Le Forum Léo Ferré casse la frontière du périphérique
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Le Forum Léo Ferré casse la frontière du périphérique
L’Insatiable > Espace ouvert > Articles > Le Forum Léo Ferré casse la frontière du périphérique [Partie 1] Le Forum Léo Ferré casse la frontière du périphérique [Partie 1] Un cabaret « rive gauche » à Ivry vendredi 6 mars 2015, par Pauline Perrenot Au cœur d’Ivry, le Forum Léo Ferré rougeoie, discrètement. À l’entrée, on achète son billet par une fenêtre bariolée, on prend un communard au bar, à côté. Placardés d’affiches, les murs exhibent les griffes de voix passées par là. La salle est striée de longues tables en bois ; on y partage son banc, on grignote avant le spectacle. Sous ses airs reposés, le petit théâtre, né il y a douze ans du mouvement anarchiste, n’entonne pas la chansonnette pour passer le temps... À la mort de Léo Ferré, l’association « Thank you Ferré » fit vibrer les mots du poète et partit en quête d’un lieu indépendant. Ce lieu permanent, pour une chanson à vif, ce fut le Forum, aussitôt habité par l’univers du Monde libertaire et de son gala annuel. En 2013, le collectif lègue son travail à l’association « La chanson pour tout bagage », présidée par Gilles Tcherniak. Ses parents dirigeaient le Cheval d’Or à l’ère dorée des cabarets, au rendez-vous des premiers balbutiements de Raymond Devos et des délires langagiers de Bobby Lapointe ! Aujourd’hui, le Forum s’encombre un peu moins de ses idéaux anarchistes ; il ne s’interdit plus la voie des subventions publiques, synonymes d’aliénation pour ses prédécesseurs. Mais l’esprit libertaire irrigue sa démarche artistique, porté par une programmation d’expression libre tordant le coup des chansons convenables, des normes convenues, des mornes convenances. « Remplir une salle n’est pas très compliqué, mais nous tenons à suivre une ligne éthique et engagée, comme le serait celle d’un journal d’opinion. Nous cherchons, dans un système professionnel de qualité, à mêler les ’gens établis’ dont la carrière ne mérite pas qu’on les abandonne, à de jeunes artistes émergents. Si on ne le fait pas, qui s’en chargera ? » Ici se côtoient Francesca Soleville, Christian Paccoud, Sandra Aliberti, Philippe Forcioli, Henri Gougaud et d’autres noms qui ne piquent pas encore l’oreille : François Puyalto, Inès Desorages, ou encore Sarah [1], qui interprétait, le 19 février dernier, de frissonnantes Puissances endormies... Élitiste ? La chanson ? « Lorsqu’on dit chanson, les gens pensent à la fine fleur de la ’chanson à texte’, une appellation qui nous cloisonne dans cette vision élitiste très agaçante » lance Gilles Tcherniak. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, Ferrat drainait un large public en chantant Aragon, et dorlotait ses textes poétiques, politiques. L’étiquette « élitiste » n’en finit pas de poser des questions. Accolée à la chanson, ne serait-elle pas en partie le fruit de constructions sociales et médiatiques, fossilisées dans une société capitaliste où les grosses industries du disque s’accaparent les supports de diffusion ? Quelques titres, quelques chanteurs d’aujourd’hui, envahissent les médias. Une fois créé, le « buzz » se décline sur les antennes, les chaînes, dans une logique de copiage et de répétition. Pour faire de l’argent. « Mais les gens veulent ça » nous diton. Il semble plutôt qu’ils soient inondés de productions commerciales, entravant la capacité d’un « choix libre » que ne garantit pas la démultiplication des supports… si tous produisent à l’identique ! Bien sûr, les pratiques culturelles se diversifient, changent de forme. Mais, prise dans un engrenage du tout ou rien, la jeune chanson française a perdu ses lieux de scène, moins écoutée car moins mise en valeur. Rares sont les émissions radiophoniques qui lui sont consacrées. Certaines, louables par ailleurs, se réfugient dans les voix mortes. Quant à la télévision, vendue au matraquage promotionnel et au copinage clinquant, elle s’est depuis longtemps perdue dans le culte des vedettes, vieilles têtes sans cesse recyclées… Au lendemain des Victoires de la musique, Augustin Trapenard se targuait de défendre les artistes de l’ombre [2]. D’un air goguenard, il questionnait l’appât des récompenses, « la facticité des trophées, l’outrance des tapis rouges. Autant de traditions qui forcent l’actualité culturelle, chaque année. Moi, je vais vous dire, j’ai toujours préféré les perdants, ceux qui applaudissent quand leur nom n’est pas cité, ceux qui se lèvent et puis se rassoient ». Le même jour, cet homme cohérent discutait avec Julien Doré, pendant quarante minutes d’émission !! « La chanson, le spectacle vivant, des batailles à mener ! » La « chanson non crétinisante, celle qui ouvre l’esprit en posant des questions poétiques, politiques, sociétales »... Telle est la quête des programmateurs du Forum qui s’en vont fouiner dans les salles, friands du bouche à oreille. Si certains chanteurs s’épanchent dans l’intime, d’autres manient des mots coriaces, moquant la société, la politique. Le 5 mars, Patrice Mercier donnait un coup de fouet à la « goguette », pratique chansonnière moqueuse de l’actualité vieille de trois siècles. D’autres artistes se rassemblent régulièrement en octobre pour caricaturer la chanson réactionnaire, et les voix ayant pris « la porte à droite » [3]... « La chanson est devenue le parent pauvre du spectacle vivant, lui-même parent pauvre de la culture. Les jeunes artistes de la « chanson » deviennent des saltimbanques, au sens péjoratif. Ils payent pour passer dans des salles et se produire. Au Forum, nous refusons avec véhémence la pratique du chapeau, qui habitue les artistes à une rémunération hors-champ et véhicule une non-reconnaissance de la profession. Elle conduit à la catastrophe alors que la situation des intermittents empire. » Très critique de la scène musicale médiatique et du fonctionnement des aides publiques, Gilles Tcherniak bataille pour donner au Forum une visibilité à Ivry même, et pourquoi pas, de l’autre côté du périphérique ! « L’argent va à l’argent et les caisses de la Sacem et du CNV prélèvent, pour finalement », ajoute-t-il « redistribuer de manière injuste. Comment se fait-il que Julien Doré bénéficie d’autant de fonds publics pour sa tournée ? On en revient toujours à la même question : comment organiser une meilleure répartition et aider les plus petits ? » Le Forum tisse des liens entre les acteurs culturels d’Ivry : les théâtres El Duende, Quartiers d’Ivry, Antoine Vitez, le cinéma indépendant Le Luxy, le Hangar, les maisons de quartier, sont autant de partenaires imaginés. « Chacun a son style et on ne se marchera pas sur les pieds. On doit réfléchir à quoi faire et comment être utile… Par exemple, pendant la fête de la musique, le Forum pourrait intégrer le parcours musical organisé dans la ville, devenir un point de relais. Un « bus en chansons » part toutes les demi-heures faire un tour dans la ville. Ça nous concerne ! » En quête de public Le Forum s’inquiète d’un public qui ne se renouvelle guère, dominé par des habitués et des connaisseurs relativement âgés. « Comment attirer d’autres générations ? Comment gagner les gens à l’esprit de découverte ? Parfois j’ai l’impression que notre public s’enferme aussi dans un genre, dans de vieilles choses. Il y a de nouvelles générations qui écrivent aussi bien que les anciennes, mais leurs formes d’expression sont différentes... Ce sont pour nous de vraies questions, si on ne les résout pas, au-delà des enjeux économiques, on est mort ! » La démarche est double. Engagée d’abord, désireuse de casser la frontière du périphérique, détraquer les constructions sociales et médiatiques qui cloisonnent les « banlieues » par méconnaissance ; conquérante enfin, en quête d’oreilles toujours plus nombreuses à offrir aux jeunes artistes qui ont, sous des horizons peu lumineux, des choses importantes à nous dire. À suivre… Pauline Perrenot Notes [1] Lire la deuxième partie du reportage dont la publication suivra celle-ci. [2] "Soyez Gold, soyez Doré", Boomerang, France Inter, 16 février 2015. [3] Chanson bien connue de Jean Ferrat.