Françoise Gadet 1 - Atelier des Sciences du Langage

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Françoise Gadet 1 - Atelier des Sciences du Langage
Ville-Ecole-Intégration Enjeux, n° 130, septembre 2002
« FRANÇAIS POPULAIRE » :
UN CONCEPT DOUTEUX
POUR UN OBJET ÉVANESCENT
Françoise GADET (*)
La présentation de deux formes du
français populaire (le vieux français
populaire et la langue des jeunes)
conduit à remettre en cause cette
notion traditionnelle.
Cet objet idéologique se trouve
aujourd’hui relayé par des formes
langagières diversifiées, porteuses de
nouvelles identités.
Pour désigner les façons de parler de couches sociales, le français
n’offre que des termes savants, comme sociolecte, ou des termes ordinaires peu précis visant les formes non standard (1), comme « français
populaire », « popu », « parler racaille ou caillera »... Les variétés
sociales font moins l’objet de désignations, ordinaires ou expertes, que
les variétés régionales.
Sous le terme « français populaire », nous viserons ici des vernaculaires, terme qui caractérise une forme de langue pratiquée entre pairs
de même origine sociale, dans des situations ordinaires.
Le français populaire : un objet et un concept ?
Depuis quand parle-t-on de « français populaire » ? Depuis que des
locuteurs parlent français et émettent des jugements (en l’occurrence,
péjoratifs) sur les façons de parler des autres ? Ou bien depuis que la
(*) Université Paris X-Nanterre. Email : [email protected]
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standardisation, faisant émerger le standard, a donné à voir le non-standard ?
Le vocable « français populaire » résiste à qui voudrait en retracer
l’histoire. Il se fixe probablement dans le courant du XIXe siècle, après
une période où l’on caractérise des styles (comme « style bas ») ou des
façons de parler, avec des formulations dont la violence sociale ne
s’embarrasse pas des nuances que l’on mettrait de nos jours : « langue
de la crapule ou de la canaille », « mauvais langage », « bas-langage »
(Abecassis, 2001), pour un essai d’historique, surtout dans les dictionnaires.
Chez les linguistes, la tradition donne Bauche (1920) comme le premier à consacrer une description au français du peuple ; il parle surtout
de « langage populaire », mais « français populaire » fait des apparitions sporadiques. Bauche n’était pas linguiste, simplement curieux de
langue populaire, et son travail ne dit rien sur l’état d’esprit des linguistes ; au contraire, si l’on en croit la réception mitigée qu’il a
connue.
Après lui, les linguistes sont peu nombreux à avoir accordé de l’intérêt à la description des formes de langue non standard, sans doute faute
d’hypothèse sociale ou linguistique sur l’intérêt qu’elles présentent, et
peut-être même sur l’intérêt de décrire la façon dont les locuteurs parlent effectivement. Eloy (1985), faisant un bilan de l’usage de « français
populaire » par les linguistes, a montré à quel point ils étaient gênés
devant le terme comme devant l’objet. Les sociologues ne sont pas
moins réticents, et Bourdieu (1983) montre que les dénominations de
variétés dépréciées caractérisent davantage le regard de l’observateur
que l’objet observé.
Quant à une histoire du français populaire, il est aussi difficile d’y
prétendre. Étant donné la rareté des documents conservés, on ne peut
remonter très avant dans l’histoire des vernaculaires, de France comme
d’ailleurs. Il n’y a en effet que peu de temps qu’ont été effectués des
enregistrements (début du XXe siècle), et ce n’est que tardivement
qu’ils ont saisi la langue ordinaire. Les premiers datent du début du
siècle, mais ils sont peu utiles pour le vernaculaire étant donné les procédures de recueil, trop solennelles pour saisir du spontané. Quant aux
écrits populaires, quand il y en a, ils sont rarement conservés assez
longtemps pour passer à la postérité (François, 1985). Plus on remonte
dans le passé, plus nos connaissances sont parcellaires, dépendantes de
l’écrit et de témoignages indirects. Ni d’un point de vue linguistique
(qui n’a, au mieux, fait qu’énumérer des listes de traits, sans pouvoir les
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distinguer nettement de traits parlés, familiers, ou régionaux), ni d’un
point de vue sociologique (qui sont les locuteurs du « français
populaire » ? où est « le peuple » ?), il n’apparaît pas facile de fixer un
tel objet (Valdman, 1982). Le terme de « français populaire » n’a guère
fait l’unanimité, ni dans le grand public, ni chez les linguistes (l’ouvrage de Guiraud [1965] avait sûrement fait beaucoup pour le
répandre). Et il n’est aujourd’hui plus guère utilisé, malgré l’inadéquation de termes alternatifs, comme le vague « non-standard ».
Nous présenterons ici brièvement deux variétés de français populaire
(le vieux français populaire et la langue des jeunes), en cherchant
davantage à généraliser qu’à caractériser. Nous prendrons chacune
d’entre elles comme point de départ de commentaires généraux sur les
pratiques de la langue dans des situations ordinaires, qui remettent fortement en cause la notion traditionnelle de « français populaire ».
Le français populaire dans sa forme traditionnelle
Populaires ou pas, les locuteurs du français interagissent et se comprennent. Les traits en cause dans ce que l’on désigne comme populaire
sont donc des traits variables du français, en grande partie les mêmes
que ceux de la variation locale et de la variation des façons ordinaires
d’utiliser la langue parlée (Gadet, 1992 ; Conein et Gadet, 1998).
Plutôt qu’une énumération des traits concernés, on cherchera à généraliser sur des principes explicatifs. Les caractéristiques en cause revêtent-elles des particularités linguistiques ? Pour le phonique comme
pour le grammatical, c’est autour de l’idée de simplicité qu’ont tourné
les principes explicatifs avancés, ce qui d’ailleurs ne laisse pas d’être
inquiétant d’un point de vue idéologique, avec le risque de dire que, les
classes populaires étant peu sophistiquées, elles font usage de formes de
langue simplifiées.
Léon (1973) s’interroge, pour le phonique, sur ce qui motive un
« accent » (2). Pourquoi tel groupe social a-t-il privilégié telle variante ?
Les locuteurs du 16e arrondissement de Paris pourraient-ils avoir développé un accent populaire, et inversement ? Son étude porte sur l’adoption d’un « accent parisien faubourien » par des locuteurs d’un village
de Touraine, spécialement sur les traits « affaiblissement des consonnes
intervocaliques », « postériorisation de l’articulation », « pharyngal »,
et « accentuation de la pénultième », tous traits typiques de la vieille
langue populaire. Les locuteurs du village qui adoptent volontiers ces
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traits sont de jeunes hommes, de milieu ouvrier et d’attitude revendicatrice. Ils en usent surtout dans certaines circonstances, comme au bistrot, les atténuent au contraire dans d’autres (milieu familial). Au-delà
d’une description, Léon recherche un point de vue explicatif en considérant que ces traits phoniques peuvent se comprendre comme un effort
pour faire masculin, comme un rejet de l’autre, et une métaphore de la
gouaille et de l’exagération. Au-delà de ces interprétations psychologisantes, les questions soulevées concernent à la fois le symbolique et
l’investissement identitaire des façons de parler, et les modalités de diffusion des innovations.
Les phénomènes de morpho-syntaxe donnent aussi l’occasion de
chercher à généraliser, et d’évaluer l’hypothèse que le français populaire serait plus simple que le français standard. Auvigne et Monté
(1982) ont étudié quinze heures d’enregistrements d’une locutrice peu
scolarisée participant à un programme d’aide à l’expression de l’association ATD Quart-Monde. Elles se demandent si les lacunes manifestes
relèvent de la conception des idées ou de la seule expression, par
manque d’outils linguistiques. Un classement des propositions enchâssées en 1) nombreuses (complétives, infinitives, causales introduites par
parce que, finales introduites par pour + infinitif, relatives, à 85% en
qui) ; 2) peu nombreuses (temporelles et hypothétiques toujours au présent) ; 3) absentes (oppositives), bute sur l’impossibilité d’affirmer que
l’absence d’une forme équivaut à l’ignorance du rapport logique qu’elle
présente. Auvigne et Monté vont donc étudier tous les points qui font
difficulté par rapport à une expression standard, en distinguant entre
ceux qui ne font que connoter péjorativement un discours et ceux qui
atteignent la compréhension même. Tel est le cas du contrôle du sujet
dans les infinitives en [1], du système temps-modes-aspects, des anaphores comme en [2], qui troublent surtout la communication quand il y
a accumulation. Elles mettent ainsi en lumière la monotonie et l’instabilité : « Il n’y a aucune construction qui ne fasse pas problème à un
moment ou à un autre ; il n’en est non plus aucune qui ne soit pas bien
employée au moins une fois » (p. 41) :
[1] on ira à la préfecture pour vous donner un autre logement ;
[2] ta mère i peut pas t’en occuper (= s’occuper de toi) ;
Pour elles, l’effet « populaire » en syntaxe ne relèverait donc pas
d’une liste de traits, mais d’une perception liée à l’accumulation, avec
un seuil qui reste à établir.
Il en va différemment pour le lexique, qui ne saurait apparaître
comme un lieu de simplification. Le lexique est un plan très saillant, au
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point que, pour beaucoup de francophones, c’est à travers lui qu’est
conçu le sens de l’expression « français populaire » (3). C’est d’ailleurs
une particularité du français que l’existence de doublets entre standard
et familier (voiture/bagnole, argent/fric, maison/baraque, livre/bouquin...), ou même de séries aux nuances difficiles à évaluer en niveaux :
chiotte, tire, caisse, bagnole, auto...
L’existence de pratiques argotiques apparaît comme une constante des
langues. En France, la place de l’argot a peu à peu évolué depuis le
XIXe siècle, selon un progressif élargissement de ses locuteurs. Aussi la
question aujourd’hui sera-t-elle de décider s’il faut continuer à distinguer entre lexiques argotique et familier.
Au plan formel comme sémantique, l’argot épouse les procédés de
formation de la langue commune (Calvet, 1994) : la suffixation parasitaire, la troncation finale (assoce pour association) ou plus rarement
initiale, la métaphore (se dégonfler pour renoncer), les séries synonymiques, le calembour et les remotivations étymologiques (tas de blague
pour le journal allemand Tagblatt dans l’argot des Poilus de la guerre
de 14), les mots expressifs (suffixes dépréciatifs, métaphores ironiques)
et l’expression concrète de termes abstraits (avoir de l’estomac, quelqu’un dans le nez...) ; enfin, les emprunts, par exemple à la faveur des
guerres ou de la colonisation (arabe kawa, clebs, fissa).
Commentaire 1
Dans la conception courante, ce sont des variétés de langue qui se
trouvent décrites, et elles sont vues comme liées aux spécificités des
locuteurs qui en sont les porteurs (en particulier leur profession, leur
niveau d’étude, et peut-être leurs conditions de vie) ; elles ne sont pas
vues comme des caractéristiques des interactions entre locuteurs. On
peut donc opposer une conception du français populaire comme
variété (4) sociale ou comme variété fonctionnelle, en d’autres termes le
caractériser en termes de langue ou de discours. Nous citerons pour
illustrer ce point deux recherches du sociolinguiste britannique Lodge,
l’une sur le lexique, l’autre sur la grammaire et la prononciation.
Lodge (1999) montre que c’est le fait de juger la langue populaire par
opposition à la langue standard qui conduit à la déprécier. En se demandant pourquoi se maintient en français un lexique non standard, apparemment pur doublet du lexique standard, il adopte un point de vue
pragmatique et, plutôt que de lier les particularités linguistiques au
social, il les relie à l’interaction. Par opposition aux corrélations avec
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l’appartenance sociale, il propose de voir ce lexique comme un effet de
stratégies de politesse et de sociabilité. Ainsi, ce qui a été décrit comme
soumission au principe du moindre effort (implicite) peut aussi se comprendre comme un mode de sociabilité mettant en avant les connaissances partagées entre les locuteurs ; ou encore, une expressivité accentuée et figurée peut aussi apparaître comme le désir de resserrer les
liens du groupe, en faisant rire à travers l’exagération.
Un autre travail de Lodge (à paraître) va aussi dans la direction de privilégier les conditions d’emploi. Étudiant la constitution historique du
dialecte populaire de Paris au XIXe siècle, il fait l’hypothèse que les
phénomènes qui peuvent être décrits comme des réductions sur le plan
phonique et des simplifications sur le plan morpho-syntaxique procèdent en fait des conditions d’emploi. Les interactions ordinaires dans
une ville où se côtoient des locuteurs d’origines très diverses supposent
l’instauration d’un code de contact, ou véhiculaire. Ces processus de
simplification qui caractérisent ce code, il les appelle « nivellement »,
ou effet horizontal d’échanges intensifs entre égaux sociaux d’origines
régionales différentes, qu’il oppose à la standardisation, ou effet vertical
des pressions du prestige et des institutions, surtout de l’école.
Lodge situe ainsi le ressort de la simplification non dans des limitations supposées aux locuteurs (paresse, ignorance, limites intellectuelles), mais dans les conditions d’emploi et la fonctionnalité d’une
variété. C’est admettre que les conditions d’usage d’une langue ont des
effets sur sa forme (fonctionnalisme), ce qui n’est pas l’hypothèse la
plus fréquente des linguistes.
Une forme actuelle de vernaculaire : la langue des jeunes
On oppose souvent au vieux français populaire une « langue des
jeunes », objet difficile à nommer, parmi les termes indigènes utilisés
par les acteurs ou relayés par des experts sociaux (langue des jeunes,
des cités, des banlieues). Sur le plan formel, peu de phénomènes nouveaux se manifestent ici, sauf dans les fréquences. Et ici encore, c’est le
phonique et le lexical qui apparaissent particulièrement saillants.
Pour le phonique, on peut noter des spécificités intonatives, la prononciation de certaines consonnes, comme une réalisation glottalisée de
/r/, l’affrication des plosives vélaires et dentales en position prévocalique (qui a pu conduire par exemple un auteur de bande dessinée à
écrire enculé en entchoulé), ou l’augmentation des syllabes en [œ] sous
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l’effet de mots du verlan (keuf, meuf, rebeu). Le e muet prépausal de
bonjoureu est un trait jeune, mais pas typique des cités.
Ici aussi, on peut se demander comment se transmettent les changements. Ainsi, une étude de Armstrong et Jamin (à paraître), pratiquée à
La Courneuve dans des « maisons de quartier », croise deux traits
typiques des banlieues (l’affrication des occlusives dentales et vélaires
et la glottalisation du r) avec quatre variables sociales : sexe, classe
sociale, origine ethnique et âge. Les auteurs montrent que ces traits sont
davantage employés chez les jeunes gens de 15-25 ans, d’autant plus
s’ils sont de milieu modeste et en situation informelle. L’origine ethnique quant à elle joue surtout pour le r (perçu comme en rapport à
l’arabe). Quelles chances de tels changements ont-ils de se diffuser audelà du groupe d’origine ? Étant donné leur caractère stigmatisé, cela
dépendra à la fois de causes systémiques (le degré d’intégration dans la
structure phonique du français, qui donne des chances à l’affrication) et
de causes sociolinguistiques (le pouvoir d’attraction des groupes qui en
font usage, pour le moment peu favorable à l’extension).
Les niveaux grammaticaux de la langue des jeunes n’apparaissent pas
très différents de ce qui apparaît dans le français populaire héréditaire,
sauf pour quelques traits comme des formes verbales non conjuguées :
bédav (fumer), j’ai pecho, tu me fais ièche, je lèrega, tèj (jeter), ou des
formules empruntées à la publicité qui connaissent un vif succès : sur le
modèle riche de chez riche, on entend toutes sortes de X de chez X, de
signification superlative, comme en [3] :
[3] j’adore ces chaussures / mais elles sont plates de chez plates.
De fait, quand on parle de « langue des jeunes », c’est surtout, encore
une fois, le lexique qui est visé. Voici quelques exemples de procédés
fréquents (emprunt, codages, troncation, réduplication, métaphore,
métonymie) qui eux aussi répondent au fond commun de la langue française :
– emprunt : à l’arabe (kif, toubab), à des langues africaines (go, fille),
à l’anglais (au black, bitch) ; termes tziganes (marav, battre) ou prétendus tels (pourav, puer) ;
– verlan, au renouvellement rapide (comme ça : ça comme, comme as,
as comme ou askeum, asmeuk, asmok) ;
– troncation : l’apocope est toujours fréquente (biz pour « biseness »),
mais l’aphérèse se répand (leur, blème, ouette, pour contrôleur, problème, cacahouète ou vendeur à la sauvette du métro) ;
– réduplication : leurleur pour contrôleur, zonzon pour prison ;
– métaphore (galère) et métonymie (casquette pour contrôleur).
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Métissages (comme dans debléman qui provient de bled, emprunt à
l’arabe, verlanisé en deblé, puis suffixé en –man, emprunt à l’anglais) et
instabilité sont des caractéristiques constantes. La différence essentielle
par rapport à l’argot traditionnel réside surtout dans l’intensification des
emprunts, et leur origine (Goudaillier, 1997).
Le bilan formel mène donc à un constat paradoxal. Sauf pour le phonique où émerge du nouveau structurel, il n’y a pas changement massif.
Mais les locuteurs, utilisateurs ou non de la langue des jeunes, ont le
sentiment de quelque chose de massivement nouveau, qui se joue forcément dans les pratiques langagières.
Les adolescents des cités vivent souvent dans le relatif isolement du
groupe de pairs, réseau fondé sur la communauté immédiate et des liens
locaux forts (voir Bourdieu 1983, qui parle de marchés-francs). Leur
usage de la langue satisfait une communication ordinaire entre pairs,
fortement appuyée sur le contexte, qui permet l’implicite et les connivences. Ce mode de communication à valeur identitaire et cohésive
(reconnaissance entre pairs, exclusion des autres) se caractérise par le
renouvellement rapide, la variabilité d’une région à une autre voire
d’une banlieue à une autre de la même ville (ainsi le verlan, typique de
la région parisienne, est peu ou pas du tout pratiqué en région marseillaise ou à Grenoble). Mais qu’en est-il quand décontextualisation et
argumentation sont requises ? L’appui sur des liens forts mène à la fragmentation de groupes fermés entre lesquels manquent les « ponts » qui
permettent la circulation dans le tissu social.
Une culture de rues est une culture d’oralité, de rhétorique. Le goût
de l’éloquence se manifeste dans des pratiques comme les vannes, les
insultes rituelles, l’exagération verbale, les « incivilités ». Lepoutre
(1997), qui a étudié ces pratiques en région parisienne, montre qu’à
côté d’une dimension ludique, elles mettent en œuvre un savoir social et
une compétence langagière. Les offenses et les insultes font fonction de
régulateurs sociaux (gestion des conflits quotidiens, hiérarchie dans les
groupes de pairs), de même que les ragots et rumeurs à l’intérieur du
groupe, qui, en réaffirmant les normes, assurent le contrôle social et la
maîtrise stratégique des informations. Pour les incivilités, Dannequin
(1999) a tenté de comprendre l’incompréhension entre adultes et
jeunes : là où les uns perçoivent de la grossièreté, les autres ne voient
qu’une façon de s’exprimer.
Le décalage est surtout net autour des comportements publics : « On
criait, on parlait très fort, de façon très rythmée. On disait une phrase
en très peu de temps, ça donnait un débit un peu agressif, même si ce
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n’était pas notre intention : même pour demander un renseignement, on
était structurés comme ça » (Dannequin 1999, p. 90, entretien avec un
jeune). Même si les jeunes font la différence entre parler dans le groupe
de pair et parler à un inconnu, surtout adulte, surtout en fonction officielle, à condition qu’ils soient disposés à suivre les normes et non à s’y
opposer, ils peuvent pourtant aussi être surpris en découvrant les effets
de leur façon de parler sur les adultes, par exemple lors d’entretiens
d’embauche.
On a pour le moment peu de recul sur l’avenir probable de ces pratiques langagières, qui soulèvent quelques questions : 1) comment parleront ces jeunes une fois adultes et intégrés dans un tissu social plus
large ? 2) qu’en est-il des filles, pour lesquelles pour le moment on
manque d’études ? 3) est-il possible que certaines de ces formes finissent par pénétrer la langue commune ?
Commentaire 2
Dans les représentations traditionnelles du français populaire, on lui
suppose toujours une homogénéité (5) (comme d’ailleurs dans la description de toutes les variétés), parce que les linguistes se représentent
les langues comme des objets identifiables et homogènes. Mais les nouvelles variétés de français populaire posent la question de l’hybridation.
L’industrialisation de la France, au long du XXe siècle, s’est accompagnée d’une immigration, surtout dans les villes. Les cohabitations de
personnes et de langues donnent naissance à de nouvelles pratiques :
promotion de véhiculaires, accommodations, mélanges ou alternances
de langue (passage d’une langue à l’autre, d’un tour de parole à l’autre,
et même à l’intérieur d’un même énoncé), émergence de codes identitaires. Ces pratiques, plus ou moins accentuées selon l’origine, le désir
d’intégration, les valeurs reconnues aux langues en présence, l’arrièreplan culturel, les pratiques familiales, et d’éventuels voyages réguliers
au pays, peuvent constituer une revendication identitaire à la deuxième
et troisième générations.
Les banlieues pluri-ethniques deviennent ainsi des creusets d’influences linguistiques et culturelles diversifiées selon les lieux, et de
métissages, en reconfiguration constante et rapide. Les pratiques des
jeunes issus de l’immigration ont été étudiées par exemple par Billiez
(1992) à Grenoble. C’est dans le groupe de pairs que les jeunes de ces
banlieues construisent un parler véhiculaire interethnique, marqué par
la diversité des influences et des emprunts. Des traits sentis comme
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maghrébins, tels la fermeture de voyelles ouvertes, la pharyngalisation,
ou certaines courbes intonatives, peuvent être adoptés par tous les
jeunes, quelle que soit leur origine : « [...] des insultes rituelles qui ont
été énoncées en français mais semblent être – ou en tout cas sont ressenties comme – des traductions littérales d’expressions arabes […].
Elles sont d’ailleurs prononcées par des adolescents de toutes nationalités, avec une articulation constrictive sourde et forte du r, pour leur
donner une sorte de coloration arabe » (p. 120).
Conclusion
Il est peu probable qu’il ait un jour été possible d’identifier l’objet
purement idéologique qu’est le français populaire, mais c’est aujourd’hui moins que jamais le cas, parce qu’il se trouve relayé par des
formes langagières diversifiées, porteuses de nouvelles identités.
Néanmoins, une réflexion sur cet objet évanescent peut constituer le
point de départ d’une étude de ce que font les locuteurs quand ils parlent dans des pratiques ordinaires non standard.
Françoise GADET
NOTES
(1) Il apparaît pourtant que le français dispose de moins de termes pour désigner les
variétés socialement valorisées que les variétés stigmatisées. Serait-ce par l’effet d’évidence qu’elles sont censées représenter « la bonne langue » ?
(2) Le terme « accent » est particulièrement flou (l’accent, c’est toujours l’autre qui
en a un), mais nous le conserverons ici en tant que terme d’usage indigène.
(3) Au point que beaucoup de locuteurs diront que le français populaire, c’est l’argot,
alors que ce terme devrait renvoyer uniquement au lexique, avec une prononciation et
une syntaxe de français populaire.
(4) Le terme de la sociolinguistique américaine « façon de parler » évite en grande
partie ce problème.
(5) Ce qui n’est pas incompatible avec un jugement social ne lui reconnaissant pas la
dignité de système, devant ce qui est perçu comme désordre et absence de règles, et qui
est en fait l’instabilité, et une perception à travers les lunettes du français standard.
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