Au-delà du portable, parlons net
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Au-delà du portable, parlons net
Jean-Loïc Le Quellec Au-delà du portable, parlons net La bûche, film de Danièle Thompson 1 sorti peu avant Noël 1999, s’ouvre sur une scène d’enterrement. Des gens sont réunis silencieusement autour de la tombe quand, juste au moment dramatique où le cercueil est descendu dans la fosse, un téléphone portable se met à sonner. Toutes les personnes présentes, fort gênées, se mettent à fouiller ensemble dans leurs poches en croyant que c’est leur propre engin qui retentit ainsi. Toutes s’aperçoivent que non, et découvrent bientôt que la sonnerie vient du cercueil: c’est l’ancienne épouse du défunt, séparée de lui depuis longtemps, mais qui n’a pas été prévenue du décès, et qui essaie de joindre le mort. Invention d’auteur? charge féroce contre une (insu)portable invention, qui ne laisse jamais ses utilisateurs en paix, même outre-tombe ? Sans doute. Mais aussi, scène tout à fait plausible, qui pourrait bien arriver, ou qui pourrait bien être arrivée – peut-on se dire. Pourtant, l’anecdote est peutêtre un peu trop belle pour avoir jamais été vraie. Mettant en scène un objet moderne dont la popularité croissante est fréquemment sujet d’études et de débats 2, elle pourrait bien jouer le rôle d’un exemplum moderne. Se pose alors la question qui revient le plus souvent dans les forums de discussion sur les “ légendes urbaines ” 3: “ est-ce que vous avez déjà entendu celle-ci ? ” 4, sous-entendu: “ a-t-elle fond de vérité ? ” 5. En effet, un des problèmes rarement évoqués, à propos de l’étude des “ rumeurs ” ou “ légendes ” dites “ urbaines ” ou “ contemporaines ”, est celui de leur identification. Il ne s’agit pas ici de leur définition, qui pose des problèmes souvent discutés par les auteurs, mais des techniques que ceux-ci utilisent pour “ débusquer ” les légendes qu’ils étudient. Le plus souvent, les chercheurs en font l’historique, “ démontent ” leur mécanisme ou démontrent leur fausseté, cherchent à élucider leur “ morale ” cachée, mais disent rarement comment eux-mêmes ont fait pour reconnaître, aux récits qu’ils citent, ce statut de “ légende ” ou d’exemplum moderne. Or cette question est cruciale. À moins d’utiliser le travail d’un chercheur précédent ayant déjà compilé plusieurs versions d’un récit contemporain – ce qui permet d’y ajouter celui ou ceux qu’on connaît – il n’y a pas d’autre moyen de reconnaître une “ légende moderne ” (ou plutôt: contemporaine du chercheur) que d’avoir la chance d’en découvrir deux versions différentes. En dernier lieu, c’est ce que fait Jean-Bruno Renard dès l’ouverture de son Que 1 . Avec Sabine Azema, Emmanuelle Béart, Charlotte Gainsbourg, Claude Rich, Francoise Fabian. . Voir par exemple les propos de Paul Beaud, professeur à l'Institut de sociologie des communications de masse de l'Université de Lausanne et co-directeur de la revue de sciences humaines “Réseaux”, qui a consacré plusieurs numéros à l’usage du téléphone; propos recueillis par Michel Audétat et publiés le 22 février 1996 par L'HEBDO (N° 8 disponible à : http://www.webdo.ch/hebdo/hebdo_1996/hebdo_08/telephone_08_egalite.html). Sur l’extraordinaire développement du marché des téléphones portables, on peut consulter “ La Revue de Presse de L'Atelier ” de Paribas à http://rvp.tvt.fr/themes/TELEPHONE_MOBILE/frame.html. 3 . Par exemple: alt.folklore.urban ou alt.folklore.internet. 4 . “ Has anyone heard of this one? ” 5 . Nombre de messages portent le titre suivant : “ Any truth to this one? ” 2 1 Au-delà du portable, parlons net Sais-je? sur les “ Rumeurs et légendes urbaines ”, à propos d’une anecdote rapportée par un de ses enfants: “ Cette histoire racontée comme vraie et récente, je l’avais entendue trente ans auparavant… ” 6. Mais que se passe-til lorsque le chercheur n’a encore jamais entendu ce qu’on lui rapporte ? Souvent, l’anecdote prend la forme d’un entrefilet, et l’on sait que nombre de légendes sont régulièrement ré-actualisées dans les rubriques de faits-divers. On peut même dire que tout fait-divers peut a priori n’être que la transcription d’une légende. Voici un tel entrefilet, paru dans Ouest-France du 16 novembre 1999 : L'indélicate sonnerie aux morts La scène se déroule lors d'un enterrement, dans le petit cimetière du village de Slupca, dans l'ouest de la Pologne. Une famille, assistée d'un prêtre, est réunie pour un dernier adieu à I'un des siens. Soudain, la sonnerie d'un portable retentit. Stupéfaction: I'appel provient d'une tombe voisine. Une femme s'évanouit aussitôt. Le téléphone, un portable resté dans la poche de son propriétaire defunt, n'a cessé de sonner qu'une fois sa batterie morte elle aussi. L'histoire illustre le succès époustouflant du portable dans ce pays de 39 millions d'habitants: trois millions d'entre eux en sont délà équipés. C’est, colportée par un autre support, la même histoire que celle du film de Danièle Thompson sorti un mois plus tard, et c’est peut-être (aussi ?) une histoire vraie 7 ? Mais tellement d’histoires circulent sur les téléphones portables ! La première que j’ai entendue m’a été rapportée, en mars 1999, par la conteuse Michèle Bouhet, qui me demandait si, à mon avis, c’était une “ rumeur ”. Quelqu’un, qui avait perdu son téléphone portable, aurait eu l’idée d’appeler son propre numéro, et aurait eu la surprise d’entendre le téléphone sonner… dans le ventre de son chien. Comme dans le cas d’autres légendes modernes, cela paraît “ un peu gros ”, mais c’est assez amusant pour suspendre le sens critique de l’auditeur, et pour qu’il en oublie de songer à tous les détails qui rendent une telle histoire impossible (par exemple: comment croire qu’un chien puisse ingérer un objet de la taille d’un téléphone, même portable et petit, sans le mâcher ?). Mais qu’une histoire soit invraisemblable et même fausse ne la définit pas pour autant comme “ légende ” – ce serait là prêter aux critères de vérité une importance indue. Ce qu’il faut trouver, ce sont des variantes, et depuis quelques années, l’un des meilleurs moyens pour les trouver, et pour savoir s’il faut finalement attribuer, à un récit nouvellement entendu, le statut de “ légende contemporaine ”, est le recours à l’internet. Dans le cas de ce récit du “ portable avalé par le chien ”, une recherche sur l’un des meilleurs sites consacrés aux légendes contemporaines sur le “ net ”, à savoir les Urban Legends Reference Pages maintenues depuis 1995 par Barbara et David P. Mikkelson à l’adresse www.snopes.com, permet de voir que la même histoire a eu beaucoup de succès après avoir été diffusée par la chaîne de télévision CNN, qui la tenait de l’agence Reuters – laquelle l’avait “ lancée ” pour le premier de l’an 1998. 6 . Jean-Bruno Renard, 1999: Rumeurs et légendes urbaines, Paris, PUF, p. 3. . J’ai tenté d’en savoir plus sur l’internet, et notamment en direction dépêches d’agences, mais aucun des principaux moteurs de recherches ne m’a permis d’avoir la moindre information à ce propos. 7 Jean-Loïc Le Quellec Elle fut notamment diffusée sous la forme suivante par le Daily Telegraph du 2 janvier 1998 (p. 12): “ Londres, 1er janvier. Une femme s’est trouvée bien perplexe à la disparition d’un téléphone mobile sous son arbre de Noël. Un moment plus tard, composant le numéro du gadget manquant, elle fut étonnée d’entendre sonner le chien de son ami. C’était une sonnerie faible, mais indistincte, venant d’un endroit à l’intérieur du gros limier de 63 kg appelé Charlie. Rachel Murray, âgée de 27 ans, du Nord de Londres, déclara au Sun: “Au début, j’ai cru que Charlie était allongé sur le téléphone, et puis j’ai réalisé où celui-ci se trouvait.” Rachel Murray fut encore plus surprise quand 24 heures plus tard, après que la nature eût suivi son cours, le Nokia Orange émergea en parfait état de marche […] Le téléphone était destiné à être offert à Tony Dangerfield, le compagnon de Rachel, mais en regardant au pied de l’arbre, le couple n’y trouva qu’un tas de papier d’emballage […] ” 8. La page consacrée à ce récit par Barbara et David P. Mikkelson leur donne l’occasion de se livrer à un exercice récurrent sur les sites s’intéressant aux “ urban legends ”: le d e b u n k i n g , c’est-à-dire la démonstration – souvent ironique ou au moins humoristique – de l’impossibilité d’un tel fait-divers 9. Plusieurs autres récits peuvent se rattacher au même motif du “ faux portable ”. En 1999, sur sa “ home-page ” Pierre Lazuly a consacré l’une des ses “ Chroniques du Menteur 10 à tout ce qui l’irrite au plus haut point dans l’emploi généralisé des téléphones portables en tout lieu, visant particulièrement les usagers conversant, via cet engin, avec le pire sansgêne. À cette occasion, il cite une chronique tenue par Philippe Meyer sur France-Inter en Avril 1993, à propos de la téléphonie mobile, et dans laquelle ce journaliste rapporte: “ le peintre Degas, qui passait pour avoir du caractère, c'est-à-dire du mauvais, commenta ainsi l'invention du téléphone : “Ah! On vous sonne et vous y allez.” ” – À lire cela il m’est revenu avoir entendu (mais je ne sais plus quand) sur une autre radio (France-Culture) qu’un jour, alors qu’un ami auquel un grand écrivain (André Gide ?) rendait visite se levait pour répondre au téléphone, l’écrivain lui aurait lancé: “ Ah, c’est cela, le téléphone ? On vous sonne, et vous y allez ! ”. Cette pseudoanecdote est-elle ancienne, court-elle à propos d’autres hommes célèbres ? C’est à voir 11, mais elle prouve en tout cas que les légendes sur le téléphone n’ont pas attendu l’ère des portables. Pierre Lazuly, quant à lui, clôt sa propre chronique ainsi: “ Je terminerai par cette histoire authentique qui se déroule en Allemagne, sur le bord d'une autoroute. Un couple tombe en panne de voiture, s'arrête, et remarque un type braillant sa vie privée dans son téléphone portable. Ça dure longtemps. Sa vie sentimentale semble extrêmement riche. L'imbécile raccroche (enfin, façon de parler) sur un “je t'embrasse” terriblement romantique. Le couple lui demande alors s'il peut utiliser le téléphone pour appeler un dépanneur. “Nan”, répond l'imbécile. Le couple propose de payer largement la 8 . Le texte intégral se trouve à l’adresse suivante : http://www.snopes.com/spoons/noose/dogphone.htm. 9 . Les arguments sont imparables ; se reporter à l’adresse citée. 10 . © Les Chroniques du Menteur, 1999 (http://menteur.com/cahiers/mobiles.shtml) 11 . Je n’ai pas pu le vérifier, et je serais heureux de recevoir toute information à ce sujet. 3 Au-delà du portable, parlons net communication. “Nan”, persiste l'imbécile. Le couple s'énerve, demande des explications. Et l'imbécile d'avouer, soudain honteux : “c'est un faux” ” Pour Pierre Lazuly, “ cette histoire authentique qui se déroule en Allemagne ” est l’une des preuves de la bêtise contemporaine, qu’il prend plaisir à fustiger violemment dans ses chroniques. Le problème est que ladite histoire authentique circule, sous diverses variantes, un peu partout. Voici copie d’un courrier électronique que m’a adressé David Rautureau, des Herbiers (Vendée), le 3 novembre 1999: “ Tout à l'heure une collègue m'a raconté qu'à la Roche [-sur-Yon] récemment, un type avec un faux portable (un jouet de gamin) s'était fait choper alors qu'une personne accidentée réclamait les secours… ” Or les variations autour du “ faux portable ” sont tellement répandues qu’elles ont fait l’objet de bien des échanges de courriers. Voici par exemple un message posté le 3 mars 1999 sur l’un des rares sites en français consacrés au légendaire contemporain, maintenu par CIBL Radio libre 101,5 FM, la radio communautaire francophone de Montréal 12: “ Une amie me dit que c'est vrai. Quand elle prend le train, il y a un type qui est toujours sur son téléphone cellulaire et il parle très fort. Il semble brasser de grosses affaires. Mais l'autre jour, pendant qu'il parlait, son téléphone a sonné à son grand étonnement. Légende de la technologie moderne ou vérité? ” 13. Ce courrier est publié sur un site québécois organisé autour d’une émission de radio sur les “ rumeurs ”, site à partir duquel on peut télécharger les récits directement rapportés par des auditeurs. Le 3 avril suivant, un de ces derniers y fit ce commentaire: “ J'ai entendu moi-même l'histoire d'un gars qui, sur une plage, passait des heures au bout de son téléphone cellulaire. À longueur de journée il se livrait à des conversations passionnées jusqu'au jour où, une femme ayant échappé de peu à la noyade, un des sauveteurs le pria de bien vouloir contacter l'hôpital le plus proche. Notre bavard fut alors obligé d'avouer que son téléphone portable était en fait un… jouet pour enfant ! Je tenais cette histoire d'un sauveteur qui aurait assisté à la scène… mais étant donné que j'ai de nouveau entendu cette histoire récemment, d'une autre source, la conclusion pencherait plutot vers une légende urbaine. Cela dit, s’il y a une part de vérité dans chaque légende, je parie qu'il y a une GROSSE part de vérité dans celle ci ;) ” 14. Les Urban Legends Reference Pages définissent ainsi ce type de légende: “ Une conversation téléphonique très sonore se révèle être fausse, ce qui démasque un charlatan ” 15. Les auteurs en citent trois versions, empruntant la plus ancienne à un livre publié en 1996 par Phil Healey et 12 . . 14 . 15 . 13 http://www.cibl.cam.org/radiothon_et_vieilleries/lu_frm.htm http://www.cibl.cam.org/_lu/00000044.htm. http://www.cibl.cam.org/_lu/00000045.htm http://www.snopes.com/spoons/legends/fakephon.htm. Jean-Loïc Le Quellec Rick Glanvill 16. Dans deux cas, la scène se déroule dans un train, comme pour ce récit collecté sur l’internet en 1998: “ Il avait ce type à côté de moi dans le train, en train de traiter des affaires terribles avec son téléphone portable. Il finit la discussion en se montrant, à l’évidence, un type très riche. Peu de temps après, un passager du train a un malaise cardiaque. On demande: “Qui a un téléphone portable? – Ce gars-là en a un!” – Le gars au téléphone portable se met à tousser, semble très embarrassé, et finit par admettre que son portable était un jouet ” 17. En août 1998, l’une des correspondantes du forum alt.folklore.urban demandait aux autres membres si l’un d’entre eux avait déjà entendu cette histoire 18: “ Je ne sais pas s’il s’agit d’un mythe urbain, mais j’en ai entendu trois versions durant les six derniers mois, toutes provenant d’un “ami d’un ami” (vous voyez ce que je veux dire). L’amie d’un amie travaille comme serveuse dans un restaurant chic situé dans le quartier d’affaires d’une grande ville (Sydney, Londres, Singapour, choisissez). Lors d’un repas de midi, elle sert quatre jeunes hommes d’affaires. Bien que partageant la même table, ils sont tous occupés à parler dans leurs téléphones portables. Il s’interrompent juste pour commander (en la faisant attendre) et engloutissent leur nourriture durant les blancs de leurs conversations téléphoniques. Ils partent, laissant un maigre pourboire. La serveuse réalise que l’un d’eux a aussi laissé son téléphone portable. Quand elle s’en saisit pour le déposer aux objets trouvés, elle découvre que c’est un jouet ”. Dans son Que sais-je? (qui, en 127 pages, est une véritable mine d’informations), Jean-Bruno Renard rappelle qu’en 1997, Didier Daeninckx a utilisé dans une nouvelle le “ motif ” de l’homme qui se donne de l’importance dans le train, et qui est démasqué lorsqu’on veut emprunter son (faux) mobile pour une raison médicale urgente 19. Et il précise que cette histoire circulait dès 1994 en Grande-Bretagne 20. Mais dans un livre publié en 1991, Paul Harvey a publié le récit, collecté en Géorgie en 1982, d’un jeune avocat tout juste installé dans son nouveau bureau, où il attend son premier client: “ Quand il entendit la porte extérieure s’ouvrir, il s’arrangea rapidement pour paraître très occupé. Au moment où l’homme entra dans son bureau, le jeune avocat était au téléphone, disant : “Bill, je prends l’avion demain pour m’occuper de l’affaire des frères Mitchell ; ça m’a l’air d’être un gros truc. On aura aussi besoin de faire venir Carl de Houston à propos de l’affaire Cimarron. Et à propos, Al Cunningham et Pete Finch veulent s’associer avec moi. Excuse-moi Bill, quelqu’un vient juste d’entrer… ” Il raccroche, se tourne vers l’homme qui vient d’entrer. Le jeune avocat lui dit: “Eh bien, que puis-je 16 . Healey, Phil and Rick Glanvill. Now! That's What I Call Urban Myths. London:Virgin Books, 1996, ISBN 0-86369-969-3 (pp. 45-46). 17 . Cité à : http://www.snopes.com/spoons/legends/fakephon.htm. 18 . “ Any one heard this one? ” 19 . Renard 1999:65. 20 . Dear Mr Thoms 36(1994):19-20. 5 Au-delà du portable, parlons net faire pour vous?” Et l’homme répliqua: “Je viens pour faire le branchement téléphonique” ” 21. Toujours sur le forum alt.folklore.urban, le 26 août de la même année, Nathan Tenny a signalé que toutes ces légendes trouvent un antécédent remontant bien avant l’avènement de la téléphonie mobile, dans un livre de Walt Kelly's intitulé Ten Ever-Lovin' Blue-Eyed Years With Pogo, paru en 1959: La scène se passe vers 1950, dans un bar de nuit du Sud-Est asiatique, où Kelly et un collègue journaliste prennent une bière. Soudain, deux types en uniforme surgissent et demandent très agressivement à voir leurs papiers, en expliquant qu’ils recherchent des déserteurs. Kelly et son collègue, craignant avoir affaire à quelques trafiquants de passeports, cherchent à temporiser. Les gens du coin commencent à les entourer, et quelqu’un sort pour chercher du renfort, ce qui fait que les types en uniforme décident de baisser le ton. L’un d’eux se dirige vers un téléphone à pièces, appelle, parle pendant tout un moment, puis revient en disant: “ OK, vous n’êtes pas les types qu’on cherchait ”. Mais à peine les types en uniforme sont-ils partis, que tous les gars du coin éclatent de rire, et expliquent qu’ils n’ont jamais vu ce téléphone fonctionner de leur vie. Bien d’autres choses se disent à propos des téléphones portables. L’une des légendes les plus fréquemment débattues dans les forums de discussion depuis juin 1999 concerne l’interdiction d’utiliser les portables dans les stations service, car leur fonctionnement provoquerait des microétincelles et ils pourraient donc causer une explosion… ou bien les ondes qu’ils émettent réchauffent l’air ambiant à cause de l’électricité statique, et le résultat est le même. Vrai ou faux ? La discussion a fait rage en 1998 sur alt-folkore-urban. Bien que les messages d’alerte diffusés par courrier électronique aient fait allusion à des accidents de ce type qui seraient survenus en Indonésie, et que des journaux (comme le Bangkok Post en mai 1999) aient répété cette information sans la vérifier, aucun véritable accident de ce type n’a jamais été signalé nulle part 22. À vrai dire, cette question perd beaucoup de son importance si on l’examine en même temps que deux autres légendes apparentées. La première, présentée comme “ une légende urbaine largement répandue ” est que si l’on fait fonctionner un portable près d’une station service automatisée, cela interfère avec le fonctionnement de l’automate, et permet de se servir sans payer. L’autre a été entendue – citée comme une chose “ bien connue ” – par Erick Hocking à Houston en août 1998: “ Les propriétaires de stations service savent qu’un signal de téléphone mobile peut perturber les compteurs des pompes, ce qui fait qu’il y a un détecteur dans les pompes, qui les arrête automatiquement lorsqu’il détecte un signal de téléphone ”. 21 . Dans Harvey (Paul Jr.), For What It's Worth. New York: Bantam, 1991 ; cité apud http://www.snopes.com/spoons/legends/fakephon.htm 22 . Voir l’article “ Fuelish Pleasures ”, publié – avec références précises des articles de journaux – à http://www.snopes.com/spoons/faxlore/gasvapor.htm. Jean-Loïc Le Quellec Que les portables fassent l’objet d’un grand nombre de récits, de mises en gardes, d’avertissements plus ou moins bien fondés n’est pas surprenant si l’on songe à l’incroyable engouement dont ils ont fait l’objet. Pour se limiter aux chiffres concernant la France, on comptait environ 4 millions d’abonnés en septembre 1997, 5,8 millions en janvier 1998, plus de 6 millions en février suivant, 6 686 600 en mars, 8 millions en août, 8,5 millions en septembre, plus de 10 millions d'abonnés à la mi-décembre, 12.070.100 en février 1999, 14.957.900 en juillet suivant… 23 – De plus, l’incidence de leur utilisation sur la santé a récemment suscité des inquiétudes croissantes, au point qu’un site de fabriquant comme www.nokia.com y consacre une page. Le fait que le problème – réel – soit en rapport avec la diffusion d’ondes susceptibles de “ cuire ” de l’intérieur le cerveau des utilisateurs 24, permet aux légendes qui s’en font l’écho de prendre le relai de celles qui concernaient les fours à micro-ondes, il y a quelques années, et qui semblent avoir cessé de circuler. En outre, les propriétaires d’adresses électroniques reçoivent dans leur courrier d’abondantes mises en garde contre des virus susceptibles de s’attaquer à leurs ordinateurs personnels, mais dont l’immense majorité est imaginaire. Or en mai 1999, la rumeur d’un virus susceptible de s’attaquer aux téléphones portables a commencé à circuler par courrier électronique. Voici copie de l’une des mises en garde que j’ai alors reçues: “ Chers propriétaires de téléphones mobiles, ATTENTION!!! IL EXISTE MAINTENANT UN VIRUS DU SYSTÈME DE TÉLÉPHONIE MOBILE. Tous les téléphones mobiles en système DIGITAL peuvent être infectés par ce virus. Si vous recevez un appel et que votre téléphone affiche le message “ INDISPONIBLE ” sur l’écran (car la plupart des mobiles ont une fonction qui permet d’afficher le numéro entrant) NE RÉPONDEZ PAS À L’APPEL. CESSEZ L’APPEL IMMÉDIATEMENT. CAR SI VOUS RÉPONDEZ À L’APPEL VOTRE TÉlÉPHONE SERA INFECTÉ PAR LE VIRUS. Ce virus effacera toutes les informations IMIE 25 et IMSI 26 dans votre téléphone et sur votre carte, ce qui empêchera votre télephone de se connecter au réseau. Vous serez obligé d’acheter un nouveau téléphone. Cette information a été confirmée à la fois par Motorola et par Nokia. Pour plus d’information, visitez les sites internet de Motorala ou Nokia : http://www.mot.com , http://www.nokia.com Plus de 3 millions de téléphones mobiles ont été actuellement infectés par virus aux USA. Vous pouvez aussi vérifier cette information sur le site de CNN: http://www.cnn.com S’il vous plaît, faites suivre cette information à tous ceux de vos amis qui possèdent des téléphones mobiles digitaux ” À vrai dire, il n’existe aucune allusion à ce virus, sur les sites mentionnés par ce message, et le centre de recherche anti-virus de Symantec 23 . http://rvp.tvt.fr/themes/TELEPHONE_MOBILE/frame.html. . Selon le langage imagé fréquemment utilisé pour décrire ce problème, et qui induit ipso facto le rapprochement avec les fours, via la cuisson. 25 . Acronyme pour International Mobile Station Identifier. 26 . Acronyme pour International Mobile Equipment Identifier. 24 7 Au-delà du portable, parlons net est formel: il s’agit d’un cannular ou d’un faux 27. Néanmoins, l’idée répandue selon laquelle une tierce personne pourrait intervenir à distance sur les portables est renforcée par la nouvelle que des traques policières très médiatisées ont utilisé la piste de messages envoyés par téléphonie mobile, et cette même idée fait même l’objet d’un roman policier de Phil Marso dans lequel un tel système est utilisé pour commettre des crimes: “ Tueur de portable sans mobile apparent ” 28. L’avertissement suivant, qui circule également par courrier électronique et que j’ai reçu le 20 décembre 1999, suggère qu’il existerait effectivement des moyens d’agir à distance sur le portable de n’importe quel quidam – ce qui ne laisse pas d’être inquiétant, puisque cet objet se trouve généralement dans une poche de son vêtement, dans son sac à main ou à sa ceinture: Objet : INFO CONCERNANT TELEPHONES PORTABLES : ATTENTION POUR INFO AUX DETENTEURS DE PORTABLES !! AUTRE FORME DE PIRATAGE DE LA LIGNE PORTABLE. Le correspondant laisse un message afin qu'on le rappele au 01.41.45.54.14 Surtout ne pas repondre. Vos factures augmenteront sans commune mesure. Cette information, communiquee par l'Office Central de Repression du Banditisme, est a diffuser le plus largement possible. Depuis quelques temps, des escrocs ont trouve un systeme pour utiliser frauduleusement vos portables. Ils vous appellent sur votre GSM et se presentent comme le "Provider" (Itineris, SFR, Bouygues) auquel vous etes abonnes. Ils vous demandent ensuite de composer un code qui est le 09# ou le 90# en vous expliquant qu'il s'agit de verifier de bon fonctionnement. NE COMPOSEZ SURTOUT PAS CE CODE ET RACCROCHEZ IMMEDIATEMENT. Ils disposent d'outillage permettant, grace a ce code, de lire votre numero de carte SIM. Il ne leur reste plus qu'a creer une nouvelle carte. Cette fraude se pratique a grande echelle. Il est donc necessaire de faire suivre cette information tres rapidement et de la diffuser au plus grand nombre (votre entourage, les particuliers, les entreprises, vos clients, etc..) Ce courrier résulte d’une adaptation française d’un document similaire qui circulait auparavant aux USA 29, et qui fit l’objet de nombreuses discussions au sein des forums spécialisés. Pour ce qui est de la France, il suffira de signaler ici qu’un démenti a été publié à son sujet par France Télécom, sur sa page internet 30. Chacune de ces légendes mériterait certainement une enquête particulière, et l’on ne se risquera pas ici à des interprétations trop rapides. Mais les images évoquées tout au début, avec l’histoire du portable qui sonne dans la tombe, sont riches de lectures possibles: fantasme du contact 27 . http://www.symantec.com/avcenter/venc/data/mobile-phone-hoax.html. . Phil Marso, s.d.: Tueur de portable sans mobile apparent. Paris, Megacom-Ik (cf. www.megacomik.com), 160 p. 29 . On aura remarqué que le texte ne comporte pas d’accents, et qu’il a donc été transmis initialement par l’utilisateur d’un gestionnaire de courrier électronique pour anglophones (on peut supposer que c’est le traducteur). Par la suite, ses correspondants ont utilisé la fonction “ trans ” de leur propre gestionnaire, sans que le courrier soit jamais corrigé. 30 . http://www.francetelecom.com/vfrance/actualite/commdosp/actu120799_2.htm. 28 Jean-Loïc Le Quellec post-mortem, désir de communiquer avec les esprits, intrusion d’une technique envahissant jusqu’au dernier sommeil, agression d’une sonnerie qui vient rompre les pensées les plus intimes et les plus profondes, etc. Le 13 mai 1998, la légende suivante fut signalée sur l’internet: Une femme meurt d’une crise cardiaque, avec un téléphone encore à la main. Plus tard, on découvre que le téléphone qui se trouvait dans la tombe de son mari avait été décroché 31. On peut la rapprocher d’un récit concernant l’évangéliste Mary Baker Eddy (1821-1910), qui fonda le Christian Science en 1879 puis le Christian Science Monitor en 1908, et dont on dit qu’elle aurait été inhumée avec un téléphone en parfait état de marche dans sa tombe. Selon Barbara et David P. Mikkelson, l’origine de l’histoire pourrait se trouver dans le fait qu’avant d’être déposé dans son propre caveau – qui n’avait pas été construit à temps – son corps fut conservé plusieurs mois dans le caveau général du cimetière de Mount Auburn. Or si une ligne téléphonique avait bien été installée pour la commodité personnelle du gardien chargé de surveiller le corps de cette personnalité en vue avant qu’elle rejoigne sa dernière demeure, aucun téléphone ne fut jamais installé dans la tombe de Mary Baker Eddy 32. Du reste, on raconte à peu près la même chose à propos d’une autre évangéliste célèbre, Aimée Semple McPherson, enterrée en 1944 au Forest Lawn Memorial Park de Los Angeles, et qui aurait pu être confondue avec la précédente. Or de son vivant, elle était connue pour avoir l’habitude d’emporter toujours un téléphone avec elle durant ses sermons, afin de rester en contact permanent avec son équipe radio. Le site web de Barbara et David P. Mikkelson permet encore de découvrir plusieurs variantes brodées sur le motif du “ dernier appel ” (Last Call). L’une concerne des industriels américains des années trente, les frères Ball, dont l’un était si horrifié à l’idée de se faire enterrer vivant qu’il ordonna qu’un téléphone fût installé dans sa tombe, prolongeant ainsi une tradition relativement ancienne puisqu’aux XVIIIe et XIXe siècles, on disposait parfois au-dessus des tombes une clochette ou un drapeau, reliés à une corde allant rejoindre la main du défunt, dans son cercueil. Bref, un beau jour, notre industriel américain est mort, et… quelques jours plus tard, des gens de la famille de son épouse commencèrent de s’inquiéter, parce que le téléphone de celle-ci sonnait toujours occupé. En pénétrant dans la maison, ils découvrirent qu’elle était morte, le visage glacé de terreur, et serrant toujours le téléphone à la main. Lorsqu’on l’enterra une couple de jours plus tard, vous pouvez deviner ce qui arriva: aïe, le téléphone était décroché À L’INTÉRIEUR de la tombe 33. Selon d’autres variantes, le personnage décédé est un riche industriel anglais non nommé. Il est enterré dans un caveau ou un cercueil, et deux ans plus tard, son épouse décède à son tour. L’histoire laisse entendre que, 31 . “ A woman dies of a heart attack with a phone still in her hand. The telephone in her husband's crypt is later discovered to be off the hook. ” (cité à :www.snopes.com/horrors/gruesome/phone.htm). 32 . Cf/ alt.folklore.urban FAQ (Frequently Asked Questions), part 4. 33 . www.snopes.com/horrors/gruesome/phone.htm. 9 Au-delà du portable, parlons net lorsque son temps à elle était venu, son mari lui aurait téléphoné pour l’en avertir. On le voit, le recours à l’internet et aux forums de discussion peut rapidement permettre d’y voir plus clair, surtout que de plus en plus de sites s’intéressent aux légendes urbaines. Une cinquantaine d’entre eux sont même regroupés en un “ anneau ” 34, ce qui facilite grandement les recherches. Mais cela pose également de nouveaux problèmes, car nombre de ces sites ne mentionnent pas leurs sources et diffusent donc des informations non vérifiables, et l’on peut se demander si, finalement, la plupart d’entre eux ne contribuent pas plus à la diffusion des légendes qu’à leur étude 35. Pour en revenir aux récits du type “ dernier appel ”, ils peuvent tout d’abord être mis en rapport avec l’antique peur de se faire enterrer vif, de vivre le cauchemar qui consisterait à se réveiller un jour dans sa propre tombe. C’est du reste pour répondre à cette crainte qu’un fabriquant italien a mis au point en 1995 des cercueils perfectionnés, équipés d’un détecteur de battements de cœur, d’un système d’alerte et de deux micros, un à l’intérieur, un à l’extérieur, permettant de converser avec l’occupant si le besoin s’en faisait sentir 36. Quant aux histoires comme celle qui constitue la scène initiale de La Bûche, ne témoignent-elles pas également d’un désir de communiquer avec les morts ? Dans L'Eau des fleurs, titre d’un roman publié en 1999 par JeanMarie Gourio – bien connu pour avoir publié des centaines de “ brèves de comptoir ” et qui s’informe donc à bonne source – Louise la bistrotière, voulant consoler sa mère qui vient de perdre son mari, a l’idée de placer un téléphone portable dans le cercueil, afin que la veuve puisse laisser des messages au défunt 37. Il me semble que ces histoires rejoignent alors les récits de communication “ instrumentalisée ” avec des morts. On le sait, ces derniers suivent avec attention tous les développements de la technologie moderne: depuis des années, ils envoyaient déjà des messages aux vivants par l’intermédiaire de magnétophones 38, puis ils ont utilisé les écrans de télévision ou les fax, et voici maintenant qu’ils se sont mis à l’ordinateur. Ne raconte-t-on pas que la dernière volonté de David Hughes aurait été de se faire enterrer avec un ordinateur portable alimenté par batterie solaire, et relié par radio à l’internet ? 39 34 . www.webring.org/cgi-bin/webring?ring=urbanlegends&index, . La même question se pose régulièrement, parmi les folkloristes du forum alt.folklore, à propos des chaînes de lettres: les faire connaître sur un tel forum (dont tous les membres ne sont pas folkloristes), pour demander l’avis de ses collègues, n’est-ce pas courir le risque d’accélerer leur diffusion ? Et certaines de ces chaînes étant illégales, n’est-ce pas risquer de tomber sous le coup de la loi ? 36 . Johnston, Bruce, “ Bleep Offers Last Chance Coffin Call. ” The Daily Telegraph,16-X-1995, p. 15. 37 . Jean-Marie Gourio, L’Eau des fleurs, Paris, Julliard 1999. 38 . C. Bergé, “ Machines à convertir; les magnétophones transmettent la voix de morts ”. Techniques et cultures 17-18. 39 . www.snopes.com/horrors/gruesome/phone.htm. 35