de leur race, de leurs ethnies, de leurs charmes ou
de leurs mérites. »
13
14
Ibidem, p.13
Ibidem, p.18
22
Malgré ces propriétés matérielles incommensurables, elle ne voulait pas être
dans sa somptueuse villa qui rappelle le paradis. Elle décida de changer de
domicile. Elle trouva sa maison étroite. Elle obligea son mari qui lui était tout
soumis de loger dans une autre villa située au bord du fleuve Niger. Elle se
décida de se débarrasser de ses vieux habits et d’autres objets de valeur qu’elle
trouva encombrants. Pour l’occasion, elle avait appelé sa griotte Dounamba
Damba pour l’aider à faire le tri. Dounamba lui suggéra de servir les pauvres
des objets qu’elle avait voulus jeter mais arrogante qu’elle puisse être, elle
répliqua :
« Tu sais bien qu’il n’y a pas de pauvres dans cette zone. Tu ne vas pas me
demander d’emboucher une trompette pour dire : « pauvres, où êtes-vous ? »
Non, je ferai déposer sur le tas d’ordures les choses qui ne me servent à
rien… »15
Ici, nous voyons que le comportement de Fatim est sans commentaire à l’égard
des pauvres. Elle mesure sa condition à celle des autres. Sans pitié, sans
indulgence, Fatim croit que la pauvreté est une sorte de purification de quelque
péché commis. Elle ne veut même pas qu’on lui parle de pauvres.
« Dieu ne fait rien au hasard », dit-elle en page 23
Donc, pour elle, le pauvre n’est qu’un être négatif et maléfique.
Malgré les conseils de Dounamba, « Eh, Fatim !ne dis pas ça.
Chacun suit son destin », elle reste sourde à ces appels- Hélas ? Fatim ne croit
pas au destin. « Tu me fatigues à la fin, avec cette histoire de pauvres,
Dounamba. Veux-tu me laisser tranquille ? » P23.
On sent ici que Fatim ne soucie pas du sort de quelqu’un.
Elle pense certainement que les pauvres payent pour quelque péché commis.
Tout le chapitre I est une description du portrait physique et morale de Fatim
Toute la ville de Bamako sait que Fatim est extravagante et matérialiste au
summum de la grandeur humaine qui lui est attribuée. Acariâtre, même aux yeux
de ses semblables c'est-à-dire des gens qui ont les moyens comme elle grave,
elle doit être accepté comme elle est en entendant Fatou Séméga, la femme du
patron de la ville « Elle est très matérialiste, c’est vrai ; par contre, ce qui
m’exaspère en elle, c’est son coté inhumain.
Elle est indifférente au sort de son prochain ; pire, elle pense que côtoyer les
pauvres porte malheur »16
L’extravagance va lui coûter finalement la vie. Ses appels au secours ne sont pas
répondus. Elle avait pitié des hommes hier et c’est à eux maintenant de cracher
sur elle aujourd’hui.
Elle est atteinte du kortè qui lui aurait été lancé par une de ses rivales. Le kortè
est une sorte de poison mortel, qu’on lance à l’assaut d’une victime.
Pratiquement inguérissable, seuls peuvent soigner cette plaie, les vrais
détenteurs de pouvoirs magiques traditionnels.
15
16
Ibidem, p.28
Ibidem, p.111
23
« Pour le cas de Fatim, il parait qu’elle a été piquée par une grosse araignée
bourrée de poisson à la nuque ;… »17
Ceux qui peuvent lui venir en aide savourent en silence pendant qu »elle gît sur
son lit de mort. Les médecins du point G ne peuvent rien. Son corps dégage une
odeur de cadavre, elle sent l’ail aujourd’hui alors qu’elle a vécu toute son
existence de l’encens, de la bonne odeur. Le pouvoir du kortè prime aujourd’hui
sur le pouvoir d’achat .La fringante dame de jadis est complètement pourrie de
l’intérieur.
Les beaux dimanches dans la somptueuse villa de Fatim où se rassemblaient les
grandes danses de la capitale s’est transformée en un pavillon désertique de
l’hôpital.
Son richissime époux est aussi tombé en disgrâce au près de la patronne des
patronnes.
Voilà l’image d’une famille maudite.
« Les syndromes en sont l’enrichissement et la célébrité sans pareille au départ,
précipitamment suivis par une déchéance sans remissions. » P155
Il paraîtrait d’ailleurs qu’elle aurait été maudite par une de ses aïeules, à qui elle
aurait refusé un service qu’elle pouvait rendre – Fatim finit sans rien (mari,
argent, enfant) abandonné à son sort.
 Mariam
Epouse de Ba Diarra, le maître du logis, Mariam était une dame tendre ,
affectueuse , modérée dans le ton- La beauté de son cœur répliquait cette beauté
physique .Mère d’une longue progéniture , Mariam s’était résignée avec ses
enfants à vivre sur le tas d’ordures.
Pour elle, le pauvre n’avait pas droit au repos. Se coucher était un luxe pour
elle. « Un pauvre ne peut pas rester coucher », dit –elle 18
Le pauvre doit supporter la faim, la soif, la fatigue – Elle enseigne toujours à ses
enfants l’acceptation du sort qui leur est réservé. Elle était bien faible, mais il lui
fallait travailler.
En regardant les enfants triés sur le tas d’ordures, Mariam méditait beaucoup, les
mains sur les tempes. Ses pensées profondes rongeaient son cœur.
Au lieu de la révolter, l’injustice du sort lui posait un grave questionnent « le
scepticisme sur leur condition d’homme »
Mariam se contentait des repas débarrassés par d’autres qui festoyaient à coté,
qui trouvent ces repas inconsommables. Pour le moment elle se bondit et
accepte son sort –Elle est l’illustration parfaite d’une conseillère et d’une bonne
mère .Elle assiste toujours à ses enfants , leur donne des leçons de vie et règle
les litiges entre ses enfants « laisse un peu tranquille ta sœur , Dianguina.
Diénèba a toutes les raisons d’avoir peur »19
17
Ibidem, p.115
Ibidem, p.33
19
Ibidem, p.46
18
24
Mariam rappelle toujours ses enfants à l’ordre, qu’ils laissent les conditions de
qui que ce soit. La vie même est faite ainsi, aux riches leur vie, aux pauvres
aussi leur vie.
« Ma, personne ne vous prête de l’attention, mais nous observons ces riches ;
elles sont tellement belles les femmes de Bamako ! Ma, j’ai envie d’être comme
elles ! » S’ouvrit Diénèba.
Ici, on voit le désir de Diénèba de changer son comportement, de rompre avec
ses vieilles habitudes.
« Quels propos dans ta bouche, Diénèba ! Intervint Sétou.
Eh Diénèba ! Apprends à te connaître un peu .Nous ne pouvons jamais devenir
comme ces gens »20
L’intervention de Sétou est une résignation totale, d’un ils ne sont pas comme
ces riches abhorrés d’habits neufs mais ils ne le seront jamais
« Ta sœur a raison, Diénèba, notre souci majeur, c’est d’abord de trouver
manger. Ne regarde pas riches, conseilla sagement Mariam »
Pour elle, c’est bien normal que le sabre de parade de l’un soit couteau qui sert à
couper le gombo de l’autre. La vie est pleine de mystères. Comme il y a des
choses étonnantes dans la vie. Elle leur demande de fouiller d’abord, chose qui
est primordiale pour le moment.
Malgré tout on peut lire sur son visage un sentiment de tristesse et de pitié. « Eh
Dieu !il est temps que tu aies pitié des pauvres ».
 Dianguina
De son comportement de tous les jours, Dianguina semble être un révolté qui
finalement devint un véritable révolutionnaire. Il n’arrive pas à concevoir la
condition de sa famille plus dégradante mais aussi celles qui partagent les
mêmes conditions que lui. Au lieu de suivre le destin, loin de se résigner, il
accuse les hommes, coupables de causer l’inégalité dans la société. C’est
véritablement en page 78 que la miniature de Dianguina s’agrandie. Son cœur ne
pouvait plus contenir les douleurs causées par la bêtise humaine. On pouvait
déjà l’appelé « l’enfant terrible » ou « le cœur de lion ». Tel un drogué, il
changea de comportement un matin au point que sa mère ne le reconnaisse.
« C’est quoi ça aujourd’hui, Dianguina ! Je ne te reconnais plus. Qu’est-ce qui
t’arrive ? Aurais-tu bu quelque boisson alcoolisée ou consommé de la
drogue ? »21
En réalité, Dianguina n’avait rien pris de stupéfiant, mais blessé dans son
fort intérieur, il méditait amèrement. Il avait décidé de rompre désormais avec
les vieilles habitudes du petit pauvre à la merci des riches. Il ne voudrait plus
que les pauvres soient les déchets des riches qu’il trouve trop arrogants.
20
21
Ibidem, p.51
Ibidem, p.78
25
« Ma, seulement, je suis révolté, j’en ai assez que nous et tous les autres
pauvres soyons les déchets de la société. J’ai décidé de mener la guerre contre
les riches. Voilà tout ! »22
Ici, nous constatons que Dianguina n’est pas du genre de quelqu’un qui essaye
de sauver pas seulement sa peau, mais il est cette bonne âme qui prend en main
les conditions de la destinée des sans- culottes de Bamako. Il se veut le porteparole des misérables contre les richissimes.
Pour Dianguina, l’assistance des pauvres par les riches, loin d’être une
oeuvre de bienfaisance mais plutôt un maudit sacrifice, voire une obligation. Il
ne supporte plus être vu avec un nerf de pitié. Désormais, il n’attendra plus le
reste, il ne triera plus le tas d’ordures mais réclamera. Il ne présentera plus de
doléances mais des revendications. Déçu, il devient de plus en plus menaçant et
déterminé à mener le combat au nom de la justice pour établir l’équilibre dans la
société.
« Au fur et à mesure que Dianguina s’expliquait, la révolte s’amplifiant en
lui, le faisant ressembler à une bête en furie »23
Cependant, il ne commencera pas la lutte par la violence. Tous les moyens
sont bons pour arriver à ses fins. Il va frapper d’abord le cœur innocent de Safi,
la fille du patron de ville. Non pas parce que Safi était arrogante mais Dianguina
haïssait tous les riches.
Pour conquérir la bonne dame, Dianguina va jusqu’à changer son
nom : « Moi c’est Karim, Karim Cissé », répondait à la demande de Safi dans la
boite de nuit. Pour lui, seul le but compte. Le chemin qui pouvait lui mener à ses
fins n’avait pas d’importance. Prêt à payer le prix de l’âme, il trouve que la
pauvreté est la cause de tout leur malheur. A cet effet, la mort de son frère avait
été un tournant décisif. Il s’était donc résolu de combattre cette pauvreté. Après
que la mort eut frappé à leur porte causant la mort de son frère, il avait même
quitté le domicile familial ; travailler dur pour subvenir aux besoins de la
famille.
Aux yeux de sa famille, l’enfant terrible devenait de plus en plus
mystérieux et bizarre. Cependant, à chaque fin de mois, il amenait un peu
d’argent à sa mère mais personne ne chercha point d’où il sortait cet argent « ...il
remettait une pécule de quinze mille francs à sa mère. »
Dianguina accepte que les indigents représentent la face honteuse de la société
bamakoise, mais l’insolence matérielle, l’arrogance des nantis et leur éclatante
pureté corporelle sonnait comme une gifle face à leur impureté et à leur
dénuement intégral.
Entre temps, il s’était débrouillé à se payer des cours du soir et avait reçu à
continuer ses études dans une grande école de la place. L’enfant de la rue avait
déjà pris le chemin de la gloire et la famille savait désormais que quelque chose
se dessinait.
22
23
Ibidem, p.78
Ibidem, p.79
26
« Décidément, quelque chose de grave était entrain de se tramer. L’enfant
terrible renchérit. »24
La philosophie de Dianguina n’était pas de changer sa classe de pauvre mais
plutôt d’instaurer l’équilibre de cette société bamakoise pourrie d’injustice et
d’inégalité. Pour cela, il eut à franchir plusieurs étapes : triage d’ordures,
envoûtement, cours du soir, études supérieures. Et enfin la révolution.
Véritable orateur, Dianguina hurlait : « pour bouleverser l’ordre, une seule
solution, l’émeute !
Pas celle inspirée par des politiciens, mais celle du bas peuple »25
Bien inspiré, il arrive à convaincre ses lieutenants à lutter jusqu’au bout malgré
les conséquences et les risques qu’ils pouvaient encourir.
« Qu’avons-nous à perdre ? Rien »26
Il éclaire et précise l’objet de la lutte : « on doit faire des ponctions sur les avoirs
des riches et les répartir équitablement entre nous. »
Parcours exemplaire, tel un Manuel dans Gouverneurs de la rosée de
Jacques Roumain, ou un Vautrin dans Le père goriot de Balzac. Il eut ce
qu’il voulu mais au prix de son âme.
24
Adame Ba Konaré, Quand l’ail se frotte à l’encens, P.77
Ibidem, p.146
26
Ibidem, p.147
25
27
Chapitre IV : Style, réalisme et imaginaire
28
1-Style
La description abondante de ce roman par Adame Ba Konaré est marquée
par sa maîtrise du verbe, ses veloutes envoûtantes d’univers de paradis aux
sommets fétides, les pages jouent avec le lecteur, le métamorphose en riche
prince d’Arabie ou en cafard des égouts du destin.
Si le lexique est parfois savant, c’est pour rendre justement la finesse de
situations exceptionnelles et dans ces cas la poésie ne s’accommode pas
d’approximations. Mais cette science le dispute fort judicieusement au trivial du
polar et du coup, le livre se laisse lire comme celui d’aventures.
Le roman est traité dans un style très varié. Adame Ba Konaré touche à tous les
thèmes. Elle parle de l’excision, et décrit en partie l’initiation des jeunes filles
qui l’accompagne dans certaines régions d’Afrique. L’expérience n’est pas aussi
traumatisante que dans le témoignage de Khady, et l’excision est présentée
comme une sorte de parallèle avec la circoncision masculine, également
pratiquée dans le groupe ethnique et religieux dont il est question dans ce livre.
Pas de révolte. Pas de désespoir. Même si la langue est assez bien traitée,
et en dépit de quelques scènes d’anthologie. A l’instar de la préparation du
philtre d’amour par Dianguina pour conquérir le cœur de Safi Séméga, maillon
faible de la société, un cours sur les parfums, et un sacrifice aux dieux pour
obtenir le rétablissement de l’ordre dans Bamako. L’auteur nous habite, nous
titille nous permettant d’aller de l’avant. Elle nous accompagne tout au long de
notre existence tantôt faible et vacillant tantôt tonique et lumineuse parfois, elle
se contente juste de nous donner un coup de pouce pour gérer le quotidien.
Mais lorsque le cœur lui en dit, elle nous donne des ailes. Elle peut aussi
exploser, et briller de ses milles feux nous livrant à la passion, qui nous
consume et nous dévore, soit nous propulse vers des sommets où ne trônent que
les catégories de femmes et d’hommes qui donnent un sens à leur vie.
En tant qu’historienne, quand Adame Ba Konaré se frotte à la littérature, le
résultat ne doit pas être sans surprise. Elle nous surprend et nous livre ici avec
ce roman, un récit original dans un registre où pourtant bien des écrivains
africains qui se sont illustrés. Dans un ton qui n’appartient qu’à elle, l’auteur ne
craint pas de mettre en scène les contradictions les plus violentes qui traversent
une société urbaine sortie de la nuit coloniale. L’histoire se noue dans le choc
des univers. La petite histoire rejoint la grande, à travers la révolution à travers
la révolution démocratique Malienne de 1991. D’un côté, le « monde de
l’encens », les élégantes parées de luxe, de l’autre, « le monde de l’ail » des
miséreux campant sur des tas d’ordures, résidus de la société des nantis. Adame
Ba Konaré a une écriture qui s’attache à rendre fidèlement les lieux avec
sensibilité les nuances, les plus subtiles de ses personnages.
L’exercice n’est pas aisé car en véritable alchimiste du verbe, Adame a concocté
une sauce riche, très riche, avec des ingrédients très divers. Mais avec une
maîtrise jamais démentie tout le long des 238 pages du roman, avec au bout du
29
compte une œuvre profonde dont la senteur vous saisit à la gorge dès la première
et ne desserre son étreinte qu’à la dernière d’où un enivrement progressif qui
projette plus d’un en dehors de tout champ de lucidité.
Depuis Ahmadou Kourouma Allah n’est pas obligé, l’on comprend que les
auteurs Africains ne s’embarrassent plus du lourd fardeau d’un Français
académique plus poussif que jamais dans le rendu de cultures extra gauloises en
pleine mutation par ailleurs. La Francophonie, c’est aujourd’hui reconnu ne peut
qu’enrichir des néologismes qu’apportent les peuples ayant en partage le
Français en commun. Adame Ba ne s’en prive point. Son texte est brodé
d’expressions imagées, d’interjections et d’exclamations en tout genre qui ne
parlait point une geste Bamanan.
Adame Ba s’éclate dans la description des parfums avec une précision
d’experte qui ne diminue en rien le cachet romanesque de sa démarche, quand
elle déclare dans l’émission « En Toutes Lettres » qu’elle est possédée » par
l’écriture et ses personnages lui échappent, quand elle prône l’exigence de « la
fusion disciplinaire » pour aboutir à une écriture de qualité dans le cadre
contextuel de la mondialisation.
L’accouplement de la fantaisie et de la rigueur, la nécessité de la libération
intégrale de l’écriture qui comme une hydre tentaculaire, peut évoluer pour son
propre compte, peu que l’auteur (physique) accepte de s’effacer derrière l’auteur
(virtuel) qu’il aura au préalable crée au départ de toute œuvre.
2- Réalisme :
Il faut savoir que Adame Ba Konaré ne s’est pas réclamée réaliste. Mais à
la lecture de son roman, on pourrait la classer facilement dans le
mot « Réalisme ».
Il s’agit de reproduire le plus exactement possible la réalité sans épargner
aucun de ses aspects, même triviaux ou déplaisants. En fait, on peut verser au
dossier de pièces pour, et contre, la thèse d’une Adame, qui puise dans la seule
observation du monde la teneur de ses mots, le modèle de ses personnages et,
naturellement, la matière de ses descriptions. Le plus souvent, du reste, la
formulation « Konarienne » est telle, d’un chapitre à l’autre, voire dans le même
passage ou dans la même phrase, que l’on ne saurait décider ce qui l’emporte
chez elle, du souci de vérité ou de l’imagination créatrice, au point que l’on se
demande si Adame ne met pas quelque complaisance à brouiller les cartes, à
disposer des leurres, ou, très sérieusement, à tirer argument de cette ambiguïté
pour rendre compte de son travail de romancière.
Elle se prépare à représenter « toutes les figures à des inventaires
rigoureux, à des enquêtes minutieuses. Beaucoup de ses personnages, sans
30
doute, demeurent entourés d’un halo magique et lui apparaissent littéralement,
soit comme des anges, soit comme des possédés. Mais, pour les rendre vivants,
elle commence par les enraciner profondément dans un milieu ; elle les saisie
dans leur individualité concrète. Elle se révèle comme un admirable peintre des
mœurs et des caractères.
Ses premières expériences la scandalisent et « sa conscience se dresse
lumineuse devant elle », puis le poison social s’inocule dans ses veines,
transforme en passion tyrannique son instinct d’instaurer l’équilibre ; la poussée
de son ambition devient plus impérieuse que les sursauts de sa conscience ;
bientôt perce sous ce jeune homme inquiétant un futur proche dramatique.
Dianguina marche d’abord sur ses traces ; mais la romancière introduit dans
l’analyse de son caractère d’autres nuages, qui expliquent sa destinée différente :
un des lieutenants le trahi, et sa veulerie le perd.
A certains personnages pervers ou dégradés, Adame en oppose d’autres qui
demeurent isolés dans leur vertu. Dans la somptueuse villa de Fatim, on respirait
un parfum du ciel. De même, Fatou Séméga, à côté de son digne époux, force de
l’admiration, en dépit de quelques ridicules, et nous apparaît comme le vivant
symbole de la probité commerciale. Beaucoup de ces personnages succombent
aux injustices de la vie sociale ; mais ils répandent autour d’eux une sorte de
lumière et attestent aux yeux de la romancière la permanence de certaines
valeurs morales auxquelles elle s’obstine à croire malgré l’implacable cruauté
des peintures qu’elle nous laissent.
Quand l’ail se frotte à l’encens offre une variété qui est à l’image de
l’univers conçu par l’écrivain. Mais Adame Ba Konaré ne perd jamais en vue
son dessein d’ensemble, ni l’exigence d’unité qu’implique toute oeuvre d’art ;
met toujours sur pied une oeuvre fortement composée, qu’elle étoffe grâce aux
multiples ressources d’une technique.
Le réalisme de ce roman est vivant, vivant pour avoir été écrit à partir
d’expériences vécues.
« A partir d’une expérience », répond-elle dans Amina, à la question « D’où
vous vient l’expérience de ce thème ? »
« Dans la pratique du pouvoir, c’est une réflexion qui m’a profondément
interpellée. Je me suis longtemps interrogée sur le sens de la solidarité et du
partage », ajoute t-elle
Dans cette optique, elle avait fini par repérer une mère de quinze enfants
(dont trois fois jumeaux et deux triplés). Cette dernière était dans un état de
misère extrême et vivait sur un tas d’ordures. Elle organisa immédiatement un
premier secours avant d’identifier d’autres sites.
Et c’est en voulant sensibiliser les gens sur ces rebuts sociaux qu’elle essaya
de véhiculer le message suivant : « Attention, ne croyez pas qu’à secourir les
pauvres, on leur rend service... nous le faisons pour nous mêmes. »
Nous ne pourrons cependant pas nier la fiction dans cette oeuvre mais en
entendant l’auteur elle-même, ce roman comporte une grande part de vérité.
31
Si le monde continue à se cloisonner entre riches et pauvres, on ne peut
déboucher que sur des tsunamis sociaux ou de déflagrations telles qu’elle décrit
dans ce roman. En fait, l’équilibre de notre planète en dépend car cette aventure
humaine, personne ne peut se sauver sans sauver l’autre.
Ce travail est avant tout une vaste fresque sociale, de la trame des romans
Balzaciens, où des dizaines de personnages prêtés dans le vécu quotidien et dans
leurs rêves évoluent selon une trajectoire fortement influencée par le
déterminisme de leur milieu. L’auteur, avec un éclectisme déconcertant a
revisité différents points littéraires pour aboutir à une oeuvre forte, congruente,
harmonieuse.
Adame Ba Konaré tâte du naturalisme en décrivant avec une précision
maniaque, à la limite exaspérante les situations les plus diverses, allant des tas
d’ordures aux costumes empruntés de son héros central Dianguina, en passant
par les courses folles des dourouni de Bamako. La rigueur descriptive de
l’auteur s’accroche alors très étroitement à la démarche néo-réaliste d’un
Flaubert et surtout d’un Zola ; le choix parait d’autant plus pertinent quand l’on
sait qu’elle s’évertue avant tout à rendre dans toute leur nudité et toute cruauté
les rapports du couple monde riche et monde pauvre.
Les choses ne s’arrêtent pas là, car Adame Ba, en véritable dame de cœur
pouvait difficilement échapper à la trappe du lyrisme. La militante du
mouvement démocratique qui n’a cessé de crier pour une plus grande justice
sociale ne pouvait que retrouver l’historienne qui, après avoir pris la juste
mesure des choses à travers la distanciation qu’autorise sa discipline, a conclu il
y a belle lurette à la nécessité d’établir l’équilibre, de rechercher le juste milieu.
Et c’est dans cette quête qu’elle exhale sa mélancolie, son exaspération et ses
angoisses à travers les propos de Mariam, Dianguina, Diénèba et autres Drissa.
L’exubérance, la fulgurance, la verve et la volubilité des personnages de Adame
Ba Konaré soulignent à souhait leur nature de prête-non. L’œuvre devient ainsi
une véritable catharsis de l’auteur.
3-L’imaginaire
Pessimiste, Adame l’est encore, bien souvent, lorsqu’elle décrit. Les caractères
individuels. Elle idéalise les êtres « en sens inverse, dans leur laideur ou leur
bêtise » ; et elle montre comment une passion maîtresse, tournant à l’idée fixe,
désorganise les fonctions sociales et aborde les affections naturelles. Les héros
"konariens" sont en général des monomanes en proie à leur obsession. « Ces
gens-là, comme Dianguina, chaussent une idée et n’en démordent pas. Ils n’ont
soif que d’une certaine eau puisée à une certaine fontaine et souvent croupie ;
pour en boire, ils vendaient leur âme au diable. Dianguina, tel un Grandet qui vit
et meurt dans contemplation de son or ; tel un Goriot, qui, dans l’égarement de
son amour paternel, est prêt aux plus honteux marchés pour se procurer la joie
misérable de se coucher aux pieds de ces filles et de frotter sa tête contre leurs
32
robes. Ainsi représentés, ces personnages semblent identifiés à leur passion et
deviennent des types pleins d’une grandeur monstrueuse, car « l’être le plus
stupide arrive sous l’effet de la passion à la plus haute éloquence de l’idée.
Adame Ba, il est vrai, ne montre pas toujours l’homme immobilisé dans sa
manie. Elle excelle à noter comment un caractère se modèle et généralement se
corrompt au contact de la vie sociale. Si Dianguina, par exemple, symbolise
l’ambition d’une jeunesse qui se lance avec une âpreté farouche à la conquête de
l’équilibre sociale, il n’apparaît pas d’emblée sous ce jour cynique et dépasse
par sa personnalité le type qu’il représente : il possède, à débuts dans la vie, une
candeur qui le rend sympathique et « sa jeunesse est encore bleue comme un ciel
sans nuages ».
Les études de cette oeuvre constituent une immense fresque de la société
malienne depuis l’avènement de la démocratie, mais la plupart se déroulent en
un temps que l’écrivain a connu, sous la dictature ou la révolution de Mars 1991.
Adame Ba Konaré représente toutes les deux classes sociales : le pouvoir
bousculé qui se mésallie pour redorer son blason et pour retrouver un reflet de sa
splendeur passée ; le peuple, et surtout les pauvres, qui, avec leurs solides
qualités, pourraient introduire dans la société un élément d’équilibre et de
stabilité.
Cette peinture est généralement sombre et cruelle. Bamako, notamment, y
apparaît comme « le grand monstre moderne », la cité grouillante de vices et
d’ailleurs fascinante dans son cynisme. Les fauves de la jungle bamakoise
obéissent à trois passions dominantes ; celle du plaisir, celle du pouvoir, celle de
l’ambition.
Ces passions sont solidaires : le goût effréné des jouissances entraîne la course
aux richesses, et le pouvoir est l’instrument de toute puissance sociale. La vie est
une lutte perpétuelle, où le seul problème est de vaincre, sans égard aux moyens.
Dans cette frénésie, l’énergie accumulée pendant les années glorieuses de la
révolution se décompose et se dégrade. Dans ces conditions, on pourrait
emprunter les mots de Rastignac qui s’écriait dans Le père goriot de Balzac le
monde est un « Océan de boue » et de Vautrin « Une réunion de dupes et de
fripons ».
La romancière, du reste, mêle à cette peinture implacable une intention morale ;
elle pense qu’on peut régénérer l’homme en l’instruisant de ses misères et de ses
tares. Ce qu’elle essaie de décrire dans son roman, en évoquant ce qui pourrait
se produire en cas de choc entre ces deux univers. Adame Ba garde toutefois la
sérénité de celles qui ont eu une vie bien remplie. Riche de ses diverses
expériences, elle considère désormais que ce qu ‘elle a de mieux à faire c’est
d’accompagner les autres et de s’investir pour participer à l’évolution du
continent africain. Cultiver encore les notions de solidarité et de partage, qu’elle
a déjà mis en pratique de longue date.
« Pour moi c’est vital. En dehors de ma thèse de doctorat qui portait sur le
fondateur de l’empire Songhay, tous mes ouvrages sont engagés... », Déclare
33
Adame Ba Konaré dans Amina. On comprend dès l’instant que la nature lui a
donné les nerfs délicats et la peau sensible d’une femme engagée. L’inflexion
d’un mot, l’esquisse d’un geste, suffit à le mettre au comble du bonheur ou du
désespoir. Première dame du Mali, présidente de la fondation partage, son âme
sensible rêve sans cesse des « nobles passions ».
Cependant, Adame ne se laisse pas toujours aller à la passion. Quand elle décrit
par exemple le personnage de Dianguina, on a l’impression qu’elle s’est aperçue
qu’un cœur trop passionné ne sent pas bien des choses : le comique, le naïf, les
fines sensations du style. Nous voyons que trop de sensibilités empêche de
juger. Or presque tous les malheurs de la vie viennent des idées fausses que nous
avons sur ce qui nous arrive. Il convient donc de connaître à fond les choses et
d’apprécier sainement les événements. Dès lors, elle a vu « l’homme dans
l’homme et non plus dans les livres » ; elle a éprouvé le besoin de tenir un
fidèle registre d’elle-même en s’expliquant, en commentant, en analysant, en
épiloguant ; elle a cherché à être davantage perception et moins sensation.
A force de s’analyser et d’observer ses semblables, elle a comprimé la bonté et
la franchise de son cœur : sous prétexte que l’injustice sociale et la bêtise
humaine rendent l’hypocrisie nécessaire. Elle s’est habituée à calculer ses
habitudes, à jouer la grande froideur ou au contraire à faire l’amoureuse ; d’une
manière, à cacher ses sentiments sous sa robe de première dame.
Adame Ba Konaré a peint dans ce roman la société et les mœurs politiques de
son temps.
34
Conclusion
Quand l’ail se frotte à l’encens
nous apparaît comme une
écriture de la misère où un personnage Dianguina Diarra se met au devant de la
scène. Il mène une lutte épique contre les riches et le pouvoir en place.
Si l’exil est peint dans cette œuvre, il n’apparaît cependant pas comme une
panacée au choc entre les deux univers, pauvres et riches.
Le héros a compris qu’il faut que les habitants, les misérables prennent
conscience que la solution à leurs malheurs se trouvent entre leurs propres
mains ; qu’il appartient de se battre collectivement contre le mauvais sort et
d’assurer un meilleur avenir à leur catégorie. Bien renseigné et bien entraîné à
l’art oratoire à l’école de père Balatin, Dianguina a convaincu les gueux de
Bamako que seule la révolution pouvait changer leur condition de vie.
L’aventure de Dianguina se tourne à la fin du roman en tragédie. Le meurtre du
leader révolutionnaire dans ce roman offre à l’auteur d’asséner cette leçon de
morale qui sous-tend la vie sociale : «…Pour tout homme, le malheur de son
semblable ne pouvait secréter que son propre malheur. » Riches et pauvres, nous
appartenons tous à l’espèce humaine.
Au-delà de cette œuvre de fiction qui est un souffre de la littérature
malienne, Adame Ba Konaré garde la sérénité de celles qui ont eu une vie bien
remplie. Riche dans ses expériences, elle considère désormais que ce qu’elle a
de mieux à faire c’est d’accompagner les autres et de s’investir pour participer à
l’évolution du continent africain.
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