À l`intérieur du camp de Drancy

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À l`intérieur du camp de Drancy
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L I V R E S
À l’intérieur
du camp de Drancy
de Annette Wieviorka et Michel Laffitte
Paris, Libr. Académique Perrin, 2012, 382 p., 23,00 €
par Pierre Rigoulot
L
ORS DU 70 e ANNIVERSAIRE de la rafle du
Vél’d’hiv’, l’été dernier, certains journalistes de la
télévision prirent des airs indignés pour annoncer
qu’une majorité de Français ne savait pas quel malheur avait frappé les Juifs parisiens le
16 juillet 1942. Étaient-ils eux-mêmes si savants ? Une présentatrice, pourtant accablée,
montra le flou de ses connaissances en qualifiant les événements de « sanglants ».
L’intervention de l’historien Henry Rousso permit heureusement de refuser cette
stigmatisation simpliste de l’ignorance française. Sans doute, expliqua-t-il, la plupart
des gens ne savaient pas exactement ce qui s’était passé – dans quelles circonstances
exactes, sous les ordres de qui cette rafle avait eu lieu, combien il y avait eu de victimes.
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histoire & liberté
Mais ils savaient qu’un mauvais coup, un coup ignoble, avait été porté aux familles
juives de la capitale.
L’objection de l’ancien directeur de l’Institut du temps présent était parfaitement
convaincante pour tout lecteur de l’ouvrage d’Annette Wieviorka et Michel Laffitte. On
prend en effet conscience d’appartenir aussi à cette catégorie, la plus nombreuse, détentrice d’un savoir effectif mais approximatif et schématique sur la rafle et ses suites : le
camp de Drancy, ce qu’il était, ce à quoi il servait, qui y était détenu et quand.
Cet ouvrage nous permet de mieux saisir tous ces aspects, et l’on peut regretter qu’il
n’ait pas été plus mentionné par la critique[1]. Que nous apporte-t-il ?
Tout d’abord, un éclairage sur l’origine du camp. Éclairage d’autant plus nécessaire
que Drancy, pour sinistre qu’il fut, n’est pas conforme à l’image que beaucoup s’en font,
d’un quadrilatère entouré de barbelés, avec miradors aux quatre coins, patrouilles et
chiens tout autour.
Dans les années 1930, un ensemble d’immeubles d’habitations plutôt futuriste pour
l’époque (on y trouve quelques-unes des premières tours construites en France) fut élevé
sur la commune de Drancy, au nord de Paris. C’est là qu’on installa le camp, moyennant
quelques aménagements mineurs.
À la fin de 1939, il servit de lieu d’internement pour les communistes – leur parti
ayant été interdit comme on sait, après la signature du pacte germano-soviétique.
En 1940, après la victoire allemande, il fut utilisé un temps pour loger des soldats de
la Wehrmacht mais aussi pour parquer des prisonniers de guerre français et britanniques
en partance vers leur stalag ou leur oflag.
Puis Drancy devint le lieu d’accueil – et quel accueil ! – des Juifs parisiens. La
première grande rafle qui alimenta Drancy fut celle du 20 au 25 août 1941 qui concerna
4 000 Juifs[2].
Les auteurs distinguent trois phases dans les fonctions de Drancy: il fut successivement camp de représailles, camp de transit et camp de concentration. En réalité, cette
division semble quelque peu artificielle car ces trois finalités furent la plupart du temps
conjointes.
Jusqu’en mai 1942, Drancy aurait donc été un « camp de représailles » : la persécution
des détenus – Juifs et communistes – était une riposte aux premiers attentats menés
1. Il est loin d’avoir été ignoré, cependant : Télérama, L’Express, l’Histoire, par exemple, en ont rendu compte.
2. La rafle du Vél’ d’hiv’ est sans aucun doute la plus connue et la plus monstrueuse (elle touche plus de 13 000 personnes dont de nombreux enfants). C’est aussi la plus importante en ce sens que, selon les auteurs, l’opinion française,
jusque-là largement indifférente au sort des Juifs, bascule et sympathise largement avec eux, une minorité leur portant
même activement secours. Mais la première rafle avait eu lieu en mai 1941(les victimes étant envoyées à Pithiviers et
à Beaune la Rolande), suivie d’une seconde, que nous évoquons, et d’une troisième, qui toucha 743 Juifs, le 12 décembre 1941. Ceux-là non plus ne furent pas envoyés à Drancy.
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contre les forces d’Occupation. Ainsi, c’est dans ce but que fut organisé à la fin
mars 1942 le premier convoi de déportation vers l’Est. Mais durant les premiers mois, les
conditions d’internement à Drancy étaient si atroces que le camp pouvait être comparé,
par la famine qui y régnait et par le manque d’hygiène, à un ghetto de l’Est européen
sous domination nazie. « Drancy surclasse Dachau dans l’échelle de l’horreur », nous
disent les auteurs. On ne pouvait qu’y constater la volonté de provoquer la mort lente
des internés
Furent-ils soucieux d’éviter des troubles, d’apaiser l’émeute qui grondait parmi les
affamés ? Toujours est-il que les Allemands infléchirent leur politique à la fin de l’année
1941, laissèrent la Croix-Rouge intervenir et libérèrent une partie des détenus, notamment les plus gravement malades et ceux de nationalité italienne et hongroise. Drancy
devint un peu plus « vivable », mais les déportations se poursuivirent et prirent de l’ampleur. Le second convoi, en mai 1942, puis les suivants s’inscrivaient désormais dans le
cadre de la « solution finale » décidée par les nazis en mai 1942. Drancy, nous expliquent
Michel Laffite et Annette Wieviorka, devient alors à proprement parler un camp de
transit, et ce, jusqu’en juillet 1943. Les conditions de fonctionnement étaient déplorables : le relâchement de l’autorité favorisait les désordres, les combines, les luttes de clans.
Mais un changement s’opéra à partir de juillet 1943, sous la houlette d’Aloïs
Brunner. Celui-ci, voulant intensifier la chasse aux Juifs à un moment où Vichy se désengageait quelque peu, chercha à faire désormais de Drancy non seulement un lieu de
transit mais un véritable camp de concentration où vivaient, sous direction SS, en attendant la déportation, des milliers de Juifs. Le décor changea. Brunner améliora l’hygiène,
rendit l’administration plus efficace, utilisa systématiquement l’UGIF (Union générale
des Israélites de France, créée en 1942) comme intermédiaire utile à l’aménagement de la
vie au camp. Il ne s’agissait évidemment en rien d’adoucir le sort des Juifs mais de faciliter leur départ par plus de mensonges, voire d’accélérer le rythme des départs de
convois. Ainsi Brunner, avec perversité, prit quelques mesures d’apaisement, comme
l’octroi de deux jours chômés pour Yom Kippour à ceux qui étaient chargés de telle ou
telle corvée. On partait vers la mort sans résistance inutile…
C’est ce régime qui sera maintenu plus d’un an, jusqu’à la Libération de Paris. Les
auteurs parlent désormais de « camp de concentration véritable ». Soit, mais à condition
de préciser qu’il servait encore et toujours de lieu de transit vers les centres d’extermination de l’Est[3].
À la fin de la guerre, Drancy devint un camp regroupant des gens accusés de collaboration avec l’occupant, mais c’est sans doute la partie la moins approfondie de l’enquête.
3. On aurait aimé plus de précisions sur les chiffres de détenus. Si 67 000 des 75 000 Juifs déportés de France sont
passés par Drancy et si par ailleurs, 80 000 personnes définies comme Juives y ont séjourné, cela veut-il dire que 13
000 d’entre elles ont été libérées ? Ou victimes d’un autre sort ?
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La grande qualité de l’ouvrage vient de ce que le rôle de Drancy est éclairé par la
connaissance précise qu’ont les auteurs de l’histoire de la Shoah et des diverses persécutions dont furent victimes les Juifs. L’étude des archives et de témoignages, parfois
inédits, conduit Annette Wieviorka et Michel Laffitte à l’exposition nuancée et dénuée
de tout effet de manches (comme de toute complaisance, évidemment) de divers
aspects délicats : la répartition des responsabilités, sinon des fonctions complémentaires entre Français et Allemands ; les incompréhensions entre « Français israélites » et
Juifs de l’Est, les comportements marginaux, tant de brutes et de voleurs que de
quelques personnes droites qui se refusèrent à jouer un rôle direct dans cette entreprise inhumaine, comme le commissaire divisionnaire Maurice Savart, qui préféra
donner sa démission plutôt que devenir chef du camp.
L’ouvrage s’achève par un intéressant compte rendu des luttes pour le contrôle, du
moins pour l’orientation de la mémoire du camp de Drancy. Patriotisme résistant
versus mémoire de la Shoah. Un Centre de mémoire et d’histoire a finalement été
inauguré lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’hiv, le 16 juillet 2012.
Georges Albertini, 1911-1983.
Socialiste, collaborateur, gaulliste
de Pierre Rigoulot
Paris, Éd. Perrin, 2012, 410 p., 24,50 €
par Jérôme Machard
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