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Fiche n° 1344
Le Bouton de nacre
13 - 19janvier 2016
Le Bouton de nacre
de Patricio Guzmán
1h22 - documentaire - France/Chili/Espagne - sortie 28.10.2015
Ours d’Argent - Meilleur scénario - Berlinade 2015
Impressionnant. Voilà le seul mot qui puisse espérer décrire l’intelligence, la beauté, et l’humanité
profonde du dernier opus de Patricio Guzmán. Se situant dans la continuité de Nostalgie de la lumière
– l’auteur envisage les deux œuvres comme un diptyque – Le Bouton de nacre livre une brillante
réflexion sur l’eau, et les multiples manières dont celle-ci nourrit l’histoire des hommes.
chair, ce qu’est ce sentiment de l’exil ? Cet arrachement
brutal à soi-même, cette lancinante souffrance de ne
plus pouvoir habiter le monde auquel on était destiné,
cette habitude à prendre de vivre perpétuellement ailleurs que chez soi. Cette rupture peut pourtant dévoiler
une face solaire : la mise à distance du nationalisme,
la découverte du monde et de soi-même comme altérité, la célébration plurivoque et universelle de la vie. Si
l’on s’en tient à ce que montre son cinéma, on émettra
l’hypothèse que Patricio Guzmán est entré depuis peu
dans cette phase solaire, douce, pacifiée de l’existence
diasporique. Que l’esprit de l’exil le tenaille moins qu’il
ne l’inspire, lui insufflant une manière différente de
regarder le monde.
Ainsi, depuis Nostalgie de la lumière (2010), documentaire chef-d’œuvral réalisé après six ans de silence,
Guzmán, à près de 70 ans, s’est soudain mis à filmer
non plus les choses en soi, dans leur supposée identité,
mais les choses entre elles, dans le rapport sinueux et
invisible qu’elles entretiennent ensemble au monde,
entre mémoire de la dictature, recherche astronomique
et archéologie de la civilisation indienne.
Depuis son expatriation (à Cuba, en Espagne, puis en
France), consécutive au coup d’État d’Augusto Pinochet
en 1973, le Chilien Patricio Guzmán n’a eu de cesse de
documenter l’histoire contemporaine de son pays.
La trilogie La Bataille du Chili (1974-1979), réalisée avec
la participation de Chris Marker, Le Cas Pinochet (2001)
ou Salvador Allende (2004), est constituée de titres
de films qui parleront aux cinéphiles, mais aussi à tous
ceux qui portent un intérêt à l’Amérique latine ainsi
qu’aux dictatures sanglantes mises en œuvre sur ce
continent durant la guerre froide.
Pour Guzmán lui-même, cet inlassable accaparement
par l’histoire de son pays était aussi, sans doute, une
manière pour l’exilé de revenir par procuration dans le
cours d’une histoire, tout à la fois intime et nationale,
dont il avait été violemment arraché.
Qui pourra jamais dire, à moins de l’avoir vécu dans sa
C’est donc toujours au Chili que filme Guzmán, mais un
Chili désormais référencé non plus seulement en termes
politiques ou historiques, mais encore géographiques,
anthropologiques, poétiques, cosmiques. Du cosmique
au cosmologique, il n’y a qu’un pas, que Guzmán franchit aujourd’hui avec son nouveau film, Le Bouton de
nacre, qui se révèle aussi magnifique que le précédent.
Ce bouton, objet dérisoire d’une fable documentaire
dont le film retrouverait le fil tragiquement arraché,
nous mène très loin vers le Sud, en Patagonie, aux antipodes du désert d’Atacama où se déroulait Nostalgie de
la lumière. Là, à la pointe extrême de l’Amérique latine,
se dessine l’entrelacs du plus grand archipel du monde
avec ses paysages antarctiques bleutés, glacés,
sublimes et extrêmes ; là se rencontrent aussi les eaux
de la mémoire indigène et de la puissance colonisatrice,
deux conceptions du monde orientées l’une vers le
respect du monde et de la vie, l’autre vers la conquête
de la puissance et l’épuisement des ressources. C’est à
leur croisée que le réalisateur met en scène un film
fluide et concertant qui oppose une cosmogonie indienne oubliée à la violence de l’Occident marchant de
destruction en destruction.
Tout cela passe, concrètement, par des histoires, des
personnages, des lieux, des photographies, une pensée
subtile qui les relie. Une histoire parmi d’autres : celle de
Jemmy Button, l’indigène séduit par un bouton de nacre
et ramené à Londres en 1830 par Robert FitzRoy, commandant de la marine royale britannique qui cartographia
cette région et ouvrit la voie à la colonisation. On lui enseigne la langue de la reine mère, on l’habille comme il
faut, on lui inculque les manières, on fait de lui un gentleman, puis on le renvoie chez lui. C’est évidemment le
début de la fin pour sa civilisation, l’affaire ayant coûté à
l’Occident le prix d’un bouton de nacre. Ce même type de
bouton qu’on retrouve dans les fonds marins environnants, agglutinés aux coquillages qui ont colonisé les rails
sur lesquels, au temps de Pinochet, on ligotait les opposants pour mieux les engloutir.
Entre ces deux boutons, le film nous raconte l’histoire
d’une extermination continue, mais redonne figure aussi
à une vision du monde scintillante, conçue par des
hommes déguisés en esprits (photographies hallucinantes
de l’Autrichien Martin Gusinde) qui pensent que les morts
se transforment en étoiles. S’y adjoignent les témoignages de quelques rares survivants (Cristina Calderon,
dernière représentante de l’ethnie Yagan), d’un philosophe (Gabriel Salazar), d’un poète (Raul Zurita), d’une
artiste (Emma Malig).
Tels ces indiens assassinés qui nomadisaient au fil d’une
eau qui porte leur mémoire, tels ces crucifiés océaniques
de l’ère Pinochet transsubstantiés en coquillages nacrés,
Patricio Guzmán invente pour ce film une alchimie qui
réconcilie la science et la poésie, le rêve et la connaissance. Comme s’il voulait rendre un hommage en retour
au plus cinéaste des philosophes, Gaston Bachelard, qui
avait intitulé comme suit son fascinant ouvrage écrit en
1942 : L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la
matière.
Un documentaire vibrant qui traque, au travers
des saisissants paysages de Patagonie, la mémoire
blessée du Chili.
Prosaïsme et poésie pure
Le réalisateur alterne le prosaïsme (entretiens avec
l’historien Gabriel Salazar ou le poète Raúl Zurita, tous deux
torturés) et la poésie pure (extraordinaires vues aériennes
de la Patagonie, plans rapprochés sur l’eau, les glaciers,
les cristaux de quartz…), le quotidien d’ici-bas et l’éternité
du cosmos, la fragilité humaine et la permanence des
éléments. Il fait coexister la logique humaniste du citoyen
et l’intuition aléatoire du rêveur, les vitesses asynchrones
de l’horloge biologique et de l’horloge géologique, relie ces
éléments hétérogènes par l’histoire et la topographie de
son pays et par la ferme douceur de sa voix, aboutissant
à un film d’une beauté et d’une liberté souveraines.
Puissante aventure des sens
Avec Guzmán, il faut oublier toutes les idées reçues sur le
documentaire. Entre Nostalgie de la lumière et ce Bouton
de nacre, il a l’art d’emmener ce genre dans des détours
singuliers, surprenants, inédits, nous embarquant dans une
fragile et pourtant puissante aventure des sens, de la mémoire et de la pensée.
Les Inrocks
Cette même semaine :
Oncle Bernard - l’anti-leçon d’économie
de Richard Brouillette
Bernard Maris, alias Oncle Bernard, a été assassiné lors
de l’attentat perpétré contre Charlie-Hebdo, le 7 janvier
2015.
Filmée en mars 2000 dans les locaux de l'hebdomadaire,
cette entrevue nous restitue la verve chaleureuse et
libre d'un penseur singulier.
La semaine suivante :
Jacques Mandelbaum
Le Monde
Les Chevaliers Blancs de Joachim Lafosse
Je vous souhaite d’être follement aimée
de Ounie Lecompte
Patricio Guzmán - Filmographie
1971 : Chili, Élections municipales
1971 : La Première Année
1975-1979 : La Bataille du Chili, en 3 parties :
.1975 : L'insurrection de la bourgeoisie
.1977 : Le coup d'État
.1979 : Le pouvoir populaire
1983 : La Rose des vents
1987 : Au nom de Dieu
1992 : La Croix du Sud
1995 : Les Barrières de la solitude
1997 : Chili, la mémoire obstinée
2001 : Le Cas Pinochet
2004 : Salvador Allende
2010 : Nostalgie de la lumière
2015 : Le Bouton de nacre