Le sol et le sang - Revue des sciences sociales

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Le sol et le sang - Revue des sciences sociales
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ALAIN BIHR
NOTES
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
C’est le lieu de noter que le terme populiste
n’a été enregistré qu’en 1907 dans le
Larousse Universel, bien après que le mouvement populiste eut produit la plupart de
ses effets. Il faut également signaler que le
populisme comme Ecole littéraire, dont le
fondateur fut Léon LEMONNIER, ne sera
crée qu’en 1929.
Il semble que les acteurs eux-mêmes se
soient reconnus dans cette désignation. Par
exemple, les socialistes-révolutionnaires se
disaient et étaient populistes. Voici ce
qu’écrit Vera FIGNER lors de l’adoption du
programme de la Volonté du Peuple: «Nous nous
arrêtâmes d’abord sur cette définition : nous sommes
des socialistes-populistes (Narodniki). Pouvionsnous reprendre l’ancienne appellation de
«Narodniki» de «Terre et Liberté»? Ne serait-ce
pas prêter à confusion ?» Disons alors les socialdémocrates, proposa Jeliabov. Ce terme ne peut être
traduit en russe que par socialistes-narodniki.” La
majorité fut d’un avis différent. Nous trouvions inadmissible l’application du terme”social-démocrate”
à notre programme russe, si différent du programme
du parti ouvrier allemand.” Cf. Vera FIGNER,
Mémoires d’un révolutionnaire, Paris, DenœlGonthier, 1973, p. 112. Devant le tribunal qui
devait le condamner, Kvjatkovskij reconnut
que”ses convictions étaient celles d’un narodnik,
d’un populiste”. Cité par Franco Venturi, Les
intellectuels, le peuple et la révolution, traduit de
l’italien par Viviana Paques, t. II, Paris,
Gallimard, 1972, p. 1027.
Franco VENTURI, op. cit., t. I, p. 197.
Franco VENTURI, t. I, p. 156.
Franco VENTURI, idem, p. 157.
VENTURI, p. 837.
Michel Foucault,”La fonction politique de l’intellectuel”, in Dits et écrits, T. III, 1994, p. 109.
Apôtre, apostolat, messianisme, révélation,
évangélisme social, croisade vers le peuple...
La métaphore religieuse qui est ici régulièrement convoquée montre bien un degré de
dévouement, de don de soi proche du message christique. Cette métaphore révèle-telle une certaine forme de nationalisme religieux ? Notons que la métaphore religieuse
est déjà bien présente chez Herzen dont le
messianisme a sans doute pu déteindre sur
le populisme : «Le socialisme, affirmait-il, se réalisera (...) par la révélation d’un Messie, ou l’effort de
quelques apôtres endoctrinant et entraînant les foules
travaillées par l’inquiétude de l’avenir ». Cf. Raoul
LABRY, Alexandre Ivanovic Herzen, Paris, 1928, p.
304. Il faudrait interroger plus avant et en
elle-même cette vision messianique du combat politique.
Evangile en action. On pourrait voir dans le
mouvement des prêtres-ouvriers, qui prit
naissance à partir de 1941, une imitation de
Jésus qui, de condition divine, ne s’en est pas
10.
11.
12.
13.
14.
prévalu :”Il s’est anéanti lui-même en prenant la
condition d’esclave, et devenant semblable aux
hommes” (Phil. II. 6, 7). C’est proprement en
mode populiste (en missionnaires !) que les
prêtres-ouvriers ont voulu épouser entièrement la condition ouvrière : aller travailler
avec les ouvriers, vivre avec eux, les rejoindre
dans la réalité concrète de leur vie et ainsi
apporter par cet engagement un témoignage
authentique à un univers athée et pauvre.
Mais le Vatican allait mettre fin au mouvement en tentant même de bannir du vocabulaire le terme de prêtres-ouvriers. Autre
forme d’Aller au peuple. Dans les années
soixante, c’est encore en mode populiste que
des intellectuels occidentaux ont entrepris
de”s’établir” dans les usines et dans les campagnes pour partager l’expérience des
ouvriers et des paysans afin de faire du travail d’organisation et de propagande et ainsi
de contribuer à la résistance, aux luttes, à la
révolution.
Jean LOTHE, Gleb Ivanovic Uspenskij et le populisme russe, Leiden, Neitherlands, E.-J. BRILL,
1964, p. 24.
C’est de cette scission (1879) que sont nées
les deux grandes fractions de la famille socialiste russe : le Parti Socialiste-Révolutionnaire et le Parti Social-Démocrate, lequel
se scinda à son tour en deux fractions : les
Bolcheviki et les Mencheviki (maximalistes et
minimalistes).
Jean DUBOIS, Le vocabulaire politique et social en
France de 1869 à 1872, Larousse, 1962, p. 380.
Le mot lui-même ne devait pas être d’un
usage courant. Il n’est signalé ni dans le
Dictionnaire (1856- 1864) de Dupiney de
Vorepierre, ni dans le Dictionnaire de la langue
française (1863- 1873) avec son 1er Supplément
(1876) de E. Littré. Le Dictionnaire de l’Académie
(1879) tome II ne le connaît pas non plus.
Seuls, le Dictionnaire 10è édition (1870) de
Bescherelle et le Grand dictionnaire universel
1866- 1876, de P. Larousse, en portent la présence.
P.-J. PROUDHON, De la capacité politique des
classes ouvrières, Librairie des sciences politiques et sociales, Paris, 1924, pp. 334, 341.
Pierre- André TAGUIEFF a proposé l’expression réductrice de”télépopuliste” pour désigner cette catégorie nouvelle. Cependant,
dans la mesure où c’est l’ensemble des supports médiatiques qui se trouve ainsi
exploité, et dans la mesure où ces leaders
sont bien souvent portés par les médias,
l’appellation de”médio-populiste” nous
semble plus appropriée pour rendre compte
de cette situation nouvelle. Cf. «Le populisme », in Universalia, 1996.
Le sol et le sang
L’immigration dans l’imaginaire
de Jean-Marie Le Pen
égulièrement, Jean-Marie Le Pen
affirme qu’il lutte contre l’immigration et
non pas contre les immigrés, qu’il lui
arrive même de présenter comme «des victimes». Son insistance sur ce thème ne laisse
pas d’intriguer. On ne peut le suspecter de
vouloir par là masquer ou euphémiser une
xénophobie qu’il affiche ouvertement par
moments, sans nuance ni précaution oratoire particulières. Quel sens donne-t-il en
définitive à l’immigration ? Pourquoi la
place-t-il en tête des maux qui, selon lui,
nous accableraient ?
R
LE LIEN SACRE
AU SOL DE LA PATRIE
Alain Bihr
Philosophe, sociologue
Lycée René Cassin
Intitulé «Amour sacré de la Patrie», le passage
suivant, extrait de l’un des deux ouvrages
dans lesquels le leader du Front national
(FN) a exposé sa vision du monde, va nous
permettre de trouver un début de réponse à
ces questions1.
«Tous les êtres vivants se voient assignés par
la nature des aires vitales conformes à leurs
dispositions ou à leurs affinités. Il en est de
même des hommes et des peuples. Tous sont
soumis à la dure loi pour la vie et l’espace. Les
meilleurs, c’est-à-dire les plus aptes, survivent
et prospèrent autant qu’ils le demeurent. Ce
n’est pas une mince fierté pour nous que la
France y ait réussi depuis plus de mille ans.
Il y a, en outre, entre les hommes et leur terre
natale une affinité qui ne se résume pas complètement dans l’instinct de posséder ou dans
la nécessité d’exploiter. Pétris d’elle par la
main de Dieu, ils y retournent irrésistiblement comme au giron d’une mère. Qui pulvis es...
Cette osmose naturelle crée un lien d’une
nature telle qu’il ne se rompt pas sans douleur. Les Anciens faisaient du bannissement
ou de l’exil des peines capitales et c’est à juste
titre que l’on parle de déracinés pour décrire
les émigrants contraints de s’expatrier. La
plus dure épreuve des Pieds-Noirs ne fut pas
de devoir abandonner le fruit de leur travail
mais les paysages qui les avaient vu naître,
leurs cimetières, la terre de leurs morts.
A l’inverse, l’étranger peut entrer dans la
Nation par un acte artificiel : la naturalisation. Il ne peut s’intégrer à la Patrie que par
un acte sacrificiel : l’effusion de sang. Il est
alors Français « non par le sang reçu mais
par le sang versé», comme le dit le poème
légionnaire. Sinon, c’est quand son corps
redevenu poussière se mêlera à la terre de
France, mais alors seulement que ses fils et
ses filles auront ici leur Patrie.
C’est donc généralement au rythme de la
nature que s’accomplit ce rite mystérieux qui
unit la Patrie à ses fils. Mais il est donné à
certains d’entre eux d’y participer dans la
gloire du sacrifice suprême. Ceux-là sont les
mieux aimants qui ont tout donné.»
Ce texte est véritablement anthologique
et on y retrouverait aisément l’ensemble des
thèmes chers à son auteur, plus largement
au courant politique dont il est aujourd’hui
le porte-parole. Sa filiation barrésienne plus
encore que maurrasienne est évidente. N’en
retenons ici que les point suivants qui correspondent à notre propre thématique.
- Le lien qui unit l’homme (individu et,
plus encore, peuple) à sa terre natale n’est
pas seulement d’ordre biologique, mais
d’autre religieux et, pour tout dire, quasi
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24
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LE SOL ET LE SANG L’IMMIGRATION DANS L’IMAGINAIRE DE JEAN-MARIE LE PEN
mystique. Il est remarquable que le thème
de « l’espace vital », d’une sorte de symbiose
écologique entre l’homme et sa terre, aux
relents pseudo-darwiniens, abordé dans le
premier paragraphe, est immédiatement
subordonné à une image religieuse dans le
paragraphe suivant : celle de la création
divine, à laquelle fait pendant le rite de
l’enterrement, qui doit permettre à l’homme
de redevenir la poussière dont il a été tiré
par l’engendrement divin.
- Le sol natal est ainsi fantasmé comme
une mère, la matrice dont nous (le peuple)
sommes issus et que nous fécondons par
notre propre chair à l’instant de la mort,
comme nous le faisons au cours de notre vie
par la sueur versée pendant nos travaux
pour la fertiliser et le sang répandu lors de
nos combats pour la défendre : «La Patrie,
c’est la terre de nos Pères, le sol défriché et défendu
par eux au long des siècles (...) fertilisé de leur sueur
et de leur sang2». Thématique qui procède d’un
syncrétisme mêlant, de manière inextricable,
d’archaïques
représentations
païennes et la tradition chrétienne.
- Sous la dénomination de «Patrie», le sol
natal est dès lors métamorphosé en une
immense nécropole dans laquelle reposent
les corps de tous nos ancêtres. Bien plus, il
devient une sorte de corps mystique auquel
chacun d’entre nous appartient par un lien
non seulement vital, mais même sacré : il
matérialise «le pacte sacré qui nous unit en elle (la
Patrie) aux générations successives3». Dans la
conception mystique ici défendue, ce n’est
donc pas tant la patrie qui est sacrée que le
lien de chacun (et de tous) au sol de la Patrie.
- Dans ces conditions, chacun est
condamné à vivre sur la terre qui l’a vu
naître, la terre de ses pères, parmi les siens,
c’est-à-dire ceux auxquels cette même terre
a donné naissance et dans lequel, à ce titre,
coule le même sang. Chacun chez soi et
entre soi. Il ne peut être question de s’éloigner de cette terre de manière définitive, ni
même trop longtemps, sans risquer de se
perdre. Car ce serait non seulement se
« déraciner »: se couper de ses origines,
mais encore se priver de sa substance vitale,
donc encourir un inévitable affaiblissement,
connaître une corruption certaine4.
- La rupture d’un tel lien n’est donc pas
seulement un drame (elle ne se fait pas «sans
douleur»), elle n’implique pas seulement un
risque mortel (celui de sa propre perte ou
aliénation). Si l’on suit bien l’enchaînement
précédent des concepts, elle constitue, pour
autant qu’elle soit volontaire, un acte véritablement sacrilège, et même le seul acte sacrilège qui soit : celui qui consiste à renoncer
en quelque sorte au rapport à sa propre
Patrie, à couper le cordon ombilical qui, via
le sol natal, nous relie à la suite de nos
ancêtres, à renier notre filiation séculaire
voire millénaire. Acte à ce point sacrilège
que les Anciens, dans leur sagesse, en avait
fait la punition suprême, celle venant sanctionner les pires crimes.
- C’est précisément ce sacrilège
qu’auraient commis ceux que le Le Pen
désigne couramment sous le nom d’«immigrés» (essentiellement les populations issus
d’Afrique du Nord et d’Afrique noire). Car ce
qui peut s’excuser dans le cas des rapatriés
d’Algérie, chassés de chez eux, sans pour
autant quitter complètement leur patrie (le
sol français), serait évidemment inexcusable
pour les «immigrés»: eux sont censés avoir
quitté leur pays de leur plein gré, pour s’établir sur un sol qui leur totalement étranger,
sur une patrie qui n’est pas la leur. Le péché
de l’immigré, aux yeux du leader du FN, n’est
donc pas tant qu’il se soit établi en France,
c’est qu’il ait quitté auparavant son sol
natal, rompant ainsi le pacte sacré qui était
censé l’unir à sa propre patrie.
Par conséquent, renvoyer les immigrés
chez eux, comme l’envisage le leader du
Front national, ce serait rétablir l’ordre à la
fois naturel et sacré qui veut que chacun vive
sur son sol natal et sur lui seul. Acte purificatoire, il permettrait aux immigrés de
retrouver, avec leur patrie, qu’ils n’auraient
jamais dû quitter, leur identité propre. En
quelque sorte, c’est pour leur plus grand
bien qu’on les expulserait...
- La citation précédente laisse, apparemment, ouverte une alternative à ce renvoi de
l’immigré sur sa terre natale. Celui-ci peut
en effet s’intégrer à la patrie française par un
acte sacrificiel, en versant son sang pour
défendre son sol, suprême don de soi. Sinon
seuls ses descendants pourront prétendre
entrer en elle lorsque son corps se sera mêlé
au sol de cette dernière, sera devenu partie
intégrante de son corps mystique. Notons
au passage la distinction ici faite entre la
patrie et la nation, la seconde étant tenue
pour un artifice contractualiste relativement
à la substantialité naturelle de la première,
seule authentique5.
En fait, comme nous allons le voir à présent, l’acte sacrificiel exigé de l’immigré
pour pouvoir s’intégrer à la Patrie est aussi
et même surtout un acte purificatoire.
LE SANG IMPUR
DE L’IMMIGRÉ
Car, auteur d’un sacrilège en ayant rompu le
lien qui l’unissait à sa propre patrie, l’immigré est par là même un être impur, souillé
par sa propre faute. Cette impureté est
d’abord d’ordre moral : l’immigré est cet être
«sans toit ni loi», potentiellement capable de
toutes les transgressions, puisqu’il a déjà
transgressé le tabou majeur, en quittant le
sol de sa patrie. Mais ce n’est pas tout ; car,
dans la pensée d’extrême-droite, la vertu
suprême est la force, autant la force physique que la force morale6. Par conséquent,
le mal moral doit aussi se traduire par un
mal physique : un affaiblissement du principe vital, une dégénérescence de l’organisme, une atteinte à la santé et à vigueur
du corps. La saleté et, plus encore, la maladie seront ainsi comme les matérialisations
de l’impureté morale, les manifestation de
l’identité souillée. Déraciné, l’immigré n’est
pas seulement impur d’un point de vue
moral ou religieux ; son impureté est aussi
physique, elle atteint son corps et plus particulièrement son sang. Comme si son sang
s’était vicié en quittant le sol dont il est
l’émanation.
Ce thème est largement développé, dans
différents registres, au sein du discours du
leader du FN. L’immigré y est ainsi couramment présenté comme un être morbide,
malade et porteur de maladie, donc contagieux et à ce titre dangereux. Et l’immigration est du même coup rendue responsable
de la dégradation de la situation sanitaire
du pays : «Qu’on ne s’étonne pas dans ces condi-
François Duconseille,
Malevitch sous Guston
sur gorille enlevant une
négresse 1992, Dessin,
FRAC Alsace.
65
66
JEAN-CLAUDE HERRGOTT*
tions, de voir l’état sanitaire du pays se modifier dans
un sens regrettable. Puisqu’il n’y a pas contrôle de
l’immigration, il n’y a pas contrôle ni moral, ni sanitaire. On voit se multiplier toute une série d’affections
détestables sur le plan de la santé, mais aussi sur
celui des budgets de la santé publique7.«Le Pen
prolonge ainsi la longue tradition des
images des populations étrangères sources
d’épidémies, de peste et de choléra jadis, de
syphilis naguère, de sida aujourd’hui.
Car, parmi les maladies dont les immigrés sont ainsi censés être porteurs figurent
en premier lieu celles qui se transmettent
par voie sexuelle : l’immigré serait le principal vecteur de ces maladies8. Ainsi Le Pen
n’hésite-t-il pas à déclarer : «Il y a plus d’un
million de cas de blennorragie en France, liés, il faut
bien le dire, à une immigration incontrôlée sur le plan
sanitaire9»; ou encore : «la rentrée en force de la
syphilis est incontestablement d’origine étrangère.10»
Le danger serait d’autant plus sérieux
que l’immigré est supposé avoir une vie
sexuelle dissolue, sans retenue, bravant là
encore tous interdits légaux, moraux et religieux. L’association entre immigrés et violences sexuelles mais aussi « déviances
sexuelles » (ou supposées telles) est
constante dans le discours de Jean-Marie Le
Pen. Non seulement il se plaît à exploiter
tous les faits divers susceptibles d’alimenter cette association ; mais encore il généralise allègrement. Par exemple en déclarant
que «la Patrie n’est pas un hôtel de passe pour six
millions d’immigrés...11»; ou qu’«il est bien évident
que le fait d’être noir ou arabe n’autorise pas
quelqu’un a passer ses mains sur les fesses d’une
femme dans le métro12», comme si tout Noir ou
Arabe était coutumier de ce type d’agression ; ou encore : «Demain les immigrés s’installeront chez vous, mangeront votre soupe et coucheront avec votre femme, votre fille, ou votre fils13.»
Cette dernière allusion n’est nullement
fortuite. Le discours de Jean-Marie Le Pen
est en effet saturé d’allusions à l’homosexualité, qui semble véritablement faire
partie de ses obsessions personnelles14. Et
dans sa pensée, il se forme une assimilation
naturelle entre l’immigré et l’homosexuel.
Tous les deux ne sont-ils, à ses yeux, coupables d’une même transgression de la loi
naturelle et divine, l’un en ce qui concerne
la séparation des sexes, l’autre en ce qui
concerne la séparation entre les peuples ? Et
surtout, tous deux ne sont-ils pas responsables, conjointement, de la propagation du
virus du sida ? Car la responsabilité de
l’immigration à cet égard ne fait, selon lui,
aucun doute du fait de «la perméabilité de nos
frontières15». Il est à peine besoin de relever
l’allusion ici faite à la perméabilité des
parois anales, responsable selon le corps
médical de la primo-diffusion du sida parmi
les homosexuels...
Être morbide, au sang vicié, porteur à ce
titre des maladies les plus redoutables,
celles qui comme la blennorragie ou la
syphilis, corrompent la descendance, ou
celles qui, tel le sida, mettent en jeu la vie
même, d’autant plus dangereux qu’il
n’hésite pas à s’attaquer à la vertu des
femmes, l’immigré prend ainsi des allures
de grand corrupteur du corps sain de la
nation. A la limite, assimilé à un simple vecteur de maladie (tel le rat ou le pou), voire à
un parasite, un microbe ou un virus, il se
trouve déshumanisé.
Un pareil discours entretient évidemment la mixophobie : la hantise du métissage, du mélange des sangs. Surtout, il justifie par avance toutes les mesures
d’exclusion voire d’expulsion que le leader
du FN entendrait prendre à son égard, si
d’aventure il en avait le pouvoir. Ne s’agiraitil pas en définitive de simples mesures de
salubrité publique, de mesures prophylactiques de mise en quarantaine, voire de destruction systématique à fin de purification ?
Et on sait par expérience historique le
potentiel de criminalité contenu dans ce
type de discours...
Ainsi le péché commis par l’immigré estil en définitive double, au regard du leader
de l’extrême-droite nationaliste française.
Non seulement il a rompu le pacte mystique
qui l’unissait à sa propre patrie ; mais
encore, être corrompu et souillé par ce sacrilège, il menace l’identité (la pureté) de la
population sur le sol étranger de laquelle il
vit. Son bannissement voire sa mise à mort
sont dès lors légitimes. Tout ce qui pourrait
l’en préserver, c’est l’acte sacrificiel par
lequel il sacrifierait sa vie pour défendre le
sol de ce qui deviendrait, du même coup, sa
nouvelle patrie. Dans l’un et l’autre cas,
cependant, son sang est appelé à couler,
pour prix de la souillure infligé au sol sur
lequel il s’est indûment établi.
■
Citoyens ou trangers,
citoyens et trangers
NOTES
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
Cf. Les Français d’abord, Paris, Carrière-Lafon,
1984, pages 75- 76.
Op. cit., page 74.
Op. cit., page 75.
Quant aux peuples dénués de Patrie, apatrides ou réputés tels, comme les Tziganes ou
les Juifs, on comprend que, dans ce type de
pensée, ils ne sont pas loin de tomber tout
simplement hors de l’humanité, puisqu’il
leur manque le fondement à la fois physique
et métaphysique par lequel seul l’humanité
paraît concevable.
Toute la tradition dont relève la pensée de
Jean-Marie Le Pen est farouchement hostile
à tout constructivisme juridico-politique, qui
conçoit la nation comme un artefact, là où
elle-même en fait une donnée naturelle, une
donnée du sol et du sang, dans une évidente
affinité avec la tradition völkisch allemande du
Blut und Boden.
Cf. à ce sujet mon article « Identité, inégalité,
pugnacité. Brève synthèse sur la pensée
d’extrême-droite » in Raison Présente, n˚99,
3e trimestre 1991.
Op. cit., page 113.
Cf. Myriam LALLEMAND, « La métaphore
sexuelle dans le discours de Jean-Marie Le
Pen » in Celisus, n˚42, Paris, juillet/août 1991;
et n˚43, septembre 1991.
Propos recueillis par Jean MARCILLY, Le Pen
sans bandeau, Paris, Grancher, 1984, page 173.
Cité par F. LANDON, « Le Pen est-il un
obsédé sexuel ?» in L’événement du Jeudi, 10- 17
mars 1988.
Cité par Edwy PLENEL et Alain ROLLAT dans
L’effet Le Pen, La Découverte-Le Monde, 1984,
page 29.
Cf. Le Pen sans bandeau, op. cit., page 193.
Propos tenu lors de l’Heure de Vérité, Antenne
2, le 13 février 1984.
Cf. à ce sujet Pierre JOUVE et Ali MAGOUDI,
Les dits et non-dits de Jean-Marie Le Pen, La
Découverte, 1987, pages 88 à 96.
Cité par F. Landon, op. cit.
e 16 décembre 1996, le conseil municipal de Strasbourg autorisait le maire à
signer la Charte des résidents étrangers1.
Préparée par le Conseil Consultatif des
Étrangers, instance qui procède autant
d’une volonté politique municipale affirmée
dès 1989 de donner une parole à ceux qui en
sont exclus par l’effet de la loi, que de la
volonté d’organiser auprès du conseil municipal des comités consultatifs2, cette charte
propose, en quelques principes appliqués à
l’ensemble des domaines de la vie quotidienne, (logement, santé, éducation, etc.)
de promouvoir une citoyenneté de résidence.
Derrière ce qui peut apparaître comme
une pétition de principe se dessine une
démarche à contre-courant des opinions
dominantes à droite comme à gauche sur la
question du statut des étrangers et de leur
rapport à la citoyenneté. Aux termes de la
dépêche AFP parue le lendemain, le vote des
élus a été précédé d’un vif débat idéologique, les partisans de la charte soulignant
qu’elle constituait le reflet des valeurs de la
République, les opposants affirmant en
revanche que la notion de citoyenneté est
indissociable de la nationalité.
Cet antagonisme est au coeur de la problématique qui, en deux décennies, a fait de
la question des étrangers un élément déterminant de la vie politique française, autour
duquel se cristallisent les interrogations sur
L
Jean-Claude Herrgott*
Directeur de Cabinet de la Ville de
Strasbourg
l’identité collective. Certes, les mutations de
nos sociétés sont génératrices d’incertitude
et la raréfaction du travail répond à des
inégalités croissantes de richesse, de statut
et de perspectives. Pour autant, dans la
longue histoire souvent passionnelle3 que
notre pays entretient avec l’immigration,
c’est sans doute la première fois que celleci prend une importance aussi grande, au
point de faire de la xénophobie une opinion
politique majeure, - on oublie que c’est un
délit - susceptible d’influencer le discours
de l’ensemble des partis politiques.
Au-delà des facteurs circonstanciels qui
apportent des éléments d’explication au
phénomène, il y a lieu de s’interroger sur
une législation devenue impossible, celle de
l’ordonnance du 2 novembre 1945 qui régit
le séjour des étrangers en France.
Ce texte fondateur de la législation et de
la réglementation actuelle sur les étrangers
encourt trois séries de critiques qui,
ensemble, justifieraient que soit posée la
question de son abrogation et que soient
envisagés pour le remplacer des principes
mieux adaptés à la réalité actuelle de la présence étrangère en France.
En premier lieu on observera que, sans
changement notable depuis la fin de la
guerre, ce texte en est à sa dixième modification depuis la fin des années 70 et chaque
échéance électorale donne motif à un durcissement nouveau, tendant à réduire les
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24

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