Thierry Raspail, musée d`art contemporain, Lyon
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Thierry Raspail, musée d`art contemporain, Lyon
Thierry Raspail, directeur du musée d’art contemporain de Lyon (MAC) Le musée d’art contemporain de Lyon1 n’est pas un musée du XXIe siècle. Il a été crée à la fin des années 1980 et a ouvert en 1995. Sa collection débute en 1984. On doit sa conception à Renzo Piano. Ce qui est nouveau est peut-être la nature du contrat qui le lie à la biennale d’art contemporain de Lyon. Il s’agit, en effet, de deux institutions distinctes mais coordonnées par la même équipe : mes collaborateurs et moi-même. Ce schéma n’est pas unique puisqu’on le retrouve à Brisbane, Singapour, Canton, Taipei et Yokohama. Ces nouveaux types de musée interrogent forcément la question de la collection. L’édifice est assez indifférent. Il me paraît important que l’œuvre dialogue avec l’environnement intérieur disponible. Sans critiquer une profession, l’architecture doit être la plus discrète possible. Je partage l’avis de nombre de conservateurs et d’artistes qui sont parfois plus gênés par l’architecture que aidés par elle. Les trois étages du musée de Lyon sont un chantier permanent. L’espace est entièrement cassé et refait au moins trois fois dans l’année. L’idée est d’offrir aux visiteurs un espace complètement nouveau avec des œuvres complètement nouvelles. Il n’y a pas d’espace dédié, il n’y a pas un espace pour la collection ni un espace pour l’exposition temporaire. Toute la collection est présentée de façon temporaire, avec parfois des œuvres qui sont montrées comme étant des expositions temporaires. L’exposition consacrée à Olivier Mosset était composée, avec l’accord de l’artiste, de 80% d’œuvres de la collection. Il s’agissait de refaire l’exposition de 1987, additionnée de nouvelles œuvres de la collection et de nouvelles productions de l’artiste telles que des glaçons. Dès l’origine, le concept du musée était de partir des productions. Nous sommes partis de planchers et de murs vides, sans ossature, sans collection sur laquelle s’appuyer. Cela pose la question des débuts et donc de la suite. Mon discours serait différent si j’avais eu à assumer la continuité ou la rupture à partir d’une collection déjà existante. Le musée est d’abord la maison des artistes, il leur est destiné, partant du principe que si l’artiste est heureux, le public probablement aussi. Par conséquent, pas trop d’architecture et pas de scénographie. Nous avons eu une très grande chance de travailler avec Renzo Piano. Nous avions un programme arrêté avec un idéalisme et une ambition démesurés, donc ridicules. Mais le dialogue a été formidable. Je parle du point de vue d’une collection publique exposée dans un musée local, dans un lieu qui n’a pas vocation générique et qui doit penser le fragment. Il n’est plus possible aujourd’hui de penser le global. Je vous renvoie à l’ouvrage formidable d’Edouard Pommier, ancien inspecteur des musées de France : Comment l’art devient de l’Art. Dans l’Italie de la Renaissance2. Le musée a décidé de collectionner des expositions et non pas des œuvres. Il s’agit avant tout de dialoguer avec un artiste, de créer une exposition ou d’aborder une problématique. Par exemple, nous 1 2 www.mac-lyon.com Edouard Pommier, Comment l’art devient l’Art. Dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 2007. avons invité Joseph Kosuth, qui a travaillé pendant dix ans sur la question de l’art comme philosophie, à imaginer une exposition qui traiterait de cet aspect. L’idée était de faire produire l’œuvre et de l’acquérir dans son intégralité. L’œuvre a été montrée ensuite dans l’exposition Chambres d’amis à Gand. Nous avons invité John Baldessari, en coproduction avec un centre d’art, à créer une œuvre d’environ 500 m². L’exposition de Cai Guo-Qiang se visitait en barque au premier étage et le deuxième étage était un grand huit. Elle a été reprise au Guggenheim. Parmi les autres œuvres exposées : deux œuvres de Robert Morris de 1 200 m² chacune, une installation d’Erik Dietman composée de vrais crânes, une œuvre qui n’existe que le temps d’un reflet, c’est-à-dire cinq minutes entre midi et midi cinq, en septembre à condition qu’il fasse soleil, des œuvres qui ont été enterrées devant des témoins oculaires aujourd’hui chargés de dire que oui, elles ont véritablement existé. Nous avons invité l’artiste indonésien Eko Nugroho qui a travaillé avec des jeunes de Vaulx-en-Velin pour concevoir une œuvre qui existe maintenant sous forme de spectacle, pouvant être donnée live ou vue en vidéo. Notre collection interroge le XXIe siècle selon trois axes : le continuum qui nous renvoie à la notion de sens et de présence, l’observateur et le problème de l’impulsion génératrice qui pose aussi la question du reste du monde, entre autres, l’Afrique. Le double continuum est un standard des musées. Le premier, visible, est l’ensemble des œuvres. Le deuxième est invisible, c’est un continuum plutôt su que vu : le vide incarné entre deux tableaux ou l’espace entre deux installations qui nous permet de créer des liens ou des ruptures. Ces deux notions du su et du vu nous amènent à deux univers extrêmement larges : le sens et la présence. Dans un musée, il faut à mon avis, toujours avoir en tête la question de la temporalité. Reinhart Koselleck, est un auteur important à ce sujet. Dans L’Expérience de l’histoire, il dit en substance que les histoires singulières ont disparu aux XVIIIe et XIXe siècles en Europe au profit d’un collectif singulier qui s’appelle l’histoire en général, la perte du s ayant donné le concept d’histoire. Il dit : « L’histoire contient une infinité de temporalités […]. Dans l’univers, à une époque donnée, il y a un nombre infini de temporalités […]. L’histoire doit être mondiale pour que le singulier soit historiquement circonscrit […]. Toute histoire doit être une histoire mondiale et c’est seulement en rapport à l’ensemble de l’histoire que l’on peut historiquement traiter d’un matériau singulier »3. Ce qui veut dire que l’on peut poser comme hypothèse que le contemporain est un état transitoire d’un processus historique. Le contemporain pourrait être résumé en quatre termes utiles pour décrire son mode opératoire et la collection : histoire, temporalité, singulier et mondial. François Hartog dans Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps4 invente le présentisme ou la notion de présent étendu, étalé. Dans toutes les collections que l’on voit et quelle que soit la façon dont elles sont exposées, il y a cette idée de permanence sans durée. Or je pense que si dans les musées, grâce aux architectes et aux artistes, il est question d’espaces, la question de la durée, à travers celle de la temporalité, est essentielle. Hartmut Rosa est un troisième auteur important. Dans Accélération. Une critique 3 Reinhart Koselleck, L’Expérience de l’histoire, Paris, Seuil, 1997. Ouvrage écrit en 1975. 4 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003. sociale du temps, il parle d’une assimilation du temps que l’on pourrait désigner comme une « temporalisation du temps lui-même, et par conséquent comme une détemporalisation de la vie. Espaces de flux et espaces temporels seraient le régime temporel régissant la logique de l’évolution culturelle […]. Dans la mesure où la société du risque moderne est consciente en permanence de ses risques de contraintes temporelles, elle éprouve ce paradoxe de ne pouvoir disposer de temps que dans le temps, c’est-à-dire qu’elle est constamment liée à des présents qui, dans leur succession, dévoilent à chaque fois un nouveau visage du temps. Avec chaque nouveau présent, le monde change et l’on peut en déduire que l’avenir qui nous fait face n’est qu’un avenir présent. Le futur est irrémédiablement inconnu »5. Je pense que ce n’est pas qu’une formule de langage. Lorsque nous, chargés de savoir modestement ce qui va se passer dans le futur, sommes face à une collection, nous sommes face à un passé problématique, devant un présent illimité et devant un futur inaccessible. La question de la représentation est également très importante. Il s’agit de dire de quoi témoigne l’œuvre. C’est un phénomène de condensation souvent véhiculé par les médiateurs et médiatrices, mais aussi par les conservateurs. Nous n’avons pas un Caravage mais son substitut, un Rubens qui vaut tous les Rubens ou un tableau cubiste moyen qui vaut pour le Cubisme. C’est comme ça que se crée la fiction incroyable, dans le musée, de la biographie d’un artiste, d’une thématique ou pire, d’une problématique. Le musée produit un discours, un langage qui n’est ni vrai ni faux, qui n’est simplement pas prouvable et qui s’inscrit toujours en relation à une histoire de l’art. Il se pourrait que le musée ne soit pas le lieu de l’histoire de l’art. L’hétérologie de Michel de Certeau, qui est l’acte de nous voir comme l’autre nous voit, est très importante pour essayer de savoir ce que l’on va faire des collections asiatiques, africaines ou régionales contemporaines. La question de la continuité historique existe même si on sait, depuis Foucault, que la construction historique est discursive. À l’inverse, si on est dans l’idée de la série, il faut prendre en compte l’aspect sociologique de l’art et le fait que les œuvres se valent. Là, pour cacher le fait que l’on n’a pas une collection formidable, on fait du transversal. Comme une œuvre est polysémique, on peut la présenter de plein de façons différentes. On trouvera toujours une isotropie, qui ne vaut pas grand chose mais permet de faire des grands textes, parfois illisibles, mais sérieux. Il y a d’autres points de vue, comme, par exemple, la question de l’auteur. Harald Szeemann6 disait que monter des expositions, c’est comme écrire des poèmes dans l’espace. C’est le syndrome du commissaire d’exposition qui se sert un peu de l’histoire, un peu de la critique et un peu des artistes et devient un auteur. Le chef d’œuvre est considéré comme un tout, il devient a-historique. Cependant, dans un musée d’art contemporain, il n’y en a pas. John Dewey a posé l’idée de l’art comme expérience. Il écrit à ce propos : « Il y a mieux à faire que l’art pour les arts, rien moins que la création de l’homme et de la nature […] L’œuvre d’art met en évidence et accentue cette qualité d’être un tout, et d’appartenir au tout global de plus grande 5 Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte - slf, 2010. 6 Commissaire d’exposition suisse (1933-2005) ampleur qui constitue l’univers dans lequel nous vivons »7. Que faire de ce tout à envergure dépliable ? Qu’en faire dans le temps de construction d’une collection, d’une exposition ou d’une biennale sachant que toute construction est déclinée au contemporain mais prise dans la double perspective de l’histoire en cours et celle déjà accomplie ? Hans Ulrich Gumbrecht avec Éloge de la présence8 essaie de se défaire de l’idée véhiculée par les Humanities, que le monde n’est que du texte, en travaillant sur les cultures de la présence et les cultures du sens, sur les notions d’épiphanie, de présentification ou de deixis. L’idée étant de dépasser la question de l’herméneutique et de l’autoréflexivité, l’essentiel étant le retour au corps. La présence d’une collection, la façon dont l’œuvre est montrée, le fait d’avoir un couloir longitudinal ou de n’avoir aucune œuvre frontale ont des répercussions différentes en fonction du contexte. La question de la lumière incidente en est un exemple : quand vous êtes devant une vidéo, la seule lumière importante est celle qui éclaire le cartel et elle est en général négligée. Dans l’ouvrage, French Theory de François Cusset9, on en apprend beaucoup sur la question de la construction du discours qui peut nous servir sur la façon de regarder une collection. La question de l’observateur est aussi très importante, François Morellet dit qu’il arrive toujours avec son pique-nique. Michel Riffaterre10 appelle cela l’intertexte. Cela veut dire que tout ce que vous avez construit dans votre collection et organisation, heureusement le visiteur le défait. La question du l’impulsion génératrice est importante. Nous avons commencé à Lyon avec rien. Cette question est un poncif dans les musées : en 1952 avec John Cage, en 1963 avec l’irruption de la vidéo par Nam June Paik et 1989 avec l’irruption du continent africain dans l’art avec l’exposition Les Magiciens de la Terre de Jean-Hubert Martin. De plus en plus d’artistes africains sont dans des collections, on est aujourd’hui dans le néoprimitivisme. Cependant, comment s’y prendre pour présenter l’art africain comme de l’art, sans qualificatif géographique ? Le phénomène de globalisation est un phénomène de convergences. Le regard évolue. Christian Besson : Nous retenons l’engagement de Thierry Raspail dans la constitution d’une collection à partir d’expositions, les réflexions sur la présence et une tonalité, pour un musée du XXIe siècle, autour de la question de la mondialisation. Constituer une collection à partir d’expositions, cela prend beaucoup de place. Quel problème logistique cela pose-t-il ? Est-ce l’avenir des musées de faire comme à Lyon ? Thierry Raspail : Chaque fois que l’on expose une œuvre, cela coûte et cela signifie que l’on est en chantier permanent. 7 John Dewey, L'art comme expérience, Éditions Farrago/Université de Pau, 2005. 8 Hans Ulrich Gumbrecht, Eloge de la présence, Maren Sell, 2010. 9 François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2005 10 Linguiste français (1924-2006) Christian Besson : Cette collection est-elle prêtée ? Thierry Raspail : Je pense que les collections sont faites pour être usées, donc il faut les prêter.