LES ENJEUX DE LA COOPÉRATION DÉCENTRALISÉE

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LES ENJEUX DE LA COOPÉRATION DÉCENTRALISÉE
LES ENJEUX DE LA COOPÉRATION DÉCENTRALISÉE
Bertrand Gallet
Armand Colin | Revue internationale et stratégique
2005/1 - N°57
pages 61 à 70
ISSN 1287-1672
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gallet Bertrand, « Les enjeux de la coopération décentralisée »,
Revue internationale et stratégique, 2005/1 N°57, p. 61-70. DOI : 10.3917/ris.057.0061
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RÉSUMÉ ABSTRACT q
/ Bertrand Gallet est directeur de Cités unies France (CUF). L’auteur peut
être contacté à l’adresse e-mail suivante : [email protected]
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Mentionnées de manière allusive dans les
ouvrages de relations internationales, les
collectivités locales sont devenues, avec
leurs coopérations, des acteurs à part
entière des relations internationales. Sous
le nom de « coopération décentralisée »,
leur politique se développe depuis cinquante ans. Née en France, elle a pris
aujourd’hui une ampleur mondiale, se
déployant aussi bien dans le bilatéral que
dans le multilatéral. Cette nouvelle « diplomatie des villes » s’est fondée sur des
valeurs de paix et de réconciliation en
Europe, avant de découvrir la solidarité et
le développement, puis l’accompagnement
du vaste mouvement de décentralisation
qui touche aussi bien les pays d’Europe
centrale et orientale que ceux de la Méditerranée, de l’Amérique latine et de
l’Afrique.
Decentralized Cooperation at Stake
The French administrative divisions known as
« collectivités locales », although they are
briefly mentioned in international relations
publications, have become, thanks to the
cooperation they engage, full actors of international relations. Known as « decentralized
cooperation », their particular policy has been
developed for fifty years. Born in France,
decentralized cooperation has reached a
world scale and is developed in a bilateral and
a multilateral way. This new « diplomacy of
the cities » was originally based on the values
of peace and reconciliation in Europe, before
enlarging to solidarity and development, and
to the attendance of the vast decentralization
movement in Central and Eastern Europe, as
well as in the Mediterranean, Latin America
and Africa.
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ÉCLAIRAGES
Les enjeux de la coopération décentralisée
Directeur de Cités unies France
Une forme nouvelle et reconnue de relations internationales
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Phénomène multiforme en permanence réinventé et jouissant — pour l’instant — d’une
grande marge d’inventivité, la coopération décentralisée est à la fois une nouvelle manifestation et un bon révélateur de l’évolution des relations internationales. Participant de
la logique des politiques publiques locales et de l’idéalisme militant de ceux qui veulent
améliorer le monde ou simplement s’ouvrir à lui, la coopération décentralisée rencontre
sur sa route toutes les grandes questions internationales — mises à part, sans doute, les
questions de défense — qu’il s’agisse de la construction européenne, de la décentralisation
et de la démocratisation au sud, du développement, de la question urbaine, des crises
humanitaires, de l’immigration, de la croissance des réseaux ou de la remise en cause des
politiques du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale. La coopération décentralisée française portée par des Assemblées élues vise à jouer un rôle parfois
encore modeste dans les faits, mais à grande importance symbolique.
Le terme un peu technocratique de « coopération décentralisée » a été consacré par une
circulaire du Premier ministre en mai 1985. Il a été reconnu légalement par la loi sur
l’administration territoriale de la République de 1992, dont il sert d’intitulé au titre IV. La
loi définit cette coopération décentralisée comme « l’ensemble des actions de coopération
internationales menées par convention dans un but d’intérêt commun par une ou plusieurs collectivités ».
Elle ajoute que « les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent conclure des
conventions avec des collectivités locales étrangères et leurs groupements dans les limites
de leurs compétences et dans le respect des engagements internationaux de la France »
(art. 131). Cette loi ne fait que reconnaître une pratique déjà ancienne. Les premiers
jumelages, sous l’égide de l’association Le Monde Bilingue créée par l’ancien résistant
Jean-Marie Bressand, ont lieu dès les années 1950. Ainsi, en 1953, Luchon se jumelle
avec la ville anglaise d’Harrogate, et les jumelages de coopération avec les villes du Sud
commencent entre Millau et Louga. En 1957, la constitution, à Aix-les-Bains, de la
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/ Bertrand Gallet
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Fédération mondiale des villes jumelées (FMVJ) jette les bases de ce qui sera la Fédération
mondiale des cités unies basée à Paris. Cités unies France (CUF), qui en sera la section
française en 1975, en représentera, en fait, l’essentiel des adhérents et du financement.
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La coopération décentralisée française, pour sa part, se veut l’action de la société civile
— la diplomatie des peuples —, celle-ci étant incarnée dans des territoires eux-mêmes
dotés d’exécutifs élus. L’alliage complexe de décentralisation et de déconcentration qui
définit l’administration de la France et l’absence de cloisonnement entre la haute fonction
publique et la classe politique se traduisent, en matière de relations internationales, par
une certaine vision commune de l’action publique. Le fait est que cet équilibre, fécond
et fragile, est à l’origine d’une dynamique originale fondée sur les valeurs universelles de
paix et de solidarité aussi bien que sur les convictions européennes ou sur le soutien aux
autonomies locales accoucheuses de démocratie à la base. Cette diplomatie d’un nouveau
genre peut se saisir sans complexes, en relations bilatérales ou au travers de ses réseaux,
et toujours sous l’angle des collectivités locales, que ce soit autour de la question de la
paix au Moyen-Orient comme de celle de l’élargissement de l’Europe ou de l’accès de
tous à l’eau et à l’assainissement.
Quarante ans après le congrès d’Aix-les-Bains, la coopération décentralisée française est
un succès : toutes les régions, 73 départements, toutes les grandes villes et 80 % des
communes de plus de 5 000 habitants entretiennent plus de 6 000 coopérations dans 115
pays. Les estimations de la Commission nationale de la coopération décentralisée nous
indiquent que 230 millions d’euros sont dépensés chaque année dans les actions extérieures des collectivités locales, dont la moitié en direction des pays en voie de développement.
Après des hésitations, le discours de l’État français est, depuis six ou sept ans, résolument
encourageant. Les services en charge au ministère des Affaires étrangères ou la Commission nationale de la coopération décentralisée jouent un rôle en définitive très positif,
préférant le conseil et l’accompagnement au rappel du règlement. De plus, l’État assure,
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Une telle politique de conventionnement direct entre collectivités françaises et étrangères
prend complètement à contre-pied la tradition jacobine qui voit dans les relations extérieures un attribut régalien particulièrement fort et une expression de la souveraineté
nationale. Le monopole de l’État dans ce domaine est constitutionnel et se trouve
confirmé par le Conseil d’État comme par le Conseil constitutionnel. Malgré cela, il n’est
pas apparu beaucoup d’oppositions entre diplomatie des villes et diplomatie de l’État.
Il s’est même constitué, au fil des ans, un respect mutuel fondé probablement sur les
complémentarités et certainement sur une même culture de la politique publique. À
cet égard, notons la différence d’appréciation entre Paris et Bruxelles. La Commission
européenne, fortement inspirée par les conceptions anglo-saxonnes, définit la coopération
décentralisée de manière purement non étatique, privilégiant un contre-pouvoir international produit par une société civile composée essentiellement d’associations d’entreprises
et de réseaux. Une autre gouvernance et de nouvelles régulations doivent naître de ces
relations internationales de plus en plus « désétatisées » dont la base géographique (et non
politique ?) pertinente pourrait être la région.
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par ses cofinancements, près de 10 % du total des opérations, et 18 contrats de plan
État/régions intègrent des actions de coopération décentralisée. Cette aide n’est pas seulement financière mais aussi fortement symbolique, puisqu’elle « labellise » les actions internationales auprès des assemblées élues. Elle manifeste une reconnaissance croissante, et il
n’est plus de conférence des ambassadeurs, de commission mixte ou de sommet européen
bilatéral sans une intervention du monde des collectivités locales.
Les débats autour de la coopération décentralisée
Le ministère des Affaires étrangères souhaiterait notamment un renforcement de la présence française dans les pays dits émergents, comme le Mexique, le Brésil, l’Inde, la
Turquie ou l’Afrique du Sud, ou dans des pays de l’élargissement européen comme les
pays baltes. Au sein même de la ZSP, quelques pays, voire quelques régions concentrent
la majorité des coopérations, laissant tout autour de larges espaces vides.
Ce procès en « manque de cohérence » sur l’étranger se double pour la France d’un
procès en « absence de synergies ». Les cloisonnements entre collectivités françaises ne les
poussent pas à collaborer lorsqu’elles travaillent ensemble dans de mêmes zones.
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Le sympathique foisonnement des coopérations a pour résultat d’entraîner dans les discours ministériels la formulation polie mais insistante du souhait d’une « nécessaire
recherche de cohérence ». La répartition géographique plaide dans ce sens : la majorité
des coopérations, hors Europe, des villes françaises avec l’étranger se situent dans la Zone
de solidarité prioritaire (ZSP) 1 et, à l’intérieur de celle-ci, dans les pays francophones.
Pour ce qui est de l’Europe, l’Allemagne et le Royaume-Uni représentent, à eux seuls,
les deux tiers des jumelages français. Ces tropismes, qui montrent à quel point géographie,
histoire et politique sont liées, ne font pas les affaires du Quai d’Orsay qui aimerait voir
mieux diffusée dans le monde la politique de solidarité et d’influence de la France.
Les critiques touchent le point sensible de la liberté absolue de choix et de l’autonomie
des collectivités locales dès lors qu’elles ne sollicitent pas de cofinancements de l’État.
Pour pallier les difficultés en matière de mise en commun de l’information, voire de
moyens, les collectivités locales se sont dotées de réseaux associatifs nationaux eux-mêmes
intégrés à des réseaux européens et mondiaux. Il s’agit de CUF pour la coopération dans
le monde et de l’Association française du Conseil des communes et régions d’Europe
(AFCCRE) pour les jumelages européens. Cette mise en cohérence nationale, organisée
par ceux-là même qui ont inventé les jumelages et la coopération de développement, n’a
1. NdlR – La Zone de solidarité prioritaire (ZSP), définie par le gouvernement français en 1998, comprend les pays
auxquels la France propose une aide au développement et où son effort de solidarité internationale a vocation à se
concentrer.
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Que penser, dès lors, des critiques dont fait régulièrement l’objet la coopération décentralisée ? Elles portent moins sur les principes que sur leur application concrète.
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jamais semblé suffisante aux yeux des ministres et des cabinets qui ont curieusement
cherché à privilégier une coordination à l’échelon régional, en tout cas pour leurs cofinancements.
Une pure logique d’État voudrait que l’on mette de l’ordre dans la coopération décentralisée en la plaçant sous la double autorité des postes diplomatiques et de l’Administration
centrale pour ce qui est du choix des partenaires, et sous celle des régions et des Secrétariats généraux pour les affaires régionales (SGAR) pour ce qui est de la coordination en
France. Nous n’en sommes heureusement pas là. Dans ce jeu à acteurs multiples et à
l’existence encore récente, rien n’est stabilisé et il n’y a pas de rationalité écrite. La
répartition des tâches se fera naturellement entre centre et périphérie, comme elle
commence à se faire, dans le respect mutuel, entre ambassades et collectivités. Le vrai
débat porte sur le point d’équilibre qui doit être trouvé entre pouvoirs constitutionnels
de l’État et liberté de choix garantie elle aussi par la constitution des collectivités locales.
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L’autre critique, perceptible à l’étranger notamment, vise le caractère excessivement politique de certaines coopérations. C’est certainement le prix à payer d’un engagement
nécessaire et affiché des élus dans le choix du partenaire et dans la manière de travailler
avec lui. Nuançons. Contrairement aux États, les collectivités ne défendent pas, à l’étranger, d’intérêts à proprement parler, même si, pour des grandes villes ou des régions,
les opérations internationales en termes de communication représentent de vrais enjeux
politiques au même titre qu’une grande réalisation. La plupart du temps, les partenariats
relèvent plutôt de l’affirmation d’idéaux et de valeurs qui sont ceux des familles de pensée
politiques, philosophiques ou religieuses françaises. Les jumelages avec l’Allemagne ou
avec les pays de l’Est en pleine guerre froide étaient le fait de gaullistes ou de communistes. Les coopérations de développement ont amené les sensibilités socialistes ou chrétiennes démocrates. Aujourd’hui, la tonalité altermondialiste gagne du terrain à travers la
volonté souvent affichée de lier une action citoyenne locale avec l’action internationale.
Le spectre politique étant ce qu’il est, pour qui veut dénoncer il y a toujours matière :
ici la notabilisation d’un jumelage franco-américain, là le tiers-mondisme, voire le gauchisme d’une coopération avec le Mozambique ou le Nicaragua, etc. Le caractère idéologique est souvent présent mais il est difficile de reprocher à des élus d’afficher leurs
convictions politiques dans leur action internationale. Pour autant, les alternances électorales se traduisent très rarement par des ruptures dans les coopérations et il est avéré que,
sur l’international, il existe un réel consensus politique en France. Enfin, les actions les
plus « militantes » ne sont jamais irresponsables et se mènent toujours avec les postes
diplomatiques.
Plus recevable est la critique portant sur l’amateurisme dont souffrent certaines coopérations, amateurisme d’autant plus visible qu’il est couplé avec une affirmation de principes
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Cette question, qui est au cœur de tous les débats sur la décentralisation, trouve ici son
illustration la plus sensible s’agissant de la souveraineté nationale. La bonne intelligence
qui a prévalu à ce jour — et l’absence d’« ayatollahs » dans chacun des camps — augure
sans doute bien de l’avenir.
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nobles maniés par de fins connaisseurs politiques ou associatifs. Action citoyenne, Aide
publique au développement (APD) et à la démocratie dans l’affichage, réalisations menées
épisodiquement avec de faibles moyens financiers et humains dans les faits. En fait, le
reproche porte surtout sur une insuffisante culture du résultat.
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Il y a là une vulnérabilité structurelle de la coopération décentralisée face au discours
classique du développement, vulnérabilité aggravée par l’évolution récente. Tout d’abord,
l’action internationale des collectivités locales ne s’est pas encore accompagnée de la
constitution d’un corps spécialisé de fonctionnaires territoriaux. Les affaires ont été gérées,
dans un premier temps, par les cabinets du maire ou du président ou ont été sous-traitées
à des comités de jumelage, avant que ne soient embauchés des vacataires, les élus en
charge payant largement de leur personne. Le problème vient moins des compétences
— les responsables à l’international sont le plus souvent surdiplômés et très expérimentés — que du faible nombre de personnes affectées à ce secteur qui est l’un des moins
stratégiques de la politique locale. Au-delà de ces aspects spécifiques, la coopération
décentralisée de développement est touchée — plus que d’autres, parce que la dernière
arrivée ? — par cette inquiétude que connaissent tous les praticiens de la coopération,
qu’ils soient coopérants, volontaires, fonctionnaires internationaux, diplomates ou militants associatifs. La pertinence des actions mêmes de développement menées dans des pays
disposant maintenant de réseaux d’organisations non gouvernementales (ONG), d’experts
compétents et de diplômés, est de plus en plus difficile à défendre.
Le débat est profond. L’APD et le travail de coopération sont doublement mis en cause.
D’un côté par les « réalistes » qui estiment qu’après la guerre froide et une fois soldées les
dettes de la colonisation l’Afrique et le Sud ne sont plus stratégiques et, de l’autre, par
les « compassionnels » qui ne sont sensibles qu’à l’urgence et aux crises humanitaires,
renvoyant la lutte contre la pauvreté à la macroéconomie. La réponse à ces inquiétudes,
au-delà du rejet de la substitution, semble avoir été trouvée dans la recherche d’une
hyperprofessionnalisation, assortie d’un certain fétichisme de la méthodologie et de la
procédure.
Face à cette évolution, les coopérations décentralisées offrent toujours leur spectacle de
délégations d’élus, de missions d’identification en apparence peu productives et de délais
fort longs pour toute réalisation. Elles prêtent facilement le flanc aux arguments de ceux
qui n’y voient que « tourisme politique », paradiplomatie brouillonne et recherche d’effets
d’affichage. En un mot, on lui reproche de mal définir ses objectifs et de ne pas savoir
évaluer.
Ces critiques en apprennent sans doute plus sur la coopération en général que sur la
coopération décentralisée, mais l’écart entre noblesse des principes affirmés et faiblesse
des résultats évaluables pour les populations n’en est pas moins préoccupant. En réalité,
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La fin et les moyens
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là encore, la richesse même de la coopération décentralisée de développement entraîne
son apparente faiblesse.
Pour paraphraser René Char, « la coopération décentralisée commence et finit avec
chaque territoire », et il y a autant d’expériences singulières qu’il y a de collectivités
locales coopérantes. C’est là que s’impose la nécessaire constitution d’un corpus commun
des savoir-faire, des expériences, des procédures, des méthodes d’évaluation. C’est le rôle
national de CUF et de l’AFCCRE et le rôle régional des organismes de coordination
qui se mettent en place sous l’égide des Conseils régionaux. Mais ces coordinations aussi
nécessaires et performantes soient-elles ne peuvent ni ne veulent empiéter sur la liberté
de chaque collectivité locale. Là se trouve la force et la limite du système, n’en déplaise
aux planificateurs qui ne voient souvent dans les collectivités que des cofinanceurs pour
les actions de l’État, des agences des Nations unies, voire de la Banque mondiale.
Plus globalement, ces critiques souffrent de ne juger qu’à l’aune des autres coopérations
alors qu’il y a différence de nature entre ONG et collectivités locales. Elles passent sans
doute à côté de cette caractéristique fondamentale qu’est cette possibilité nouvelle de
combiner le local et le mondial. Là sont l’originalité et l’avenir même de la coopération
décentralisée.
Pour en appréhender toute la modernité, il faut mesurer la manière dont, à tort ou à
raison, est perçue la mondialisation par les populations du Nord et du Sud. Mondialisation, cela signifie déplacement des centres de décision dans un ailleurs hors des frontières,
impuissance croissante de l’État, abolition des distances et multiplication de nouveaux
acteurs transnationaux. Face à ce destin qui leur échappe et à des États qui ne protègent
plus, le Sud souffre et le Nord se sent responsable. L’idée d’une intervention directe des
sociétés civiles pour créer une autre logique s’appuie sur tout un travail d’élaboration
porté depuis longtemps par le mouvement associatif. Ce dernier pose des questions et
propose des réponses dans les domaines de la pauvreté, de l’environnement, de l’éducation, de la santé, etc. Ce travail a permis à la fois de conceptualiser les problèmes et de
définir de nouveaux objectifs politiques plus ou moins pris en compte par la Banque
mondiale, l’Organisation des Nations unies (ONU) et les nouveaux « directoires du monde » tels que le G 8.
La coopération décentralisée a endossé tout ou partie de ce corpus théorique. Aux actions
d’avant-garde du monde associatif, elle ajoute la légitimité de cet ensemble unique constitué d’un territoire, d’une population et d’un exécutif.
Cela a d’abord des conséquences en France même car la coopération décentralisée peut
donner une dimension internationale à toutes les activités d’un territoire communal
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En réalité, ces critiques se trompent partiellement de cible. Les voyages et les délégations
ne sont pas du « tourisme » ou de la paradiplomatie. Elles créent la connaissance mutuelle
et les liens humains qui sont l’essence même de ce type de coopération. Elles permettent
d’installer la durée : c’est seulement après des années — les coopérations des collectivités,
comme celle des États, se jouent sur le temps long — que l’on peut construire de vrais
partenariats.
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départemental ou régional, qu’il s’agisse de services de proximité, de culture, de sport,
d’éducation, de social ou de santé. Elle permet aussi d’apprendre au contact du Sud.
Sans aller jusqu’à parler de réciprocité, les collectivités locales commencent à réaliser et
à organiser l’impact de leur coopération internationale dans la vie même de leur territoire.
Les signes de cet impact sont nombreux. Citons les principaux : le développement d’une
dynamique locale permettant de faire se rencontrer autour d’un projet des gens qui
s’ignorent ; une meilleure intégration des migrants autour d’une coopération avec leur
pays d’origine ; une ouverture des jeunes au monde avec, par exemple, les semaines de
la solidarité ; une relance des activités culturelles ; ou de nouvelles motivations pour les
services techniques engagés dans l’appui à une municipalité du Sud. Ce peuvent être,
enfin, des retombées économiques.
Le travail international des collectivités locales montre que la rhétorique du local et du
global n’est pas condamnée à l’incantation. Nous avons noté les coopérations bilatérales
et leur impact au Nord. Nous pouvons aussi maintenant parler d’une réelle action multilatérale. Les collectivités locales se sont dotées, en effet, d’organisations nationales, régionales et mondiales. Ces réseaux ont une longue histoire. Pour simplifier, deux grandes
organisations, l’une, l’International United Local Authorities (IULA), plutôt anglosaxonne, et l’autre, la Fédération mondiale des cités unies (FMCU), plutôt latine et
africaine, se sont combattues durant la guerre froide. Après la chute du mur de Berlin,
au Congrès de Lisbonne de la FMCU, en avril 1995, le président portugais Jorge Sampaio
a lancé l’idée d’une unification, idée reprise en 1996 lors du Forum urbain mondial
d’Istanbul. Une longue négociation s’est alors engagée aboutissant à la dissolution des
deux associations, fin 2003, et à la création, en mai 2004, à Paris, d’une organisation
nouvelle : Cités et gouvernements locaux unis (CGLU), à laquelle se joindra Metropolis
(organisation rassemblant plus de 80 grandes métropoles du monde). CGLU a son siège
à Barcelone et se propose de décliner face aux États et aux organisations internationales les
principes de ses fondateurs, à savoir l’autonomie et la gouvernance locales pour l’IULA, la
diplomatie et la coopération des collectivités locales pour la FMCU et la gestion des
grandes agglomérations pour Metropolis. CGLU est présidée jusqu’au prochain congrès
de 2007 par une « troïka » composée par Marta Suplicy, maire de Sao Paulo (Brésil),
Bertrand Delanoë, maire de Paris (France), et Smangaliso Mkhatshwa, maire de Pretoria
(Afrique du Sud).
Dans l’avenir, c’est au sein de ces réseaux que s’organiseront les partenariats et que se
feront les rééquilibrages géographiques. C’est au sein de ces réseaux que se monteront
des sous-ensembles travaillant sur des thèmes tels que le tourisme, la réhabilitation du
patrimoine, le commerce équitable ou fédérant les grandes villes du monde travaillant,
par exemple, avec Kaboul. CGLU devra, tôt ou tard, se doter de commissions géographiques ou thématiques sur la coopération avec l’Afrique, la Méditerranée, le développe-
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La montée en puissance des réseaux
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La vision pessimiste des relations internationales et de l’avenir du monde trouve deux
types de réponses : celle des réalistes qui prônent une politique de puissance pour prévenir
les risques de chaos et celle des libéraux qui estiment que seuls le commerce, la coopération et les institutions internationales peuvent limiter les conséquences néfastes d’un
monde anarchique et éviter les guerres. Les inventeurs des jumelages, au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale, se rangeaient résolument dans ce dernier camp qui a grandement besoin de se réaffirmer aujourd’hui. La technicisation des coopérations a pu
faire croire à un abandon progressif des grands principes fondateurs de ce mouvement.
Indéniablement, le Moyen-Orient, l’ex-Yougoslavie, les conflits africains, les attentats du
11 septembre 2001 et la guerre d’Irak sont venus réactiver la vocation des collectivités
locales en tant que porteuses de paix. Ce retour aux valeurs d’origine était visible au
Congrès de Paris avec la place exceptionnelle accordée dans les débats à la paix et à la
solidarité. De tous les acteurs non étatiques de la scène internationale, les collectivités
locales sont les seules, à partir de leurs territoires et dans leurs réseaux, à promouvoir le
développement local, la démocratie et la solidarité dans une combinaison unique de
bilatéral et de multilatéral. En attendant que le choc entre la globalisation et le système
westphalien des États souverains accouche d’un nouvel ordre du monde, les collectivités
locales et leurs coopérations apportent d’intéressantes réponses.
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ment durable, etc., ce qui multipliera les contacts et les possibilités de travail en commun.
Tout ceci se fait et se fera entre pairs, dépassant les habitudes de paternalisme et favorisant
l’avènement de vrais partenariats. Ainsi, des mouvements de fond comme la décentralisation et la mise en place de la démocratie locale existent déjà pour l’Afrique, par exemple,
au sein de la partie africaine de CGLU, c’est-à-dire du Conseil des communes et régions
d’Afrique (CCRA). De quoi fonder une légitimité et profiter des expériences régionales
et mondiales.