MN - La nausée de Sartre, un élan du cœur (2/3)

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MN - La nausée de Sartre, un élan du cœur (2/3)
Mauvaise Nouvelle - La nausée de Sartre, un élan du cœur (2/3)
La nausée de Sartre, un élan du cœur (2/3)
Par Maximilien Friche
Pour appréhender la nausée de Sartre comme un élan du cœur, un art de dissimuler une prière, nous pouvons
décortiquer l'art sous trois aspects ontologiques. Dans l’épisode précédent nous avons considéré le caractère
sacré du média et peint Sartre comme un artiste maudit. Dans ce second épisode, nous allons observer l’instant de
combustion de l’œuvre, sa rencontre avec l’autre. Cela revient donc à identifier cet autre en revenant au dialogue
initial qui guide la création, le désir de dialogue qui meut l’artiste, l'aplatissement de la supplique, de la requête et
de la quête.
L’autre impossible à saisir et à retenir
On connaît la phrase phare de la pensée de Sartre, cette expression de la transcendance de l'ego :
"Toute conscience est conscience de quelque chose." Être conscient pour Sartre, c'est se représenter quelque
chose qui lui est radicalement étranger. Sans corps étranger, il y aurait anéantissement de l'être. Bernard-Henri
Lévy synthétise ainsi l'existentialisme de Sartre : "il n'y a rien en elle (la conscience), sinon un mouvement pour se
fuir". L'angoisse de Roquentin nait d'un double mouvement qui produit une révolte inutile en lui. Les choses vont lui
survivre et les choses disparaissent tout le temps. Le temps rouille, et la rouille n'est pas le néant mais un trop
plein d'existence. La mort, une couche de moisi ? Sa conscience qui ne parvient à retenir aucun objet, révèle la
nature tétraplégique de l'humain, le corps peu glorieux, le corps piteux, l'incapacité à concevoir. Roquentin est
incapable de concevoir la vérité, finalement Dieu. Et le mouvement perpétuel de sa conscience le lui révèle.
"La nausée" est l'annonce de l'échec de toute théologie, du moins de toute théologie positive, de définition de Dieu
par ce qu'il est.
Puisqu'il ne peut plus prouver quoi que ce soit, son orgueil le fait se concentrer sur la corrosion des choses, plus
vraies que les choses elles-mêmes. La corrosion c'est la vie qui s'écoule. Il décrit et écrit. L'individu qui se met en
retrait, en spectateur, se mute en diariste. Il consigne pour ne pas perdre mais ne se vide que davantage. "Rien n'a
changé et pourtant tout existe d'une autre façon." En se dépouillant de tout style, Roquentin cherche à faire des
descriptions détaillées, d'une racine, d'une goutte de sang, d'une banquette. Des morceaux plus que des objets,
des organes, qui isolés n'ont aucun sens. L'absence de sens de ces morceaux renvoie à l'absence d'orientation du
diariste sa stagnation entre deux eaux, dans des limbes. Il a l'ambition de tout noter et ne fait qu'expulser des
morceaux de conscience qui meurt sur l'objet non saisi, l'objet sans sens. "Mais le mot reste sur mes lèvres, il
refuse d'aller se poser sur la chose" et plus loin "les choses sont délivrées de leurs noms".
Mais que cherche Roquentin avec son journal quotidien, et surtout que cherche l'auteur avec ce non-héros sans
autre histoire que celle d'essayer de supporter l'existence qui l'étreint ? S'il cherche à guérir de l'existence, il ne
semble pas pour autant fasciné par le néant. L'anéantissement étant pour lui impossible vu que toute chose se
prolonge sous un autre aspect en continuant à être de trop. Roquentin ne sait pas. L'auteur philosophe le garde
pour lui. Nous percevons qu'il cherche l'éternité. Ce qui n'a ni fin ni commencement, ce qui est de toute éternité.
Prendre conscience des choses ne les rend pas immortelles, même quand on les consigne dans un journal. Les
choses sont impossibles à saisir, l'enveloppe qu'est la conscience ne peut les contenir que de façon fugace. Et la
conscience qu'il prend de lui même en parfait homo-sapiens-sapiens ne l'éternise pas davantage, alors même qu'il
s'englue dans une aboulie vertigineuse. C'est l'inavoué de Sartre, son problème avec l'incarnation. Le poids de son
intelligence, l'inutilité de son intelligence pour envelopper l'éternité. Et oui, avoir raison ne sert à rien, il faudrait se
convertir. C'est là toute l'humiliation purificatrice qui s'amorce. "Quand il fera noir, les objets et moi sortiront des
limbes". Pas si sûr. Néanmoins, cette phrase et quelques autres peuvent apparaître comme des SOS, des appels
au secours maquillés d'orgueil, maculés de jeu.
Sartre est un écrivain avant tout, il ne s'est fait philosophe que pour continuer à écrire en se contrariant. Il verbalise
pour exorciser, il se sent comme possédé par l'existence et se sent de surcroit, comble de malédiction, vide et
creux. S'il ne verbalise plus, il constate l'obscène nudité des choses sans nom, que rien n'empêche d'exister. La
réalité est têtue, c'est en ce sens qu'elle préfigure la vérité. Elle résiste elle aussi à l'intelligence, aux
raisonnements. Pauvre grosse tête que ce Sartre. Il devine mais n'ose pas, on ne peut accéder à la vérité que par
miettes et qu'en prière. Au final, sa prière est celle-ci : lui donner la grâce de la vérité ou le libérer de l'existence.
Une prière, comme toutes les prières, qui contient une part de chantage. Chantage dérisoire puisque c'est
l'indigence qui ose défier le créateur. D'où le pacte avec les infiniment petits. "Les objets ne sont pas faits pour
qu'on les touche. Il vaut mieux se glisser entre eux, en les évitant le plus possible." Il fait un pacte avec les détails
qu'il transforme en roman de l'existence, en collection de consciences, pour tenter de nier tout homme intérieur.
Bernard-Henri Lévy le rappelle, "La nausée" se voulait un roman d'apprentissage.
L'autre, au delà des objets qui entourent Roquentin, est d'abord le sujet du livre, le héros du livre. Et l'autre le met
en échec. Et c'est dans l'autre semblable que l'échec est le plus pathétique. La mise en abîme pratiquée via la
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critique de l'humaniste est un véritable cri réactionnaire. Cri qui dévoile l'indignité, l'indigence, le ridicule, l'infiniment
dérisoire de l'homme. Par rapport à quoi ? Il se moque de l'autodidacte devenu humaniste après l'épreuve de la
captivité qui se gargarise d’une caricature de communion entre les hommes. La chute de Sartre est préfigurée
ainsi, il exorcise sa chute en se pré-jugeant. Comment ne pas songer que son prolongement n'a été que suicide
perpétuel. Comment ne pas songer qu'il a délibérément, dans le silence qui a suivi sa prière, décidé de mettre en
œuvre son chantage et de devenir le gâchis de Dieu. Dans son incapacité à se convertir, à s'élever sur sa plainte,
à prendre appui dessus, il ne lâche aucune lucidité et reste néanmoins offert à plus haut. L'humaniste radical,
l'humaniste de gauche, l'humaniste communiste, l'humaniste catholique, … : Tous sont moqués et retranchés dans
le ridicule de leur niaiserie avec une habileté qui nous rappellerait presque le Philippe Murray du début du XXI ème
siècle. "Ils se haïssent tous entre eux, en tant qu'individus naturellement, pas en tant qu'hommes." Tout ce
plaidoyer contre l'humanisme tend à montrer que si l'autre recherché par sa conscience avide ne peut pas être
l'objet, il n'est pas non plus l'homme. L'autre n'est pas l'homme. La plainte à laquelle il se laisse aller dans une
contemplation négative ne lui est pas destinée. L'autre, le semblable, est méprisable. L'autre semblable est de trop
car semblable. Roquentin reprend les mots de l'autodidacte dans sa bouche pour en ressentir tout le mauvais goût.
"Les hommes sont admirables. J'ai envie de vomir - et tout d'un coup ça y est : la nausée." . Plus loin, promenant
son leitmotiv "de trop" sur tout ce qui existe, la racine, les objets, les gens, lui, des morceaux de lui, des morceaux
morts de lui, il conclut : "J'étais de trop pour l'éternité". Voilà bien le paradoxe qui le fait souffrir. Voilà bien ce qu'il
ne supporte pas dans la création. Voilà bien l'effet miroir qu'il réalise pour le créateur pour lui prouver son échec.
Voilà bien la première étape d'une prière.
"La Nausée" est l'histoire d'un homme sans espérance. Cette vertu apparait en creux dans le texte, son absence y
est promenée comme une ombre. On la voit se dessiner à mesure du tissage du texte, comme le négatif d'une
photo. C'est à la fois ce qui manque au héros et ce que refuse l'auteur dans son conflit avec le Très Haut. La
lucidité exprimée est néanmoins la preuve d'une volonté d'envoyer des signes à l'infini, de faire pitié.