La dernière partie - Petites histoires d`artistes

Transcription

La dernière partie - Petites histoires d`artistes
PAUL CEZANNE (1939-1906)
La dernière partie
Aix-en-Provence, 1890. Dans sa propriété familiale, Cézanne s’est retiré pour continuer ses recherches…
A la ferme du Jas de Bouffan, les dimanches d’hiver, on joue aux cartes après le déjeuner. Le fermier, ses fils et
leurs voisins, reprennent leurs places habituelles autour de la table, près de la fenêtre, allument leur pipe, battent les
cartes, distribuent les donnes, et on n’entend plus que le ronflement du poêle et les grognements des joueurs
concentrés sur leur jeu…
Paul Cézanne :
La Maison au toit rouge,
1887-1890
La Montagne Sainte-Victoire
au grand pin, 1887
Cézanne est revenu dans son pays natal. Il n’aime pas les bruits de Paris, ni l’agitation des boulevards, ni les parties
de canot sur la Seine. Il a besoin de silence. Il a besoin de la simplicité de la vie provençale et surtout, il a besoin de
temps. Il sent que ce qu’il voudrait peindre, sa « sensation » personnelle du monde, n’est pas encore là, sur la toile,
que ce qu’il a fait jusqu’ici n’est qu’une sorte d’entraînement, et que pour aller vers ce qu’il cherche, il lui faut la
paix des collines et la solitude des garrigues.
Il part tous les matins, très tôt, avec sa mallette de peinture et plante son chevalet dans la nature. Il peint des journées
entières les petites maisons perdues dans la campagne et la haute silhouette pierreuse de la montagne. Il travaille et
retravaille sans cesse sur le motif, cherchant à pénétrer la nature sous tous les angles, sans y parvenir autant qu’il le
voudrait. Quelquefois, découragé, il lui arrive de piétiner une toile et de la jeter en lambeaux dans les buissons.
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012
Il a laissé ses anciens tableaux à Montmartre chez le père Tanguy, le marchand de couleurs, en échange d’un bon
stock de pinceaux et de tubes de peinture. Le père Tanguy est une des rares personnes à connaître ses œuvres.
Parfois, quelques visiteurs, quelques curieux, entrent dans sa boutique et demandent à les voir. Mais personne ne
songe à les acheter et d’ailleurs le père Tanguy n’a pas du tout envie de s’en séparer.
Cézanne n’attend plus rien de Paris, ni des parisiens.
Son meilleur ami, son plus vieux camarade, celui qui l’avait entraîné vers la capitale, qui avait défendu ses
premières toiles, qui avait su l’encourager dans ses débuts difficiles, son vieux complice Emile Zola l’a lâché.
Il a publié un roman qui raconte, de manière à peine voilée, la vie et l’œuvre d’un peintre raté.
Cézanne a tout de suite compris que c’était l’histoire de sa vie.
Et Cézanne a quitté Paris, ses cafés, ses salons et ses coteries.
Son père, en mourant, lui a laissé la propriété du Jas de Bouffan, et il vient souvent dîner à la ferme. Il connaît le
fermier et ses fils depuis toujours. Lorsqu’ils étaient gamins, ils couraient les mêmes chemins, sautaient les mêmes
murets, jouaient sous les mêmes oliviers. Il est un peu de la famille.
Paul Cézanne :
Deux études pour
Les joueurs de cartes, vers 1890.
Le Dimanche, lorsque les hommes s’attablent pour jouer aux cartes, Cézanne installe son chevalet près de la fenêtre
et se met à peindre. La partie dure longtemps et les gestes tranquilles et réfléchis des joueurs ne l’empêchent pas de
travailler. Et le peintre, absorbé dans sa recherche lente et obstinée, sait se faire oublier des joueurs. A chacun sa
partie, son enjeu, son défi.
Il peint les trois hommes autour de la table avec, au fond, celui qui regarde debout en fumant sa pipe à coté d’une
petite fille. La scène est close sur elle même. Les corps massifs des paysans forment un espace plein et dense. Leurs
regards portés sur le jeu, au centre de la table, font une armature invisible mais présente.
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012
Jour après jour, Cézanne simplifie son tableau. Il cherche à saisir l’essentiel. Petit à petit, il élimine les détails qui
empêchent l’œil de percevoir la force et la simplicité de la scène. Il s’éloigne progressivement de la description pour
aller vers la sensation, cette sensation qu’il essaie de traduire depuis qu’il a commencé à peindre…
Il va peindre quatre personnages, puis trois, puis finalement deux. Il peint par touches de plus en plus larges, de plus
en plus épaisses. Et les masses de couleurs se répondent les unes aux autres, tons chauds, tons acides, tons bleutés,
comme si sur la toile, hommes, objets et murs ne formaient qu’un seul espace, structuré comme une architecture.
Toile après toile, comme un maçon bâtit sa maison, Cézanne reconstruit son tableau. Bientôt les joueurs de cartes
vont prendre une place monumentale et leur corps aura la même densité, la même solidité que la table qui les sépare.
C’est à ce moment-là que Cézanne reçoit la nouvelle qui va changer son existence : Ambroise Vollard, un jeune
marchand de tableaux, est entré par hasard chez le père Tanguy. Il a immédiatement acheté toutes ses toiles et a
décidé de faire, dans sa galerie parisienne, une grande exposition de ses œuvres.
Cézanne doit quitter sa Provence pour apporter ses dernières toiles. Les Joueurs de cartes, La Montagne SainteVictoire, Le Jas de Bouffan. Après tant d’années d’errance et de doutes, il parvient enfin à faire comprendre au
monde sa façon de transposer sa sensation. Ce sera sa première exposition personnelle. A près de 60 ans, il est
soudain reconnu comme l’un des plus grands peintres de son époque et ses anciens camarades des Batignolles, qui le
croyaient disparu, s’arrachent le moindre de ses dessins à prix d’or. Bientôt de jeunes artistes nommés Gauguin,
Matisse, Derain, Braque ou Picasso découvriront l’œuvre de Cézanne. Ils en éprouveront un tel choc qu’ils partiront
à leur tour, chacun suivant son chemin, dans les pas du peintre d’Aix…
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012
Paul Cézanne :
Les joueurs de cartes,
1890 et 1892.

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