Le plan du Discours de la Servitude volontaire : pour une lecture
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Le plan du Discours de la Servitude volontaire : pour une lecture
Le plan du Discours de la Servitude volontaire : pour une lecture rétrograde « En toute chose, dit le renard au bouc de La Fontaine, il faut considérer la fin ». Cette forte pensée n’est jamais si vraie qu’en matière de discours, et tout particulièrement en matière de discours problématique. C’est donc une démarche rétrograde, à partir de la fin, que nous allons proposer ici, en souhaitant qu’elle apporte quelque lumière particulière sur l’organisation de l’œuvre de La Boétie, dont on a souvent souligné le caractère foisonnant et les contradictions. Comme Orphée au moment de sortir des enfers, nous allons donc risquer un regard en arrière, espérant saisir d’un coup d’œil, sinon le détail de l’argumentation, tout au moins son mouvement général, sa cohérence globale, comment il nous échappe en s’enfonçant dans les profondeurs. Considérons donc la fin de notre texte. À la question première « comm’il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations, endurent quelque fois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent 1 », constatons tout d’abord qu’il a été donné deux réponses distinctes qu’une analyse superficielle pourrait croire incompatibles. La première explication : « Ainsi, la première raison de la servitude volontaire c’est la coutume » (p. 102), est réaffirmée trois pages plus loin : « La première raison pourquoy les hommes servent volontiers, est pource qu’ils naissent serfs et sont nourris tels » (p. 105). Mais le Discours comporte aussi une deuxième explication, qu’il présente comme « le ressort et secret de la domination » (p. 117), révélé à la fin du texte, qui voit dans la pyramide hiérarchique l’explication de la servitude générale. Nous proposons de commencer par là pour y voir plus clair dans la construction argumentative du Discours. Nous dirons un mot, ensuite, de la péroraison qui vient logiquement conclure l’ensemble du dispositif qui, en l’occurrence, n’est pas une démonstration. Examinons un peu ces deux réponses et voyons si elles sont compatibles. « La première cause de la servitude, c’est la coutume, la nourriture », répète l’orateur. Toutefois, juste avant d’en arriver à la seconde explication, il ajoute « Doncques ce que j’ay dit jusques icy qui apprend les gens a servir plus volontiers ne sert guere aus tirans que pour le menu et grossier peuple. » On notera le retour du mot « volontiers » pour caractériser l’assentiment du peuple (p. 105 et p. 117), qui renforce encore la solidarité des deux affirmations. En somme, la première explication est en effet première dans l’ordre du Discours, elle apparaît la première. Elle est aussi la plus classique des réponses. Cette thèse de l’accoutumance à la servitude, et toutes les stratégies d’édulcoration de la servitude qui la produisent – puisqu’il s’agit de la « sucrer » et de la rendre agréable – sont en effet bien connues depuis l’Antiquité. La cascade même des exemples et des autorités qui l’illustrent en signale le caractère classique. La première chose qu’un prince apprend, c’est à rendre tolérable son pouvoir et ses décisions. Toute l’entreprise de conversion de la force en droit à laquelle se livre un conquérant qui veut devenir prince légitime repose bien évidemment sur la notion d’acceptabilité. Il faut, pour qu’un pouvoir soit acceptable, que la force qui le fonde paraisse légitime à ceux qui la subissent. Ici, le discours de La Boétie ne présente guère de caractère original. Au contraire, il épouse, provisoirement, une pensée dont les principaux arguments (les festins et les fêtes, les troupes auxiliaires, le voile de la religion, etc.) sont partout et notamment chez Machiavel 2. Mais, et c’est à nos yeux un tournant essentiel du Discours, une telle explication ne rend compte que de la servitude des gens sans culture et sans mémoire. La thèse classique est incomplète. Le discours des autorités ne peut satisfaire une pensée vive et alerte qui en souligne les insuffisances. En somme, en ce point nodal du Discours, l’orateur produit une mise en crise radicale de l’autorité : cette explication est insuffisante et ne peut plaire qu’à des esprits insuffisants. La première réponse opère une division ou 1 2 Étienne de La Boétie, De la servitude volontaire ou Contr’un, éd. N. Gontarbert, Paris, Gallimard, 1993, p. 79. Machiavel, Le Prince, en particulier chap. 13 à 17. même deux : il ne s’agit pas seulement d’asservir le menu peuple, mais aussi les autres, dont il faudra bien dire qui ils sont ; il ne s’agit pas seulement de présenter une argumentation classique et vraisemblable, mais de comprendre véritablement les choses, de satisfaire des esprits exigeants, cultivés et subtils. Comme dans l’exorde du Discours, où la citation d’Ulysse en Homère n’est proposée que pour remettre en question la parole et d’Ulysse et d’Homère 1, l’opinion générale et classique est présentée pour être aussitôt contredite ou complétée par une autre. Ainsi, la coutume, la première explication de la servitude, non seulement n’est pas la seule, mais encore n’est pas la principale. Elle est peut-être la première qui vient à l’esprit, à cause de nos habitudes mentales, à cause de notre « nourriture ». Elle n’en est pas moins complétée, et complétée en deux temps. La deuxième explication, en bonne logique, explique donc la servitude des autres, ceux qui ne sont ni grossiers, ni menus, ceux qui ne sont pas aveugles, ceux qu’on n’amuse pas d’un sesterce ou d’un festin (p. 110). Une première fois, l’orateur allègue le cas des hommes « mieux-nés » que les autres – mais cette première réfutation échoue sur l’exemple du grand Turc qui sait comment mater les savants. Ainsi, le tyran peut rendre inoffensifs les hommes de quelque valeur en les isolant, en les rendant « tous singuliers en leur fantasie » (p. 104). Remarquons qu’aussitôt après cette première apparition des mieux-nés, la thèse de la nourriture est répétée ou, pour le dire autrement, la figure des mieux-nés apparaît dans le Discours à la fin de la longue digression sur les différents (et toujours mêmes) régimes tyranniques, entre les deux occurrences de la coutume comme explication première de la servitude. Mais il demeure une question qui résulte en quelque sorte de l’histoire du grand Turc : comment le tyran parvient-il à isoler les hommes mieux-nés ? comment les empêche-t-il « de faire, de parler et quasi de penser » ? comment détruit-il en eux le désir de communiquer ? comment désolidarise-t-il les uns des autres ceux-là qui précisément connaissent l’histoire ancienne et comprennent l’actualité ? Il faut peut-être, pour y parvenir, la complicité des mieux-nés eux-mêmes, qui vont non pas seulement servir « volontiers », mais s’asservir volontairement – en connaissance de cause. Voilà la lacune que vient combler la deuxième réponse. On a bien compris comment le tyran fascine les incultes et comment il peut isoler ceux qui, se méfiant les uns des autres, ne pourraient lui résister ; examinons maintenant comment il arrive à fasciner une autre partie des hommes éclairés, comment il en fait ses complices. La seconde explication de la servitude, c’est-à-dire l’explication de la servitude des hommes de quelque valeur – ceux qui sont à la fois grands, importants, haut placés (par opposition au « menu peuple ») et raffinés, subtils (par opposition au peuple « grossier », p. 117) – est explicitée dans les pages suivantes par le phénomène de la pyramide hiérarchique. Le ressort et le secret de la domination résident dans la fascination que celleci exerce d’abord sur les grands, puis de proche en proche, à tous les niveaux de la société. Non seulement le tyran peut remplir les ventres, dans ses fêtes, mais il comble aussi l’imagination par ce qu’il représente : l’Un. Il est incorporation de l’être, image vivante d’une puissance dont la divinité n’offre qu’une idée abstraite. Examinons en détail le processus : le tyran trouve autour de lui cinq ou six qui le servent et qu’il va combler de bienfaits ; ceux-là sont à la fois les agents et les objets de la servitude d’autrui, puisque la hiérarchie tyrannique veut que le prédateur supérieur fournisse aux pilleries de ceux qui sont sous lui, et soit méchant de la méchanceté d’autrui (p. 118). À ce titre, on observera les métaphores à la fois centripète et centrifuge de la domination, qui tire à elle les parties véreuses du royaume et qui diffuse dans tout le corps du royaume la maladie de la servitude (p. 118-119). En descendant dans l’ordre social, se reproduit indéfiniment le mirage tyrannique, jusqu’à ce qu’à la fin, le royaume coupé en deux oppose deux masses, ceux « ausquels la tirannie semble estre profitable [et] ceus a qui la liberté seroit aggreable » 1 Voir sur ce sujet notre article « Trois micro-lectures du Discours de la servitude volontaire », Méthode !, no 24, 2014, p. 41-51. (p. 118). Notons aussi la différence des modalités : la tyrannie semble être profitable, et ne fait que le sembler, alors que la liberté serait agréable… Le conditionnel marque ici une autre forme d’irréalité : non pas l’erreur, mais l’inexistence actuelle. En somme, comme le remarque fort judicieusement Simone Weil 1, dans la réalité politique, le tyran est toujours plus nombreux que son peuple. Voici donc qu’est résolu le mystère de la force magique de l’homme seul et faible. Mais c’est au profit d’un autre mystère : ce qui constitue le tyran, c’est le pouvoir qu’il a d’agréger les méchants, de susciter l’adhésion des envieux, des ambitieux, et des avaricieux. Pas seulement dans la lie du peuple, mais encore dans les hautes sphères, parmi les « bien armés qui peuvent faire quelque entreprise » (p. 117) dans lesquels on pourrait reconnaître la noblesse d’épée, si méprisante à l’égard des robins de noblesse récente. Ainsi, dans son entourage immédiat, dans le premier cercle pour ainsi dire, le tyran éblouit toujours des hommes qui ont de la naissance au sens classique, sont parfois cultivés, souvent intelligents, toujours rusés. Le véritable mystère n’est donc pas de comprendre comment un prince règne sur la foule, mais comment il réussit à convaincre ses six premiers complices, comment s’engrène la machine à asservir. La réponse nous semble contenue dans la fin du Discours : « Ces pauvres voient reluire les rayons de sa braveté » (p. 125). Le tyran éblouit. Il est une lumière qui attire. Allons au bout de la métaphore de la chandelle ou de l’antre du lion (p. 125-126) : aller dans la flamme, entrer dans l’antre du lion c’est partager son lieu, sa condition, sa lumière, c’est être le plus proche du prince (rappelons accessoirement que la lumière et le lion sont des motifs centraux de la mystique aussi bien chrétienne que juive, et notamment de la Kabbale, qui occupe tant les esprits des savants de la Renaissance. Dans cet ordre d’idée, le tyran usurpe dans l’imaginaire les représentations mystiques de la divinité). S’approcher du prince. Qu’on s’arrête un instant sur cette proposition. Ici, le Discours ouvre des gouffres. Il y a, dans la logique de la domination, un facteur essentiel de psychologie et d’anthropologie. Partout où un maître paraît, il peut compter sur le soutien de ceux qui voudront être maîtres comme lui, sous lui (en attendant d’être maître à sa place), et qui, tout en mettant le royaume en coupe réglée pour fournir à leurs vices, se livrent entre eux une lutte sans merci – car le maître est un et il ne peut y en avoir qu’un qui soit après lui le maître. La tyrannie génère, entre des hommes valeureux, concurrence et défiance qui vont dénaturer et finalement détruire la communication entre eux. Il n’y a pas, dans la pyramide hiérarchique, de communication, ni de connivence horizontale. La domination désirée saisit chaque désirant seul. Ici, le Discours interroge en nous un désir obscur et profond, peut-être universel, en tout cas fort répandu, le désir d’être sans pair et sans égal, unique, de dominer tous les autres, le désir d’être dieu. Le désir du sujet qui croit reconnaître en lui-même quelque chose d’ineffable, une aristocratie singulière, une nature unique, qui le placerait naturellement au-dessus des autres, qui sont toujours un pluriel indistinct. N’est-ce pas ce même désir – de se faire un nom et de n’être pas dispersé – qui fut à l’origine de la tour de Babel 2 et qui suscita l’ire de Yahvé ? La grande nouveauté du Discours réside dans l’actualisation et dans la laïcisation de la question de la domination. Celle-ci est posée à chacun d’entre nous, à tous moments, et repose sur un postulat terrible : partout où il y a domination, il faut nécessairement qu’il y ait non seulement consentement (servir volontiers) mais encore complicité (vouloir servir) d’un petit nombre d’hommes éclairés. Ces champions du mal entraînent ensuite dans leur sillage une foule de « larronneaus et essorillés » (p. 119) en si grand nombre qu’ils constituent ensemble au moins la moitié de la population. 1 Simone Weil, « Méditation sur l’obéissance et la liberté » (1937), dans Étienne de La Boétie, Le Discours de la servitude Volontaire, éd. Abensour, Payot, Paris, 1993, p. 87-95. 2 Ancien Testament, Genèse, 11, 1-4. Le discours nous invite à prendre notre part de responsabilité dans les dominations que nous subissons et dont nous feignons volontiers d’être les innocentes victimes. Il fait, en quelque sorte, reposer l’édifice immense de la servitude sur le socle de notre liberté. Voilà par quel côté ce texte est immensément moderne. Tel est le scandale qui a pu verser le feu dans les veines de tous les hommes épris de liberté. Du coup, nous pouvons entrer sans difficulté dans la fin du texte. Le blâme des courtisans est avant tout le blâme d’un mauvais calcul : pour le bien-être présent, pour la jouissance momentanée de la puissance ou de la richesse, pour satisfaire en eux la pulsion de compétition qui les fait rivaliser d’avarice et d’ambition, pour jouir un instant de l’idée abstraite de leur supériorité, ils jouent et perdent leur sécurité, leur réputation et leur âme. Ils sont perdants dans les trois ordres du temps présent, de la réputation aux yeux de la postérité et du salut dans l’éternité. Leur calcul est si mauvais que leur sort est pire que celui de ceux qu’ils tyrannisent (p. 120), car en effet il suffit que la servitude du peuple soit extérieure et que celui-ci satisfasse aux obligations sociales de la domination. La servitude du courtisan, elle, est intériorisée : il doit à tout moment prévenir les désirs du maître pour aller au-devant d’eux, il doit penser et sentir comme lui s’il veut s’en approcher et lui plaire, et régner sur lui qui règne sur toute chose (p. 120-121 : c’est ici, bien sûr que la ruse propre au courtisan est mise en évidence). Là où le peuple est trompé par le ventre, l’homme d’élite est trompé par la tête, par l’ambition. Trompé dans son identification. Vouloir être ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne peut pas être, vouloir la toute-puissance que le tyran lui-même n’a pas (comme le précise plus loin le Discours), telle est la fiction mortifère qui détruit le courtisan. Tel est le ressort qui le meut, irrésistiblement, vers la catastrophe. Le grossier « populas » est aveugle ; les grands et habiles sont les seuls à être proprement aveuglés, c’est-à-dire à perdre l’usage d’un organe et d’une fonction (la connaissance, l’intelligence des choses) dont ils disposaient avant de s’inscrire dans la fameuse pyramide hiérarchique. Le tyran nous manipule par les passions, mais ce ne sont pas les mêmes passions qu’il fait jouer dans tous les hommes. Les passions viles et physiques contentent l’homme ordinaire ; seules les passions puissantes et aristocratiques, l’avarice, l’ambition, peuvent aveugler les plus clairvoyants. Il nous faut cependant aborder une question corolaire : ces hommes qui forment l’entourage immédiat du tyran, sont-ils des bien-nés ? Nul doute qu’ils appartiennent à la haute aristocratie – ils ont de la naissance, au moins au sens classique. C’est ce que confirme le Discours : Qui pense que les halebardes, les gardes, et l’assiette du guet garde les tirans a mon jugement se trompe fort, et s’en aident ils comme je croy plus pour la formalité et espouvantail que pour fiance qu’ils y ayent. les archers gardent d’entrer au palais les mal-habillés qui n’ont nul moyen, non pas les bien armés qui peuvent faire quelque entreprise. (p. 117) Les quatre ou cinq « bien armés » qui forment le premier cercle autour du tyran ont de la puissance et de la naissance ; ils « maintiennent » le tyran et « tiennent tout le pais en servage » (p. 117). Le tyran attire à lui des hommes « taschés d’une ardente ambition et d’une notable avarice » (p. 119) qui se conduisent comme des « grands voleurs » ou de « fameus corsaires » qui seront « sous le grand tiran tiranneaus eus mesmes », dans une division du travail criminel qui révèle non seulement cynisme et cruauté, mais encore rationalité méthodique et froide intelligence. « Grands », « notables », « ardents », « fameux » : les adjectifs mélioratifs viennent souligner le contraste avec les noms qu’ils accompagnent, « ambition », « avarice », « voleurs » et « corsaires », en une série d’oxymores qui soulignent la dualité. Le crime a aussi ses champions et, tout en haut de la pyramide hiérarchique, il faut des hommes qui en ont l’étoffe. Ceux-là, qui se sont approchés d’euxmêmes du tyran « ou bien ont esté appelés par lui » (p. 118), démultiplient sa cruauté et diffusent sous eux le poison, via les six cents puis les six mille qu’ils ont eslevé en estat, ausquels ils font donner le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers, afin qu’ils tiennent la main a leur avarice et cruauté et qu’ils l’executent quand il sera temps, et facent tant de maus d’ailleurs qu’ils ne puissent durer que soubs leur ombre, ni s’exempter que par leur moien des loix et de la peine. (p. 118) Si l’on confie le « gouvernement des provinces » ou le « maniement des deniers » aux six mille qui forment le troisième étage de la pyramide, qui, sinon de grands princes, peut en occuper le premier ? Sous eux, n’y a-t-il pas, parmi ceux qu’on élève, à qui l’on confie le gouvernement des provinces, des membres de cette noblesse de robe, ambitieuse et cultivée, de la classe montante à laquelle La Boétie appartient ? La pyramide hiérarchique qui reproduit à chaque échelon le processus de servitude volontaire, passe nécessairement par les officiers intermédiaires, parlementaires et robins, sans lesquels la population complice ne pourrait jamais s’étendre jusqu’à constituer la moitié du royaume. On ne voit pas du tout par quel miracle ontologique, ou par quelle élection divine, les magistrats seraient « non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le dieu tout puissant avant que naistre pour le gouvernement et conservation de ce royaume » (p. 115). Si comme nous le croyons, le Discours apporte deux réponses à la question de la domination, dont la première explicite la servitude du peuple sot et grossier, la seconde semble s’appliquer logiquement à une deuxième catégorie de personnes, ni sottes, ni grossières, qui pourrait bien s’étendre depuis l’entourage immédiat du prince jusqu’à la petite noblesse récente, riche et cultivée, qui, dans les provinces, peut résister mais aussi relayer et servir le pouvoir royal. Nous voici arrivés à la péroraison du Discours dont il est aisé de voir les insuffisances, l’étonnante absence d’éloquence, l’embarras enfin, la lourdeur. Nous avons proposé ailleurs 1 une analyse détaillée de cette péroraison et des nombreuses modalités qui affaiblissent ce moment pourtant essentiel du Discours. On pourrait s’étonner de la soudaine et incompréhensible maladresse d’un orateur qui a pourtant démontré son efficacité oratoire dans plusieurs morceaux de bravoure. Qu’on se souvienne que certains discours, ou textes à caractère oratoire, finissent pareillement en « queue de poisson » : je pense à l’Éloge de la Folie d’Érasme, dans lequel la Folie demande à son public d’oublier tout ce qu’elle vient de dire (« je hais le convive qui se souvient », dit-elle) ou à la fin de l’Utopie de Thomas More où le personnage de More précise qu’il ne partage pas toutes les idées défendues par Hythlodée mais que cependant il aimerait en voir certaines – on ne sait pas lesquelles – acclimatées en Angleterre ; on peut penser aussi à la fin de la Déclamation sur l’incertitude, vanités et abus des sciences de Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim qui se termine par un éloge de l’âne. Tous ces discours ont une fin décevante et semblent renoncer volontairement à convaincre leur auditoire fictif et leur lecteur réel. Notre hypothèse est que ces textes, proches de la déclamation, ont essentiellement une visée protreptique et non pas dogmatique, qu’ils ont pour but de faire réfléchir, de faire penser, plutôt que de dire ce qu’il faut penser. C’est-à-dire, en termes La Boétien – nous nous inspirons ici de l’analyse de Claude Lefort 2 – de montrer, de réfléchir la place du maître, sans prendre la place du maître, sans s’ériger soi-même en autorité que le lecteur n’aurait qu’à croire sans réfléchir. La division de l’objet (les deux catégories de personnes à asservir) se double d’une division des lecteurs : ceux qui se contenteront d’une explication grossière et « pourmenée » et ceux, plus déliés, qui sont appelés à réfléchir par eux-mêmes et, à travers le texte de La Boétie, à former leur propre jugement. On a du mal à croire qu’un jeune homme de dix-huit ou même de vingt-quatre ans, tout frais promu parlementaire, se soit permis d’exhorter de manière aussi véhémente un parlementaire aguerri tel que Longa, qui s’apprête à quitter sa « Trois micro-lectures du Discours de la servitude volontaire », art. cité. Claude Lefort, « Le nom d’Un », dans Étienne de La Boétie, Le Discours de la Servitude volontaire, éd. Abensour, op. cit., p. 247-307, (p. 265). 1 2 province pour monter à Paris, pour s’approcher du roi, pour entrer, en quelque sorte, dans l’antre du lion. La leçon est nécessairement ailleurs, ou plus large. La Boétie ne dit pas ce qu’il faut faire : il invite à la méditation, à un examen intérieur qui participe de l’examen de conscience des stoïciens et des chrétiens et de la quête raisonnée du véritable bien, moral et politique. Qu’on ne s’étonne pas, donc, si ce jeune audacieux ne nous donne pas la recette de la bonne vie ou de la liberté – chacun doit en découvrir le chemin pour soi-même en cherchant à se libérer de la tyrannie de ses propres passions, en faisant ainsi l’expérience pratique de la seule véritable liberté de l’homme, la liberté de penser. De ce point de vue, si le discours est une véritable faillite politique en ce qu’il désigne le mal sans désigner le remède, il est véritablement philosophique en ce qu’il ne peut parler qu’à des hommes bien décidés à faire le ménage dans leur propre conscience, bien décidés à faire société en commençant par soi-même (nous entendons par là en réconciliant les deux parties de la psyché d’un même individu que le tyran parvient si bien à opposer : l’intérêt immédiat, égoïste et abstrait, et l’intérêt global à long terme). Ainsi la déception finale, la péroraison qui laisse sur sa faim le lecteur avide de leçon à suivre et de maître auquel se soumettre anime en revanche le lecteur impétueux, celui qui s’avise et devant et derrière, et l’invite à décider pour lui-même ce qu’il donne au tyran et ce qu’il lui refuse. L’échec démonstratif signe le début d’un nouveau discours, celui que le lecteur doit poursuivre dans son for intérieur. Voilà le point final selon nous de la structure argumentative du Discours : l’orateur ne nous dira pas ce qu’il faut faire et, si le discours nous a bien réveillés, nous a bien ouvert les yeux et l’esprit, nous poursuivrons intérieurement la dispute. Si telle est bien la conclusion du Discours, il ne nous reste plus, pour en dérouler les inductions, qu’à nous inspirer, librement, cela va sans dire, de ce que les joueurs d’échecs appellent l’analyse rétrograde : en revenant en arrière, nous retrouverons les étapes du raisonnement qui aboutissent à l’injonction finale qui, comme on le verra, ne peut s’adresser qu’à des hommes capables de délibérer. Pour arriver à la conclusion que la tyrannie repose sur l’adhésion intime d’hommes valeureux, et que cette adhésion par ailleurs ne saurait rendre personne heureux et content, il a fallu éliminer les unes après les autres toutes les hypothèses classiques qui sont successivement examinées dans le discours. C’est ce que nous appelons une « structure en épi » : on explore chaque hypothèse jusqu’au bout, jusqu’au point où apparaît manifestement son insuffisance. Après nous être engagés dans le cul-de-sac, après avoir constaté l’aporie, nous revenons à la question centrale, et ainsi de suite pour toutes les hypothèses jusqu’à la déception finale qui nous renvoie à un travail personnel et intime, seul apte à faire barrage à la domination. À propos de la question initiale « comment expliquer que le plus grand nombre obéisse à un tyran mauvais ? », l’orateur examine d’abord les deux hypothèses classiques : l’hypothèse de l’amitié et l’hypothèse de la crainte (p. 80-81). Elles sont immédiatement invalidées puisque le tyran n’est ni aimable ni fort. Ainsi apparaît un premier point essentiel à l’issue de cette première réfutation : la domination existe aussi là où nul n’est obligé de servir. S’il n’y est pas obligé, c’est donc volontairement que le peuple sert. Cette volonté suppose donc un désir. La seconde question abordée est logiquement : d’où vient cette opiniâtre volonté de servir ? Cette question suppose elle-même que soit résolue une difficulté : pour désirer servir il faut ne pas désirer la liberté (p. 86), qui est naturellement désirable. D’où vient donc l’oubli de la liberté ? Quel « malencontre » signale l’origine de la volonté de servir ? (p. 93) Cette question cruciale, quasi anthropologique, est laissée en suspens tandis que l’orateur opère une première digression – sur les trois sortes de régimes – qui va conclure que l’habitude est la cause de l’oubli de la liberté. Ici le lecteur souffle un peu, il croit tenir une conclusion positive : si le peuple sert parce qu’il le désire et si ce désir nécessite l’oubli de la liberté, la coutume qui produit cet oubli est la cause première, le premier moteur en quelque sorte, de la servitude du peuple. Hélas ! Ce beau raisonnement, qui, nous l’avons dit, épouse peu ou prou des thèses extrêmement classiques, est aussitôt abandonné : « Doncques ce que j’ay dit jusques icy qui apprend les gens a servir plus volontiers ne sert guere aus tirans que pour le menu et grossier peuple » (p. 117). Il nous faut reprendre notre enquête à partir de la même question, mais à propos d’un autre public : comment expliquer la servitude des autres, des savants, des « mieux-nés » ? Elle s’explique par la pyramide hiérarchique qui diffuse dans tous le corps social la corruption du prince et de ses premiers complices. Mais comment s’explique l’aveuglement de ceux qui précisément sont les plus savants et les plus cultivés du royaume ? Comment comprendre cette « trahison des clercs », pour emprunter cette éloquente expression à Julien Benda ? Elle s’explique non par la passivité qui est le propre du peuple, mais par une activité mauvaise, gouvernées par des passions tristes : l’avarice, l’ambition. Le désir des élites est un désir agissant, un travail sur soi, une véritable identification. Du coup, il est oubli irrémédiable de soi, de ce que l’on se doit et de ce que l’on doit aux autres, aveuglement volontaire, plongeon mortel dans la psyché d’autrui : perte de soi, perte du nom (de la réputation), perte du salut. Le « nom d’un » (p. 80), véritable foyer fascinant, consume l’être qui le désire et le fait disparaître. On comprendra que la conclusion, qui confirme le caractère irrémédiable du sacrifice de soi à la libido dominandi, s’en remette tristement – et fort maladroitement – à la punition divine pour sanctionner un tel oubli de soi, des siens et de ses intérêts bien compris. Espérons que Dieu y portera remède, semble dire l’orateur, puisqu’on voit bien qu’en ce monde il y a peu d’espoir. Constat désolé qui comporte cependant un appel explicite : « aprenons a bien faire » (p. 127). Nous ne changerons peut-être pas l’ordre du monde, qui est entré depuis le « malencontre » dans une spirale néfaste. Mais chacun est encore responsable de soi-même. L’orateur, par le pluriel, s’associe à ceux qui ont à bien faire. Ni meilleur ni pire que les autres, il lui faut aussi apprendre, c’est-à-dire examiner en lui-même par quel côté il donne épaule à la tyrannie. Ainsi le pluriel « nous » confirme bien quel est le public visé à la fin du Discours : il s’agit bien évidemment d’hommes qui, ayant le pouvoir de bien faire, pourraient être tentés par la corruption diffusée par le tyran. Un tel Discours ne peut s’adresser à des hommes déjà corrompus – ils n’en auraient que faire – ni à des hommes indéfectiblement bons, qui n’ont rien à apprendre et demeurent, dans l’idéalité de leur bonté transcendante, hors de toute atteinte, et pour qui le choix du mal ne se pose pas. De tels hommes, bien sûr, n’existent pas. La Boétie s’adresse à ceux qui peuvent tomber. À des hommes comme lui, par la culture et peut-être par les responsabilités, parmi lesquels il se compte, en tout cas. Lui-même, l’auteur, et ceux qui sont comme lui, ne sont donc pas structurellement du côté du bien. Ils ont, ensemble, à « apprendre à bien faire » – et nous, lecteurs, sans doute avec eux – pour ne pas tomber dans les illusions et les malheurs de la servitude. C’est par un calcul supérieur, par un calcul moral plus global, qui saisit d’un coup toute l’existence, que La Boétie entend rappeler tous les siens aux devoirs qu’ils ont envers eux-mêmes et envers l’humanité qui, sous eux, dépend d’eux. Nous avons, je crois, reconstitué à grands traits le circuit argumentatif principal du Discours. On peut, d’un regard rétrospectif, en embrasser la logique propre, en comprendre les digressions et en soupçonner les malices et les ruses. En voici, grossièrement, en dehors de l’exorde et de la péroraison, les quatre étapes, qui coïncident avec quatre réponses décevantes qui relancent plus loin l’enquête. Premièrement, la servitude ne suppose ni la crainte ni l’amour ; il faut donc l’accepter, la vouloir. Deuxièmement, cette volonté de servir suppose l’oubli de la liberté naturelle ; il faut donc supposer des moyens qui la font oublier. Troisièmement, la coutume, la nourriture ou l’habitude sont les vecteurs d’accoutumance à la servitude pour le « grossier peuple » ; il faut donc imaginer d’autres moyens pour les hommes supérieurs. Quatrièmement, les gens d’élite s’appâtent par l’orgueil ou l’avarice, par l’illusion qu’ils participeront du pouvoir suprême qu’ils croient être celui du prince. Cet aveuglement, reposant sur le ressort puissant des passions, est sans remède car ils veulent ne pas voir – en somme il faudrait agir avant que n’intervienne, pour chaque homme de quelque valeur, le pernicieux malencontre qui l’aveuglera. Seul le retour sur soi, la méditation informée, est capable de montrer à chacun son intérêt véritable et bien compris. Que le Discours soit un véritable appel à penser, il n’est que de rappeler ce que Montaigne en dit : Et si suis obligé particulierement à cette piece, d’autant qu’elle a servy de moyen à nostre premiere accointance. Car elle me fut monstrée longue piece avant que je l’eusse veu, et me donna la premiere connoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaite que certainement il ne s’en lit guiere de pareilles, et, entre nous hommes, il ne s’en voit aucune trace en usage 1. Ainsi, il est clairement un appel, lancé à tous les mieux-nés qui s’interrogent sur leur place dans la société des hommes, et qui peut susciter le désir de communiquer et de fraterniser, de n’être plus « seul en sa fantaisie ». Tel est bien l’effet protreptique du Discours, plus de quatre siècles plus tard, qu’il suscite encore la curiosité et l’enthousiasme, comme en témoigne l’abondante littérature qui lui est consacrée aujourd’hui encore, et peut-être aujourd’hui plus que jamais. Une voix sort toujours de lui, suivant les mots de Claude Lefort. Nous nous sentons happés par le Discours, sollicités, invités à réagir, à prendre position. Il est insupportable pour l’intelligence que le scandale de la domination soit sans issue. Car le tyran est faible en vérité, « le plus lasche et femelin de la nation » (p. 81), et son pouvoir repose essentiellement sur la piété qu’il suscite, sur la dévotion qu’il fonde : il faut qu’on le croie riche et puissant. C’est ainsi qu’il institue, grâce à la complicité d’autrui, une puissance qui n’existe pas initialement, qui naît pour ainsi dire d’un mirage et qui s’établit d’autant plus fermement que la croyance en lui est fanatique. On trouvera sans peine aujourd’hui des illustrations pratiques de ce paradoxe politique. Les meilleurs d’entre nous, les mieux éduqués, les plus savants sont victimes d’une fiction puissante, d’un rêve fabuleux qui les vide d’eux-mêmes et les remplit de la volonté tyrannique, rêve par lequel ils s’asservissent eux-mêmes comme autant de pourceaux qui poursuivraient le rêve de Circé. Le bois dont le tyran fait les coins, pour fendre le bois même de son peuple (p. 119), faisant croire à ces coins qu’ils sont d’une autre essence, c’est aussi le bois des rêves. Ce serait naïveté grande à nous de croire que les hommes bien-nés sont exempts de tentation, et qu’ils sont, près du prince, aussi purs et innocents qu’en leur tour d’ivoire : l’exemple brutal de Sénèque, assassiné par Néron, vient rappeler aux idéalistes qu’on n’entre jamais impunément dans l’antre du lion 2 (p. 122). En un mot, La Boétie met le doigt sur un phénomène qu’on pourrait appeler l’institution imaginaire de la puissance, laquelle n’est pas autre chose que le rocher sur lequel bâtir l’idéologie absolutiste. Pour finir, je voudrais suggérer un arrière-plan historique Montaigne, Essais, éd. Villey-Saulnier, I, 28. Rappelons au passage que Sénèque l’Ancien, bien connu de La Boétie, dédie ses déclamations non pas à son fils Lucius Annaeus Seneca qui s’est éloigné pour courir au-devant des malheurs qu’on sait, mais à son cadet Marcus Annaeus Mela qui, en bon philosophe, a choisi la vie retirée « parce que je vois ton esprit avoir en horreur les affaires publiques ; estre eloisgné de toute ambition, et desirer cette seule chose de ne rien desirer. » (Les Controverses et suasoires de M. Annæus Seneca Rhéteur, de la traduction de M. Mathieu de Chalvet, Paris, 1617, p. 41). Ainsi, même s’il reste philosophe jusqu’au bout, l’exemple de Sénèque fait doublement réfléchir : il peut représenter l’homme bien-né, égaré par ses bonnes intentions dans les parages du tyran et qui en paie le prix fort ; il peut aussi représenter l’homme bien-né qui succombe à la tyrannie qui l’a fasciné et attiré de loin. Son frère, qui n’est pas ébloui pas les fastes du tyran, et qui ne s’est pas approché de lui, ne risque pas un destin si tragique : Mela semble être l’exemple même de celui qui se tient à l’écart, loin du prince, qui ne donne rien au tyran. Comment ne pas voir en Sénèque – comme en Platon d’ailleurs – la faillite de la philosophie qui se propose de régler la tyrannie ? La tyrannie ne se règle pas, semble dire La Boétie, et ceux qui se bercent de l’illusion de se rendre maîtres du maître en sont en réalité les esclaves, et leur mort, si ferme soit-elle, semble bien inutile et absurde. 1 2 et socio-politique à l’éloquence déceptive de La Boétie. Il est parlementaire et contemporain de la « creue d[es] Senat[s] » (p. 118) – les parlements provinciaux –, il assiste en temps réel à la consolidation du pouvoir monarchique absolu au détriment des libertés locales garanties par les parlements et du pouvoir intermédiaire des magistrats dont la légitimité et le droit à la désobéissance fera couler tant d’encre pendant les guerres de Religion. Le chant de liberté de La Boétie peut aussi s’entendre comme un moment de la réaction parlementaire contre l’absolutisme. Il n’en reste pas moins que les questions qu’il pose à chacun de nous se posent toujours, et avec d’autant plus d’actualité qu’elles font écho à des réalités historiques données : on y est d’autant plus sensibles qu’on vit dans une société dominée par le culte de la puissance, ou menacée par une puissance en cours d’édification, dont rien ne pourra contenir les débordements. Face à un tel Léviathan, nul doute qu’il faudrait en effet que nous apprenions à bien faire… Michaël BOULET Université de Toulouse II-Jean Jaurès Il Laboratorio – EA 4990