1 Herman Parret LA DIVISION DES SENS ET L´HIERARCHIE DES

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1 Herman Parret LA DIVISION DES SENS ET L´HIERARCHIE DES
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Herman Parret
LA DIVISION DES SENS ET L´HIERARCHIE DES ARTS : KANT ET HERDER
Dans : Ubirajara Rancan de Azevedo Marques (dir.), Kant et la musique, Sao Paulo,
Editions Barcarolla, 2010 (à paraître)
Comment perturber les classements kantiens
Le paragraphe 51 de la Kritik der Urteilskraft sur la classification des beaux-arts, et
le paragraphe 53 sur leur évaluation proposent la doctrine « officielle » en ce qui concerne
la détermination de la musique, tandis que le paragraphe 52 sur les arts syncrétiques, et
surtout 54 qui porte le titre modeste de Remarque (Anmerkung), ajouté tardivement, paraîtil, rassemblent les « restes refoulés » qui vont se révéler d'une ultime importance. La
musique - Tonkunst ou « art du ton » - a une fonction de perturbation dans le classement et
elle invite Kant à une évaluation ambiguë. L'ouïe, dans le système des cinq sens, "perturbe"
de façon égale le classement dans l'Anthropologie1. Ce cinquième sens rend la dichotomisation en couples de deux évidemment impossible: il y a les deux sens subjectifs, le goût et
l'odeur, et trois sens objectifs dont le toucher et la vue prennent les positions pures et, entre
les deux, l'ouïe, qui rassemble l'immédiateté du toucher et la distanciation de la vue. On
constate le même problème avec la musique, « art de l'ouïe », qui elle aussi a une position
indécidable: elle oscille constamment, dans l'évaluation, entre le beau et l'agréable, et elle
problématise l'opposition de la nature et de l'art (le chant humain se situe entre le chant du
rossignol et la « voix » artificielle d'un instrument).
1
Voir les Paragraphes 15 à 23. La première partie de cette présentation reprend essentiellement une section
centrale de mon article « Kant on Music and the Hierarchy of the Arts », Journal of Aesthetics and Art
Criticism, 1998, 56, 3, 251-264. Piero Giordanetti a publié en 2001 une monographie impressionnante sur
Kant e la musica, Milan, CUEM, qui présente dans une première section un panorama des théories musicales
au 18ième siècle, et ensuite dans une seconde section une étude exhaustive de la genèse de la théorie musicale
de la Critique de la faculté de juger (avec une attention particulière pour les intuitions des Reflexionen), et
finalement dans une troisième section une analyse de la théorie musicale dans la Critique elle-même. Mon
article n’ajoute rien d’original à cette magnifique étude, excepté peut-être cette confrontation avec le
paradigme herderien qui déplace la pensée kantienne de fond en comble. Il faudrait surtout étudier si la
philosophie précritique, dans les Observations sur le sentiment du beau et du sublime, et certains passages des
Reflexionen ne préfigurent quand-même pas certains points de vue herderiens.
2
La classification des beaux-arts se réalise étrangement chez Kant à l'aide d'une
analogie avec le langage et le processus de communication. On a souvent dit que Kant n'a
développé aucune philosophie du langage, et pourtant le langage surgit ici comme un
schéma qui permet de classer les arts. Selon le triple articulation (mots), gestique (gestes)
et modulation (tons), Kant va distinguer entre les arts du langage (l'éloquence d'une part et
la poésie qui réalise la liaison et l'harmonie idéales des facultés de connaître, de l'autre), les
arts de l'image ou de la forme (les arts plastiques comme la sculpture et l'architecture, et la
peinture exprimant des idées esthétiques à l'aide de la figuration spatiales) (Gestalten), et
les arts du jeu des sensations (Spiel der Empfindungen) (surtout la peinture comme couleur
et la musique). L'art des jardins (Lustgärtnerei) est mis dans la seconde catégorie avec la
peinture comme dessin (Kant semble avoir devant les yeux le jardin français, ce qui est
plutôt étrange vu son admiration pour Rousseau, lui-même grand fervent du jardin anglais!); le jardin, pour Kant, ne semble affecter que la vue, non pas l'olfactif ou l'ouïe
comme c'est le cas pour la conception anglo-chinoise des jardins2. La musique, par
conséquent, se retrouve dans la même classe que la peinture comme couleur. Elle semble
avoir des effets synesthésiques puisque Kant dit qu'un art du « beau jeu des sensations »
comme la musique « n'est rien d'autre que la proportion des différents degrés de la disposition (tension) des sens (verschiedenen Grades der Stimmung (Spannung) des Sinnes), dont
dépendent les sensations, c'est-à-dire rien d'autre que la tonalité de ces sens »3. Dans la
comparaison avec l'art des couleurs (Farbenkunst), on juge du contraste des couleurs par
analogie avec la proportion des vibrations sonores: les couleurs sont distinctes puisqu'elles
« vibrent » comme des sons. Notons que ce qui distingue la beauté des sons et des couleurs,
de l'agréable (Annehmlichkeit), c'est bien l'appréciation (je traduis systématiquement
Beurteilung par appréciation et non par jugement): les sensations auditives et visuelles sont
agréables quand elles sont de simples impressions sensibles, et elles deviennent belles
comme effets d'une appréciation (Beurteilung) portant sur la forme dans le jeu des
sensations. Toutefois, on l'a déjà noté, la musique oscille constamment entre l'agréable et le
beau au cours des réflexions sur la musique dans la Critique de la faculté de juger, et c'est
2
Voir mon livre Le sublime du quotidien, Paris/Amsterdam, Benjamins, 1988, Chapitre sur les Jardins.
3
KdU, 51, 211.
3
bien cette indécidabilité qui motive sa dévaluation chez Kant. Je n'ajoute qu'une
caractéristique de cette appréciation de la forme dans le jeu des sensations: les divisions
temporelles (Zeiteinteilung) ne sont pas prises en compte dans l'appréciation esthétique.
C'est comme si l'expérience musicale spatialisait automatiquement le temps musical et que
la forme du jeu des sensations était d'emblée identifiée par Kant à la forme spatiale - il
faudra revenir sur ce point qui marque une grande faiblesse de la conception kantienne de
la musique.
Le bref paragraphe 52 comporte une trace bien intéressante et une des plus belles
formules de la Troisième Critique. Cette trace est la suivante: plus la musique se combine
avec d'autres arts (l'opéra et l'oratorio sont des arts syncrétiques puisque la musique s'y
combine avec la parole, avec la danse, avec le spectacle), donc plus elle s'éloigne de la
poésie et par conséquent d'une certaine pureté originale, plus également la musique sera
orientée par la seule jouissance (Genuss), la seule distraction agréable, provoquant dans le
Gemüth4 un sentiment maussade de dégoût (Ekel) et d'insatisfaction. On aura l'occasion de
revenir sur cette directionalité de la conception kantienne des arts: le point d'origine et de
pureté exaltante, c'est la poésie, et la combinaison des arts en arts syncrétiques se situe de
l'autre bout de l'axe gravement condamné par Kant. Après la trace, la formule élégante,
mille fois citée, clé pour l'interprétation précise du problème bien délicat (que je n'aborderai
même pas dans ce contexte) concernant le rapport de la beauté naturelle et de la beauté
artistique, que je ne fais que transcrire pour le plaisir: « Si l'on veut répondre à l'intention
véritable de l'art, ce sont surtout les beautés de la nature qui conviendront le mieux, à
condition de s'être de bonne heure habitué à les observer, à en juger et à les admirer »
(wenn man früh dazu gewöhnt wird, sie zu beobachten, zu beurteilen und zu bewundern)5.
4
Je ne ferai aucun effort dans cette étude pour traduire Gemüth en français: toutes les propositions dans les
traductions existantes sont largement insuffisantes (esprit, âme, etc.). Gemüth - que j'écris avec h pour
suggérer que j'utilise ce terme dans son contexte kantien - a des connotations impossibles à traduire dans une
langue romane.
5
KdU, 52, 215.
4
La note haute et la note basse de la musique
L'évaluation par Kant de la valeur (Wert) de la musique est mobile, fragmentarisée
et discordante: il distribue des points et donne des notes hautes et basses. Kant fait l'éloge
de la musique en tant qu'art formel, il la condamne en tant que seul jeu des sensations. Il
l'apprécie beaucoup du point de vue du "charme" (Reiz) et du "mouvement de l'âme"
(Bewegung des Gemüths), il la déprécie du point de vue de la culture et de la raison. De ce
point de vue, elle n'est « vraiment pas sérieuse », elle a même moins de valeur que
n'importe quel autre art puisqu'elle n'incite pas du tout à la réflexion (Nachdenken). Bien
entendu, le premier rang revient en tout cas à la poésie qui élargit l'âme en libérant
l'imagination d'une part et en incitant à la réflexion. Notons que cette hypostase de la poésie
correspond chez Kant à la condamnation la plus catégorique de l'éloquence: il dit n'avoir
aucun respect pour l'ars oratoria, et a fortiori pour la rhétorique, qui exploite les faiblesses
des hommes dans une ambiance de persuasion et de séduction.
Toutefois, la poésie mise à part, la musique est hautement évaluée sur le diapason
du « charme » et du « mouvement de l'âme ». La musique est le langage des affects
(Sprache der Affekte) et elle communique universellement les Idées esthétiques, plus que
n'importe quel autre art. Cette communicabilité spontanée des affects à travers la musique
est appréciable pour Kant. La musique est ainsi l'expression d'une indicible plénitude de
pensées (unnennbaren Gedankenfülle) et communique ainsi l'indicible. La musique, pour
Kant, n'est donc pas seulement le langage des affects mais également le langage de
l'indicible. C'est même l'ensemble « structuré » de cette « indicible plénitude de pensées »
qui fait le thème (Thema) constituant l'affect dominant dans un morceau de musique.
L'autre versant de la médaille est évidemment que, puisque le « contenu » de la musique est
l'indicible des affects, elle n'aura aucune valeur sur l'échelle culturelle. La « plénitude des
pensées » n'est pas propositionalisable: cette « indicible plénitude » est en fait l'Idée
esthétique, qui, en principe, n'est pas conceptualisable. La musique, par conséquent,
provoque un mouvement continu et une animation (Belebung) du Gemüth grâce à des
affects qui font écho (damit consonierende Affekte) aux sensations chez celui qui écoute la
musique. Il faut ajouter à cette appréciation un détail qui aura son importance pour une
lecture quelque peu plus approfondie du texte kantien: l'attrait (Reiz) de la musique qui peut
5
être si universellement communiqué, semble reposer sur la tonalité (Ton): c'est la tonalité,
dit Kant, qui témoigne de la présence d'un affect dans la musique et le provoque chez
l'auditeur. Cette importance de la tonalité sera constamment réaffirmée (la musique pour
Kant est Tonkunst), et on verra même que l'hypostase de la tonalité donne un privilège
certain à la musique vocale au détriment de la musique instrumentale (dont l'importance est
refoulée par Kant, on le verra): la voix dans le chant, plus que l'instrument, est porteuse de
tonalité, donc la chant semble le langage priviligié des affects.
En fait, après tant d'éloges, pourquoi la musique n'est-elle pas première parmi les
arts? C'est que la musique « joue avec les sensations » (bloss mit Empfindungen spielt). Cet
aspect « ludique » ôte tout sérieux à la musique. Ce « jeu » se manifeste, selon Kant, dans
une double volatilité. La culture est évidemment trop sérieuse pour qu'elle s'accommode de
cette volatilité dans ses deux aspects: manque de durabilité, et manque d' « urbanité »
(Urbanität). La musique s'évanouit de deux différentes façons: elle est passagère, et elle
s'étend sans contrôle. A l'encontre des « arts de l'image et de la forme » (les arts plastiques,
la peinture comme dessin) qui ont un véhicule durable (dauerhaften Vehikel), les
impressions musicales sont passagères (transitorisch): il est extrêmement difficile pour
l'imagination « de se rappeler » la séquence musicale dans sa globalité, et cet évanouissement des notes et des sons ne laisse aucune empreinte durable. Ce premier aspect de la
volatilité de la musique se combine avec l'autre aspect que Kant formule d'une manière
assez idiosyncratique. Les effets de la musique, comme de tout bruit, dépassent certaines
limites pour s'étendre au voisinage sans contrôle: Kant suggère ainsi qu'il y aurait une
certaine « contamination » de la musique, voire une pollution par le bruit qu'il regrette
beaucoup en l'indiquant par « manque d'urbanité » (Urbanität). La musique se dissémine
comme un parfum, sans qu'il y ait consensus de la part d'auditeurs virtuels. Wasianski
rapporte que Kant était obsessionnellement sensible à la pollution par le bruit: on sait qu'il a
demandé au bourgmestre de Königsberg d'intervenir dans une prison tout proche de sa
maison où les prisonniers chantaient tout au long de la journée, fait insupportable pour le
Kant austère et studieux! Ce manque d'urbanité, conjugué au manque de durabilité, fait
donc que la musique obtient une bien mauvaise note sur l'échelle culturelle: la musique
n'invite pas à la « réflexion », à la « pensée rêveuse » (Nachdenken), ce qui fait l'essence du
6
phénomène culturel. C'est ainsi qu'elle se trouve tout en bas du classement des beaux-arts,
et combien injustement!
Jusque-là va la "doctrine officielle", mais il y a encore le paragraphe 54 concluant
l'Analytique du Beau et du Sublime, intitulé tout simplement Remarque (Anmerkung),
longue note rédigée dans un style plus détendu et plus direct, et comportant des réflexions
moins organisées mais fondamentales si l'on s'intéresse à la texture kantienne, au nonexprimé et au refoulé. Cette Remarque défend ce qu'on pourrait appeler la perspective
épicurienne: Kant parle avec respect d'Epicure même s'il refuse évidemment l'hédonisme
en tant qu'attitude morale. Kant laisse entendre que l'expérience musicale est cathartique
(au sens classiquement aristotélicien), mais surtout qu'elle a un rapport direct avec la
corporéité. L'analyse de la musique est corrélée par Kant à l'analyse du rire, et c'est à
travers cette mise en rapport qu'il semble implanter le plaisir de l'expérience musicale dans
une certaine jouissance corporelle. Je reviendrai sur ce point bien étonnant (et sur ce
paragraphe « subversif ») puisqu'il me semble que c'est surtout dans ce contexte
« épicurien » que Kant évoque le réfoulé de sa doctrine officielle. En déblayant quelque peu
on arrivera même à reconstruire le non-exprimé concernant la constellation ton/voixinstrument/corps/plaisir.
Options kantiennes et inquiétudes qui en découlent
Il se révèle que Kant, dans sa « musicologie » bien intuitive, fait en déterminant la
nature de la musique des options aucunement innocentes. Première option: la musique est
avant tout une affaire de sonorité. Toutefois, s'ajoute d'emblée une seconde option: c'est la
tonalité des sons qui fait leur qualité puisque c'est le ton qui exprime l'affect et qui est
universellement communicable. Pour évaluer la qualité de la musique, Kant introduit l'idée
de la pureté des sons, tout comme des couleurs: c'est la pureté du son qui induit l'expérience
du beau. Cet argument est développé au Paragraphe 14, là où il discute la théorie physique
d'Euler et où il écrit: « Le son ne peut être tenu pour fondé comme beau que dans la mesure
où il est pur: or, c'est là une détermination qui concerne déjà la forme et constitue aussi la
7
seule chose qui se laisse avec certitude communiquer universellement »6. Tous les sons ne
sont pas purs, seuls les beaux sons, et un son pur n'a rien à voir avec le son agréable. En
effet, à la pureté des sons peuvent venir s'ajouter des ornements, des « parures » (parerga)
qui rendent le son agréable. Les ornements « viennent s'adjoindre comme supplément
extérieur pour accroître la satisfaction du goût »7, et ce qui est agréable est seulement
agréable pour moi et donc incommunicable. On se rappelle comment la théorie des parerga
chez Kant a retenu l'attention de Derrida dans La vérité en peinture qui analyse les
exemples de Kant dans le domaine des arts plastiques: les cadres des tableaux, les drapés
des statues... Avec les parerga, on entre dans le psycho-sociologique: A chacun son goût!
Et c'est d'ailleurs là que la musique agréable, c'est-à-dire la musique à sonorité impure,
trouve son évaluation. Il est important que - et c'est bien là qu'il fallait en venir - que Kant
donne comme exemple de ce principe psycho-sociologique du goût, la préférence que l'on
peut avoir pour l'un ou l'autre instrument: « L'un aimera les sons des instruments à vent,
l'autre préférera celui des instruments à cordes. Ce serait folie d'en disputer pour récuser
comme inexact le jugement d'autrui! »8. On peut déduire de cet exemple que Kant pressent
en effet que les sons des instruments, puisqu'ils ne sont qu'agréables, sont également
impurs. Le son instrumental n'est qu'un supplément, il est parure et sujet à l'évaluation selon
le goût psycho-sociologique. Le son pur, pour Kant, est bien plutôt le son naturel, le son de
la voix, et non pas le son d'un artefact, l'instrument qui ne témoigne que d'une sonorité
dérivée. C'est ainsi que le chant semble être tout proche de cette source naturelle. Le chant
des oiseaux (surtout du rossignol), que Kant mentionne fréquemment, est même considéré
comme le chant le plus naturel possible. Il faudra conclure que la musique est pensée par
Kant à partir du chant des oiseaux exemplifiant la naturalité et la pureté. La tonalité des
sons purs, ou la « couleur » des sons purs, met en rapport privilégié cette naturalité
originaire de l'objet esthétique et l'affect du Gemüth. Toutefois, ces options kantiennes,
jamais explicites mais bien présentes dans la "doctrine officielle", génèrent un refoulé qui
6
KdU, 14, 40. La façon dont la physique d’Euler est présente dans cette « musicologie » kantienne est étudiée
en détail par Piero Giordanetti, op.cit., pp. 11-30.
7
KdU, 14, 43.
8
KdU, 7, 19.
8
se manifestera au niveau de la texture kantienne: on verra comment l'isotopie musicale qui
domine cette texture se développe comme si le Gemüth lui-même était un instrument à
cordes, un artefact, le supplément si ouvertement marginalisé par Kant lui-même.
Puisque seule la tonalité des sons est prise en compte par Kant, on trouve une
incertitude quant à l'intégration de la mélodie, de l'harmonie et du rythme dans sa
conception de la musique. L'harmonie et la mélodie sont généralement mentionnées d'un
seul trait9 sans qu'une hiérarchisation soit proposée. Aucune organisation entre l'élément
mélodique et l'élément harmonique n'est fournie par Kant (comme ce sera évidemment le
cas chez Schopenhauer, le grand « mélodificateur », qui prétend avoir élaboré son
esthétique musicale à partir de Kant). Et si l'on tient compte de ses positions générales, il
faudra dire sans doute que Kant aurait dû être déchiré entre deux positions. Du point de vue
de l'échelle de la naturalité et de sa mise en valeur de la sonorité naturelle, il aurait dû
accorder des privilèges certains à la mélodie (le chant des oiseaux se caractérise avant tout
comme un ensemble de séquences mélodiques). Néanmoins, du point de vue de l'échelle de
la formalité, c'est bien plutôt l'harmonie qui devrait primer le concept du musical. En effet,
Kant aurait pu ranger la composante mélodique au niveau du « charme » (Reiz) et de
l'agréable. Mais comme il y a une base mathématique à toute forme, et que l'harmonie est
avant tout mathématique (on sait combien l'idée de la physique newtonienne de « l'harmonie mathématique de l'univers » fascinait Kant), c'est bien l'harmonie qui devrait être
première. Le jugement esthétique, en effet, est un jugement de forme, et la forme est la
qualité première de l'oeuvre d'art. Si l'on suit la détermination générale du jugement
esthétique, c'est bien l'échelle de la formalité, et donc l'harmonie, qui est première, mais si
l'on analyse les propos kantiens explicites concernant l'essence de la musique, c'est bien
plutôt l'échelle de la naturalité, et donc la mélodie, qui devrait primer.
Qu'en est-il du rythme dans cette « balance » de l'harmonie et de la mélodie? Kant
n'en souffle mot: tout comme le tempo, le rythme semble totalement refoulé. Pourtant,
Rousseau, que Kant admirait beaucoup, indique dans son Dictionnaire musical avec de
bons arguments que la mélodie et le rythme sont totalement interdépendants: le changement
de rythme d'une série de tons, appelée une mélodie, provoque la création d'une nouvelle
9
Voir entre autres KdU, 53, 219.
9
mélodie. En fait, il faudrait dire, si l'on suit Rousseau, que le rythme et le ton ensemble
forment la mélodie. Le rythme devient alors une composante essentielle du phénomène
musical. Kant dit seulement que des tons organisés en mélodie peuvent être beaux (c'est-àdire la « mise en forme » ou la « mise en relation » des tons est une condition pour que
l'appréciation esthétique puisse s'effectuer). Mais cette organisation ou mise en forme n'est
jamais pensée par Kant comme une rythmisation, là où pour Rousseau cette rythmisation
est la condition sine qua non de la formation mélodique. Ici encore on sera amené à
découvrir le rythme refoulé au niveau de la texture où il est bien présent: l'isotopie musicale
qui dominel'écriture kantienne se construit à partir de la Spannung, la tension, qui n'est
évidemment pas sans rapport avec le rythme et le tempo inhérents à la façon même dont on
« sent » le corps, perspective « épicurienne » présentée avec enthousiasme par Kant luimême.
Ajoutons une autre inquiétude concernant une autre absence dans la conception
kantienne de la musique. C'est bien la temporalité jamais évoquée par Kant comme
essentielle et constitutive de la musique10. Kant insiste sur le caractère transitoire de la
musique qui, comme on vient de le remarquer, n'a pas de « véhicule durable ». Il semble
donc que Kant soit tout à fait ignorant (ou inconscient) du phénomène bien empirique de la
Gestalt musicale: que l'expérience musicale n'existerait même pas sans rétension et
protension nécessaires pour qu'il y ait « mélodification ». La musique est dite un simple
« jeu des sensations » (selon la définition du paragraphe 51) où la temporalisation ne
semble jouer aucun rôle constitutif. On aurait pu s'attendre à ce que le temps en tant que
mode fondamental de la raison humaine se cristallise de préférence dans l'expérience
musicale, et par conséquent dans la détermination de la nature elle-même de la musique qui
se distinguerait ainsi parmi les beaux-arts. Il n'en est rien chez Kant. La temporalité
spécifique de la musique, c'est-à-dire le manque de durabilité, est purement phénoménale:
cette temporalité appartient au « royaume des apparences ». Kant aurait pu développer
l'idée selon laquelle le temps est constitutif de musique, tout comme l'espace est constitutif
de peinture. Kant n'oppose même pas ces deux arts puisqu'il met dans une même classe la
peinture comme couleur et la musique, la couleur d'un tableau ayant la même fonction que
10
Il me semble que cet aspect important n’est pas suffisamment souligné par Piero Giordanetti, op.cit., dont
l’attention est plutôt tournée vers implantation de la conception « musicologique » de Kant dans les théories
physiques de son temps bien que la genèse psychologique n’echappe pas à cet auteur non plus.
10
le ton d'une séquence musicale (dans ce sens, toute musique est toujours « pittoresque »).
Cette stratégie trahit une tendance à la spatialisation du temps musical. Si c'est vraiment le
cas, on n'aurait même plus de critère pour distinguer entre la séquence musicale et la
partition, qui en tant que diagramme spatial de la structure musicale ne peut être qu'un
pauvre substitut jamais en état de provoquer l'expérience musicale. Cette absence de la
dimension temporelle dans la détermination de la musique chez Kant soulève la plus grande
des inquiétudes, surtout si l'on se souvient que Lessing, déjà en 1766, installe sans la
moindre ambiguïté dans le Laokoon la distinction radicale entre les arts du temps, dont la
musique, et les arts de l'espace. Kant ne tient pas compte d'une suggestion de Lessing selon
laquelle la musique réalise, achève même, le temps virtuel. Le temps est nécessaire pour
qu'il y ait réception dans la perception de la succession des sons: la mémoire et
l'expectation sont nécessaires pour qu'il ait tout simplement expérience musicale en tant que
sensation. Mais, comme dit Lessing, il faut plus que ce « temps phénoménal ». Pour que
cette sensation soit appréciée (Beurteilung) et, par conséquent, pour qu'il y ait expérience
esthétique (pour que la musique soit perçue comme belle), il faut que la temporalité
fondamentale (ou constitutive), au lieu de s'ajouter à la tonalité, soit reçue par le Gemüth
comme le principe même de la mise en forme. Kant reste insensible à cette idée, ce qui
explique l'intuition que l'on a en le lisant qu'il apprécie mal l'essence même du fait musical.
La découverte de l’oreille : l’ouïe comme Middelsinn dans la Quatrième Silve Critique de
Herder
On voudrait bien contraster cette conception kantienne de la musique avec un
paradigme fondamentalement opposé. Pour comprendre le statut de la musique chez
Herder, il faut commencer à étudier son analyse de la division et de la hiérarchie des cinq
sens, avec une attention spéciale pour l’ouïe et le toucher. Herder est totalement pris dans
cette problématique vers les années 1770. Dans cette période il travaille à son esthétique
systématique dans la Quatrième Silve Critique (1769) où sa « découverte de l’oreille » est
présentée et discutée, et dans Plastik, un an plus tard en 1770. Herder présente le système
sensoriel comme étant organisé autour de l´ouie et du toucher. C’est dans ce va-et-vient
entre l’ouïe et le toucher que consiste, en fin de compte, la vie intime de l’âme.La
Quatrième Silve Critique (Viertes Kritisches Wäldchen) doit être considérée comme un
11
texte-pivot de l’œuvre herderienne. Il s’agit de sa Summa Aesthetica, d’une esthétique
systématique qu’il faut compter parmi les plus importantes du 18ième siècle (avec
Hutcheson, Baumgarten, Burke et Kant). C’est un traité absolument sous-estimé et réprimé
dans l’histoire de l’esthétique. La recherche fouillée de Herder dans ce texte suit avec une
confiance totale les pratiques analytiques des Lumières : pénétrer dans les mystères de
l’origine de la vie psychologique est la condition de base d’une compréhension fiable. De
plus, on trouve dans ces écrits une association intime de l’esthétique avec les théories de la
cognition et avec la physiologie, présentant un ensemble prodigieux des réflexions sur l’art
au 18ième siècle.
La première partie de la Quatrième Silve Critique consiste en une
discussion globale sur le goût (Geschmack). Herder y est visiblement très influencé par
l’esthétique anglaise : Addison, Hutcheson et Burke. Il développe plus ou moins les mêmes
points de vue qu’eux contre le relativisme historique et culturel. Il structure la première
partie de son essai comme une polémique contre Riedel qui est un grand partisan de la
variabilité historique et culturelle du goût. Contre Riedel, Herder prend plutôt la position de
Baumgarten et aussi de Burke. Baumgarten avait développé un argument métaphysique sur
l’universalité du goût mais Burke argumente d’un façon plus empirique : il s’efforce de
formuler une fondation stable du concept de goût en montrant que si le goût est, en fait,
composé d'une combinaison d’éléments qui proviennent des trois sources de la sensibilité,
de l’imagination et du jugement raisonné, ce « raisonnement » psychologique lui-même
présuppose l’existence de lois universelles qui sous-tendent la vie de l’âme et gouvernent la
perception.
On se tourne à présent vers la seconde partie de la Quatrième Silve Critique
(Paragraphes 6, 7 et 8) qui présente l'esthétique de l’ouïe et la théorie de la division et de la
hiérarchie des sens. C’est dans cette section que Herder nous confronte avec la découverte
de l’oreille et avec la philosophie de la beauté tonale. C'est là que Herder formule sa vue
esthétique sur l’ouïe, dont je cite quelques phrases essentielles :
(Par. 6) Ceci explique la suprématie de l’ouïe sur les autres sens. L’œil, le gardien externe de l’âme,
reste pour toujours un froid observateur ; il voit une multitude d’objets d’une façon claire et distincte,
mais aussi avec froideur et de l’extérieur. Le toucher, un ‘philosophe’ naturel fort et profond parmi les
sens, livre les idées les plus correctes, certaines, et apparemment complètes ; c’est un sens extrêmement
puissant qui peut exciter les passions, mais, uni avec elles, il peut devenir excessif ; en tout cas, sa
sensation est toujours externe. C’est comme si l’imagination devait prendre la place du toucher pour le
rendre éloquent ; mais même tout le pouvoir de l’imagination ne pourrait faire entrer le toucher
totalement dans son domaine. Seule l’ouïe est le sens vraiment interne, le plus profond des sens. Si
12
l’ouïe n’est pas distincte comme la vue, elle n’a pas la même froideur ; si l’ouïe n’a pas la même
profondeur (grundlichkeit) que le toucher, elle n’a pas sa ‘rudesse’ (grob) non plus ; en fait l’ouïe est le
sens le plus proche de la sensation, tout comme la vue est le plus proche des idées, et le toucher le plus
proche de l’imagination. La nature est responsable de ces trois types de proximité, et elle n’a pas trouvé
une meilleure voie vers l’âme que l’oreille à travers le langage.
(Par. 7) Le plaisir de la musique s’enfonce très profondément en nous, et son effet est une intoxication
(Berauschung)… L’essence du ton (appelé par les Français : le timbre) est source de plaisir esthétique…
L’essence, la qualité, et l’effet de la musique ne peuvent être expliqués par des relations et des
proportions (comme le fait Monsieur d’Alembert) !...
(Par. 8) Le son n’est pas le ton mais un aggrégat de tons, un faiseau de flèches argentées…
Parmi toutes les personnalités littéraires et philosophiques de son temps, Herder est
certainement celui qui a la connaissance et l’appréciation la plus parfaite de la musique, et
ce sentiment raffiné de la musique l'amène par la suite à la poésie et à la tragédie. Et
puisque la musique et le langage sont interconnectés, l’oreille est aussi bien le « sens du
langage » (der Sinn der Sprache) que le « sens de la musique ». Le son (du langage et de la
musique) pénètre plus profondément dans l’âme que les images dans la vue. Le paragraphe
6, cité plus haut, montre comment l’ouïe est le ‘sens intermédiaire’ (Middelsinn) entre la
vue et le toucher. La vue est le plus rationnel, le plus froid, le plus distancié parmi les sens.
Elle présente le monde extérieur de la façon la plus efficace et la plus rapide, mais, en
même temps, elle s’éloigne de la Nature aliénée, et également de notre corps. La vue sépare
le sujet de son monde et transforme le monde en un objet d'enquête purement théorique,
elle ouvre une brèche entre le sujet et l’objet, elle rend impossible la contemplation
esthétique même. Le « monde-vie » (Lebenswelt) proche et intime caractérisé par
l’interaction affective et la communication corporelle de l’homme avec la Nature et avec
les autres sujets s’étend dans un univers infini, médiatisé et abstrait dont le seul but est,
dans les mots de Herder, « de servir la cupidité de l’homme aliéné ». Le monde alors, pour
l’homme « qui voit », reste dramatiquement étranger, une colonie sur une carte dont on n’a
plus aucune expérience. Le terme critique de Herder pour indiquer l’effet subjectif d’un
espace dont la dimension tactile est réduite à des surfaces, est Zerstreuung (distraction). La
vue éloigne l’être humain de son centre vers une infinité potentielle d’objets et d’espaces
imaginaires qui secouent l’identité du sujet et le divisent dans une multiplicité d’états
hétérogènes en cassant (zerstrückt) le monde visuellement manipulé.
Herder défend dans ce texte le fonctionnement essentiel et alternatif de l’ouïe.
L’ouïe a la position médiane (Middelsinn) sur l’échelle de la sensorialité, en ce qui
concerne la distance, la clarté des idées, la vivacité, la temporalité, l’expressivité, et même
13
la genèse de la vie sensorielle. Je commente brièvement ces six arguments. D’abord, la
sphère de l’ouïe n’est ni pure proximité ni distance infinie, mais entre les deux, une
extériorité créant juste assez de distance pour le sujet pour ne pas se perdre dans la
dispersion (Zerstreuung) de l’œil. Le toucher est trop proche, et il ouvre seulement une
extériorité réduite, totalement opposé à la vue, sens de la distance, qui s’ouvre sur une
extériorité infinie. Second argument. En ce qui concerne la distinction et la clarté des idées,
le toucher ne produit qu’une connsaissance obscure puisqu’il ne parvient pas à distinguer
(absondern) une trace (Merkmal) dans l’objet. L’œil, d’autre part, est trop clair, trop
brillant (überglanzend), il projette tant de lumière sur l’objet qu’il est impossible de choisir
parmi les propriétés de l’objet – la multiplicité des qualités visuelles rendent la
connaissance confuse. Seule l’oreille, en fin de compte, est capable de distinguer une
« trace » (Merkmal) dans l’objet, une « qualité » qui surgit de l’objet, qui se libère de
l’objet : le son. En distinguant la trace, l’oreille rend clair ce qui était obscur du côté du
toucher, et elle rend plus « agréable » ce qui était trop brillant, cette extrême clarté, de la
vue. Troisième argument. En ce qui concerne la vivacité (Lebhaftigkeit), l’oreille est située
entre l’impression tactile surplombante (Überwältigung), la violation et la pénétration par le
toucher (es dringt zu tief in uns) d’une part, et l’indifférence froide de la vue de l’autre. Le
son pénètre dans l’âme sans la violer : « Le ton du sens de l’ouïe entre dans l’âme d’une
façon très intime » (Der Ton des Gehörs dringt so innig in unsre Seele). Quatrième
argument. L’oreille est le sens de la progression temporelle, de la successivité, comme
opposé à la simultanéité des impressions tactiles et visuelles. C’est par l’ouïe que nous
sommes conscients de la dimension temporelle de notre âme. Cinquième argument. En ce
qui concerne le désir d’expression (Bedürfnis sich auszudrücken), les impressions tactiles
n’ont aucune tendance à l’expression. Le mouvement du son, au contraire, peut être répété
par celui qui écoute. Finalement, le sixième argument ne donne pas automatiquement une
priorité hiérarchique à la position médiane de l’ouïe, cependant l’ouïe est certainement le
Middelsinn si on considère l’évolution physique de l’être humain. La première sensation de
l’embryon est un toucher qui est à l’origine de toutes les sensations qui vont suivre ; les
impressions acoustiques viennent après et les impressions visuelles plus tard encore.
Condillac a bien démontré cette évolution et Herder reprend l’argument de son allié
contemporain et théorique français, Condillac.
14
Le corps proprioceptif
L’interprétant qui “saisit” le sens d’une séquence musicale est vu par Herder comme
un corps, un sujet investi de ses cinq sens et d’un sentiment proprioceptif et il propose
systématiquement une nouvelle hiérarchisation des virtualités de la vie sensorielle: la vue
est détrônée d’abord en faveur de l’ouïe, ensuite de la tactilité. La tactilité, dans
l’esthétique herderienne, ne se réduit pas au toucher (Tastsinn) mais est bien plutôt le
sentiment proprioceptif (Gefühl) du corps, le sens interne du corps11. Et notons d’emblée
que ce sentiment du corps, pour Herder, est un sentiment de mouvement, le “sentiment”
interne que le danseur ressent lorsque son corps est en mouvement. Cette réévaluation du
corps sensoriel et sensitif chez Herder nous fait dire que son esthétique est une physioesthétique, à distinguer de la sémio-esthétique de Lessing.
Herder soutient que la Sinnenpsychologie procure la meilleure entrée en esthétique.
Le concept organisateur de cette Sinnenpsychologie est celui d’énergie (Energie) ou de
force (Kraft). Kraft dans “Kraft is das Wesen der Poesie” appartient de toute évidence au
vocabulaire Sturm und Drang mais le concept reste confus et obscur chez Herder. Si la
poésie et le langage en général sont dits gouvernés par la Kraft, les arts du temps que sont
la musique et la danse, sont dits générés par l'Energie12. Plastik, de 1770/1778, nous semble
l’essai le plus représentatif pour la physio-esthétique de Herder. Dans Plastik, c’est la
sculpture qui est dite la reine des arts puisqu’elle est l’art du toucher fondamental, de
l’haptique13, tandis que la musique, comme art de l’acoustique, vient en second et la
11
Comme dans l’emploi ordinaire de ces termes, fühlen (sentir) et tasten (toucher) sont
parasynonymes,ou au moins fühlen est employé pour dire tasten.
12
Certains commentateurs ne distinguent pas chez Herder les termes de Energie et Kraft, et
Herder lui même, dans le Erstes Wäldchen, ne fait pas systématiquement la différence (il écrit même:
“Energie ist das oberste Gesetz der Dichtkunst”, Chap. 19, op.cit., 158) qui n’apparaît que dans le Viertes
Wäldchen.
13
Le terme Haptik n’est pas employé par Herder (il n’existait pas encore dans le lexique
allemand au dix-huitième siècle) mais il aurait pu l’être. Herder mentionne dans le Viertes Wäldchen
ästhetische Akustik comme la théorie de l’audition musicale et ästhetische Optik comme théorie de la vision
picturale. Forgeons une définition de haptique: une “vision du monde” (Weltanschauung) caractérisée par la
dominance de l’expérience tactile (Herder dirait: durch die Sinnlichkeit des Tasterlebnisses). C’est bien cette
insistance sur la primauté de l’haptique chez Herder qui nous semble son apport principal à l’histoire de
l’esthétique.
15
peinture comme art de l’optique en troisième. Puisque c’est le degré d’implantation
corporelle qui devient le critère de la hiérarchisation, c’est le haptique qui est le critère qui
hiérarchise les Sinnenkünste14.
Le jeune Herder ne nous a pas laissé de traité de haute science philologicohistorique comme Winckelmann, ou d'écrits d’une intelligence enthousiaste et élégante
comme Lessing. L’importance des essais de Herder, entre 1776 (la parution du Laokoon de
Lessing) et 1790 (la troisième Critique kantienne), est d’avoir imposé, d’une manière
souvent confuse et intuitive, il est vrai, un certain refoulé de l’esthétique classique. Le
scientisme de Winckelmann et le rationalisme de Lessing n’ont pas donné droit et poids au
corps humain. Herder a suggéré, sans avoir eu tous les moyens d’une démonstration
consistante, qu’il s’agit du corps même : contrairement à “l’oeil devant le tableau”, dans les
termes de Lessing, le corps interprétant, autour et dans une sculpture, se fond haptiquement
avec cette sculpture : c’est comme si par le toucher deux corps (Körper) fusionnaient en un
seul Corps.
Musique et corps chez Herder
Pour conclure ces considérations sur la phono-esthétique de Herder, il faut son
doute résumer l’acquis en ce qui concerne l´hypostase du corps. On a largement commenté
le Middelsinn qu’est l’ouïe qui est pour Herder le sens privilégié. L’oreille est l’organe
humain sensoriel par excellence : die eigentliche Tür der Seele. Pour Herder la musique a
son origine dans l’interaction entre le monde fait de sons et l’oreille humaine. L’homme
oriente son oreille vers le monde et par l’écoute du monde il crée la musique. Par
conséquent, l’événement originel est l’écoute du monde, de la Nature. Dans ce processus
l’œil qui voit et la main qui touche comme sens cognitifs traditionnels ne sont pas
14
On pourrait s’étonner que l’odorat et le goût, parmi les cinq sens, ne soient pas du tout
traités dans Plastik. En effet pour Herder aucun art n’est corrélé avec l’odorat et le goût. Déjà dans le Viertes
kritisches Wäldchen où Herder discute pour la première fois les propriétés spécifiques des sens, il se tient aux
trois Hauptsinne, la vue, l’audition et le toucher (Gefühl) avec la mention quand même du goût . Il ne suit
d’aucune façon la tradition naissante au dixhuitième siècle qui caractérisera l’expérience esthétique comme
une appréciation de goût (comme dans l’Analytique kantienne du Beau). Il ne fait pas appel non plus à la
tradition humaniste où le goût, en matière esthétique, est posé comme un idéal éducatif. Cette mise à l’écart
du goût et de l’odorat chez Herder est déplorable, surtout parce que deux types de sensation peuvent être
incorporés dans des combinaisons synesthésiques à haute valeur esthétique.
16
superflus. Mais l’œil et la main perdent leur rôle prédominant tandis que l’oreille gagne la
position centrale, spécialement dans la constitution du sentiment du beau. Les objets de
l’écoute s’entrelacent entre eux et ils ont leurs effets seulement dans la profondeur de
l’âme. Wohllaut, le ‘langage des sons’, a pourtant toutjours été vu dans l’histoire de la
psychologie philosophique comme plus pauvre que la vision, traditionnellement considérée
comme l’entrée principale de l’expérience esthétique, ce que Herder conteste de toutes ses
forces, développant même un argument physiologique pour prouver la supériorité de l’ouïe.
Selon son hypothèse, les fibres du nerf acoustique arrivent à générer la perception par
l’oreille de différentes qualités tonales. En écoutant un ton désagréable nous sentons une
sensation interne grinçante « als wie die Nerve zerspringen wollte », ce qui semble indiquer
une synesthésie basée sur l’analogie de la sensorialité entre l’ouïe et le toucher. Un ton
agréable, par contre, jaillit à travers nos nerfs, en les affectant avec vigueur ou avec
bienveillance mais toujours de façon homogène. Ce n’est pas une oreille neutre ou
indifférente qui est responsable de l’appréhension du ton mais la structure interne des fibres
qui se trouvent derrière le tympan. Herder suggère dans sa physiologie que ces fibres sont
affectées sélectivement par résonance, comme les cordes d’un clavicorde. Herder fait
également la connection de l’oreille à la voix. Le corrélat de l’écoute n’est pas perçu de
l’extérieur, mais comme un corrélat avec une voix, avec une intériorité, un corrélat qui est
comme un sujet vocalisé.
Le concept central et essentiel de l’analyse de l’écoute dans la Quatrième Silve
Critique est celui de tönen (un terme qui me paraît intraduisible en français). La première
distinction à faire dans l’esthétique de l’ouïe est celle entre Schall (son) et Ton (ton), et
Herder écrit des pages et des pages lyriques sur la spécificité du ton, dans sa distinctivité
avec le son. Il démontre avec conviction que la Tonkunst en tant que science mathématique
n’est pas en état de saisir das tonartige Schöne (le beau ‘tonal’), il faut bien l’esthétique
comme « doctrine de la sensibilité ». Un son réalise une fonction similaire à celle de la
lumière. Le son n’est ni dans le sujet ni dans l’objet mais il est plutôt le médium qui les met
en relation. Toutefois, l’expérience esthétique réelle ne peut se réaliser que quand le ton est
perçu par l’oreille. Le monde, l’histoire, la nature et l’homme, n’importe quel phénomène
qualitatif, peut tönen dans la vue esthétique de Herder. Les couleurs aussi tönen d’une
façon synesthésique: dies Gemälde sollte tönen, nicht aber schildern. L’origine profonde
17
du ton est dans la vie des passions, et c’est ainsi que le ton le plus authentique est le cri de
la Nature (la lamentation, les pleurs), comme l’avait suggéré Rousseau. Le cri comme ton
original par excellence n’est pas un éclair (Blitz) mais une source (Welle). Crier est aussi
naturel que respirer (Atem), c’est en fait son extension. Toutefois, le ton et l’image sont de
nature totalement différente. D’une part il y a la clarté distinctive de l’image visuelle, et de
l’autre le holisme indistinct du ton. En plus, tönen est intrinsèquement temporalité, durée
dynamique. C’est dans la tönenden Dauer que les sujets humains vivent leur vie
passionnée. Cette apologie du tönen est sans doute le message le plus existentiel de la
Quatrième Silve Critique, de la philosophie herderienne en général.
Résumé en français
La classification des beaux-arts se réalise dans la Critique de la faculté de juger à
l’aide d’une analogie avec le langage et le processus de communication. La musique
appartient à la classe des arts du « beau jeu des sensations » : les sensations auditives
deviennent belles comme effet d’une appréciation portant sur la forme dans le jeu des
sensations. Toutefois, l’évaluation par Kant de la valeur (Wert) de la musique est mobile et
discordante : il distribue des points et donne des notes hausses et basses. Il apprécie la
musique du point de vue du « charme » (Reiz) et du « mouvement de l’âme » (Bewegung
des Gemüths) mais il la déprécie du point de vue de la culture et de la raison. Il se révèle
que Kant n’a pas une conception de la musique où la mélodie, l’harmonie et le rythme sont
intégrés, et, en plus, on constate une autre absence conceptuelle dans sa théorie, celle de la
temporalité comme constitutive de la musique, point de vue qui, pourtant, avait été
accentué par Lessing. On contraste dans cet article la conception kantienne de la musique
avec un paradigme fondamentalement opposé, notamment l’esthétique de l’ouïe chez
Herder dans la Quatrième Silve Critique, une esthétique systématique qui compte parmi les
plus importantes du 18ième siècle. Cette « découverte de l’oreille » chez Herder génère une
tout autre philosophie de la beauté tonale qui repose essentiellement sur le sentiment
proprioceptif et sur l’implantation de l’expérience esthétique dans le corps. Le concept
essentiel de l’analyse de l’écoute chez Herder est celui du tönen qui provoque, dans
l’expérience esthétique de la musique, une synesthésie reliant l’ouïe au toucher.
Abstract in English
The classification of the fine arts in the Critique of the Power of Judging is based on
an analogy with language and with the communication process. Music belongs to the class
of the arts of the “beautiful play of sensations”: the auditive sensations become beautiful as
an effect of the appreciation of form in this play of sensations. However, Kant’s evaluation
of the value (Wert) of music is changing and discordant: he distributes points and gives low
and high values. He appreciates music from the point of view of “charm” (Reiz) and of the
“movement of the soul” (Bewegung des Gemüths) mais he depreciates it from the point of
view of culture and of reason. Il seems as if Kant does not have a conception of music
18
where melody, harmony and rhythm are integrated, and, moreover, there seems to be
another conceptual absence in his theory, the absence of temporality as a constitutive
component of music, point of view which had been stressed by Lessing. We contrasted the
Kantian conception of music with a fondamentally opposed paradigm, namely the
aesthetics of hearing in Herder in the Fourth Critical Grove, a systematic aesthetics which
belongs to the most important ones of the 18th century. This “discovery of the ear” by
Herder generates a totally different philosophy of tonal beauty based essentially on
proprioceptive feeling and on the implantation of the aesthetic experience in the body. The
essential concept of the analysis of hearing in Herder is tönen provoking, in the aesthetic
experience of music, a synaesthesia relating hearing to touching.
Informations sur l’auteur
Herman Parret est professeur émérite de philosophie du langage et d’esthétique à
l’Université de Leuven (Louvain, Belgique). Il a enseigné dans plusieurs universités
étrangères, en France et en Italie, dans les pays latino-américains et aux Etats-Unis. Ses
publications concernent la pragmatique linguistique et philosophique, la sémiotique
textuelle et visuelle, l’épistémologie de la linguistique et de la sémiotique, l’esthétique
philosophique et la théorie de l’art. Son intérêt vise le dialogue entre les disciplines,
toujours en quête d’une réflexion englobante et fondatrice.
Herman Parret a publié plus de deux cents quarante articles en français, en anglais et
en néerlandais. Traductions en italien, espagnol, portugais, roumain, russe, coréen, turc et
japonais. Parmi les volumes parus: Language and Discourse (1971), Discussing Language
(1974), History of Linguistic Thought and Contemporary Linguistics (1976), Le langage en
contexte. Etudes philosophiques et linguistiques de pragmatique (1980), Contexts of
Understanding (1980), Meaning and Understanding (1981), Possibilities and Limitations
of Pragmatics (1981), On Believing. Epistemological and Semiotic Approaches (1983),
Semiotics and Pragmatics. An Evaluative Comparison of Conceptual Frameworks (1983),
Exigences et perspectives de la sémiotique/Aims and Prospects of Semiotics (1985), Les
passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité (1986), Prolégomènes à la théorie
de l’énonciation. De Husserl à la pragmatique (1987), L’interaction communicative
(1990), La communauté en paroles. Communication, consensus, ruptures (1991), Le sens et
ses hétérogénéités (1991), Temps et discours (1993), Pretending to Communicate (1994),
Peirce and Value Theory. On Peircean Ethics and Aesthetics (1994), L’esthétique de la
communication (2000), La voix et son temps (2002), Epiphanies de la présence (2006),
Sutures sémiotiques (2006), Les Sébastiens de Venise (2008).
www.hermanparret.be
[email protected]