livre l`envie d`une esthetique lointaine

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livre l`envie d`une esthetique lointaine
Olessia Koudriavtseva-Velmans
Aujourd’hui, parle-t-on toujours des traditions ?
L’envie d’une esthétique lointaine
Edition associative L’ART INTEMPOREL
Paris
2009
2
L’art contemporain n’est pas un art sans repères puisque l’artiste cherche sans
cesse l’inspiration et inconsciemment il soulève les questions problématiques: répéter
une œuvre déjà créée ou inventer quelque chose de totalement nouveau et individuel,
briser les vieux postulats de l’art ancien ou s’inspirer par les chefs d’œuvres des
maîtres du passé. Un autre problème reste toujours actuel, il s'agit du rapport entre le
public et l’art contemporain. Si on demande à une dizaine de personnes dans la rue,
aimez-vous l’art contemporain ? Soit on reçoit des réponses négatives, soient les
personnes interrogées expriment leur incompétence en matière d’art contemporain.
L’existence de ce problème se confirme par la solution qu’apportent les
établissements culturels pour ces publics. C’est un phénomène qui s’est créé ces
derniers temps, surtout en Europe, et qui consiste dans l’installation d’expositions
d’art contemporain dans les lieux abritant l’art ancien, tels que les musées, les vieilles
villes, les châteaux, les abbayes, etc…
D’un côté l’art contemporain a besoin de courtiser les publics qui préfèrent
l’art ancien, mais ce phénomène a encore un but : réhabiliter un lieu peu visité grâce à
l’Art contemporain qui est une sorte de curiosité. Les publics, les commissaires, les
artistes deviennent des « consommateurs » de traditions. On verra de plus en plus la
tendance car elle permet de s’adresser aux publics se trouvant dans plusieurs camps :
ceux qui fréquentent des musées surtout d’art ancien, ceux qui investissent dans l’art
contemporain et qui ont besoin d’être rassuré par la reconnaissance de la valeur de
l’artiste de leur collection et en même temps, le public surtout composé par les jeunes
qui appartient à la culture de consommation, ou ceux qui ne s’intéressent pas aux
patrimoine culturel, ou encore ceux qui vivent dans les secteurs urbains modernes
dégradés, qui sont souvent issus d’une culture lointaine hors d’Europe, mais qui en
réalité ont des repères culturels très faibles. Ce conflit culturel propagé en Europe
occidentale crée un terrain fertile pour les artistes contemporains et pour les
organisateurs des expositions qui s’inspirent de plus en plus des traditions d’art des
siècles passés et d’art étranger. Soumis aux conditions de la mondialisation de l’art,
ils cherchent de cette façon un art intemporel et international pour trouver un langage
compréhensible pour les populations de générations, d’origines et de cultures
différentes.
Un exemple de cet intérêt de la part des professionnels du monde de l’Art
d’aujourd’hui pour les expériences du passé, nous le trouvons dans un des plus grands
événements d’art contemporain non seulement français, mais aussi international, telle
que La FIAC. L’édition de La FIAC 2006 devient très significative, car la Foire quitte
définitivement les pavillons d’expositions, construits dans les années 1970-80 à La
Porte de Versailles pour se réinstaller dans Le Grand Palais. Et une autre partie des
exposants de La FIAC 2006 sont accueillis dans la cour carrée du Louvre et dans le
jardin des Tuileries. D’un côté, c’est une démarche purement commerciale, mais de
3
l’autre côté c’est la preuve que l’art contemporain n’est plus un art « révoltant » et
non officiel, mais l’art reconnu par les autorités culturelles qui trouvent que les
publics visitant les monuments d’art ancien sont prêts non seulement à accepter les
créations contemporaines placées dans le cadre d’un chef-d’œuvre d’art ancien, mais
ils laissent le public faire une liaison associative entre deux univers incomparables du
premier regard. Souvent le grand public n’est pas prêt à cela, car il reste non
accompagné par les créateurs des expositions qui n’expliquent pas leur logique
d’emmener la Foire dans la résidence royale. Les visiteurs se demandent pourquoi un
sous-marin arrive dans le jardin des Tuileries, quelle en est la raison ? Pourtant la
raison est simple : l’art contemporain a besoin d’appuis, une base prouvée par le
temps et par l’opinion publique et il les trouve dans l’art ancien. L’art contemporain
« officiellement reconnu » a besoin d’être médiatisé, car sa valeur esthétique n’est pas
toujours évidente, même s’il n’y a pas d’inspirations directes venant des œuvres des
maîtres anciens, l’art contemporain présenté non seulement par l’artiste, mais surtout
par l’organisateur de l’exposition sera référencé avec l’art ancien. Malheureusement
une grande partie des événements d’art contemporain utilise les œuvres anciennes en
tant qu’un fonds sans trop plonger dans l’actualité de l’art ancien, que les artistes
voient souvent mieux que les organisateurs. Voila pourquoi il est intéressant
d’évoquer les actions artistiques qui révèlent vraiment les traditions de l’art ancien
réactualisées aujourd’hui. Nous restons dans le cadre de l’art officiellement reconnu
par les collections publiques.
D’abord nous allons nous adresser aux plus grands musées du monde, par
exemple, au Musée du Louvre. Aujourd’hui le Musée du Louvre mène une politique
en faveur de l’art contemporain, en effet entre les années 2000 et 2008 le musée a
organisé plus d’une dizaine d’expositions consacrées à l’art contemporain influencé
par l’art ancien. Une des premières expositions faite en l’an 2000, intitulée « l’Empire
du Temps. Mythes et créations.» a été composée avec les œuvres tirées de tous les
domaines de civilisation représentés au Louvre, des oeuvres empruntées au musée
d'Orsay avec une incursion dans l'art contemporain. Déjà cette première expérience
avait pour le but la démonstration des liens entre les siècles et entre les cultures
réunies au sein d’un musée de l’art ancien. Le Louvre alors privilégie de dire que les
traditions existent toujours dans l’art contemporain. Les dernières expositions nous
montrent : le passé et le présent dans « A côté rêve un sphinx accroupi. Des
photographes au Louvre » avec des oeuvres de Patrick Faigenbaum (12-11-2004 au
07-02-2005). Les liens entre la tradition et la modernité dans « Contrepoint. L'art
contemporain au Louvre » (12-11-2004 au 09-02-2005). Dans « Profondeurs Vertes.
Commande à un artiste américain » (14-06-2006 au 25-09-2006) les frontières de
l’histoire de l’art traditionnelle ont été brisées. Dans « Contrepoint 3 - De la sculpture.
Art contemporain.» (05-04-2007 au 25-06-2007) Le Louvre attire l’attention vers l’art
ancien grâce aux sculpteurs contemporains. Trois récentes expositions personnelles
organisées par le musée dans le cadre de l’art contemporain nous offrent des points de
vue sur les traditions artistiques anciennes faites par les trois artistes, tel que : Sarkis
4
(Sarkis. Rencontres avec Uccello, Grünewald, Munch, Beuys, 21-02-2007 au 21-052007), Anselm Kiefer (Anselm Kiefer au Louvre - Un nouveau décor pour le palais,
du 25-10-2007) et Jan Fabre (Jan Fabre au Louvre - L’ange de la métamorphose, 1004-2008 au 07-07-2008).
Toutes ces expositions nous présentent un travail évolutif pour la mission de
l’art contemporain qui de simples citations va vers l’analyse de l’art ancien.
L’exposition préparée par le département de l’Art de l’Islam intitulée « Rencontre »1
nous présente l’art contemporain occidental appuyé sur l’art oriental du Moyen Age
dans les œuvres issues du travail commun de deux artistes italiens inspirés par les
Arts de l’Islam. Les calligraphies d’Emanuele Pantanella et les créations
contemporaines de Franco de Courten jouent sur les grandes feuilles de papier.
Depuis toujours Emanuele Pantanella a été fasciné par le signe et la rythmique à la
fois rigoureuse et à la fois dansante des lettres arabes. En voyageant de l’Inde à
l’Iran, en passant par la Turquie et le monde arabe, Pantanella cherche la musicalité
graphique du mot. Il apprend l’arabe et sa calligraphie, l’architecture particulière de sa
graphie : la structure des lettres, les signes souscrits… Franco de Courten est aussi un
connaisseur de l’Art Islamique, il a vécu plusieurs années en Orient. Emanuele
Pantanella et Franco de Courten se réunissent dans une libre interprétation des
particularités de la culture classique de l’Islam que domine l’écrit ; ils y mêlent les
signes, les couleurs et le goût de la géométrie.
Emanuele Pantanella et Franco de Courten, Aleph-lam
1
Du 26-09-2007 au 31-12-2007.
5
Si le monde islamique préférait un papier parfaitement lisse, les deux artistes
contemporains utilisent un papier à la texture non polie. Alors la plume n’y glisse pas
de la même manière, et avec une encre intense elle se tait dans les arrondis et elle
laisse apparaître le papier.
Comme remarquent les organisateurs de cette exposition : «Peinture et écriture
vont en toute complicité. Avec l’humour en partage : un proverbe arabe - « Occupetoi de ta santé »- accompagne une icône de notre culte du corps, saisie derrière une
trame en code - barres. « Grande est la faute de celui qui parle » s’adresserait-il par
hasard aux bavardages d’une femme, fût-elle d’Orient ou d’Occident ? »1. Cette
exposition est une rencontre entre l’art de la calligraphie, des textes remontants aux
siècles du Moyen Age et entre une technique libérée, qui ne se manifeste pas contre
d’anciennes règles, mais qui cherche à exprimer la particularité de l’art ancien de
l’Islam en langue artistique bien exploré par les artistes occidentaux.
Depuis 2004, Le Musée d’Orsay lance le projet « Correspondance Musée
d’Orsay/ l’Art Contemporain »2, dans une vingtaine de projets déjà réalisés,
l’organisateur principal, l’ancien président du musée Serge Lemoine crée un libre jeux
associatif entre une œuvre qui se trouve dans la collection et une œuvre d’un artiste
contemporain, parmi ces « Correspondances » : J.-F. Millet / J. Kounellis, P.Cézanne /
J. Wall, C.Monet / F. Morellet, V. van Gogh / J. Chamberlain et les autres.
Jeff Wall, Theatre en plain air. La vue arrière, 2005
Paul Cézanne, Pont de Maincy, 1879-1880
De l’autre côté de l’océan, dans The Metropolitan Museum, l’art contemporain
présenté ne cherche pas d'appuis dans l’art ancien, la politique des expositions n’est
pas analytique, elle n’est pas non plus conceptuelle, elle ne force pas le spectateur à
réfléchir, elle est plutôt informative. Par exemple, l’exposition de l’art contemporain
1
2
Communiqué aux publics. Dans le site d’Internet : www.louvre.fr
Le projet « Correspondance Musée d’Orsay/Art Contemporain » existe depuis 26.10.2004.
6
« Closed circuit »1 qui a réunit les artistes de vidéos et des news médias n’a pas de
quelconques correspondances avec la collection de l’art ancien du Musée
Metropolitan.
Metropolitan se dirige vers les expositions de l’art ancien où il y a une forte
préférence pour l’art oriental qui se concentre sur Le Proche et L’Extrême Orient à
partir de l’époque du Moyen Age. Dans l’intervalle de temps entre 2005 et 2007 trois
expositions sur l’art médiéval de La Chine et du Japon2 ont vu le jour. L’art de
L’Extrême Orient comme l’art contemporain est exposé ici sans aucun
« parallélisme », sans jeu associatif, ni avec l’art d’autres époques, ni avec l’art
d’autres pays. Par contre, concernant des expositions consacrées à l’art du Proche
Orient, The Metropolitan Museum a organisé au cours de l'année 2007 deux grandes
présentations du Monde de l’Islam : « Europe and the islamique World: Print,
Drawing, Books »3 et « Venice and the Islamique World (828-1797) »4 il a choisi de
suivre la politique actuellement fréquente dans les musées occidentaux qui consiste
par la « réconciliation » de deux mondes à travers des œuvres anciennes témoignant
des liens artistiques, culturels et économiques entre le Monde Arabe et le Monde
Chrétien.
Pourtant Le Musée Metropolitan n’hésite pas à s’adresser aux associations plus
ou moins directes qui révèlent des organisateurs de l’exposition « Eternal Ancestors :
The Art of the Central African Reliquary »5 pour montrer que l’art populaire africain a
les mêmes racines que l'art occidental et oriental et qu’elles remontent de l’Antiquité
Tardive au Moyen Age. Les reliquaires africains des peuples du Gabon de la fin du
XIX- début du XX siècles, présentant les têtes, les bustes et des figures
anthropomorphiques sont comparés aux reliquaires créés au Pakistan au I-III siècle et
à celui de St. Yrieix, daté du XIII siècle et provenant de l’église de St.-Yrieix-La
Perche en Haute-Vienne.
Revenons en Europe dans The British Museum qui contrairement au Louvre et
au Musée Metropolitan reste fidèle à l’art ancien et s’il invite l’art contemporain c’est
toujours l’art qui est basé sur les traditions et c’est plutôt l’art populaire et «ethnique»
venu des pays lointains. Ainsi au cours de l’année 2007 The British Museum nous
présente les expositions d’art contemporain de l’Afrique et de la peinture indoue6. Les
expositions organisées en 2007 et 2008 consacrées à l’art oriental et occidental du
Moyen Age, telles que « The First Emperor, China’s Terracotta Army »7 et « Tau
Cross, Anglo-Saxon early XI c.»8 montrent toujours un intérêt pour ce sujet, mais
1
Du 23-02-07 au 29-04-07.
Secular and Sacred: Scholars, Deities and Immortals in Chine’s Art (10-09-05/ 08-01-06); Journey: Mapping the Earth
and Mind in Chine’s Art (10-02-07/26-08-07); (Flowing Streams: Scenes from Japanese Art and Life (21-12-06/ 03-0607).
3
Du 27-03-07 au 24-06-07.
4
Du 27-03-07 au 08-08-07.
5
Du 02-10-07 au 03-02-08.
6
Fath, Narrative and Desire: Masterpieces of Indian painting in British Museum (until 11-11-07).
7
Du 13-09-07 au 06-04-08.
8
Du 02-10-07 au 30-04-08.
2
7
elles restent plutôt informatives, qu’analytiques.
A l’Est de l’Europe, La Russie qui réunit l’Europe et l’Asie, Le Musée de
l’Ermitage à partir des années 1999-2000 a donné carte blanche à l’art contemporain.
Aujourd’hui les projets et les expositions se multiplient dans ce musée ambitieux qui
veut enrichir sa collection d'art du XXe et XXIe siècles et qui invite de façon
permanente les galeries et les musées d’art contemporain, pour présenter aux grands
publics les artistes d’aujourd’hui. En 2002, l’Ermitage a acquis « le Carré Noir » de
Kazimir Malevitch, en 2004 il présente Ilya Kabakov dans son exposition personnelle
« Un cas dans le musée et autres installations »1, en octobre 2007 l’Ermitage lance
l’exposition « l’Amérique aujourd’hui » dans le cadre du projet « l’Ermitage 20/21».
Ce musée n’est pas une exception et il mène une politique progressiste en
faveur de l’art contemporain, pourtant la plupart des projets trouve un lien soit avec la
collection du musée, soit avec les traditions artistiques anciennes. Parmi ces
expositions, celle de l’abstractionniste Villem Kooning2 ouverte pour le 400ème
anniversaire de Rembrandt, retrace les traditions de la peinture occidentale avec ces
multiples triptyques destinés aux églises.
Entre 2006 et 2007 le musée se dirige vers l’Art contemporain oriental qui
garde plus visiblement les traditions populaires anciennes : en 2006 s’ouvre
l’exposition « Les couleurs du Japon dans l’œuvre de Séridzava Kéyssyké, le maître
de la peinture sur les tissus de la ville Sydzouoka » qui revoit l’ancienne technique
traditionnelle « kathazomé » sous un angle contemporain3 ; en 2007 s’ouvre une autre
exposition personnelle du maître bijoutier de La République des Adygués Assia
Eoutykh qui s’intitule « La tradition et l’actualité dans l’œuvre d’Assia Eoutykh »4
qui montre une forte inspiration pour les oeuvres de l’art décoratif avec les ornements
et les symboles qu’on trouve dans l’Orient ainsi que dans l’Occident de la période de
La Grande Migration des Peuples.
Assia Eoutykh, Briquet dans le style scythe, 2002
1
Du 22-06-04 au 26-08-04.
Du 04-07-06 au 24-09-06.
3
Du 10-11-06 au 28-01-07.
4
Du 18-09-07 au 21-10-07.
2
8
En 2007, en même temps que le Louvre, l’Ermitage ouvre l’exposition qui
s’intéresse aussi aux calligraphies arabes dans l’expression des artistes contemporains,
mais si « Rencontre » du Louvre1 se passe entre l’art ancien de l’islam et les artistes
occidentaux d’aujourd’hui, « La danse de la plume et des encres » de l’Ermitage2
présente l’art contemporain du Proche Orient inspiré par les traditions qui déterminent
un style national unique. Avant d’arriver à l’Ermitage cette exposition conçue en
collaboration avec la galerie privée Triomphe et une commissaire occidentale Rose
Issa (connue par les expositions identiques qu’elle a organisée dans le Musée de
Victoria et Albert à Londres) a été d’abord « testée » sur le public moscovite, dans le
Musée de l’Orient à Moscou3. Cette exposition comportant 36 œuvres d’artistes venus
du Liban, d’Iran, de Tunisie, d’Algérie, tels que : Ali Omar Hermes ; Mohamed
Ehsai; Nja Mahdaoui ; Etel Adnan ; Rachid Koraichi ; Malihe Afnan devient la plus
grande présentation de cette spécialité d'artistes jamais organisée auparavant en
Russie, sur le plan que leur art est un art entre le sens symbolique profond et la
décoration.
Mohamed Ehsai, Mohabbat, 2006
1
Du 26-09-07 au 31-12-07.
Du 16-11-07 au 09-12-07.
3
Du 17-10-07 au 04-11-07.
2
9
Pourtant ce n’est pas la première expérience de l’Ermitage d'avoir présenté des
artistes contemporains qui parlent des traditions de l’Islam. En 2003, dans le cadre du
festival international de l’art vidéo PRO/SMOTR à l’Ermitage1, l’artiste américaine
d’origine iranienne Shirin Neshat révèle les codes sociaux et religieux cachés dans la
calligraphie qui semble si décorative aux publics non islamiques. Dans sa vidéo
« Turbulent » (1998) présentée au festival, elle aborde des problèmes essentiels de la
société patriarcale et fondamentaliste dont elle est issue.
Shirin Neshat, Turbulent, 1998
Cet artiste, aujourd'hui installé à New York, nous entraîne aussi vers une
réflexion plus profonde, c'est-à-dire dans un monde où l'identité culturelle est en
perpétuel devenir. L’oeuvre de Shirin Neshat ne cite pas des œuvres anciennes,
l’artiste souligne ses racines orientales, elle maîtrise bien la langue artistique
ancienne, mais elle parle surtout de l’actualité qui est encore fortement liée au passé.
L’autre artiste américain présenté dans ce festival, Bill Viola est attaché à la tradition
artistique occidentale. Dans son installation – vidéo, il s’appuit sur le tableau de
Pontormo « Rencontre de Marie et Elisabeth » exécuté vers 1530 pour l’église Saint
Michel de Carmignano en Toscan et inspiré par la petite gravure d’Albrecht Durer
« Quatre sorcières » (1497).
Le Musée de l’Ermitage nous confirme une tendance fortement présente dans
les plus grandes musées du monde. La politique de la démonstration de l’art
contemporain peut varier, elle peut être : informative, comparative ou analytique. Le
statut de ces musées en tant que « le musée de l’art ancien » les oblige souvent à faire
le lien entre l’œuvre contemporaine et les œuvres de leurs collections, parfois même
commander une œuvre « sur mesure » chez un artiste contemporain. Nous trouvons
ces exemples au Louvre qui tient à cette pratique depuis longtemps : il y a plus de
cinquante ans, le musée commande le décor pour la salle Henry II à Georges Braque ;
1
Du 18-11-03 au 18-01-04.
10
en 2007 l’escalier nord de la colonnade de l’aile Sully est décoré par l’oeuvre
d’Anselm Kiefer, les créations musicales et chorégraphiques créées spécialement pour
cette occasion sont présentées au cours des années 2007-2008. Contrepoint 3 - De la
sculpture qui a eu lieu en 20071 a été marqué par les créations spécialement faites
pour le Louvre. En 2006, Le Louvre invite l’artiste américaine Mike Kelley à produire
une œuvre spécifique ; à la fois plasticien, performeur, musicien, critique d’art et
commissaire d’exposition, Mike Kelley réalise des installations mixed - média qui
associent l’image animée et le son à la sculpture2. Ainsi, cela donne une réflexion que
les artistes contemporains ressentent aussi fortement que la nécessité pour les grands
musées de s’adresser aux traditions artistiques intemporelles. Est-ce que dans leur vie
hors « les musées de l’art ancien » les artistes contemporains exposent leurs
attachements aux traditions ?
Pour répondre à ces questions, nous allons voir un musée orienté vers les Beaux
Arts de tous les temps et de tous les pays, avec un intérêt particulier pour l’art
contemporain. Prenons l’exemple du Musée des Beaux Arts de Montréal qui a créé
l’exposition « E-Art : nouvelles technologies et l’art contemporain. Dix ans d’action
de la fondation Daniel Langlois »3. Cette exposition a réunit plusieurs artistes
canadiens et américains, spécialisés en mélanges de différentes techniques multi
médias pour la création de leurs œuvres. Parmi ces artistes, trois s’adressent à l’art
ancien. Catherine Richards en collaboration avec Martin Snelgrove présente l’œuvre
intitulé « Méthode et dispositif pour trouver l’amour », créée en 2000 en une copie à
la demande du brevet d’invention. Cette création est composée par : une vitrine en
verre, des circuits électroniques, capteurs, schémas à partir de tableaux de maîtres, tel
que : Bronzino, Da Vinci, Da Vignola, Michel Ange et Rubens exécutés sur papier et
une citation tirée de la correspondance avec l’examinateur de brevets. Le texte du
brevet est un texte protégé, car il se trouve dans une vitrine, comme dans un
reliquaire, ce n’est plus un simple texte, mais un texte sacré. En consultant le brevet
plus attentivement, nous constatons, que sur les dessins on a superposé des éléments
technologiques comme : boucle d’oreille, pince-nez, excitateur de mamelon. Les
agrandissements de ces figures accompagnent une citation : « Les dessins sont rejetés
parce qu’ils contiennent des images offensantes. Spécifiquement les figures 1, 5, 11,
12, 13 sont considérées contenir de telles représentations qui peuvent être considérées
offensantes par plusieurs personnes. Donc, il est requis de les éliminer de la
demande. » Alors d’un côté l’écrit est sacralisé par l’artiste comme si c’était La Bible,
mais de l’autre côté, par cette réponse « d’un inquisiteur» prononcée comme un
verdict à une « sorcière » le texte « sacré » devient une théorie rejetée.
1
Du 05-04-07 au 25-06-07.
Du 14-06-06 au 25-09-06.
3
Du 20-09-07 au 09-12-07.
2
11
Un autre artiste présenté à cette exposition cherche lui aussi des repères perdus
dans sa série intitulée « Travaux de mémoire » et notamment dans l’œuvre « Je n’ai
jamais lu La Bible » (1995) faite avec les circuits électriques fabriqués par l’artiste, le
dictionnaire Webster et un haut-parleur.
Jim Campbell, Je n’ai jamais lu La Bible, 1995
De cette série sur le mémoire ou sur la rémanence et l’oublie d’une œuvre
évoquant les souvenirs et le déracinement culturel Jim Campbell passe à la frontière
de la reconnaissance des images, il se concentre sur la mémoire intemporelle. Ces
œuvres reposent sur plusieurs ambiguïtés, celle de l’image et de sa perte. Dans les
« Icônes ambiguës » (2000) ou « l’Eglise sur la 5e Avenue » (2001) l’image est avant
tout dans la tête du spectateur. C’est lui qui reconnaît l’image. Ici, les oeuvres
d’artistes marquent ainsi l’ambiguïté du statut des images dans notre monde des bits
informatiques. Son œuvre est aussi un discret plaidoyer pour une herméneutique
faisant encore place à l’interprétation humaine, à cette reconnaissance ouverte au jeu
des ambiguïtés que portent les sujets humains.
Co-exposant de Richards et Campbell, l'artiste américain Eduardo Kac
s'intéresse aussi à La Bible au travers d'un autre aspect de la mémoire humaine
intemporelle. « Genesis » (1999) est une œuvre transgénique faite avec une bactérie
créée par l’artiste, lumière ultraviolette, ligne Internet et projection vidéo. « Genesis »
utilise la méthode de la conversion qui est illustrée par une image faisant partie de
l’œuvre, elle présente un verset de La Bible converti en code Morse, ensuite, une table
de conversion traduit en code d’ADN, protéines de base de l’ADN : T (thymine), C
(cytosine), A (adénine), G (guanine).
12
Cette exposition dans le Musée des Beaux Arts de Montréal est très
significative, car elle est orientée vers les nouvelles technologies, vers l’art novateur,
l’art lié à une autre réalité telle que l’informatique, mais nous comprenons très vite
que cet art « novateur » a besoin se orienter vers les cultures anciennes, car ils sont
porteurs des codes incrustés dans le mémoire du spectateur international. Ce n’est pas
étonnant que les artistes américains s’adressent aux œuvres des anciens maîtres, aux
icônes, aux textes sacrés, car ils semblent chercher leurs repères dans le mixage des
cultures, dans le « chaos » du mondialisme et des nouvelles technologies. Nous
apercevons une tendance valable pour tous les pays, elle consiste dans le fait que le
phénomène de l’art contemporain ne se présente pas comme une logique : « l’artiste –
l’œuvre d’art », mais comme celle de « l’artiste – l’œuvre d’art – l’organisateur
d’exposition » et parfois comme une suite: « l’artiste – l’œuvre d’art – l’organisateur
d’exposition – le lieu d’exposition ». Quelle est la place du lieu d’exposition dans le
phénomène de l’art contemporain ?
En revenant en France qui possède un très grand patrimoine historique, nous
constatons que certains sites patrimoniaux invitant les artistes contemporains
internationaux ne cherchent pas à établir un lien entre le lieu, son époque, son sens
esthétique et les créations des artistes invités. Au contraire ils détournent l’esprit du
site pour mettre en place une politique pseudo – intellectualiste basée sur la relation
l’art/ publics. Pour être concrète, je donne l’exemple de l’Abbaye de Maubuisson qui
est un centre d’art contemporain créé au début des années 2000 dans le département
du Val d’Oise, il se trouve dans le domaine d’une abbaye cistercienne du XIII siècle
qui regroupe un ensemble de constructions originales du Moyen Age. La directrice du
centre qui est en même temps la chargée de la mission pour l’art plastique dans ce
département Caroline Coll-Seror fait une déclaration inquiétante : « L’art
contemporain n’est pas un art de la contemplation, mais un art de la relation » et elle
continue en posant la question à un des artistes invités : « Pouvez-vous dire en quoi
les œuvres présentées à Maubuisson explicitent cette relation et le rôle accordé au
spectateurs ? De quelle manière sollicitez-vous la participation des visiteurs ? ».1
Selon elle « l’abbaye est aussi un espace publique, un lien d’échange où l’artiste est
en prise directe avec un public».2 Mise à part cette affirmation douteuse vis-à-vis de
l’art contemporain en général, qui de toute façon ne peut pas être généralisée, ce
« principe de Maubuisson » doit être valable pour une méthode subjective de la
sélection des artistes invités dans l’Abbaye.
Alors le lieu qui est d’origine a destiné d’être une concentration de l’esprit, de
la réflexion sur les sujets intellectuels et religieux, royaume de la méditation
religieuse est converti dans l’endroit où la contemplation n’est pas envisageable.
1
L’Entretien de C. Coll-Seror avec J.-C. Nourisson dans Jean-Christophe Nourisson. Sur les bords, 7e version, Abbaye
de Maubuisson, Val d’Oise, Filigranes éditions, 2004, p. 8-10.
2
Idem, p.8.
13
D’après « le principe de Maubuisson » l’art est « obligé » de rentrer en contact avec le
public, d’être interactif, il n’a pas le droit d’être concentré ou d’être enfermé en luimême, il ne peut pas être autonome et par conséquent l’artiste qui ne réfléchit pas à la
politique du lieu d’exposition, qui ne crée pas l’œuvre pour un spectateur potentiel
n’est pas bienvenu dans ce centre d’art. Bref comme la valeur esthétique de l’art
contemporain n’est pas toujours évidente, l’œuvre « de qualité » pour les responsables
de Maubuisson est une « œuvre – attraction » qui appelle le spectateur à l’action
physique, au contact souvent tactile, comme par exemple les appareils de musculation
dans l’exposition d’Olga Kisseleva « Douce France » ; la contemplation, le regard
méditatif, admiratif, attentif ne fait pas partie de la relation œuvre - spectateur.
Intéressant comment un critique d’art actuel ressent cette œuvre d’Olga Kisseleva,
détournant l’esprit original de la salle du Parloir de l’Abbaye : « Les coussins des
appareils de fitness sont recouverts de motifs rappelant ceux des tapisseries
médiévales, transformant cette salle de fitness en salle de torture Moyenâgeuse ».1
C’est triste pour le créateur qui est souvent obligé de suivre ce principe
autoritaire de Maubuisson, car il fait (comme Olga Kisseleva dans son exposition
« Douce France ») ou adapte (comme J.-C. Nourisson, B. Broisat, F.-X. Courrèges)
des œuvres spécialement pour l’Abbaye selon « les règles » instaurées par ce centre
artistique. Et c’est d’autant plus triste que le spectateur n’a plus la possibilité de
trouver les liens harmonieux entre un lieu historique et l’art d’aujourd’hui, il est
obligé de constater un fossé entre le passé et le présent, sans pouvoir comprendre
pourquoi ces œuvres contemporaines se trouvent dans une abbaye médiévale. Puisque
« le projet artistique et culturel de Maubuisson s’éloigne de la pratique classique de
l’in situ : plutôt que de partir du lieu pour créer des œuvres, il privilégie l’univers
singulier des créateurs invités à s’exposer dans les espaces mis à leur disposition. La
grange à dîmes est utilisée comme un volume, une « boîte noire » propice à tous les
possibles ».2 Non seulement la grange à dîmes, mais aussi les parties réservées aux
religieuses sont utilisées simplement comme les « murs » pour « accrocher » les
expressions artistiques. Nous avons déjà vu ce phénomène (bien sûr dans son
extrémité) dans l’histoire proche, quand les églises ont été reconverties en lieu de
stockage pour des légumes, ou refaites en théâtres, ou encore mieux en piscines,
quand des couvents servaient de prisons.
Le vrai esprit du lieu est systématiquement détourné et parfois même renversé,
par exemple, le parloir qui était la seule pièce dans laquelle les religieuses avaient le
droit de parler, l’artiste Jean-Christophe Nourisson a placé des radios abritées dans
une installation de laine de verre pour introduire le bruit du monde dans ce lieu
protégé. François-Xavier Courrèges installe son autoportrait vidéo « Dreamlike »
1
Bérénice Saliou, Olga Kisseleva – Douce France, dans Synesthesie - l’art actuel en réseau, site Internet
www.synesthesie.com
2
Page officielle de L’Abbaye de Maubuisson sur le site Internet www.valdoise.fr
14
(2002) dans la salle des religieuses. Stéphane Calais place trois chiens fao de
restaurant asiatique « déguisés » en lions chinois devant des vestiges de l’église
abbatiale. Mais ce n’est pas dans l’idée de faire des parallèles quelconques entre la
tradition orientale et occidentale, ou pour faire des associations avec les traditions
médiévales de ces deux cultures basées sur la similitude mythologique, décorative ou
symbolique. C’est tout simplement une des œuvres de cet artiste invité qui a été
auparavant exposée dans les salles d’expositions à Villa Arson à Nice sans « une mise
en scène », qui s’appelait « Or, chien et oiseaux » et qu’il fallait la placer quelque part
sur le site de Maubuisson.
D’un côté « le principe de Maubuisson » refuse l’influence du lieu en tant
qu’une source d’inspiration pour un artiste contemporain invité, car c’est le lieu qui
doit accueillir une expression contemporaine et c’est au spectateur de se
« débrouiller » pour produire une opinion, pour percevoir les idées d’artistes et de
commissaires d’exposition qui ne se croisent pas toujours. Mais de l’autre côté, les
œuvres qui remplissent les espaces de l’Abbaye de Maubuisson sont souvent
tellement « vides » qu’elles « s’accrochent » sur l’esprit du lieu pour en capter une
moindre association qui va apporter un sens. Bien évidemment les principaux acteurs
dans cette action ne sont pas les œuvres et même pas les artistes, mais les
commissaires mis en place à Maubuisson. Parfois nous y trouvons des adaptations
surprenantes entre le lieu d’exposition et le sujet de l’oeuvre comme dans « La
Mariée » (2005) de Stéphane Calais qui présente la photographie de mariage de sa
mère dans le passage entre le cloître et le jardin et se qui doit « faire référence au
mariage christique que les moniales cisterciennes contractaient en prenant le voile ».1
L’in situ ou pas, il faut justifier la présence de l’art contemporain dans un lieu
du patrimoine, aujourd’hui les commissaires expliquent toujours pourquoi on retrouve
un homard suspendu dans des appartements royaux, ou pourquoi un lapin de dessins
animés est mis sur le piédestal dans un château.
1
Dossier de presse de l’exposition Stéphane Calais. Gardens are for people (art for us ?), Centre de documentation de
l’Abbaye de Maubuisson.
15
Ainsi le Split Rocker- un hybride de jouets d’enfants moitié cheval à bascule,
moitié dinosaure animé règne à Versailles, prenant sa place dans le parc royal. Cette
création de Jeff Koons réalisée avec 100.000 pots de fleurs symbolise « la vie et la
grâce ».1 Cette action très médiatisée est marquée par l’édition d’un catalogue « dans
lequel les œuvres sont reproduites in situ dans le cadre d’une installation
exceptionnelle ».2 Les organisateurs de l’exposition valorisant si bien Jeff Koons,
mais à peine le Château de Versailles nous donnent un espoir, que cette édition
« ouvrira plusieurs pistes de recherches »3… La relation entre l’art contemporain et
l’art ancien ne vient que de commencer, car l’art contemporain veut à tout prix
devenir intemporel.
1
Elena Geuna et Laurent Le Bon, site Internet www. jeffkoonsversailles.com
Idem.
3
Idem.
2