Le sol et le sang - Revue des sciences sociales
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Le sol et le sang - Revue des sciences sociales
62 ALAIN BIHR NOTES 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. C’est le lieu de noter que le terme populiste n’a été enregistré qu’en 1907 dans le Larousse Universel, bien après que le mouvement populiste eut produit la plupart de ses effets. Il faut également signaler que le populisme comme Ecole littéraire, dont le fondateur fut Léon LEMONNIER, ne sera crée qu’en 1929. Il semble que les acteurs eux-mêmes se soient reconnus dans cette désignation. Par exemple, les socialistes-révolutionnaires se disaient et étaient populistes. Voici ce qu’écrit Vera FIGNER lors de l’adoption du programme de la Volonté du Peuple: «Nous nous arrêtâmes d’abord sur cette définition : nous sommes des socialistes-populistes (Narodniki). Pouvionsnous reprendre l’ancienne appellation de «Narodniki» de «Terre et Liberté»? Ne serait-ce pas prêter à confusion ?» Disons alors les socialdémocrates, proposa Jeliabov. Ce terme ne peut être traduit en russe que par socialistes-narodniki.” La majorité fut d’un avis différent. Nous trouvions inadmissible l’application du terme”social-démocrate” à notre programme russe, si différent du programme du parti ouvrier allemand.” Cf. Vera FIGNER, Mémoires d’un révolutionnaire, Paris, DenœlGonthier, 1973, p. 112. Devant le tribunal qui devait le condamner, Kvjatkovskij reconnut que”ses convictions étaient celles d’un narodnik, d’un populiste”. Cité par Franco Venturi, Les intellectuels, le peuple et la révolution, traduit de l’italien par Viviana Paques, t. II, Paris, Gallimard, 1972, p. 1027. Franco VENTURI, op. cit., t. I, p. 197. Franco VENTURI, t. I, p. 156. Franco VENTURI, idem, p. 157. VENTURI, p. 837. Michel Foucault,”La fonction politique de l’intellectuel”, in Dits et écrits, T. III, 1994, p. 109. Apôtre, apostolat, messianisme, révélation, évangélisme social, croisade vers le peuple... La métaphore religieuse qui est ici régulièrement convoquée montre bien un degré de dévouement, de don de soi proche du message christique. Cette métaphore révèle-telle une certaine forme de nationalisme religieux ? Notons que la métaphore religieuse est déjà bien présente chez Herzen dont le messianisme a sans doute pu déteindre sur le populisme : «Le socialisme, affirmait-il, se réalisera (...) par la révélation d’un Messie, ou l’effort de quelques apôtres endoctrinant et entraînant les foules travaillées par l’inquiétude de l’avenir ». Cf. Raoul LABRY, Alexandre Ivanovic Herzen, Paris, 1928, p. 304. Il faudrait interroger plus avant et en elle-même cette vision messianique du combat politique. Evangile en action. On pourrait voir dans le mouvement des prêtres-ouvriers, qui prit naissance à partir de 1941, une imitation de Jésus qui, de condition divine, ne s’en est pas 10. 11. 12. 13. 14. prévalu :”Il s’est anéanti lui-même en prenant la condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes” (Phil. II. 6, 7). C’est proprement en mode populiste (en missionnaires !) que les prêtres-ouvriers ont voulu épouser entièrement la condition ouvrière : aller travailler avec les ouvriers, vivre avec eux, les rejoindre dans la réalité concrète de leur vie et ainsi apporter par cet engagement un témoignage authentique à un univers athée et pauvre. Mais le Vatican allait mettre fin au mouvement en tentant même de bannir du vocabulaire le terme de prêtres-ouvriers. Autre forme d’Aller au peuple. Dans les années soixante, c’est encore en mode populiste que des intellectuels occidentaux ont entrepris de”s’établir” dans les usines et dans les campagnes pour partager l’expérience des ouvriers et des paysans afin de faire du travail d’organisation et de propagande et ainsi de contribuer à la résistance, aux luttes, à la révolution. Jean LOTHE, Gleb Ivanovic Uspenskij et le populisme russe, Leiden, Neitherlands, E.-J. BRILL, 1964, p. 24. C’est de cette scission (1879) que sont nées les deux grandes fractions de la famille socialiste russe : le Parti Socialiste-Révolutionnaire et le Parti Social-Démocrate, lequel se scinda à son tour en deux fractions : les Bolcheviki et les Mencheviki (maximalistes et minimalistes). Jean DUBOIS, Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, Larousse, 1962, p. 380. Le mot lui-même ne devait pas être d’un usage courant. Il n’est signalé ni dans le Dictionnaire (1856- 1864) de Dupiney de Vorepierre, ni dans le Dictionnaire de la langue française (1863- 1873) avec son 1er Supplément (1876) de E. Littré. Le Dictionnaire de l’Académie (1879) tome II ne le connaît pas non plus. Seuls, le Dictionnaire 10è édition (1870) de Bescherelle et le Grand dictionnaire universel 1866- 1876, de P. Larousse, en portent la présence. P.-J. PROUDHON, De la capacité politique des classes ouvrières, Librairie des sciences politiques et sociales, Paris, 1924, pp. 334, 341. Pierre- André TAGUIEFF a proposé l’expression réductrice de”télépopuliste” pour désigner cette catégorie nouvelle. Cependant, dans la mesure où c’est l’ensemble des supports médiatiques qui se trouve ainsi exploité, et dans la mesure où ces leaders sont bien souvent portés par les médias, l’appellation de”médio-populiste” nous semble plus appropriée pour rendre compte de cette situation nouvelle. Cf. «Le populisme », in Universalia, 1996. Le sol et le sang L’immigration dans l’imaginaire de Jean-Marie Le Pen égulièrement, Jean-Marie Le Pen affirme qu’il lutte contre l’immigration et non pas contre les immigrés, qu’il lui arrive même de présenter comme «des victimes». Son insistance sur ce thème ne laisse pas d’intriguer. On ne peut le suspecter de vouloir par là masquer ou euphémiser une xénophobie qu’il affiche ouvertement par moments, sans nuance ni précaution oratoire particulières. Quel sens donne-t-il en définitive à l’immigration ? Pourquoi la place-t-il en tête des maux qui, selon lui, nous accableraient ? R LE LIEN SACRE AU SOL DE LA PATRIE Alain Bihr Philosophe, sociologue Lycée René Cassin Intitulé «Amour sacré de la Patrie», le passage suivant, extrait de l’un des deux ouvrages dans lesquels le leader du Front national (FN) a exposé sa vision du monde, va nous permettre de trouver un début de réponse à ces questions1. «Tous les êtres vivants se voient assignés par la nature des aires vitales conformes à leurs dispositions ou à leurs affinités. Il en est de même des hommes et des peuples. Tous sont soumis à la dure loi pour la vie et l’espace. Les meilleurs, c’est-à-dire les plus aptes, survivent et prospèrent autant qu’ils le demeurent. Ce n’est pas une mince fierté pour nous que la France y ait réussi depuis plus de mille ans. Il y a, en outre, entre les hommes et leur terre natale une affinité qui ne se résume pas complètement dans l’instinct de posséder ou dans la nécessité d’exploiter. Pétris d’elle par la main de Dieu, ils y retournent irrésistiblement comme au giron d’une mère. Qui pulvis es... Cette osmose naturelle crée un lien d’une nature telle qu’il ne se rompt pas sans douleur. Les Anciens faisaient du bannissement ou de l’exil des peines capitales et c’est à juste titre que l’on parle de déracinés pour décrire les émigrants contraints de s’expatrier. La plus dure épreuve des Pieds-Noirs ne fut pas de devoir abandonner le fruit de leur travail mais les paysages qui les avaient vu naître, leurs cimetières, la terre de leurs morts. A l’inverse, l’étranger peut entrer dans la Nation par un acte artificiel : la naturalisation. Il ne peut s’intégrer à la Patrie que par un acte sacrificiel : l’effusion de sang. Il est alors Français « non par le sang reçu mais par le sang versé», comme le dit le poème légionnaire. Sinon, c’est quand son corps redevenu poussière se mêlera à la terre de France, mais alors seulement que ses fils et ses filles auront ici leur Patrie. C’est donc généralement au rythme de la nature que s’accomplit ce rite mystérieux qui unit la Patrie à ses fils. Mais il est donné à certains d’entre eux d’y participer dans la gloire du sacrifice suprême. Ceux-là sont les mieux aimants qui ont tout donné.» Ce texte est véritablement anthologique et on y retrouverait aisément l’ensemble des thèmes chers à son auteur, plus largement au courant politique dont il est aujourd’hui le porte-parole. Sa filiation barrésienne plus encore que maurrasienne est évidente. N’en retenons ici que les point suivants qui correspondent à notre propre thématique. - Le lien qui unit l’homme (individu et, plus encore, peuple) à sa terre natale n’est pas seulement d’ordre biologique, mais d’autre religieux et, pour tout dire, quasi Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24 64 LE SOL ET LE SANG L’IMMIGRATION DANS L’IMAGINAIRE DE JEAN-MARIE LE PEN mystique. Il est remarquable que le thème de « l’espace vital », d’une sorte de symbiose écologique entre l’homme et sa terre, aux relents pseudo-darwiniens, abordé dans le premier paragraphe, est immédiatement subordonné à une image religieuse dans le paragraphe suivant : celle de la création divine, à laquelle fait pendant le rite de l’enterrement, qui doit permettre à l’homme de redevenir la poussière dont il a été tiré par l’engendrement divin. - Le sol natal est ainsi fantasmé comme une mère, la matrice dont nous (le peuple) sommes issus et que nous fécondons par notre propre chair à l’instant de la mort, comme nous le faisons au cours de notre vie par la sueur versée pendant nos travaux pour la fertiliser et le sang répandu lors de nos combats pour la défendre : «La Patrie, c’est la terre de nos Pères, le sol défriché et défendu par eux au long des siècles (...) fertilisé de leur sueur et de leur sang2». Thématique qui procède d’un syncrétisme mêlant, de manière inextricable, d’archaïques représentations païennes et la tradition chrétienne. - Sous la dénomination de «Patrie», le sol natal est dès lors métamorphosé en une immense nécropole dans laquelle reposent les corps de tous nos ancêtres. Bien plus, il devient une sorte de corps mystique auquel chacun d’entre nous appartient par un lien non seulement vital, mais même sacré : il matérialise «le pacte sacré qui nous unit en elle (la Patrie) aux générations successives3». Dans la conception mystique ici défendue, ce n’est donc pas tant la patrie qui est sacrée que le lien de chacun (et de tous) au sol de la Patrie. - Dans ces conditions, chacun est condamné à vivre sur la terre qui l’a vu naître, la terre de ses pères, parmi les siens, c’est-à-dire ceux auxquels cette même terre a donné naissance et dans lequel, à ce titre, coule le même sang. Chacun chez soi et entre soi. Il ne peut être question de s’éloigner de cette terre de manière définitive, ni même trop longtemps, sans risquer de se perdre. Car ce serait non seulement se « déraciner »: se couper de ses origines, mais encore se priver de sa substance vitale, donc encourir un inévitable affaiblissement, connaître une corruption certaine4. - La rupture d’un tel lien n’est donc pas seulement un drame (elle ne se fait pas «sans douleur»), elle n’implique pas seulement un risque mortel (celui de sa propre perte ou aliénation). Si l’on suit bien l’enchaînement précédent des concepts, elle constitue, pour autant qu’elle soit volontaire, un acte véritablement sacrilège, et même le seul acte sacrilège qui soit : celui qui consiste à renoncer en quelque sorte au rapport à sa propre Patrie, à couper le cordon ombilical qui, via le sol natal, nous relie à la suite de nos ancêtres, à renier notre filiation séculaire voire millénaire. Acte à ce point sacrilège que les Anciens, dans leur sagesse, en avait fait la punition suprême, celle venant sanctionner les pires crimes. - C’est précisément ce sacrilège qu’auraient commis ceux que le Le Pen désigne couramment sous le nom d’«immigrés» (essentiellement les populations issus d’Afrique du Nord et d’Afrique noire). Car ce qui peut s’excuser dans le cas des rapatriés d’Algérie, chassés de chez eux, sans pour autant quitter complètement leur patrie (le sol français), serait évidemment inexcusable pour les «immigrés»: eux sont censés avoir quitté leur pays de leur plein gré, pour s’établir sur un sol qui leur totalement étranger, sur une patrie qui n’est pas la leur. Le péché de l’immigré, aux yeux du leader du FN, n’est donc pas tant qu’il se soit établi en France, c’est qu’il ait quitté auparavant son sol natal, rompant ainsi le pacte sacré qui était censé l’unir à sa propre patrie. Par conséquent, renvoyer les immigrés chez eux, comme l’envisage le leader du Front national, ce serait rétablir l’ordre à la fois naturel et sacré qui veut que chacun vive sur son sol natal et sur lui seul. Acte purificatoire, il permettrait aux immigrés de retrouver, avec leur patrie, qu’ils n’auraient jamais dû quitter, leur identité propre. En quelque sorte, c’est pour leur plus grand bien qu’on les expulserait... - La citation précédente laisse, apparemment, ouverte une alternative à ce renvoi de l’immigré sur sa terre natale. Celui-ci peut en effet s’intégrer à la patrie française par un acte sacrificiel, en versant son sang pour défendre son sol, suprême don de soi. Sinon seuls ses descendants pourront prétendre entrer en elle lorsque son corps se sera mêlé au sol de cette dernière, sera devenu partie intégrante de son corps mystique. Notons au passage la distinction ici faite entre la patrie et la nation, la seconde étant tenue pour un artifice contractualiste relativement à la substantialité naturelle de la première, seule authentique5. En fait, comme nous allons le voir à présent, l’acte sacrificiel exigé de l’immigré pour pouvoir s’intégrer à la Patrie est aussi et même surtout un acte purificatoire. LE SANG IMPUR DE L’IMMIGRÉ Car, auteur d’un sacrilège en ayant rompu le lien qui l’unissait à sa propre patrie, l’immigré est par là même un être impur, souillé par sa propre faute. Cette impureté est d’abord d’ordre moral : l’immigré est cet être «sans toit ni loi», potentiellement capable de toutes les transgressions, puisqu’il a déjà transgressé le tabou majeur, en quittant le sol de sa patrie. Mais ce n’est pas tout ; car, dans la pensée d’extrême-droite, la vertu suprême est la force, autant la force physique que la force morale6. Par conséquent, le mal moral doit aussi se traduire par un mal physique : un affaiblissement du principe vital, une dégénérescence de l’organisme, une atteinte à la santé et à vigueur du corps. La saleté et, plus encore, la maladie seront ainsi comme les matérialisations de l’impureté morale, les manifestation de l’identité souillée. Déraciné, l’immigré n’est pas seulement impur d’un point de vue moral ou religieux ; son impureté est aussi physique, elle atteint son corps et plus particulièrement son sang. Comme si son sang s’était vicié en quittant le sol dont il est l’émanation. Ce thème est largement développé, dans différents registres, au sein du discours du leader du FN. L’immigré y est ainsi couramment présenté comme un être morbide, malade et porteur de maladie, donc contagieux et à ce titre dangereux. Et l’immigration est du même coup rendue responsable de la dégradation de la situation sanitaire du pays : «Qu’on ne s’étonne pas dans ces condi- François Duconseille, Malevitch sous Guston sur gorille enlevant une négresse 1992, Dessin, FRAC Alsace. 65 66 JEAN-CLAUDE HERRGOTT* tions, de voir l’état sanitaire du pays se modifier dans un sens regrettable. Puisqu’il n’y a pas contrôle de l’immigration, il n’y a pas contrôle ni moral, ni sanitaire. On voit se multiplier toute une série d’affections détestables sur le plan de la santé, mais aussi sur celui des budgets de la santé publique7.«Le Pen prolonge ainsi la longue tradition des images des populations étrangères sources d’épidémies, de peste et de choléra jadis, de syphilis naguère, de sida aujourd’hui. Car, parmi les maladies dont les immigrés sont ainsi censés être porteurs figurent en premier lieu celles qui se transmettent par voie sexuelle : l’immigré serait le principal vecteur de ces maladies8. Ainsi Le Pen n’hésite-t-il pas à déclarer : «Il y a plus d’un million de cas de blennorragie en France, liés, il faut bien le dire, à une immigration incontrôlée sur le plan sanitaire9»; ou encore : «la rentrée en force de la syphilis est incontestablement d’origine étrangère.10» Le danger serait d’autant plus sérieux que l’immigré est supposé avoir une vie sexuelle dissolue, sans retenue, bravant là encore tous interdits légaux, moraux et religieux. L’association entre immigrés et violences sexuelles mais aussi « déviances sexuelles » (ou supposées telles) est constante dans le discours de Jean-Marie Le Pen. Non seulement il se plaît à exploiter tous les faits divers susceptibles d’alimenter cette association ; mais encore il généralise allègrement. Par exemple en déclarant que «la Patrie n’est pas un hôtel de passe pour six millions d’immigrés...11»; ou qu’«il est bien évident que le fait d’être noir ou arabe n’autorise pas quelqu’un a passer ses mains sur les fesses d’une femme dans le métro12», comme si tout Noir ou Arabe était coutumier de ce type d’agression ; ou encore : «Demain les immigrés s’installeront chez vous, mangeront votre soupe et coucheront avec votre femme, votre fille, ou votre fils13.» Cette dernière allusion n’est nullement fortuite. Le discours de Jean-Marie Le Pen est en effet saturé d’allusions à l’homosexualité, qui semble véritablement faire partie de ses obsessions personnelles14. Et dans sa pensée, il se forme une assimilation naturelle entre l’immigré et l’homosexuel. Tous les deux ne sont-ils, à ses yeux, coupables d’une même transgression de la loi naturelle et divine, l’un en ce qui concerne la séparation des sexes, l’autre en ce qui concerne la séparation entre les peuples ? Et surtout, tous deux ne sont-ils pas responsables, conjointement, de la propagation du virus du sida ? Car la responsabilité de l’immigration à cet égard ne fait, selon lui, aucun doute du fait de «la perméabilité de nos frontières15». Il est à peine besoin de relever l’allusion ici faite à la perméabilité des parois anales, responsable selon le corps médical de la primo-diffusion du sida parmi les homosexuels... Être morbide, au sang vicié, porteur à ce titre des maladies les plus redoutables, celles qui comme la blennorragie ou la syphilis, corrompent la descendance, ou celles qui, tel le sida, mettent en jeu la vie même, d’autant plus dangereux qu’il n’hésite pas à s’attaquer à la vertu des femmes, l’immigré prend ainsi des allures de grand corrupteur du corps sain de la nation. A la limite, assimilé à un simple vecteur de maladie (tel le rat ou le pou), voire à un parasite, un microbe ou un virus, il se trouve déshumanisé. Un pareil discours entretient évidemment la mixophobie : la hantise du métissage, du mélange des sangs. Surtout, il justifie par avance toutes les mesures d’exclusion voire d’expulsion que le leader du FN entendrait prendre à son égard, si d’aventure il en avait le pouvoir. Ne s’agiraitil pas en définitive de simples mesures de salubrité publique, de mesures prophylactiques de mise en quarantaine, voire de destruction systématique à fin de purification ? Et on sait par expérience historique le potentiel de criminalité contenu dans ce type de discours... Ainsi le péché commis par l’immigré estil en définitive double, au regard du leader de l’extrême-droite nationaliste française. Non seulement il a rompu le pacte mystique qui l’unissait à sa propre patrie ; mais encore, être corrompu et souillé par ce sacrilège, il menace l’identité (la pureté) de la population sur le sol étranger de laquelle il vit. Son bannissement voire sa mise à mort sont dès lors légitimes. Tout ce qui pourrait l’en préserver, c’est l’acte sacrificiel par lequel il sacrifierait sa vie pour défendre le sol de ce qui deviendrait, du même coup, sa nouvelle patrie. Dans l’un et l’autre cas, cependant, son sang est appelé à couler, pour prix de la souillure infligé au sol sur lequel il s’est indûment établi. ■ Citoyens ou trangers, citoyens et trangers NOTES 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. Cf. Les Français d’abord, Paris, Carrière-Lafon, 1984, pages 75- 76. Op. cit., page 74. Op. cit., page 75. Quant aux peuples dénués de Patrie, apatrides ou réputés tels, comme les Tziganes ou les Juifs, on comprend que, dans ce type de pensée, ils ne sont pas loin de tomber tout simplement hors de l’humanité, puisqu’il leur manque le fondement à la fois physique et métaphysique par lequel seul l’humanité paraît concevable. Toute la tradition dont relève la pensée de Jean-Marie Le Pen est farouchement hostile à tout constructivisme juridico-politique, qui conçoit la nation comme un artefact, là où elle-même en fait une donnée naturelle, une donnée du sol et du sang, dans une évidente affinité avec la tradition völkisch allemande du Blut und Boden. Cf. à ce sujet mon article « Identité, inégalité, pugnacité. Brève synthèse sur la pensée d’extrême-droite » in Raison Présente, n˚99, 3e trimestre 1991. Op. cit., page 113. Cf. Myriam LALLEMAND, « La métaphore sexuelle dans le discours de Jean-Marie Le Pen » in Celisus, n˚42, Paris, juillet/août 1991; et n˚43, septembre 1991. Propos recueillis par Jean MARCILLY, Le Pen sans bandeau, Paris, Grancher, 1984, page 173. Cité par F. LANDON, « Le Pen est-il un obsédé sexuel ?» in L’événement du Jeudi, 10- 17 mars 1988. Cité par Edwy PLENEL et Alain ROLLAT dans L’effet Le Pen, La Découverte-Le Monde, 1984, page 29. Cf. Le Pen sans bandeau, op. cit., page 193. Propos tenu lors de l’Heure de Vérité, Antenne 2, le 13 février 1984. Cf. à ce sujet Pierre JOUVE et Ali MAGOUDI, Les dits et non-dits de Jean-Marie Le Pen, La Découverte, 1987, pages 88 à 96. Cité par F. Landon, op. cit. e 16 décembre 1996, le conseil municipal de Strasbourg autorisait le maire à signer la Charte des résidents étrangers1. Préparée par le Conseil Consultatif des Étrangers, instance qui procède autant d’une volonté politique municipale affirmée dès 1989 de donner une parole à ceux qui en sont exclus par l’effet de la loi, que de la volonté d’organiser auprès du conseil municipal des comités consultatifs2, cette charte propose, en quelques principes appliqués à l’ensemble des domaines de la vie quotidienne, (logement, santé, éducation, etc.) de promouvoir une citoyenneté de résidence. Derrière ce qui peut apparaître comme une pétition de principe se dessine une démarche à contre-courant des opinions dominantes à droite comme à gauche sur la question du statut des étrangers et de leur rapport à la citoyenneté. Aux termes de la dépêche AFP parue le lendemain, le vote des élus a été précédé d’un vif débat idéologique, les partisans de la charte soulignant qu’elle constituait le reflet des valeurs de la République, les opposants affirmant en revanche que la notion de citoyenneté est indissociable de la nationalité. Cet antagonisme est au coeur de la problématique qui, en deux décennies, a fait de la question des étrangers un élément déterminant de la vie politique française, autour duquel se cristallisent les interrogations sur L Jean-Claude Herrgott* Directeur de Cabinet de la Ville de Strasbourg l’identité collective. Certes, les mutations de nos sociétés sont génératrices d’incertitude et la raréfaction du travail répond à des inégalités croissantes de richesse, de statut et de perspectives. Pour autant, dans la longue histoire souvent passionnelle3 que notre pays entretient avec l’immigration, c’est sans doute la première fois que celleci prend une importance aussi grande, au point de faire de la xénophobie une opinion politique majeure, - on oublie que c’est un délit - susceptible d’influencer le discours de l’ensemble des partis politiques. Au-delà des facteurs circonstanciels qui apportent des éléments d’explication au phénomène, il y a lieu de s’interroger sur une législation devenue impossible, celle de l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui régit le séjour des étrangers en France. Ce texte fondateur de la législation et de la réglementation actuelle sur les étrangers encourt trois séries de critiques qui, ensemble, justifieraient que soit posée la question de son abrogation et que soient envisagés pour le remplacer des principes mieux adaptés à la réalité actuelle de la présence étrangère en France. En premier lieu on observera que, sans changement notable depuis la fin de la guerre, ce texte en est à sa dixième modification depuis la fin des années 70 et chaque échéance électorale donne motif à un durcissement nouveau, tendant à réduire les Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24