UN ENFANT N`EST PAS UN ÉTRANGER COMME LES AUTRES

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UN ENFANT N`EST PAS UN ÉTRANGER COMME LES AUTRES
UN ENFANT N’EST PAS UN ÉTRANGER
COMME LES AUTRES
Cour européenne des droits de l’homme (1re section)
Mubilanzila Mayeka et
Kaniki Mitunga c. Belgique, 12 octobre 2006
par
Bénédicte MASSON
Docteur en droit
Chargée de mission à France Terre d’Asile
Faut-il parler de séisme pour l’affaire Tabitha ? Après les
secousses qu’elle provoqua en Belgique, il semble en effet que
sa réplique au niveau européen risque d’entraîner des réactions
en chaîne dans tous les Etats européens (1) confrontés à l’arrivée de mineurs étrangers non accompagnés (2) sur leur territoire.
Ce phénomène n’est certes pas nouveau. Apparu au début des
années 1990, il s’est ensuite grandement amplifié au début des
(1) Pour un éclairage des pratiques françaises à la lumière de cet arrêt de la Cour
européenne, voy. J.-F. Martini, «L’inhumanité du traitement des enfants en zone
d’attente», J.D.J.-R.A.J.S. n° 262, février 2007, p. 19.
(2) Les mineurs étrangers non accompagnés sont généralement définis comme
« les ressortissants de pays tiers âgés de moins de dix-huit ans qui entrent sur le
territoire des Etats membres sans être accompagnés d’un adulte qui soit responsable d’eux, de par la loi ou la coutume, et tant qu’ils ne sont pas effectivement pris
en charge par une telle personne » (résolution n° 97/C 221/03 du Conseil de l’Union
européenne du 26 juin 2007, J.O.C.E., C 221 du 19 juillet 1997, p. 23, art. 1). Cette
définition est également retenue par le H.C.R. (Note sur les politiques et procédures
à appliquer dans le cas des enfants non accompagnés en quête d’asile, Genève, février
1997, pt 3.1) et par le Comité des droits de l’enfant (Observation générale n° 6
(2005), Traitement des enfants non accompagnés et des enfants séparés en dehors de
leur pays d’origine, 1er septembre 2005, CRC/GC/2005/6, § 7.). Il est précisé dans les
actes communautaires pris sur le fondement du titre IV du T.C.E. que la définition
des mineurs étrangers non accompagnés « couvre également les mineurs qui cessent
d’être accompagnés après leur entrée sur le territoire des Etats membres ». Le Programme pour les enfants séparés en Europe (P.E.S.E.) distingue les mineurs non
accompagnés des mineurs séparés sur le fait que ces derniers ne sont pas nécessairement séparés de tout proche (P.E.S.E., Déclaration de bonne pratique, 3e édition,
2004, p. 2).
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années 2000, et reste depuis relativement constant dans son
ampleur (3). Mais, bien que conscients des difficultés tant humaines
que juridiques induites par l’application à des enfants des dispositions du droit commun des étrangers, les Etats européens n’ont consenti que très récemment à adapter leur législation relative à
l’entrée et au séjour des étrangers à cette catégorie particulière (4).
Il a ainsi fallu attendre le cas extrême de l’affaire Tabitha, pour que
la Belgique s’engage enfin dans la voie des réformes (5).
Tabitha, jeune congolaise de cinq ans au moment des faits, vivait
en République démocratique du Congo auprès de sa grand-mère.
Cette dernière ne pouvant plus la prendre en charge, la mère de
Tabitha, qui venait d’obtenir la reconnaissance de la qualité de réfugié au Canada, chargea son frère, résidant aux Pays-Bas, d’aller
chercher sa fille en R.D.C. et de l’accueillir jusqu’à ce qu’elle puisse
la rejoindre. Ils furent interceptés à la frontière belge lors de leur
retour, les autorités estimant que l’oncle n’était pas en possession
des documents requis concernant Tabitha. Après qu’il eût expliqué
la situation, l’oncle fut autorisé à regagner les Pays-Bas tandis que
Tabitha, à l’encontre de laquelle les autorités belges avaient pris une
décision de non-admission, fut maintenue dans un centre de rétention. Elle y resta deux mois, avant d’être finalement reconduite au
Congo, alors même que la Chambre du conseil de Bruxelles (6) avait
jugé sa détention illégale. Elle voyagea seule et aucune personne formellement mandatée ne l’accueillit à son arrivée à Kinshasa. Face à
(3) Les mineurs étrangers non accompagnés ne sont le plus souvent comptabilisés
que lorsqu’ils sollicitent l’asile. On a constaté en France une forte augmentation de
cette population entre 1997 et 2001, puisque leur nombre est passé de 122 à 1 067.
Depuis 2002, le nombre se stabilise dans une fourchette allant de 500 à 600, à
l’exception de 2004 où ils ne furent que 207 mineurs comptabilisés. Le H.C.R. estime
qu’il y aurait eu 10.352 mineurs non accompagnés demandeurs d’asile dans les pays
de l’Union européenne en 2003 (Trends in unaccompanied and seperated children seeking asylum in industrial countries, 2001-2003, Genève, juillet 2004).
(4) Si l’on omet la résolution du Conseil du 26 juin 1997 dépourvue de force contraignante, il aura fallu attendre la mise en œuvre du titre IV du traité d’Amsterdam
pour que la question des mineurs étrangers non accompagnés commence à faire
l’objet d’un traitement communautaire, et seulement de manière sectorielle. En effet,
des dispositions spécifiques sont dorénavant systématiquement intégrées dans les
actes communautaires adoptés en matière d’asile et d’immigration.
(5) Loi-programme du 24 décembre 2002 : tutelle des mineurs étrangers non
accompagnés (dite «loi Tabitha»), Mon. b., 31 décembre 2002; arrêté royal du
22 décembre 2003 portant exécution du Titre XIII, Chapitre 6, «Tutelle des mineurs
étrangers non accompagnés» de la loi-programme du 24 décembre 2002, Mon. b.,
29 janvier 2004.
(6) Chambre du Conseil, Bruxelles, 16 octobre 2002, reproduite in J.D.J., n° 219,
novembre 2002.
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l’émotion que suscita cette histoire dans la population (7), les autorités belges parvinrent finalement à convaincre les autorités canadiennes d’autoriser le séjour de Tabitha auprès de sa mère.
Si la Cour européenne avait déjà eu l’occasion de se prononcer sur une
affaire relative au refoulement d’un mineur étranger non accompagné (8), c’est en revanche la première fois qu’elle reconnaît (9) que cette
pratique peut conduire à la violation de droits énoncés dans la Convention. Il convient toutefois de se garder de voir prima facie dans cet arrêt
une position de principe, dans la mesure où d’une part, l’arrêt précédent
rendu dans l’affaire Nsona semblait au contraire légitimer les pratiques
de refoulement, et où d’autre part certaines circonstances sont spécifiques au cas d’espèce. Les analyses, relatives tant à la détention à la
frontière des mineurs étrangers non accompagnés (I) qu’à leur refoulement (II) semblent toutefois avoir une portée erga omnes. Elles reflètent
l’argument qui sous-tend tout le raisonnement de la Cour, selon lequel
un enfant n’est pas un étranger comme les autres et doit à ce titre bénéficier d’un régime de protection renforcée. En ce sens, les références à la
Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989
sont inévitables mais troublantes par leur fréquence et leur portée.
I. – La détention des mineurs étrangers
non accompagnés aux frontières
La Cour européenne ne s’oppose pas par principe à la détention
des mineurs étrangers non accompagnés qui tentent de franchir irrégulièrement les frontières. Rejetant l’argument des requérantes qui
affirment que les mineurs ne peuvent être détenus que pour les seuls
motifs invoqués à l’article 5-1-d) de la Convention (10), la Cour ne
conteste pas que les Etats puissent détenir des mineurs étrangers
afin de les empêcher de pénétrer irrégulièrement dans leur territoire,
conformément à l’article 5-1-f). Ainsi sur le principe même se dissocie-t-elle des positions adoptées par la plupart des organisations
internationales, et notamment par le Comité des droits de
(7) Questions et interpellations jointes du 23 octobre 2002 au ministre de l’Intérieur Antoine Duquesne, in J.D.J., n° 219, novembre 2002, p. 50. Dans la même
revue, voy. Benoît Van Keirsbilck, «Shame on you», p. 4.
(8) Cour eur. dr. h., 28 novembre 1996, Nsona c. Pays-Bas, req. n° 23366/94.
(9) On notera que l’arrêt a été rendu à l’unanimité, alors même qu’un juge ad hoc,
P. Martens, avait été désigné par la Belgique.
(10) Arrêt du 12 octobre 2006, préc., §93. La Cour motive sa position au paragraphe 100, en estimant que cet article «renferme en réalité un cas spécifique, mais non
exclusif, de détention du mineur d’âge […]».
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l’enfant (11). En revanche, elle se prête à un examen des conditions
de détention dans ce cadre qui l’amène à conclure à la violation tant
de l’article 3 que de l’article 5-1 de la Convention (A). En outre, elle
considère que cette détention, bien que poursuivant un objectif légitime, a constitué une ingérence disproportionnée au regard de l’article 8 de la Convention (B). Mais si la Cour conclut à la violation de
droits énoncés dans la Convention européenne, elle y parvient par un
raisonnement troublant qui relève davantage d’une application de la
Convention de New York relative aux droits de l’enfant.
A. – Les conditions matérielles de détention
Si l’article 37-c) de la Convention internationale des droits de
l’enfant stipule que tout enfant privé de liberté doit être traité
d’une manière tenant compte des besoins des personnes de son âge,
et en particulier, qu’il doit être séparé des adultes, la Convention
européenne ne prescrit pas en revanche de mesure spécifique de ce
type en faveur des enfants. Pour autant, l’argumentation développée par la Cour ressemble étrangement à une application de la Convention de New York (12). Tout d’abord, la Cour juge insuffisantes
les attentions des autorités belges au regard «des besoins d’une
enfant de cinq ans» (13), reprenant ainsi, avec les termes, les obligations formulées dans la Convention de New York. On relèvera
ensuite avec intérêt que la Cour intègre dans son argumentation la
décision de la Chambre du conseil de Bruxelles qui a, elle, jugé la
détention de Tabitha illégale au regard des articles 3-1 et 3-2 de la
Convention de New York. Enfin lorsqu’elle juge des conditions de
détention de Tabitha au regard de l’article 3 de la Convention européenne, la Cour de Strasbourg porte une attention toute particulière
au fait que la petite fille a été détenue dans les mêmes conditions
que les personnes adultes (14), et semble déduire de ce seul élément
la violation de l’article 3. Elle estime en effet que la situation
d’extrême vulnérabilité dans laquelle se trouvait la petite fille (15),
(11) Comité des droits de l’enfant, Observation générale n° 6 (2005), préc., §40.
(12) Arrêt du 12 octobre 2006, §57.
(13) Ibidem, §52.
(14) Ibidem, §50.
(15) Ibidem, §55. La Cour affirme que «la seconde requérante relevait donc incontestablement de la catégorie des personnes les plus vulnérables d’une société et qu’il
appartenait à l’Etat belge de protéger et de prendre en charge par l’adoption de
mesures adéquates au titre des obligations positives découlant de l’article 3 de la
Convention». Pour une proposition de théorisation d’une échelle de la vulnérabilité,
voy. Bénédicte Masson, Le mineur étranger en droit français et européen, thèse dactyl., Paris XI, 2006, pp. 258-263.
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du fait de son très jeune âge, de son extranéité et de son isolement,
aurait dû conduire les autorités belges à adopter des mesures de
protection spécifiques. Et lorsque la Cour reproche à ces autorités
de ne pas avoir mis un terme à cette situation alors qu’elles avaient
expressément été «mises en position d’éviter ou de redresser les
manquements allégués», elle donne incidemment à voir la forme que
devrait prendre le maintien des mineurs étrangers non accompagnés
aux frontières pour être conforme à la Convention. Les propositions
faites par l’avocat de Tabitha et les recommandations adressées par
le Comité des droits de l’enfant à la Belgique (16) font office de
lignes directrices et conduisent l’analyse dès le début. Il faut donc
en déduire que le maintien de ces mineurs à la frontière ne pourra
être considéré comme conforme à la Convention que si un adulte est
expressément désigné pour s’en occuper et que des mesures d’encadrement et d’accompagnement psychologiques ou éducatives sont
dispensées par un personnel qualifié, spécialement mandaté à cet
effet (17).
Certains voudront peut être tempérer cette conclusion en arguant
du fait qu’en l’espèce, Tabitha a été maintenue deux mois dans un
centre fermé avec des adultes, et que c’est donc avant tout la durée
de cette détention que la Cour condamne. Il est probable que lorsque la Cour apprécie la gravité du mauvais traitement subi par
Tabitha, elle tient compte de cet élément. Mais il apparaît clairement dans les termes mêmes de l’arrêt que ce sont avant tout les
conditions de la détention qui ont fondé la décision de la Cour (18).
Elle ne fait en outre référence qu’une fois à la durée de cette détention (19), constatant un fait, sans paraître ensuite lui accorder une
attention primordiale.
L’affaire Nsona ne fait que confirmer paradoxalement cette hypothèse. Car si la Cour ne retient pas la violation de l’article 3 de la
Convention pour ce qui concerne la détention de la jeune Francine,
(16) Elle juge ainsi que «les dispositions prises par les autorités belges […] étaient
loin d’être suffisantes au regard de l’obligation de prise en charge pesant sur l’Etat
belge, qui disposait, pourtant, d’un éventail de moyens» (§58, non souligné dans le
texte). Ce faisant, la Cour reproduit indirectement l’obligation formulée à l’article 37,
b) de la Convention de New York, en vertu de laquelle l’arrestation, la détention ou
l’enfermement d’un enfant ne doit être qu’une mesure de dernier ressort.
(17) Arrêt du 12 octobre 2006, §50, a contrario.
(18) Ibidem, §58 : «[La Cour] ne doute pas que la détention de la seconde requérante dans les conditions telles qu’ont été décrites ci-dessus l’a placée dans un état de
profond désarroi» (non souligné dans le texte).
(19) Ibidem, §50.
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qu’elle qualifie seulement d’«expérience pénible» (20), c’est précisément parce que la petite fille de neuf ans a été détenue deux jours
en hôtel puis cinq jours en garderie. La Cour relève à ce titre que
«nul n’a prétendu que la santé physique et mentale de Francine
aurait subi des dommages, si minimes fussent-ils» (21).
La Cour va également se fonder, entre autres (22), sur le caractère
impropre des conditions de détention pour conclure à la violation de
l’article 5, §1er de la Convention dans l’affaire Tabitha. Faisant référence à sa jurisprudence Aerts c. Belgique (23), elle rappelle qu’«un
lien doit exister entre, d’une part, le motif invoqué pour la privation de liberté autorisée et, de l’autre, le lieu et le régime de la
détention». Mais si Tabitha, en tant qu’étrangère ayant tenté de
franchir irrégulièrement les frontières, pouvait être a priori légitimement maintenue en centre fermé par les autorités belges, la Cour
considère en revanche, comme elle l’affirme auparavant (24), que sa
situation de mineure non accompagnée doit primer sur le caractère
illégal de son entrée. Elle affirme une fois encore que les conditions
de détention, en ce qu’elles sont les mêmes que pour les adultes,
«n’étaient par conséquent pas adaptées à sa situation d’extrême
vulnérabilité liée à son statut de mineure étrangère non
accompagnée» (25). Ce faisant, elle impose un régime de détention
spécifique pour les mineurs, quels que soient les motifs de cette
détention, et rejoint ainsi la finalité de la Convention de New York.
Ce rapprochement incident avec la Convention des droits de
l’enfant ne manque pas d’étonner, tant il est manifeste et qu’il contraste avec la fermeté habituelle de la Cour sur les questions
d’immigration ces dernières années. Il se révèle également lorsque la
Cour procède à l’examen de la violation alléguée de l’article 8 de la
Convention européenne.
(20) Arrêt du 28 novembre 1996, préc., §99.
(21) Ibidem.
(22) La Cour analyse en premier lieu la légalité de la détention de Tabitha au
regard du droit interne, et émet de sérieux doute compte tenu de la décision de la
Chambre du conseil de Bruxelles du 16 octobre 2002 (§§96 à 98).
(23) Arrêt du 30 juillet 1998, préc., §102.
(24) Arrêt du 12 décembre 2006, §55 : «Eu égard à la protection absolue conférée
par l’article 3 de la Convention, il convient, selon la Cour, de garder à l’esprit que
c’est cet élément qui est déterminant et que celui-ci prédomine sur la qualité d’étranger en séjour illégal de [Tabitha].»
(25) Ibidem, §103.
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B. – L’isolement provoqué par la détention
La Cour confère à cet article une portée qui va même au-delà des
arguments des requérants. Elle estime en effet, au regard du droit
au respect de la vie privée (26), qu’«en l’absence de tout risque que
[Tabitha] ne se soustraie au contrôle des autorités belges, sa détention en centre fermé pour adultes ne répondait à aucune nécessité»,
justifiant son propos par le fait que «d’autres mesures paraissant
conformes à l’intérêt supérieur de l’enfant garanti par l’article 3 de
la Convention sur les droits de l’enfant étaient en effet envisageables,
comme le placement en centre spécialisé ou en famille
d’accueil» (27). Outre le fait qu’elles peuvent être qualifiées de traitements inhumains et qu’elles violent son droit à la liberté tel que
garanti à l’article 5-1, il faut donc considérer que les conditions de
détention de Tabitha portent également atteinte à son droit au respect de sa vie privée. On ne saurait condamner plus clairement ces
pratiques. Dans les paragraphes précédents, la Cour avait déjà
reconnu, de manière plus attendue, la violation du droit de Tabitha
au respect de sa vie familiale du fait de sa détention.
Les requérantes ont en effet allégué que la détention de Tabitha
constituait une ingérence disproportionnée au regard de l’article 8.
Rappelant que la réunification familiale est un droit fondamental
des réfugiés, elles invoquent également la Convention de New York
comme grille de lecture pour apprécier l’ingérence dans la vie familiale de l’enfant (28), révélant ainsi la multiplicité des fondements
juridiques de ce droit. Elles estiment d’une part que les autorités
belges auraient dû faciliter la réunification de Tabitha et de sa mère
réfugiée au Canada, et, d’autre part, que dans cette attente, aucun
motif ne justifiait qu’elle soit maintenue en centre fermé. Le Gouvernement argue à l’inverse de l’entrée frauduleuse (29) de Tabitha
sur le territoire belge et de l’absence de toute demande de regroupement familial introduite par sa mère pour justifier sa détention.
Ces éléments conduisent le Gouvernement à considérer l’ingérence
(26) La Cour fait valoir une conception large de la vie privée, qui «couvre l’intégrité physique et morale d’une personne» (§83).
(27) Ibidem, §83, non souligné dans le texte.
(28) Ibidem, §73 : «Selon les requérantes, les obligations d’un Etat partie à la Convention de New York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant (en particulier les articles 3 et 10 de cette convention) peuvent servir de guide dans l’appréciation de la nécessité de l’ingérence dans la vie familiale d’un enfant».
(29) Ibidem, §74.
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dans sa vie familiale comme proportionnée et à évacuer in fine le
fait qu’il s’agisse en l’espèce d’une enfant (30).
L’existence d’une vie familiale et d’une ingérence justifiée par un but
légitime n’étant pas contestée, la Cour ne fait que les constater sans s’y
attarder (31). La difficulté naît de l’appréciation de la proportionnalité
de cette ingérence au motif invoqué. La Cour rappelle à cet égard que
«la détention dans les centres de rétention d’étrangers en attente
d’expulsion n’est acceptable que pour permettre aux Etats de combattre l’immigration clandestine tout en respectant leurs engagements
internationaux, au rang desquels se trouvent ceux nés de la Convention
ainsi que de la Convention de New York de 1989 sur les droits de
l’enfant» (32). Il en résulte que les impératifs de politique migratoire des
Etats doivent être conciliés avec la protection des droits fondamentaux, et «ne pas priver les étrangers de la protection accordée par ces
conventions pas plus qu’elle ne doit priver le mineur étranger, de surcroît non accompagné, de la protection liée à son état» (33).
De manière assez inattendue, la Cour commence par pointer le
fait que c’est précisément la détention de Tabitha qui a conduit à
la situation d’isolement (34). Tabitha était en effet accompagnée de
son oncle, à qui sa mère l’avait confiée. Le maintien de Tabitha en
centre de rétention a donc eu pour effet de la séparer du seul membre de famille présent à ce moment-là et de la livrer à elle-même.
Enfant séparée de ses parents, Tabitha est devenue, lors de son
entrée sur le territoire belge, mineure non accompagnée. La détention a en conséquence créé les conditions d’une extrême vulnérabilité en privant l’enfant de toute relation avec son oncle et en faisant
obstacle à ce qu’elle rejoigne sa mère. Cet élément est l’un de ceux
qui conduit la Cour à estimer qu’il y a eu une ingérence disproportionnée dans le droit de Tabitha au respect de sa vie familiale.
Cet argument est particulièrement intéressant pour deux raisons.
En premier lieu, c’est la première fois que la Cour établit ce lien de
cause à effet entre la détention et la situation d’isolement des
(30) Le Gouvernement relève bien que cet élément n’est pas sans incidence, puisque dans un premier temps «[il] admet que l’on puisse se demander si ces principes
doivent être nuancés lorsqu’on se trouve en présence d’un enfant en bas âge» (§74).
(31) Ibidem, §§75 à 79.
(32) Ibidem, §81, non souligné dans le texte.
(33) Ibidem.
(34) «La Cour observe que la détention a notamment eu pour conséquence en
l’espèce de séparer la seconde requérante du membre de sa famille à qui elle avait été
confiée et qui en avait la charge, lui conférant ainsi le statut de mineure étrangère non
accompagnée caractérisé à l’époque par une situation de vide juridique» (§82).
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mineurs non accompagnés. En second lieu, la Cour ne tient pas
rigueur à l’oncle d’avoir dans un premier temps voulu faire passer
sa nièce pour sa fille, et n’évoque pas le doute qu’une telle déclaration pourrait provoquer quant à la réalité du lien de parenté. Or,
dans l’affaire Nsona, où la situation était pourtant similaire (35),
elle avait pris une position à la fois plus sceptique et plus moralisatrice. Condamnant le «recours à la tromperie», elle avait dégagé
les autorités néerlandaises de leur responsabilité, estimant qu’elle
«ne sauraient être blâmées pour avoir refusé, une fois celle-ci découverte, d’admettre des allégations non étayées par des preuves» (36).
Cette morale n’avait à l’époque déjà pas totalement convaincu, et
le juge De Meyer indiquait ainsi dans une opinion dissidente que si
les doutes qu’on pouvait avoir sur la nature des liens unissant Francine à Bata Nsona étaient sérieux, «l’âge de la fillette imposait un
examen un peu plus approfondi de leur cas, alors même que, Dieu
sait pourquoi, les intéressés avaient eu recours à la tromperie lors
de leur arrivée». Le juge estimait qu’il y avait eu violation du droit
des deux requérantes au respect de leur vie privée et familiale, du
fait non pas de la détention, mais du refoulement de Francine.
Suivant ensuite les arguments des requérantes, la Cour dénonce
l’inaction des autorités belges pour faciliter la réunification familiale
de Tabitha et de sa mère. Ce faisant, elle reprend l’obligation imposée
aux Etats parties par l’article 10 de la Convention de New York, et
postule donc, à l’inverse du Gouvernement belge, que le fait d’être un
enfant, qui plus est dans une situation de particulière vulnérabilité,
doit primer sur toute autre considération dès lors qu’il s’agit du droit
fondamental au respect de sa vie familiale. Il faut toutefois rappeler
une circonstance spécifique au cas d’espèce : le fait que la mère de
Tabitha avait obtenu la reconnaissance de la qualité de réfugié au
Canada. Car dès lors, une question ne manque pas de se poser : cet
élément est-il de nature à expliquer à lui seul la fermeté dont la Cour
fait preuve? En effet, sa position ne manque pas de surprendre dans
la mesure où elle n’a pas toujours fait preuve d’un tel humanisme
dans des situations pourtant proches (37). Il semble néanmoins à la
(35) Bata Nsona avait tenté de faire passer sa nièce Francine pour sa fille et avait
falsifié son passeport en conséquence.
(36) Arrêt du 28 novembre 1996, préc., §113.
(37) A propos du regroupement familial, voy. notamment Cour eur. dr. h.,
19 février 1996, Gül c. Suisse, req. n° 23218/94, J.C.P. G., 1997.I.4000, note
F. Sudre; A.J.D.A., 1996, p. 387, note J.-F. Flauss. Dans un sens plus favorable,
voy. Cour eur. dr. h., 21 décembre 2001, Sen c. Pays-Bas, req. n° 31476/96,
A.J.D.A., 2001, p. 1072. Sur le séjour irrégulier d’un enfant, voy. Cour eur. dr. h.,
31 janvier 2006, Rodrigues da Silva c. Pays-Bas, req. n° 50435/99.
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lecture du dispositif que, si la qualité de réfugié du parent oblige les
autorités belges à d’autant plus de zèle, elle ne conditionne pas cependant l’obligation positive qui pèse sur ces autorités. La Cour constate
en effet dans un premier temps que «l’action des autorités n’a nullement tendu à la réunion de la mère et de la fille mais l’a au contraire
contrariée. Informées depuis le début de ce que la première requérante se trouvait au Canada, les autorités belges auraient dû faire des
démarches approfondies auprès des autorités canadiennes visant à
éclaircir la situation et à réunir les intéressés. La Cour est d’avis que
ce devoir s’imposait avec encore plus de force à partir du 16 octobre
2002, date à laquelle les autorités belges reçurent une télécopie émanant du H.C.R. qui contredisait les informations dont elles disposaient jusqu’alors» (38).
La même interrogation relative à l’incidence de la qualité de réfugié reconnue à la mère de Tabitha se pose lorsque la Cour examine
non plus la détention, mais le refoulement de la petite fille.
II. – Le refoulement des mineurs étrangers
non accompagnés
L’examen de la légalité du refoulement de Tabitha au regard des
droits protégés par la Convention européenne, classique dans ses
moyens, est intéressant dans sa finalité. Car, si la Cour reprend bien
entendu les arguments traditionnels en matière d’éloignement des
étrangers, elle donne raison aux requérantes en reconnaissant la violation des articles 3, 8 et 5, §4 de la Convention. Il n’est guère utile
de s’attarder sur le jugement que la Cour porte sur les conditions
de recours, tant les faits sont accablants et le raisonnement limpide (39). C’est l’empressement dont les autorités belges ont fait
preuve en l’espèce pour refouler Tabitha qui demeure, lui, incompréhensible. La Cour s’est d’ailleurs largement fondée sur cette attitude pour juger que le refoulement de Tabitha est, d’une part, constitutif d’un traitement inhumain, et d’autre part, qu’il a porté
atteinte de façon disproportionnée au droit des requérantes au respect de leur vie familiale. Les mêmes arguments fondent le constat
de ces deux violations.
Quelques faits méritent d’être rappelés. Lorsqu’elle a été refoulée,
Tabitha a effectué le voyage seule, «sans être accompagnée par une
(38) Arrêt du 12 octobre 2006, préc., §82, non souligné dans le texte.
(39) Ibidem, §§106 à 114.
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Bénédicte Masson
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personne adulte à qui cette mission aurait été confiée par les autorités belges» (40). A son arrivée, M. B., un oncle de Tabitha, était
absent, et aucune autre personne susceptible de la prendre en
charge n’était présente. Elle a finalement été hébergée par Mme T.,
de l’Agence nationale de renseignements de R.D.C., jusqu’à ce que
les autorités belges et canadiennes s’accordent pour que Tabitha
soit autorisée à rejoindre sa mère au Canada.
Ces éléments témoignent du «manque de préparation et de
l’absence de mesures d’encadrement et de garanties entourant le
refoulement litigieux» (41). Il faut déduire a contrario des reproches
formulés par la Cour que les autorités étatiques, lorsqu’elles refoulent un mineur non accompagné, doivent d’une part désigner une
personne qui l’assiste durant le voyage (42), et doivent d’autre part
s’assurer des conditions dans lesquelles ce mineur sera accueilli à
son arrivée. En effet, «selon la Cour, il découle de ce qui précède que
les autorités belges n’ont pas veillé à ce qu’une prise en charge effective de la seconde requérante ait lieu et n’ont pas tenu compte de
la situation réelle que risquait d’affronter l’enfant lors de son retour
dans son pays d’origine» (43). Le refoulement, dans de telles conditions, a nécessairement causé à la petite fille «un sentiment
d’extrême angoisse» et «fait preuve d’un manque flagrant d’humanité envers sa personne, eu égard à son âge et sa situation de
mineure non accompagnée de sorte qu’il atteint le seuil requis pour
être qualifié de traitement inhumain». Cette conclusion est consternante, tant il est aberrant qu’il faille en passer par un jugement de
la Cour européenne pour constater un manque aussi flagrant
d’humanisme (44). L’intérêt de cette analyse est ainsi bien moins
dans sa conclusion que dans ce qu’elle ouvre comme horizon.
(40) Ibidem, §67.
(41) Ibidem, §66. La Cour parle même plus loin de «totale improvisation» (§67).
(42) La Cour estime que le fait que la compagnie aérienne ait pris l’initiative
d’assigner à une hôtesse de l’air la tâche de s’occuper de l’enfant durant le temps
strict du vol est insuffisant pour dédouaner les autorités belges de leur responsabilité
(§68). Elle avait pourtant jugé du contraire dans l’affaire Nsona (arrêt du 28 novembre 1996, préc., §102).
(43) Ibidem, §68. Les circonstances dans l’affaire Nsona étaient différentes, Francine ayant été accompagné par une personne ayant un lien suffisant avec elle et
accueillie ensuite par les proches chez lesquels elle vivait avant son départ pour les
Pays-Bas.
(44) Dans des termes crus mais efficaces, Benoît Van Keirsbilck, dans sa note
d’humeur précitée, stigmatise l’obéissance aveugle des fonctionnaires qui a conduit
à cette situation, résumée dans ces mots : «Déshumanisation poussée à l’extrême».
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Rev. trim. dr. h. (71/2007)
La logique de la Cour poussée au-delà du cas d’espèce permet
bien des prospectives. En effet comment faut-il entendre l’obligation qui est faite par la Cour aux Etats de «[veiller] à ce qu’une
prise en charge effective ait lieu» et de «[tenir] compte de la situation réelle de l’enfant lors de son retour dans son pays d’origine»?
L’accueil matériel par des adultes capables de le prendre en charge
est-il suffisant ou faut-il accorder à cette obligation une portée plus
grande, qui imposerait aux Etats de s’assurer que l’enfant sera
accueilli durablement, dans des conditions qui ne seront pas contraires à l’article 3 de la Convention européenne (45)? Compte tenu
de la rigueur avec laquelle la Cour a examiné la détention et le
refoulement de Tabitha au regard de cet article, et de l’affirmation
récurrente de la nécessité pour les autorités de tenir compte de
l’état et des besoins de l’enfant, il semble qu’il faille privilégier
l’hypothèse d’une interprétation large. Elle s’inscrit en outre dans
la démarche de la Cour de s’inspirer de la Convention des droits de
l’enfant pour l’application de la Convention européenne à l’égard
des enfants.
Outre la nécessité de veiller à une prise en charge effective de
l’enfant sur le territoire vers lequel il est refoulé, les Etats devraient
alors s’assurer que les besoins essentiels de l’enfant seront satisfaits
et que sa santé ou sa sécurité ne seront pas mises en danger. Le
refoulement d’un enfant qui conduirait à son accueil dans une
famille d’une extrême pauvreté, où la survie même de l’enfant ne
serait pas assurée, serait bien évidemment contraire à l’article 3 de
la Convention. La difficulté surgit de l’appréciation de ces besoins
essentiels (46) et de la situation dans le pays d’origine. Elena Rossi,
en mentionnant le cas des enfants vendus par leurs proches, met en
lumière une autre difficulté du même ordre (47). Dans ces circonstances, la mise en œuvre mécanique du droit au respect de la vie
familiale pourrait conduire à la violation de l’article 3 de la Convention européenne. Dans l’affaire Tabitha, au contraire de ces
hypothèses, les autorités belges auraient dû faciliter le respect de
l’unité familiale et non l’entraver. Cette obligation s’imposait
(45) Il s’agirait des «obligations positives de l’Etat belge, […] de prendre les mesures et précautions requises» (§69).
(46) Voy. à ce propos Bénédicte Masson, op. cit., sp. pp. 89 à 111 et 275 à 318;
Comité des droits de l’enfant, Observation générale 6 (2005), préc., sp. §§84 à 88.
(47) Elena Rossi, «Evaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant et Convention des
droits de l’enfant», R.A.J.S.-J.D.J. n° 221, janvier 2003, p. 18.
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Bénédicte Masson
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d’autant plus que Tabitha, en étant la fille d’une réfugiée, risquait
d’être en danger sur le territoire congolais (48).
Ainsi la mise en œuvre mécanique du droit commun des étrangers
à l’égard d’un mineur non accompagné, en ce quelle ne tient pas
compte de sa vulnérabilité particulière, aboutit inévitablement à la
violation de ses droits fondamentaux. La reconnaissance de droits
catégoriels à l’enfant, notamment par la Convention de New York,
prouve s’il était besoin qu’un enfant nécessite une attention et un
traitement particuliers. Un enfant n’est pas un étranger comme les
autres et son statut oblige les Etats à lui accorder une protection
particulière.
Conclusion
On ne saurait trop répéter, en écho à la Cour, qu’«il y a donc
nécessité de concilier la protection des droits fondamentaux et les
impératifs de la politique d’immigration des Etats» (49). L’arrêt du
12 octobre 2006 marque en ce sens un tournant. Dix ans plus tôt
dans l’affaire Nsona, la Cour s’était refusée à reconnaître les violations des droits fondamentaux de la petite Francine, notamment au
motif de son entrée irrégulière sur le territoire. La Cour décide au
contraire dans l’affaire Tabitha de ne pas faire primer cet argument,
et apprécie la violation des droits au regard de la situation personnelle de Tabitha, prise comme victime, qui ne doit pas souffrir de
l’inconséquence de ses proches. Si la Cour reconnaît parallèlement
qu’il y a eu violation des droits garantis par la Convention dans le
chef de la mère de Tabitha, c’est avant tout au regard de la situation de la petite fille que la Cour raisonne, lui conférant ainsi le statut de sujet direct et indirect de droits, et non plus seulement celui
d’objet de droits. Dès lors, l’éclairage apporté par la Convention des
droits de l’enfant comme grille de lecture est indispensable. La Cour
de Strasbourg deviendrait-elle in fine la gardienne des droits de
l’enfant?
✩
(48) Cet argument énoncé par les requérantes (§64) n’est toutefois pas repris par
la Cour. Dans l’affaire Nsona, elle notait sur ce point que «nul n’a prétendu que la
fillette eût quoi que ce soit à craindre des autorités zaïroises» (arrêt du 28 novembre
1996, préc., §100).
(49) Arrêt du 12 octobre 2006, préc., §81.