29 Deuxième Partie CONTEXTE ARTISTIQUE DE L`ART

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29 Deuxième Partie CONTEXTE ARTISTIQUE DE L`ART
Deuxième Partie
CONTEXTE ARTISTIQUE DE L’ART PLANETAIRE ET DU
ROMANTISME TECHNO-ECOLOGIQUE
1 - FUTURISMES ET FASCINATION TECHNOLOGIQUE
Le Futurisme est considéré comme la première avant-garde historique. Les deux
Futurismes russes et italiens naissent dans des climats révolutionnaires. Ernst
Gombrich a montré dans son étude Les idées de progrès et leur répercussion dans
l’art, comment la certitude des artistes d’avant garde de perfectionner l’héritage
laissé par les générations précédentes, participe d’une fièvre révolutionnaire ou
post-révolutionnaire1. Giovanni Lista rappelle que l’idéologie futuriste soutenait la
politique de Mussolini dans ses aspects économiques, industriels, politiques et
militaires. Marinetti considérait la guerre comme « seule hygiène du monde »2.
Les Futuristes établissaient un parallèle entre le progrès technologique et le
progrès esthétique. Ainsi Malevitch déclarait « Nous ne pouvons pas utiliser les
navires sur lesquels voyageaient les Sarrazins, de la même façon en art nous
devons être en quête de formes qui répondent à la vie contemporaine »3.
Malevitch déclare aussi « Il faut représenter le monde qui existe dans notre
conscience, et dans notre conscience existe maintenant la force radioactive. Les
planètes qui s’élancent dans l’air et la course primitive des automobiles sur la
terre »4.
Avec les Futuristes l’artiste n’est plus un témoin, il devient un acteur. L’artiste
réintègre le champ social. C’est ce qu’exprime leur slogan « art-vie-action ». Les
Futuristes sont partis volontaires au front.
Les Futuristes sont fascinés par la machine, le mouvement, la vitesse,
l’electricité. « Seuls comptent ici les flux, les réseaux, les relations, en un mot la
fluidification des formes » souligne Florence de Mérédieu 5.
Cette fascination nous paraît avec le recul du temps d’une grande naïveté.
« Rien n’est plus beau, écrira Marinetti en 1914, qu’une centrale électrique
bourdonnante qui contient la pression hydraulique d’une chaîne de montagne et la
force électrique de tout un horizon, synthétisés sur les tableaux de distribution,
hérissés de claviers et de commutateurs reluisants »6.
1
MILLET Catherine, « Art et technologie, le grand oeuvre du vingtième siècle », Art
Press, décembre 83, N°76, pp. 12 à 19, p.12
2
Ibidem p.16
3
Ibidem p.13
4
cité par de MEREDIEU Florence, Histoire Matérielle et Immatérielle de l’Art Moderne,
Ed. Bordas, Paris, 1994, 406 p, p. 315 (cité in Le Futurisme Russe, p. 68)
5
Ibidem p. 318
6
Ibidem p. 319
29
Il est étonnant que de nombreux artistes succombent encore maintenant à la
fascination des nouvelles technologies, et ont un degré de lecture des technologies
qui est un premier degré, sans aucun sens critique, ni aucune distance ne serait-ce
qu’ironique. L’engagement des Futuristes auprès de Mussolini devrait être un
avertissement à tous les artistes ceux qui ont choisi la fascination technologique.
2 - MARCEL DUCHAMP, L’AUTRE FACE DE L’ART
« Je crois en l’artiste, l’art est un mirage ».
« J’espère qu’un jour on arrivera à vivre sans être obligé de travailler ».
Marcel Duchamp1
Duchamp initie l’oeuvre d’art comme idée : dans le geste du ready-made
décréter un urinoir, oeuvre d’art, est une idée. « Voici la direction que devrait
prendre l’art : tendre à une expression intellectuelle »2 .
De l’idée on peut passer au processus permettant d’intégrer le temps et
l’espace comme matières premières de l’oeuvre d’art, de façon plus théorisée que
ne l’avaient fait le Futurisme, ou simultanément l’art performance et Fluxus.
Duchamp l’avait fait aussi dans ses Elevages de Poussières , dans le Nu
Descendant Un Escalier ou dans Le Grand Verre.
Le geste du Ready-Made de Duchamp est un geste écologique qui a une
double signification : tout est art, tout les hommes sont créateurs.
Comme le dit Pierre Restany, ce geste fait basculer d’un seul coup l’art de
l’esthétique dans l’éthique. « Voilà que se dévoile l’autre face de l’art. L’art est un
problème moral lié à la conscience de celui qui l’assume en tant que tel »3.
Duchamp fait passer l’art de l’esthétique des objets, à un art d’attitude, faisant de
l’emploi de son temps, sa plus grande oeuvre d’art. On pourrait établir entre cet art
de la vie qui se poursuivra dans le mouvement Fluxus ou chez John Cage, et son
esthétique de l’indifférence, des parallèles avec le zen.
Le propos de Duchamp est une invitation à une autre perception. Il met en
cause la peinture rétinienne et au delà la tyrannie du visuel. Comme le souligne
Lyotard, « L’oeil a besoin de croire, d’unifier, d’être intelligent. Il aime le point,
comme son vis-à-vis dans un miroir qu’il nomme le monde » 4. Duchamp cherche
l’invisibilité de l’oeuvre d’art déjà dans le grand verre, qui est un retard, une
projection de l’oeuvre elle-même qui se situe dans une « quatrième dimension ». Le
1
CABANNE Pierre, Marcel Duchamp, ingénieur du temps perdu, Ed. Belfond, 1976, p. 23
SCHWARZ Arturo, Marcel Duchamp, La mariée mise à nu chez Marcel Duchamp, même,
Ed. G. Fall, Paris, 1974, p. 92
3
RESTANY Pierre, L'autre face de l'art, Ed. Galilée, Paris, 1979, p.15
4
LYOTARD François, Les TRANSformateurs Duchamp, Ed. Galilée, Paris, 1977, p. 68
2
30
Grand Verre « figure l’infigurable, il porte l’empreinte inscrite, ou l’ombre portée, sur
son plan, d’une figure qui ne saurait être qu’intuitionnée » 5.
Contrairement aux apparences de la peinture de Caspar David Friedrich, celleci se situe dans la même logique. Les paysages de Friedrich, sont comme
l’explique Catherine Lepront, « Des paysages les yeux fermés », c’est à dire des
images mentales et symboliques, plus que des peintures de paysage 6.
Duchamp introduit l’idée et le processus dans le champ de l’art. La pratique des
échecs ait influencé cette évolution. « Une partie d’échecs , est une chose visuelle
et plastique, et si ce n’est pas géométrique dans le sens statique du mot, c’est une
mécanique puisque cela bouge... C’est l’imagination du mouvement qui fait la
beauté, dans ce cas-là. C’est complètement dans la matière grise » 7.
Duchamp a aussi l’idée d’introduire le temps dans sa démarche, comme facteur
lié au hasard pour choisir ses ready-made: Ready Made peigne en acier, 17 février
1916, 11 h., l’heure était ainsi inscrite sur l’objet. Il n’y avait pas d’émotion liée à
l’objet, pas de choix de l’objet, mais un lien avec le temps 8.
3 - YVES KLEIN, LE MONDE-READY-MADE
Le nouveau réalisme poursuit le geste du ready-made de Duchamp, pour
décréter la réalité oeuvre d’art. Deviennent oeuvre d’art les objets de
consommation (Arman), la machine en mouvement (Tinguely), l’affiche (Villéglé), le
monument, le paysage (Christo)... Yves Klein puis Manzoni donnent à ce geste
conceptuel sa plus grande dimension en décrétant le monde lui-même, oeuvre d’art.
Ils assurent ainsi pour moi la transmission, le lien conceptuel et esthétique entre
Duchamp et l’art planétaire.
« Le ciel bleu est ma première oeuvre d’art ».
Yves Klein élargit le concept du ready-made pour en faire un acte de présence
au monde, à la planète toute entière (photo 2).
Le monde, la nature, est alors le ready-made primordial, essentiel. L’art n’est
qu’un prétexte de communion avec la nature, les formes de l’art n’étant qu’un
renouvellement, un déplacement nécessaire du point de vue, pour régénérer une
expérience toujours essentielle. Un art total, global.
Cosmique : universel et immatériel.
5
Ibidem p. 75
LEPRONT Catherine, Caspar David Friedrich, Ed. Gallimard, 1995, 179 p.
7
de MEREDIEU Florence, Histoire Matérielle et Immatérielle de l’Art Moderne, Ed.
Bordas, Paris, 1994, p.353
8
Ibidem p.338
6
31
Yves Klein pousse la dématérialisation de ses oeuvres jusqu’à en faire des
oeuvres planétaires. L’expérience du vide est la première expérience de
l’universalité. Conscience cosmique, conscience englobant le monde.
Quelques heures avant sa mort Yves Klein déclare : « Dorénavant le
monde entier sera mon atelier... A partir de maintenant je ne ferais plus que des
oeuvres immatérielles »1 .
Le ciel, première oeuvre d’Yves Klein était planétaire, immatériel. Fermant ainsi
magnifiquement le cercle de sa vie et de son oeuvre, il pose les bases de
nouvelles directions de recherche que poursuivront à mon sens les artistes
planétaires.
La révolution bleue d’Yves Klein s’insère dans le Romantisme Technoécologique qui marque la transition vers le troisième millénaire. « L’architecture de
l’air qui débouche sur l’idée d’une société nouvelle (la révolution bleue) rétablit une
relation harmonieuse entre l’homme et son environnement, celle même qui régissait
le Paradis » 2.
« La vision cosmique d’Yves Klein allie l’humanisme à la technologie et
s’épanouit dans un vaste programme de retour à la Nature dans un Eden
technique », dit Pierre Restany 3, soulignant l’association chez Yves Klein de la
spiritualité, de la nature et des technologies naissantes.
4 - L’ART CONCEPTUEL
L’art conceptuel est une étape importante dans la recherche artistique. L’art
conceptuel confirme la rupture avec l’art visuel ébauchée par Duchamp. L’objet
dard (comme disait Duchamp) n’ a plus à être présenté, l’idée suffit. On peut parler
de dématérialisation de l’objet d’art, si l’on ne tient pas compte des objets qui ont
été finalement produits par les artistes conceptuels.
L’art
conceptuel
intègre
la
démarche
scientifique
en
particulier
les
mathématiques dans l’expression artistique. De façon un peu grossière comme l’a
fait Bernard Venet faisant penser que l’art est à la traîne de la science 1.
L’Art Conceptuel a intégré aussi le langage dans l’oeuvre plastique, langage
déjà fortement présent dans l’oeuvre de Duchamp (jeux de mots dans les titres,
sens de l’oeuvre déterminée par son titre...).
1
MAC EVILLEY Thomas, Yves Klein conquistador du vide, Catalogue de l’exposition
Yves klein, Ed. Centre Pompidou, Paris, 1983, p. 61
2
MILLET Catherine, « Art et technologie, le grand oeuvre du vingtième siècle », Art
Press, décembre 83, N°76, pp. 12 à 19, p.16
3
RESTANY Pierre, L'autre face de l'art, Ed. Galilée, Paris, 1979, p.94
1
MILLET Catherine, « Art et technologie, le grand oeuvre du vingtième siècle », Art
Press, décembre 83, N°76, pp. 12 à 19, p.12
32
L’Art Technologique poursuit d’une certaine façon cette intégration du
processus et du langage dans la réalisation de programmes informatiques ou de
dispositifs de communication.
Alors que le sentiment pourrait être celui d’une rationalisation à l’extrême de l’art
(devenant quasi-scientifique), l’art conceptuel est aussi une façon d’exprimer le
temps et l’espace, le mouvement de la vie, la sensation du réseau, la géographie...
L’Art Conceptuel prend comme modèle l’expérimentation scientifique quand
l’artiste décrète un processus. Bernar Venet remplace l’art par la science, en
invitant des astro-physiciens à faire des conférences, ou en exposant des
diagrammes mathématiques2 . « Substituer le concept aux choses, le discours aux
oeuvres, la science à l’art, telle sera la démarche alors commune à bien des
artistes » 3
L’art conceptuel met l’accent non sur le résultat mais sur le processus créatif luimême : projet, programme, intuition, concept. Laurence Wiener déclare « L’artiste
peut réaliser le travail. Le travail peut être réalisé par quelqu’un d’autre. Le travail
ne doit pas nécessairement être réalisé »4.
Un art de l’idée est proche d’un art d’attitude qui est le propre de Dada puis de
Fluxus, qui ajoutent l’action à l’idée. De l’action certains passent à l’engagement
politique, protestation contre la guerre chez Dada, ou contre la guerre du Vietnam
chez Fluxus, engagement auprès des Verts chez Beuys... Duchamp avait initié cet
art d’attitude, par exemple en se travestissant en Rrose Sélavy.
Manzoni se trouve à l’interface entre le Nouveau Réalisme et l’Art Conceptuel.
Il y a plusieurs tendances différentes dans l’art conceptuel, celle qui me touche
le plus, est celle représentée par des artistes comme Piero Manzoni, On Kawara
ou Douglas Huebler.
4.1. - Piero Manzoni
« L’art n’est pas un phénomène descriptif, mais une pratique scientifique
constructive »
Piero Manzoni5 .
« Chaque instant est un pas, c’est une nouvelle civilisation en marche. L’artiste
est le messager de ces nouvelles conditions humaines »
Piero Manzoni6 .
La ligne
2
MILLET Catherine, « Art et technologie, le grand oeuvre du vingtième siècle », Art
Press, décembre 83, N°76, pp. 12 à 19, p.18
3
de MEREDIEU Florence, Histoire Matérielle et Immatérielle de l’Art Moderne, Ed.
Bordas, Paris, 1994, 406 p., p.356
4
Ibidem p.356
5
Catalogue de l’exposition Piero Manzoni, ed. Musée d’Art Moderne de la Ville de
paris,1991, p.80
6
Catalogue de l’exposition Piero Manzoni, ed. Musée d’Art Moderne de la Ville de
paris,1991, p.67
33
Piero Manzoni avait annoncé une série de projets dont celui de tracer une ligne
autour du globe en suivant le méridien de Greenwich7 . Il voulait exécuter dans
chaque ville importante du monde une ligne comme celle de 7200 mètres réalisée à
Herning en juin et juillet 1960. Pour réaliser le tour du monde il aurait du réaliser
5555 lignes de ce type8 .
Manzoni avait ensuite réalisé une ligne de longueur infinie, qui est un simple
cylindre de bois plein, recouvert d’une étiquette, passant ainsi du stade de la
réalisation effective de la ligne, au stade de l’énonciation9 . On peut dire qu’ainsi
Manzoni affirmait la primauté du concept sur la forme visuelle10.
Le socle du monde
Un parallépipède de 82 x 10 x 100 centimètres est posé sur le sol. La phrase
« socle du monde » y est inscrite à l’envers faisant penser que ce socle porte la
terre.
Changement de point de vue : vers une vision globale.
Cette pièce de Manzoni réalisée en 1961, retourne notre point de vue sur le
monde. Retournement de situation. L’artiste donne à voir le monde comme oeuvre
d’art. Nous ne sommes plus seulement portés par le monde, enfants turbulents de
la terre, mais nous devenons spectateurs du monde devenu oeuvre d’art.
De spectateurs de fragments du monde (dans le paysage, dans l’objet d’art),
nous devenons spectateur du monde dans son entier. Nous accédons à une
vision globale. Nous changeons de point de vue. De la petite vision étriquée,
égocentrique, nous passons à une vision élargie. De portés par le monde, nous
devenons porteurs du monde. Ce retournement de situation nous renvoie à nous
mêmes.
Comme l’explique Derrick de Kerckhove dans son texte11 sur Le bleu du ciel,
nous passons du point de vue au point d’être.
Cette oeuvre a une implication éthique. Au delà d’une oeuvre je dirais que c’est
un symbole, un geste. Nous sommes porteurs du monde, comme le dieu Atlas.
Nous sommes responsables du monde.
7
CRIQUI Jean-Pierre, « Piero Manzoni et ses restes », Catalogue de l’exposition
Piero Manzoni, ed. du Musée d’Art Moderne de la Ville de paris, 1991
8
VAN DER MARCK J., « Piero Manzoni : an exemplary life », Art in America; Mai
Juin 1973, p.78
9
SPECTOR Nancy, « Piero Manzoni et l’Amérique : une cécité temporaire » Catalogue
de l’exposition Piero Manzoni, ed. du Musée d’Art Moderne de la Ville de paris, 1991,
p.41
10
BUCHLOH Benjamin, Formalisme et historicité. Autoritarisme et régression, Ed.
Territoires, Paris, 1982, p. 21
11
entretien entre Derrick de KERKHOVE et Stephan BARRON, CD ROM de l’exposition à
l’Ecole Régionale Supérieure d’Expression Plastique de Tourcoing, à paraître début
1997
34
Chez Yves Klein comme chez Manzoni, le monde redevient l’oeuvre d’art
primordiale. La technologie émergente est un moyen et non une fin. La technologie
est un moyen de retrouver le monde. En cela Klein et Manzoni sont des artistes qui
préfigurent l’Art Planétaire et le Romantisme Techno-écologique.
4.2. - On Kawara
On Kawara pose dans ses oeuvres les problèmes du temps, de l’espace, de
la sensation de la communication, et de sa vie devenue oeuvre d’art (prolongeant
ainsi Duchamp qui considérait que l’emploi de son temps était sa principale oeuvre
d’art). Quand on demande à On Kawara une interview ou des explications sur son
travail, il lui arrive d’envoyer une carte postale avec ces seuls mots « Je suis
toujours vivant. On Kawara. »
I went
12
Classeur contenant des plans urbains, sur lesquels sont marqués au stylo à
bille rouge les déplacements de On Kawara, dans différentes villes, à différentes
dates.
I met 13
Classeur. Sur chaque feuille sont inscrites les personnes rencontrées dans une
période de 24 heures. Les feuilles sont classées par séquence correspondant à
des jours consécutifs passés dans les différentes villes.
Date paintings 14
Les dates paintings sont des tableaux monochromes que On Kawara peint
régulièrement depuis 1966 indiquant dans la langue du pays la date de leur
réalisation.
Cartes postales 15
Série de cartes postales sur lesquelles sont marquées au tampon encreur,
l’heure à laquelle On Kawara s’est levé. « I got up at 9.37 am ».
12
L’art conceptuel, une perspective, Ed. Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris,
1989, 248 p., p. 183
13
Ibidem p. 182
14
Ibidem p. 184
15
Ibidem p.185
35
4.2. - Douglas Huebler
« Le monde est plein d’objets plus ou moins intéressants ; je n’ai pas envie
d’en ajouter davantage. Je préfère me contenter d’énoncer l’existence des choses
en termes de temps et/ou de lieu. Plus précisément, le travail concerne la mise en
rapport de choses qui sont au delà de l’expérience sensible. Parce que le travail
se situe au delà de l’expérience sensible (« perceptuelle »), un système de
documentation permet de prendre connaissance de son existence. Cette
documentation prend la forme de photos, cartes, dessins et de descriptions
écrites »16 .
Douglas Huebler pose ainsi dans ses oeuvres les problèmes du temps et de
l’espace. Il essaie d’en approcher l’essence, la matérialité, la réalité. Cette
recherche d’un « au-delà de l’expérience sensible » montre la difficulté des artistes
conceptuels à exprimer leurs recherches d’une perception de l’espace et du temps
et de sa formulation, en mots, sa communication de façon tangible.
Douglas Huebler utilise une méthode, des processus, et un mode de
communication quasiment scientifiques.
42ème parallèle 17
Douglas Huebler envoie des récépissés postaux de 14 points situés sur le
42ème parallèle de l’Ouest (Atlantique), à l’Est (Pacifique) des Etats-unis au
premier point (Ouest). Cette pièce ressemble au projet TRAITS (sans en avoir la
dimension de l’instantanéité) que je réaliserai sans avoir connaissance de ce travail
en 1989 (je le connaîtrai en janvier 1990, lors de ma visite de l’exposition du
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris).
Duration Piece Number 5 18
« 12 photographies furent prises à titre de documentation d’un système de
« temps » où chaque phase nouvelle et successive est une réduction de moitié de
la durée précédente ; on s’approche d’une heure pleine du temps moyen de
Greenwich, mais sans pouvoir l’atteindre... ».
Variable Piece Number 4 19
Le 7 janvier 1970 un point a été marqué sur une carte de Paris et documenté par
une photographie. L’acquéreur, pour que l’oeuvre existe, s’engage à établir dans
les 60 jours, logiquement ou au hasard, un système de temps et d’espace, qu’il
devra déterminer et exécuter.
16
17
18
19
Ibidem
Ibidem
Ibidem
Ibidem
p.168
p.169
p.175
p.174
36
Douglas Huebler demande ainsi à l’acquéreur de l’oeuvre de devenir le
réalisateur, l’exécuteur de celle-ci. On peut interpréter simultanément ce geste ainsi:
l’artiste prend la place de concepteur, et ne réalise plus l’oeuvre, il invite l’acquéreur
à devenir créateur, puisqu’il devra concevoir et exécuter le processus. Pour
paraphraser Duchamp, « Ce sont les acquéreurs qui font les tableaux ».
5 - BEUYS, ET LA SCULPTURE SOCIALE
« Le seul acte plastique véritable, consiste dans le développement de la
conscience humaine ».
Joseph Beuys
Beuys a participé au mouvement Fluxus, qui doit son nom à la phrase
d’Héraclite « Toute l’existence passe par le flux de la création et de la
destruction ». Pour Beuys comme pour les protagonistes de ce mouvement l’art
c’est la vie, l’acte, l’art en action est plus important que l’oeuvre d’art1.
« Chaque homme est un artiste » Beuys dit que cette thèse est sa contribution
à l’histoire de l’art, et qu’il poursuit le travail de Duchamp, quand celui-ci a décrété
n’importe quel objet oeuvre d’art2. Cette affirmation est la base du travail social de
Beuys, qu’il appelle « sculpture sociale », et qui l’amènera à s’impliquer dans la
fondation du parti vert en Allemagne, qu’il quittera ensuite.
L’engagement de Beuys est largement inspiré des idées pédagogiques de
Rudolf Steiner, qui « pose le principe de la liberté comme but suprême de la
société »3. « Beuys se situe dans la lignée du grand Romantisme allemand :
l’artiste est le démiurge qui intervient à l’intérieur des forces chaotiques et qui lui
soustrait la matière dans son état magmatique pour la transformer en lui donnant
une forme...l’art en tant qu’éducation. Une pratique qui tend vers le social et arrive à
pénétrer chacun, à éduquer le peuple dans les termes d’une intention libertaire »4.
7000 chênes
Pour la Documenta 7, à Kassel en 1982, Beuys commence la plantation de
7000 chênes, action qui se poursuit sur plusieurs années, sur toute la planète,
même après la mort de l’artiste en 1986. Chaque chêne est associé à une colonne
de basalte. Les 7000 colonnes de basalte sont disposées en tas au début de
l’action dans un parc de Kassel. Les acheteurs paient 500 DM pour planter un
arbre au pied duquel est disposée la colonne de basalte, et reçoivent un reçu.
1
DAVVETAS Démosthènes, « Joseph Beuys, l’homme est sculpture », Artstudio N°4
Spécial Joseph Beuys, Printemps 1987, Paris, p.13
2
MICHAUD Eric, « La fin de l’art selon Joseph Beuys », Artstudio N°4 Spécial Joseph
Beuys, Printemps 1987, Paris, p.96
3
HOET Jan, « Dessins : un état originel », Artstudio N°4 Spécial Joseph Beuys,
Printemps 1987, Paris, p.77
4
BONITO-OLIVA Achille, « Longue vie à Joseph Beuys », Artstudio N°4 Spécial
Joseph Beuys, Printemps 1987, Paris, p. 85 et p. 88
37
Ainsi les gens peuvent constater le déroulement de l’action, en fonction du tas. Il y
a aussi une interaction entre le minéral à dimension fixe du basalte, et l’arbre qui se
développe : au début l’arbre est plus petit, ensuite celui-ci devient plus grand que
la pierre.
L’intention de Beuys dans cette action est de « donner l’alarme contre toutes
les forces qui détruisent la nature et la vie » 5. « Mon intention, c’est que la
plantation des chênes n’est pas seulement une action de la nécessité de la
biosphère, c’est à dire dans un contexte purement matériel et écologique, mais que
ces plantations nous conduisent à un concept écologique beaucoup plus vaste et cela sera de plus en plus vrai au cours des années, parce que nous ne voulons
jamais arrêter l’action de plantation. La plantation de 7000 chênes est seulement un
début symbolique et pour ce début symbolique, j’ai aussi besoin de cette pierre
témoin, d’où cette colonne de basalte. Cette action doit donc montrer la
transformation de toute la vie, de toute la société, de tout l’espace écologique »6.
Coyote, I like America and America likes me
Cette action se déroule en 1974 pendant une exposition de Joseph Beuys à
la galerie René Block de New York,. Beuys arrive de Düsseldorf à l’aéroport
Kennedy où une ambulance le transporte enroulé dans du feutre jusqu’à la galerie.
Le feutre, est la matière utilisée par Beuys dans de nombreuses pièces, comme
référence à son accident d’avion pendant la guerre en 1943, où Beuys est recueilli
par des Tartares, son corps enveloppé dans du feutre, et ses plaies pansées par
de la graisse 7. Seul un bâton dépasse du rouleau de feutre dans lequel Beuys
s’est enroulé. Il cohabite pendant trois jours avec le coyote, qui s’habitue peu à
peu à lui. Beuys signifie par cette action que l’homme aujourd’hui est un homme
blessé, transporté en ambulance vers l’Amérique, le lieu de l’antagonisme entre
Nature et Technologie, Nature et Culture, Art et Science... Le but de l’action de
Beuys signifie sa volonté de guérir cette blessure. « Coyote témoigne d’une
métamorphose de l’idéologie en pensée libre, du langage en pratique, du
monologue du pouvoir en dialogue des parties en présence, de la méfiance en
communication et en coexistence créatrice »8. Enfin je voudrais conclure par cette
phrase de Beuys, qui résume sa conviction dans l’humain, dans sa liberté et sa
5
« Joseph Beuys chronologie, la vie et l’oeuvre », Artstudio N°4 Spécial Joseph
Beuys, Printemps 1987, Paris, p. 85
6
BEUYS Joseph, Joseph Beuys, 7000 Eichen, Beschreibung eines Kunstwerks,
Description de l’oeuvre editée par la Free International University, Kassel, Mai 1982,
14 p., p.1
7
GUNTHERT André, « Joseph Beuys, l’art-politique », Artstudio N°4 Spécial Joseph
Beuys, Printemps 1987, Paris, p.110
8
DAVVETAS Démosthènes, « Joseph Beuys, l’homme est sculpture », Artstudio N°4
Spécial Joseph Beuys, Printemps 1987, Paris, p.20
38
responsabilité : « Le monde est plein d’énigmes, mais c’est l’homme qui est la
solution de ces énigmes »9 .
6 - GEOGRAPHIES
6.1.- Robert Smithson et le Land-art
Le temps et l’espace sont des préoccupations importantes des artistes du
Land Art, avec pour corollaire une sensibilité géographique.
L’utilisation de la photographie, et le rapport du lieu de l’oeuvre et de sa
« transmission » aux spectateurs dans le temps (mémoire) et dans l’espace (les
lieux naturels de ces oeuvres sont souvent difficiles d’accès et surtout par nature
délimités), font élaborer à Smithson un concept très important : la dialectique du
Site et du Non-Site1. Smithson utilise l’avion pour avoir une vue d’ensemble de la
spirale qu’il crée en 1968 dans le New Jersey. Si cette dialectique est apparue
avec l’utilisation de la photographie par les artistes du Land-Art elle reste
intéressante pour d’autres moyens de transmissions à distance2.
6.2. - Richard Long
Wind Line
« A wind direction each day
Along a 560 mile walk in 20 1/2 days
From the atlantic coast to the mediterranean coast
Portugal and Spain 1989 »1
Richard Long parcourt la terre et note pendant sa marche les directions du vent.
Cette présence au monde par le climat, est à rapprocher de ce que Derrick de
Kerckhove appelle sensibilité tactile, sensation de la peau du monde2.
La démarche de Richard Long exprime la sensibilité planétaire, géographique,
située dans un espace à la mesure de l’homme, de son corps et de son
mouvement à pied à la surface de la planète. « La longitude, la latitude, la notion
9
BEUYS Joseph, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, Ed. L’Arche, Paris, 1988,
p.31
1
de MEREDIEU Florence, Histoire matérielle et immaterielle de l’art moderne, Ed.
Bordas, Paris, 1994, 406. p, p.268
2
Voir Troisième Partie, projet Traits
1
LONG Richard, Walking in circle, Ed. Thames and Hudson, Londres, 1991, 264 p., p.
234
2
de KERKHOVE Derrick, L’art et la nature, en fonction de la technologie et de son impact
sur la psychologie, texte de la conférence donnée à l’Ecole des Beaux Arts de Paris,
Colloque Art et Nature, février 1992, non publié.
39
même d’hémisphère, l’orientation par rapport aux points cardinaux scandent et
marquent l’ensemble de sa démarche »3.
La démarche de Richard Long est liée à l’éphémère, l’éphémère de la marche et
de la sensation qui y est liée, rapportée sous forme de texte ou de photographies,
l’éphémère de la destruction naturelle des oeuvres réalisées avec les matériaux
trouvés sur place.
Les textes conceptuels rendant compte de ces expériences, et ressemblant à
de la poésie zen, me plaisent. Moins convaincante et plus ambigüe est
l’exposition dans les galeries ou musées, d’installation de matériaux trouvés sur
place, pierres en ligne (Cornwall Carrara Line) 4 , morceaux de bois en cercle5 ,
peintures à la boue6. Le statut de ces « oeuvres » est documentaire, comme le
souligne Richard Long en disant qu’ « une partie du travail de l’artiste, c’est aussi la
communication »7 .
Je voudrais aussi souligner que les oeuvres de Richard Long, contrairement
aux oeuvres du Land Art, ne détruisent pas la nature, la laissent intacte, n’ont pas
de volonté de domination et de modification démiurgique de la nature.
« Contrairement aux percées autoroutières dans la forêt amazonienne qui
détruisent pour avancer, les marches de Long, non seulement n’entament ni
n’entachent la campagne ou la montagne mais les exaltent au contraire »8.
Long donne à voir et à sentir la nature sans avoir à la dominer.
6.3. - Denis Oppenheim
Time Pocket (Le repli du temps)
En 1968, Oppenheim trace au motoneige dans la neige d’un lac glacé, une
double ligne sur le fuseau horaire. Il tente ainsi de matérialiser le changement de
date. Cette ligne vient buter sur une île située au centre du lac glacé, en fait le tour
pour reprendre sa course plus loin. Ainsi l’île se situe entre deux dates, entre deux
temps, en un instant1.
3
de MEREDIEU Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Ed.
Bordas, Paris, 1994, 406. p, p.330
4
LONG Richard, Walking in circle, Ed. Thames and Hudson, Londres, 1991, 264 p.,
p.121
5
Ibidem p. 84
6
Ibidem p.120
7
« Mon propos n’est que nature », Libération, Samedi 17 Avril 1993, Paris, p.26.
8
« La Long marche », Libération, Samedi 17 Avril 1993, Paris, p.26.
1
TIBERGHIEN Gilles, Land-Art, Ed. Le Carré, Paris, 1993, p. 130
40
New York Stock Exchange 2
En 1968, Dennis Oppenheim collecte les papiers jonchant le sol de la bourse
de New York, correspondant à 4 heures de transaction pour les transporter sur le
toit d’un building. Dans cette action il insiste sur le réseau des transactions
effectuées. Les ordres de bourse venus de toute l’Amérique sont les vestiges des
distances parcourues entre les points d’émission et le point de réception.
Cette action montre la sensibilité d’Oppenheim aux distances et à la
communication et à l’idée latente de réseau.
Oppenheim a une vision du Land Art étendu à des lieux aux limites
extensibles, il déclare « Un élément majeur du Land Art, était que les oeuvres
pouvaient êre vues comme lieux aux limites extensibles. Et d’une matérialité
indéfinie »3.
6.4. - Paul Isenrath
Le monde dans un verre d’eau
Le sculpteur Paul Isenrath, a installé un verre d’eau sur une place de Madrid
(devant le chateau royal) le 21 Septembre 1992 à midi, puis il a pris l’avion pour la
Nouvelle-Zélande, afin d’installer exactement à l’antipode, en pleine nature, un
verre d’eau identique, le 22 Septembre à midi1.
Les deux surfaces d’eau dans les deux verres, créent une tension entre les
antipodes. La planète est entre nos mains.
L’ensemble de l’oeuvre est documentée par 25 heures de vidéo et des
photographies, ainsi qu’un catalogue2.
Dans cette pièce Isenrath utilise deux possibilités offertes aux artistes
contemporains : l’utilisation de l’avion, et l’utilisation du repérage satellite.
Cette oeuvre me rappelle celle du Socle de la terre de Manzoni, elle exprime
notre maitrise sur le monde et la responsabilité qui en découle.
2
HEISS Alanna, Dennis Oppenheim, and the mind grew fingers, Selected Works 19671990, Ed. Institute for Contemporary Art, PS1 Museum, New York; Coed. Harry
Abrams Inc, New York, 1990, 195 p, Ed. Française du Musée d’Art Moderne, Villeneuve
d’Asq, 1994, pp.36-37
3
de MEREDIEU Florence, Histoire matérielle et immaterielle de l’art moderne, Ed.
Bordas, Paris, 1994, 406. p, p.255
1
SCHNECKENBURGER Manfred, « Die Welt im Wasserglass », Frankfurter Allgemeine
Zeitung, 25 Novembre 1992
2
ISENRATH Jürgen, Antipodische Wasserspiegel, Catalogue de l’exposition,
Westfälischen Landesmuseum Münster, 1993, 180 p.
41
1 - Caspar David Friedrich - Deux hommes regardant la lune - 1835
2 - « Vue de l’espace la Terre est bleue »
Yves Klein citant Youri Gagarine
42

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