La simplicité au cœur de la rencontre éd

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La simplicité au cœur de la rencontre éd
POINT DE VUE
SPÉCIAL ASSEMBLÉE GÉNÉRALE UNMFREO 2015
La simplicité au cœur de la r
BRUNO ROCHE, CONSULTANT,
AGRÉGÉ DE PHILOSOPHIE :
Deux choses me frappent en
tant que témoin de ces deux
journées de votre assemblée
générale, à la fois l’esprit de vitalité et l’esprit de simplicité.
LA VITALITÉ
L’esprit de vitalité, c’est-à-dire un mouvement qui n’a pas besoin, comme le font
beaucoup d’autres, de se réformer sans
cesse, puisque finalement, il ne cesse de se
confronter à la réalité nouvelle. Il ne cesse
de se confronter à ses propres options
pédagogiques et éducatives. Il ne cesse
de se confronter à ses propres convictions,
et par là même, il se conforte. Je crois qu’il
n’y a pas d’autre moyen pour un mouvement que de conserver sa vitalité que de se
conforter en se confrontant.
LA SIMPLICITÉ
Puis ce qui me frappe, c’est l’esprit de
simplicité. La preuve en est, je ne suis pas
un expert, je ne suis pas un chercheur, je
ne suis pas un enseignant-chercheur, je
suis juste un passionné d’enseignement et
d’éducation. Je trouve que c’est la grandeur
de votre mouvement que de laisser, en fin
de congrès, la parole à un type comme moi.
Esprit de simplicité, en deux mots, parce
que le simple, ce n’est pas ce qui s’oppose
au difficile. C’est le facile qui s’oppose au
difficile. Le simple s’oppose au complexe, or,
ce qui me frappe, c’est que nous sommes
dans un monde qui se complique, et on voit
bien dans le domaine éducatif et pédagogique le développement des procédures
et des dispositifs en tout genre, des procédures de contrôle, des mesures du résultat
et des mesures de la mesure du résultat.
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LES Ca HIERS DES MFR
N°23
Qu’advient-il lorsqu’un État passe la moitié
de son temps à mesurer les causes de son
efficacité ?
Je crois qu’un des grands enjeux de votre
mouvement, c’est de conserver cet esprit
de simplicité. Rester simple, parce que
l’acte éducatif et pédagogique est lui-même
fondamentalement simple. C’est un défi de
conserver cet esprit de simplicité qui est au
cœur de la rencontre éducative, dans un
monde qui se complique toujours plus.
Au-delà de ces constats qui définissent une
sorte de permanence, je voudrais quand
même vous faire part d’un changement.
Un enthousiasme partagé
Je ne me souviens pas d’avoir vécu, en
Assemblée générale, un aussi gros délire
collectif que celui que nous avons vécu
ensemble hier en fin d’après-midi.
Je me demande d’où vient cette émotion
collective si intense. Permettez-moi de
décrire les raisons de cette émotion intense
que nous avons vécue ensemble.
Qu’avons-nous vu sur cette scène ? Un projet, un défi collectif à relever, un événement.
Cela nous montre le chemin. Nous devons
être, chacun à notre place, chacun dans nos
Maisons, chacun dans notre responsabilité
d’enseignants, des artisans, des promoteurs d’événements collectifs. Autrement dit,
ne jamais être trop séparé de l’action, c’est
la grandeur de votre mouvement que de ne
jamais trop éloigner la théorie de l’action.
Qu’avions-nous hier sur la scène si ce
n’est pas un enthousiasme partagé, une
empathie formidable entre les jeunes et les
adultes ? Je ne crois pas que les jeunes
désirent l’égalité. Je crois que l’égalité, c’est
une idée d’adultes, une idée compliquée.
En revanche, la justice, c’est une idée
d’enfant. Ce que nos jeunes attendent de
nous, c’est la justesse de nos conduites, de
nos regards, de nos comportements à leur
égard. Voilà ce de quoi ils sont en attente,
SEPTEMBRE 2015
et voilà pourquoi ils comptent sur nous,
comme l’a très bien dit le jeune qui a pris la
parole à l’instant.
Cette émotion collective est liée à cet
enthousiasme partagé qui permet de surmonter le trac, les difficultés. La terre est
basse et elle le restera. Notre rôle n’est
donc pas de faire croire qu’il n’y a pas de
difficulté, notre rôle n’est pas de dissoudre
les difficultés dans l’égalité du débat ou des
dispositifs. Notre rôle est d’être les témoins
que cela vaut le coup d’affronter les difficultés, et que l’homme dit quelque chose de
lui-même quand il surmonte les obstacles.
Je crois qu’on n’éduque personne en portant sur le monde et sur les hommes un
regard de désespéré. Le scepticisme nous
est interdit parce que nous sommes des
préparateurs d’avenir. La culpabilité excessive nous est interdite.
La pédagogie
de la rencontre
Nous avions un chef de chœur, un chœur,
des jeunes, une guitare, à l’image de l’esprit
de simplicité. Les ordinateurs sont ici des
outils, pas des modes de vie. Votre projet
À quoi ressemblent
nos établissements, quelle
est leur configuration ?
Sont-ils plus près
de la maison ou
du hall de gare ?”
encontre éducative
n’est pas celui de l’école numérique, et
c’est une chance. On n’éduque pas par un
écran, on éduque par une rencontre.
Ceci me permet d’en venir à votre projet.
Vous réaffirmez quelque chose qui me
semble crucial, c’est qu’on ne peut éduquer
que dans une pédagogie de la rencontre.
Ce qui me frappe, c’est qu’une rencontre
conserve toujours quelque chose d’imprévisible, d’inattendu, de non planifiable, sinon
c’est un rendez-vous. Et dans un rendezvous, vous le savez, quand cela ne marche
pas comme vous l’avez planifié, c’est
justement qu’une rencontre est possible.
Souvenez-vous des rendez-vous amoureux.
C’est quand cela ne marche pas comme on
l’avait imaginé, planifié, que la rencontre
se donne.
Autrement dit, la rencontre, c’est le
contraire de la relation, et je vous propose
donc de proscrire de notre langage cet
affreux mot de « relations pédagogiques »
au profit de « rencontres éducatives ». De
ce point de vue, je crois que l’éducation a
beaucoup souffert de l’excès des procédures, des techniques, des méthodes, des
plans, des métas plans…
Elle a beaucoup souffert des sciences qui
ont prétendu la découper en dispositifs, en
espaces, en séquences. D’ailleurs, hier,
vous avez voulu remplacer « atelier » par
« espace », et bien mal vous en a pris,
personne n’était capable de penser le mot
« espace ». Mais il n’y a pas de hasard,
c’est que ce mot ne vous convient pas, il
faut le proscrire. Il n’est pas inscrit dans
l’ADN de votre mouvement. Vous êtes
des hommes du lieu, pas des hommes de
l’espace.
Après beaucoup d’années passées dans
l’enseignement, il y a une chose qui me
reste totalement incompréhensible, c’est
la fécondité de l’acte éducatif parce que
dans cette fécondité, ce geste parle d’une
sorte de mise en présence à l’autre, d’un
affleurement de la liberté, de l’affleurement
du désir de comprendre, et tout cela nous
échappe complètement. De telle sorte qu’il
me semble qu’il y a, dans l’acte éducatif,
quelque chose comme une déprise. Nous
arrivons avec nos outils, et en même temps,
nous nous rendons compte que la fécondité
que nous cherchons dépasse nos outils, et
sera donnée par surcroît, dans un événe-
Bruno Roche est un
bon connaisseur du
mouvement des MFR
avec lequel il a travaillé
notamment lors de
l’élaboration de son
projet en 2005.
ment imprévisible que nous ne pouvons pas
ni planifier ni préparer.
Cette rencontre que vous mettez au cœur
de l’acte éducatif dans votre projet, je crois
que cette rencontre dans laquelle la liberté
et la responsabilité des acteurs sont sollicitées, ne peut pas avoir lieu n’importe
où. On ne se rencontre pas dans un hall
de gare. On s’y croise, on s’y double, on
s’y entasse, on s’y toise, on s’y gêne, on y
rivalise surtout quand on est dans la file qui
n’avance pas.
La question à laquelle nous sommes
renvoyés est finalement simple. À quoi
ressemblent nos établissements, quelle est
leur configuration ? Sont-ils plus près de la
maison ou du hall de gare ? Dans les temps
que nous vivons, il faut que nous soyons
très attentifs aux conditions extérieures.
Nous les jugeons parfois secondaires, elles
sont fondamentales à l’acte éducatif. Les
conditions extérieures de l’acte éducatif,
c’est l’agencement de l’espace et du temps,
c’est l’agencement des lieux et des durées.
Il faut que nous sachions, chacun à notre
place, dans nos maisons, ritualiser ces
lieux et ces durées, et les distinguer avec
justesse.
Le souci des territoires
et des métiers
Je crois que ce qui a changé, c’est l’insistance que vous mettez sur les territoires
et sur les métiers. Je n’avais pas souvenir
d’une telle insistance mise sur les territoires et sur les métiers. Je le dirais de
manière un peu brutale, j’ai quitté une
institution d’éducation, et je retrouve une
institution en voie de devenir une structure
de formation professionnelle. C’est bien sûr
le témoignage d’une légitime inquiétude.
Avons-nous fait notre travail si les jeunes
qui nous sont confiés ne trouvent pas leur
place dans la société ? Avons-nous joué
notre rôle si nous ne proposons pas une
alternative à une économie qui a davantage vidé les territoires que déployé leurs
richesses ?
Cer tes, je comprends votre souci des
territoires, votre souci des métiers, mais
en même temps, les difficultés sociales et
économiques doivent nous inciter à faire
de nos jeunes des êtres agiles, des êtres
capables de voir autrement, de voir plus
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loin, capables de sentir les choses, de
prendre les bons tournants, de ne pas
être désemparés devant les changements.
Il faut les aider à être créatifs, à organiser
des rencontres avec des grands témoins
qui sollicitent leur imagination et leurs
rêves. Je suis un peu attristé quand je
vois ce que devient l’enseignement du
français, dévoré par l’impératif de la communication la plus basique. Bientôt, tout le
programme sera axé autour de comment
rédiger un CV. Je suis inquiet d’une telle
professionnalisation excessive, car je crois
que c’est dans le sens de la gratuité, de
la générosité que se dessinent les conditions de la meilleure adaptation.
Des communautés
collaboratives créatives
Je voudrais terminer par l’essentiel. Vous
réaffirmez, dans votre projet, le fait que
vos Maisons sont des communautés collaboratives. Cela a été dit dans l’exposé du
projet. Mais cela ne va pas du tout de soi.
C’est même tout le contraire qui va de soi.
C’est d’une audace et d’une modernité
faramineuse de prononcer cette expression « communauté collaborative ». Je
vous rappelle quand même que l’école
de la République a été construite contre
les parents. Je vous rappelle que l’école
de la République s’est construite contre
le milieu économique qui l’a longtemps
soupçonné de relever de l’exploitation de
l’homme par l’homme.
Dans certains discours, nous retrouvons
les traces de ce soupçon de mise à l’écart.
Et vous, vous arrivez tranquillement en
disant : « Nous, on forme des communautés collaboratives ». Ne vous faites pas
d’illusions. Vous ne serez jamais compris.
C’est mon pronostic.
Agissez, entrez en relation en comprenant
ce qui fait l’immense originalité de cette
affirmation selon laquelle tout repose pour
vous sur la communauté collaborative.
Dans « communauté collaborative »,
j’entends « intelligence collaborative,
collective et créative ». C’est cela pour
moi le cœur des Maisons familiales, les
conditions extérieures qui sont ménagées
pour le déploiement d’une intelligence
collaborative, collective et créatrice. Je
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LES Ca HIERS DES MFR
crois vraiment que c’est d’une très grande
modernité, parce qu’on est en train de
comprendre, et nous aussi, les intellectuels, que les questions d’échelle et
l’impératif de la taille humaine sont primordiales et que l’on peut faire beaucoup
de choses à l’échelle des communautés
collaboratives, que l’on ne peut plus faire
à des échelles plus vastes, ou à l’échelle
de la société.
On est en train de comprendre à nouveau
que les questions de taille ne sont pas
seulement des questions quantitatives,
mais aussi des questions qualitatives.
Que peut-on attendre de ces communautés collaboratives ? Qu’elles fassent naître
des sujets libres et responsables, parce
qu’on ne naît pas à la liberté et à la responsabilité dans un hall de gare. Qu’elles
fassent naître non des automates formatés par je ne sais quel système.
Vous semblez accorder beaucoup d’importance à cette notion de citoyenneté.
« 100 % citoyen », je ne peux pas en
faire un slogan. J’aime trop la liberté et
la responsabilité pour en faire un slogan.
J’y vois trop la cohorte des petits soldats
qui ont le doigt sur la couture du pantalon.
Que peut-on attendre de ces communautés collaboratives ? Qu’elles fassent
naître des automates formatés par je ne
sais quel système et je ne sais quelles
exigences politiques mondiales ? Seraientelles plus légitimes parce qu’elles sont
plus mondiales ! Non.
Je crois que ces communautés collaboratives ont pour objectif de rendre les
jeunes à eux-mêmes et à leurs talents, de
les faire accéder à une forme de sécurité
intérieure. On voit bien aujourd’hui la souffrance qu’il y a chez certains jeunes, qui
est liée à cette insécurité intérieure.
Je crois vraiment que notre responsabilité,
c’est de les faire accéder à une forme de
sécurité intérieure, seule capable de leur
permettre d’affronter les défis de l’insécurité extérieure et de la mobilité.
Mes chers amis, pour faire cela, on va
continuer à faire ce qu’on fait. Rien n’a
changé, c’est toujours la même chose.
Pour faire cela, il faut que l’éducateur
s’enthousiasme et dise aux jeunes :
« Viens voir, et que le jeune présentant les
résultats de son travail dise « regarde ».
Je vous remercie.
n
N°23
SEPTEMBRE 2015