MOURIR POUR KOBANE Patrice FRANCESCHI - AA

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MOURIR POUR KOBANE Patrice FRANCESCHI - AA
MOURIR POUR KOBANE
Patrice FRANCESCHI
Equateurs – 2015
Cet ouvrage présente comme premier intérêt d’avoir été écrit par un auteur qui est allé sur le
terrain et connaît aussi bien les différents aspects du conflit, qui s’étend de la Syrie à l’Irak
que les plus hauts responsables kurdes. La réflexion de Patrice Franceschi repose donc sur des
constats objectifs et des réalités factuelles, même si l’interprétation qu’il en donne n’est pas
exempte de toute critique ; la grande proximité sur le terrain avec une partie à un conflit recèle
toujours le risque de l’hagiographie pour celui qui en témoigne. Il n’en demeure pas moins
que ce travail d’enquête et d’observation in situ confère à son livre une intensité particulière.
L’auteur décrit avec une particulière acuité cette résistance contre la barbarie à Kobané, Tel
Khanzir, Afrin ou dans les environs de Djézireh ; il incarne à sa manière le combat de la
civilisation contre l’inhumanité qui concerne de nombreux pays aujourd’hui. Il insiste sur le
fait que les Kurdes qui luttent contre l’oppression de l’Etat syrien et maintenant contre Daech
le font pour défendre des valeurs essentielles similaires aux nôtres dans une enclave du monde
où règnent le totalitarisme, l’oppression, l’extrémisme religieux le plus radical et la violence
la plus dure.
Ce combat contre l’inhumanité, les Kurdes le conduisent au nom de la « liberté individuelle et
collective, de l’égalité homme/femme, de la laïcité, du respect des minorités, de la justice
économique ». L’auteur renvoie ainsi aux pays démocratiques leur capacité à soutenir ces
forces de résistance kurdes pour permettre à cette conception de l’homme et du monde de
triompher. A cet égard, la petite ville détruite de Kobané, où Kurdes et Djihadistes de Daech
s’affrontent dans un combat terrible, incarne cette ligne de front (ligne de fracture) où « ces
valeurs essentielles » font face à la barbarie la plus extrême. Or, les kurdes ne réclament pas
d’intervention militaire, seulement des armes pour lutter contre l’ennemi commun que
représentent le djihadisme international et la Charia.
Avec un peu d’emphase, P. Franceschi compare les combattants kurdes aux spartiates de
Léonidas lors de la bataille des Thermopyles ; il les décrit comme des hommes imprégnés de
stoïcisme préférant la mort à la servitude. Les femmes combattantes kurdes sont également
comparées à Jeanne d’Arc, corrélation pouvant sembler quelque peu surprenante, même si
elle est destinée à marquer les esprits dans le cadre d’un combat sans merci.
Mais la principale difficulté que souligne l’auteur dans le cadre du combat des Kurdes contre
les islamistes de Daech réside dans la trop grande asymétrie des forces, ces derniers disposant
d’armements lourds et modernes saisis aux forces irakiennes – chars, lance-missiles…– face
aux moyens limités des premiers. En effet, même les Etats qui pourraient être acquis à leur
cause ne les soutiennent que très peu matériellement. C’est notamment le cas des Etats
membres de l’OTAN qui ne veulent pas « froisser » la Turquie dans sa lutte contre le PKK,
l’organisation révolutionnaire jumelle de celle des kurdes de Syrie (le PYD de Saleh Muslim)
et d’Irak (l’UPK de Jalal Talabani et le PDK de Massoud Barzani), qui revendique défendre
les droits des 15 millions de Kurdes vivant dans ce pays. Cependant, l’auteur nous assure que
le mouvement ne vise pas l’indépendance mais l’autonomie et que la tonalité idéologique
dominante est désormais orientée vers la social-démocratie.
Les forces kurdes ont le sentiment d’un abandon de « ceux qui pensent comme eux » et que la
Turquie se satisfait d’un conflit qui les détruit dans une Syrie souvent considérée comme base
arrière du PKK, à l’instar de l’Irak. Ainsi, les forces de résistance kurdes sont prises en étau
entre la frontière turque érigée en véritable muraille et les forces de Daech. Les turcs
n’acceptent pas que des régions entières puissent être dirigées par les Kurdes, comme cela fut
le cas dans le nord de l’Irak ou à Rojava, à proximité de sa frontière avec la Syrie. Les
autorités turques redoutent que les kurdes vivant sur le territoire national ne soient galvanisés
par ces précédents.
Mais les hésitations de l’Occident critiquées par l’auteur ne sont-elles pas aussi liées à
l’engagement idéologique originel du PKK qui incarne un acteur kurde incontournable, aux
risques de luttes intestines des différents courants qui traversent la mouvance kurde et à la
crainte d’étendre encore davantage la déstabilisation d’une région déjà en proie à une crise
sans précédent ?
La victoire de Kobané ne marque pas la fin de cette histoire des combattants kurdes qui
doivent poursuivre leur engagement tant que l’ennemi islamiste n’est pas défait. Elle ramène
ces combattants aguerris à un rapport avec le temps qui rejoint celui qu’ils ont avec leur
propre destin. La victoire des valeurs qu’ils portent est étroitement liée à leur existence même,
à une autonomie à laquelle ils aspirent et pourquoi pas au pays qui leur demeure contesté.
« Mourir pour Kobané » est un livre bien écrit, qui permet au lecteur de mieux connaître
certains aspects d’un combat qui n’est pas toujours bien perçu. Il permet d’accéder à la réalité
des combattants et combattantes kurdes déterminés et courageux et au fonctionnement
politique de leurs dirigeants. Il s’accompagne d’une véritable réflexion sur les enjeux du
conflit qui se déroule aux portes de la Turquie.