Restructurations, réorganisations et santé au travail
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Restructurations, réorganisations et santé au travail
DROIT APPLIQUÉ Restructurations, réorganisations et santé au travail Les restructurations et les réorganisations sont de plus en plus souvent scrutées et surveillées par les juges au regard de leurs conséquences sur la santé et la sécurité des salariés. Dès lors, des précautions élémentaires s’imposent… L Par Guillaume Bossy Avocat associé, CMS Bureau Francis Lefebvre Lyon e projet MIRE (1) et le rapport dispositif d’assistance mis en place était, enfin, (2) HIRES ont démontré que la santé au travail peut devenir un problème crucial, avant ou pendant une restructuration. Le second prouve que le processus de res- insuffisant pour garantir la sécurité des salariés. Les juges en ont déduit que cette organisation était de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés et que sa mise en œuvre devait en conséquence être sus- tructuration peut avoir un effet préjudiciable important sur la santé des salariés concernés, y compris sur ceux qui restent. pendue. Cette décision concernait un site classé « Seveso ». On pouvait donc penser que ces principes ne concernaient que les entreprises La Cour de cassation partage cette analyse. Dans un arrêt du 5 mars 2008, elle a validé la suspension de la mise en place d’une nouvelle organisation de travail de nature à compromettre dites « dangereuses ». Or, force est de constater que les juges du fond appliquent les mêmes principes en cas de compression d’effectif, d’externalisation ou de mode la santé et la sécurité des salariés (3). Elle rappelle à cette occasion que « l’employeur est tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité de de management particulièrement « stressant ». résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs ; qu’il lui est interdit, dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet ou pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ». Dans l’affaire en cause, les juges du fond avaient constaté que la nouvelle organisation réduisait le et Pascal Delmas Président du Cabinet de conseils et formations Social, Solutions & Partenaires 5, rue de Castiglione 75001 Paris Tél. : 06 20 39 78 41 [email protected] Licenciements économiques Le Tribunal de grande instance de Toulouse a imposé la consultation du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur un projet de licenciement collectif pouvant affecter la santé physique et psychique des salariés concernés (4). Les juges ont précisé : nombre des salariés assurant le service de jour. Elle entraînait l’isolement du technicien chargé d’assurer seul la surveillance et la maintenance, en début de service et en fin de journée, ainsi que pendant la période estivale et à l’occasion « S’il est constant qu’aux termes de l’article L. 4612-8 du Code du travail, le CHSCT n’a pas à être consulté dans les hypothèses de cessation d’activité emportant la mise en œuvre d’un plan de départs volontaires ou de des interventions. Cet isolement augmentait les risques liés au travail dans la centrale. Le licenciements pour motif économique, il en va autrement au cas où cette cessation d’activité (1) Monitoring Innovative Restructuring in Europe. (2) Rapport HIRES Health in Restructuring, « La santé dans les restructurations, approches innovantes et recommandations de principe », janv. 2009. (3) Cass. soc., 5 mars 2008, n° 06-45.888. (4) TGI Toulouse, 3 févr. 2011, n° 11-114, ord. réf., CE du SAV Carrefour Sud-Ouest de la SAS Carrefour Hypermarchés c/ SAS Carrefour Hypermarchés. 30 Les Cahiers du DRH - n° 193 - Décembre 2012 Restructurations, réorganisations et santé au travail projetée est susceptible de modifier les conditions de santé des salariés concernés. » Constatant l’absence de consultation du CHSCT, sécurité s’impose particulièrement à l’employeur lorsque sont en cause des installations nucléaires ». Après une analyse approfondie du projet, le le tribunal a ordonné la suspension du projet de cessation d’activités et de licenciements économiques y afférents et a ordonné à l’employeur de procéder à la consultation du CHSCT sur ces projets, avant de recueillir l’avis du comité d’établissement. tribunal conclut : « Cette externalisation de DI/PE, génératrice de risques psychosociaux importants et de risques techniques et industriels considérables, est de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés et qu’elle doit donc être annulée ; Le Tribunal de grande instance de Paris (5) a, pour sa part, interdit la mise en œuvre d’un « Qu’en conséquence, il y a lieu d’annuler les mises à disposition au profit du GIE, créé avec la société Dalkia, qui ont été notifiées aux agents du secteur DI/PE et d’interdire à la société Areva NC la poursuite de la mise en œuvre projet d’externalisation d’une activité qui n’impliquait pas de rupture de contrats de travail. Les juges se sont fondés, en premier lieu, sur de l’externalisation de l’activité DI/PE et des mises à disposition notifiées et ce sous astreinte de 200 000 € par infraction constatée passé un les dispositions de l’article L. 4121-1 du Code du travail : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé délai d’un mois à compter de la signification de la présente décision. » Externalisation physique et mentale des travailleurs. (…) » Ils ont aussi invoqué le préambule de la directive n° 89/391/CEE du 12 juin 1989 qui a pour Organisation du travail Dans un jugement du 4 septembre 2012, le Tribunal de grande instance de Lyon (6) a ordonné objet « la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail ». Son préambule précise : « L’amélioration de la sécurité, de l’hygiène et de à une entreprise du secteur bancaire de mettre fin à son organisation du travail fondée sur le « benchmark », consistant à évaluer continuellement la performance de ses commerciaux par la santé des travailleurs au travail représente un objectif qui ne saurait être subordonné à des consi- une comparaison permanente de leurs résultats. Chaque agence était mise en concurrence et dérations de caractère purement économique. » Ils ont ensuite rappelé que « l’employeur est tenu, à faisait l’objet d’une analyse croisées de ses performances avec celles des autres agences. Et, au l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs ; qu’il lui est interdit, dans l’exercice de son pouvoir de direction, de prendre des sein de chaque agence, les résultats individuels des salariés étaient comparés à ceux des autres. Le tribunal a considéré qu’en l’absence de définition précise des objectifs à atteindre et en raison des risques psychosociaux qu’il engen- mesures qui auraient pour effet de compromettre la santé et la sécurité des salariés ; que l’obligation de drait, un tel système compromettait gravement la santé des salariés. (5) TGI Paris, 5 juill. 2011, n° RG 11/05780, Syndicat CGT FO de l’énergie nucléaire de La Hague et a. c/ SA Areva NC. (6) TGI Lyon, 1re ch., sect. 2, 4 sept. 2012, n° 11/05300. Les Cahiers du DRH - n° 193 - Décembre 2012 31 DROIT APPLIQUÉ Les juges ont analysé avec précision les implications d’un tel mode d’organisation du travail en s’appuyant tout particulièrement sur les de résultat imposée par l’article L. 4121-1 du Code du travail oblige l’employeur à prévenir le risque et non pas à intervenir a posteriori. constats effectués par les médecins et l’inspecteur du travail. Le jugement a relevé que ce système : – ne définissait aucun objectif, sauf celui de « faire mieux que les autres » ; – générait un stress permanent et compromet- Le tribunal a donc jugé qu’il « résulte de tout ceci que l’employeur n’a pas respecté l’obligation de sécurité de résultat qui pèse sur lui, (…) en instaurant le benchmark comme mode d’organisation du travail, il compromet gravement la santé des salariés ». tait gravement la santé des salariés ; – avait en outre des conséquences directes sur les relations sociales au sein de l’entreprise. En effet, la part variable de rémunération de chaque salarié dépendait directement des résultats du Il a donc interdit à l’entreprise d’avoir recours à une telle organisation du travail. Ce regard acéré sur les conséquences sur la santé de ces modes de management est donc à prendre en considération de façon encore plus benchmark et était déterminée en fonction des résultats de l’agence par rapport aux autres. Si un salarié avait des résultats médiocres ou importante en cas de projets de réorganisation. inférieurs, il impactait donc directement la part variable de l’ensemble de ses collègues ; – portait atteinte à la dignité des personnes par leur dévalorisation permanente utilisée pour 32 Pratiques à risque des entreprises Jusqu’à présent, en cas de projet de réorganisation, tant dans l’élaboration que dans le créer une compétition ininterrompue entre les salariés ; – créait un sentiment d’instabilité lié à l’impos- timing et l’investissement financier, l’effort des directions et de leurs conseils consistait essentiellement à justifier sa mise en place et à expli- sibilité de se situer dans l’atteinte d’objectifs annuels, le résultat des uns étant conditionné par celui des autres ; – entraînait une culpabilisation permanente du fait quer ses modalités de mise en œuvre au niveau économique et juridique et ses effets attendus. Dans la plupart des cas, l’information et la consultation préalable du CHSCT est soit de la responsabilité de chacun dans le résultat collectif, un sentiment de honte du fait d’avoir tout simplement omise, soit réduite à une simple information, sans précisions particulières privilégié la vente au détriment du conseil client, une incitation pernicieuse à passer outre la régle- concernant les répercussions sur les conditions de travail. mentation pour faire du chiffre ; – occasionnait une multiplication des troubles psychiques et mentaux constatés chez les salariés : troubles anxio-dépressifs et musculosquelettiques, accidents cardio-vasculaires ; Quand elle est réalisée dans les temps et les formes légalement requis, cette consultation s’opère sur la base des mêmes documents, identiques ou parcellaires, que ceux remis au comité central d’entreprise (CCE) ou aux comités d’en- – prévoyait certes des mesures de correction (observatoire des risques psychosociaux et treprise ou d’établissement (CE). Or, l’objet même de la consultation du CHSCT plan d’action « qualité du travail »), mais qui ne visaient pas à supprimer le risque à la source, mais à intervenir a posteriori, une fois le risque révélé. Or, l’obligation de sécurité diffère, de manière importante, de celle du CE. Il faudrait donc impérativement produire un document spécifique adapté, et non un simple « copier-coller » du document fourni au second. Les Cahiers du DRH - n° 193 - Décembre 2012 Restructurations, réorganisations et santé au travail « Sanctions » encourues Si le CHSCT n’est pas consulté, ou l’est sur la base sur les conditions de travail doivent être précisées. Elles doivent notamment porter sur : de documents qui ne sont pas suffisamment explicites pour qu’il puisse délivrer son avis, sur une mesure qui relève pourtant de ses attributions, les organisations syndicales sont fondées à demander : – la suspension de cette mesure devant le TGI (7), ce qui peut entraîner des retards importants – le lien entre la charge de travail et les effectifs ; – la révision des process de travail ; – les moyens de prévention mis en œuvre ; – les évaluations en termes de risques professionnels… « Le travail, la prise en compte des conditions de tra- dans la mise en œuvre du projet ; – la reconnaissance d’un délit d’entrave (8) ; – l’injonction faite à l’employeur de consulter le CHSCT et de recueillir son avis sur les mesures envisagées ; vail sont les grands absents des projets de restructuration. C’est en travaillant sur le contenu des postes qu’on peut rediscuter l’organisation et sauver des emplois et donc il ne faut pas, à notre sens, opposer la sauvegarde des emplois et la prévention des risques professionnels – la désignation d’une expertise par le CHSCT qui, outre les délais (en théorie enfermés dans des règles strictes mais pouvant donner lieu dans les conditions de travail. Le questionnement sur l’organisation future peut faire aussi apparaître les failles d’un projet en termes de santé et sécurité. » (10) à un contentieux (9)) et les coûts supplémentaires qu’elle entraîne, peut poser les jalons futurs d’une critique de la nouvelle organisation envisagée, notamment en ce qui concerne Le CHSCT doit être consulté sur « tout projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail » (11) et sur « tout plan d’adaptation établi lors de la mise en œuvre de les charges de travail. Cette conjonction de procédures complexes est à nos yeux, pour l’avenir, un enjeu d’ordre mutations technologiques importantes et rapides » (12). Il revient donc à cette instance, laquelle peut s’appuyer sur les services de santé au travail, procédural, lié à la répartition des attributions entre les divers organes de représentation du personnel dans l’entreprise. de s’attacher à comprendre les incidences sur les conditions de travail des salariés qui restent en activité. Faire accomplir la même quantité de travail Conseils pratiques avec moins de personnes a nécessairement des conséquences sur les conditions de travail. Mieux expliquer et évaluer l’impact en termes d’organisation du travail Les prévisions et les explications sur l’impact de la restructuration ou de la réorganisation Rassurer et anticiper Les projets de transformation des organisations devront donc contenir un troisième (7) Une telle décision est classique dès lors que l’inobservation des règles relatives à la consultation/information constitue un trouble manifestement illicite que le juge des référés a le pouvoir de faire cesser (CA Paris, 26 oct. 2007, n° 07/06738). (8) C. trav., art. L. 4742-1 : « Le fait de porter atteinte ou de tenter de porter atteinte soit à la constitution, soit à la libre désignation des membres, soit au fonctionnement régulier du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, notamment par la méconnaissance des dispositions du livre IV de la deuxième partie relatives à la protection des représentants du personnel à ce comité, est puni d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 3 750 €. » (9) Le point de départ du délai d’expertise de 45 jours fait débat. Les experts et les CHSCT défendent l’idée que le délai commence à l’occasion de la signature du contrat (cahier des charges) ou de la « lettre de mission » et non pas à compter de la date de désignation de l’expert, car c’est à ce moment que ce dernier connaît le champ de sa mission. La stricte lecture des textes et l’esprit de l’intervention de l’expertise au sein du processus consultatif milite pour fixer le point de départ de ce délai dès la désignation. C’est à l’expert de s’adapter au processus et pas l’inverse. Cependant, cette interprétation est soumise au respect par l’entreprise de son obligation de fournir l’ensemble des éléments demandés par l’expert et de ne pas restreindre de facto le délai imparti par les textes. (10) Isabelle Mahiou, « Quand le CHSCT protège ceux qui restent », Santé & Travail, n° 67, juill. 2009. (11) C. trav., art. L. 4612-8. (12) C. trav., art. L. 4612-10. Les Cahiers du DRH - n° 193 - Décembre 2012 33 DROIT APPLIQUÉ volet essentiel afin de rassurer les partenaires sociaux et les juges sur l’avenir de la société. La nouvelle organisation ne doit pas créer de parfaitement se prévaloir de l’irrégularité de la consultation du CHSCT (15). risques sur la santé physique et mentale des salariés qui resteront dans l’entreprise. Par analogie à la jurisprudence relative à la loyauté de l’information du CE (13), il est impératif que la direction fournisse au CHSCT des informations précises sur les conséquences de tances peuvent allonger de plusieurs semaines, ou mois, les procédures liées à la réorganisation et surtout amener une critique circonstanciée de l’organisation projetée et donc fragiliser sa mise en place opérationnelle. Il ne s’agira donc plus seulement de fournir la restructuration sur les conditions de travail à venir. Le fait que l’employeur indique ne pas être en mesure de tirer les conséquences exactes du projet de restructuration sur la santé au tra- les informations pertinentes sur les conséquences sur l’emploi en terme « quantitatif » pour obtenir un avis motivé. Il faudra prendre garde au « qualitatif » des informations fournies au CHSCT. vail des salariés « survivants » pourrait, selon nous, être jugé inopérant (14). Cela démontre le caractère prématuré de la consultation ou Les effets combinés de l’action des deux ins- Mesures d’accompagnement Il faudra aussi prendre des mesures d’accom- le caractère insuffisant des informations transmises. Le CHSCT serait alors fondé à refuser de rendre son avis et ainsi bloquer le processus décisionnel. pagnement qui respectent la santé des salariés. Cela implique donc un important effort d’analyse, de prévision et de projection des effets induits par la nouvelle organisation du travail Autant s’en préoccuper au commencement plutôt que d’attendre un sévère rappel à l’ordre des juges. Ce volet devra donc être intégré dans la procé- sur la santé des « rescapés ». De surcroît, en cas de plan de sauvegarde de l’emploi ou de plan de départs volontaires, dure de consultation du CE et du CHSCT. D’autant plus que l’obligation de sécurité de résultat a été dernièrement renforcée par la jurisprudence et que toutes les entreprises ne l’absence de prise en compte de cet aspect peut le cas échéant fragiliser le dossier de l’entreprise devant l’administration et le juge. Les plans de départs volontaires risquent, l’ont pas encore complètement intégrée. En attestent l’établissement et la mise à jour, aléa- de ce point de vue, d’être particulièrement surveillés, ceux-ci étant fréquemment mis en toires, des documents uniques d’évaluation des risques professionnels. œuvre quand le motif économique est plus difficile à caractériser, du fait du niveau d’activité Gérer les consultations croisées du CHSCT et du CE Il faudra par ailleurs être vigilant sur l’articulation et l’interaction des consultations du CHSCT et du CE/CCE. Dans ce domaine, la consultation du CHSCT doit précéder celle du CE, et ce dernier peut constant ou de la bonne santé économique de l’entreprise. À défaut, les contentieux risquent de se développer avec non seulement des moyens de blocage importants sur la mise en œuvre des projets mais aussi des conséquences sur l’efficacité attendue des réorganisations projetées. ◆ (13) CA Paris, 7 mars 2012, n° 11/23362. (14) Cass. soc., 9 juill. 1996, n° 94-19.722. (15) Cass. soc., 4 juill. 2012, n° 11-19.678 FS-PB. 34 Les Cahiers du DRH - n° 193 - Décembre 2012