En quoi la minorité est-elle un principe actif de la démocratie ?

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En quoi la minorité est-elle un principe actif de la démocratie ?
Nadia Marzouki
En quoi la minorité est-elle un principe actif de la démocratie ?
En tant que principe électoral, le principe de majorité est une règle de décision
collective, mais ne garantit pas en soi l’inclusion égalitaire des préférences ou l’harmonie
des relations sociales. « Le peuple n’est en réalité que le nom par synecdoque que l’idéologie
démocratique assigne à ce petit groupe d’individus, qui décide du sort des gouvernements en
place. » (Pasquino). La justice constitutionnelle est un instrument essentiel permettant d’éviter
ce que Kelsen appelait le « despotisme par rotation », tel qu’une majorité élue impose à chaque
fois sa volonté à tous les autres. La constitution doit être une règle commune à tous, et non pas
la propriété du seul groupe qui a gagné les élections.
Plusieurs des controverses qui ont éclaté à propos de la place de l’Islam dans les pays
occidentaux depuis les années 2000 se caractérisent par la confrontation de deux conceptions
de la démocratie, et du rapport entre majorité et minorité. À l’argumentaire libéral et juridique des
droits constitutionnels et de l’égalité s’oppose un discours populiste, à travers lequel un groupe
s’érige en défenseur de l’identité, des émotions et du territoire du « peuple ». Cette opposition
structure la controverse qui a eu lieu aux États-Unis en 2010 à propos de la construction d’un
centre culturel islamique près du site de Ground Zero. Le cri de ralliement des opposants à la
« mosquée de Ground Zero » exprime bien la nature de leur revendication : « it’s not about rights,
it’s about what is right ». Par ce slogan, les détracteurs du projet Cordoue tentèrent d’affirmer
la supériorité normative de la souffrance des familles des victimes du 11 septembre 2001 sur
le principe constitutionnel de liberté religieuse. L’appel lancé par de nombreux mouvements
antimusulmans en Europe à recourir à l’instrument du référendum (parfois avec succès, comme
dans le cas du référendum sur les minarets en Suisse) relève de cette même tentative d’affirmer
une conception populiste de la démocratie, au détriment du principe de justice constitutionnelle.
Les réponses politiques et juridiques apportées à ce type d’exigences varient selon les pays.
Comparés aux disputes européennes, les débats américains sur l’Islam font apparaître à la fois
une forte représentation du discours populiste critique de la « juristocratie » et un enracinement
profond de l’idéal de justice constitutionnelle. En novembre 2010, 70% des électeurs de l’État
de l’Oklahoma se sont prononcés en faveur d’un amendement de la constitution de l’État, qui
prévoyait l’interdiction de toute référence au droit islamique dans les tribunaux américains.
Le représentant de la section locale du Council on American-Islamic Relations porta aussitôt
plainte contre la commission électorale, en affirmant que la validation d’un tel amendement
représenterait une violation de son droit à la liberté religieuse. Dans le jugement que rend la
cour de district d’Oklahoma City le 29 novembre 2011, la juge Vicki Miles-Lagrange réaffirme
le principe de démocratie constitutionnelle, qui protège les droits fondamentaux des individus
contre les caprices de la majorité. « Tout au long de l’histoire de notre pays, la volonté de la
‘majorité’ est ponctuellement entrée en conflit avec les droits constitutionnels des individus.
C’est un risque que nos Pères fondateurs avaient prévu et qu’ils avaient résolu par la Déclaration
des droits. Ainsi que l’affirme la Cour Suprême des États Unis : L’objectif même de la Déclaration
des Droits était de retirer certains sujets des vicissitudes de la controverse politique (...). Le droit
à la vie, à la liberté, à la propriété, à la liberté d’expression, à la liberté de la presse, à la liberté de
culte et d’assemblée, et les autres droits fondamentaux, ne peuvent être soumis au vote, ils ne
dépendent du résultat d’aucune élection1 ».
Les débats sur la place de l’Islam en Occident font toutefois apparaître les limites d’un
traitement simplement juridique du rapport entre minorités et majorité, fondé sur l’opposition
entre constitutionalisme et populisme. Interpréter ces controverses comme la manifestation d’un
conflit entre une majorité non musulmane et une minorité musulmane, revient à négliger ce qui
fait la particularité des revendications des participants des mobilisations antimusulmanes. Ceuxci ne se vivent pas comme une majorité toute puissante, mais au contraire comme une minorité
menacée. Le rapport à autrui, dans leur conception du monde, est défini, fondamentalement,
par le sentiment de s’être « fait avoir », d’avoir perdu son statut social, voire son honneur, et le
besoin de rétablir l’ordre juste. Ils sont unis en une communion du ressentiment, rassemblant
tous ceux qui se vivent comme des perdants, ou qui du moins ont la ferme conviction d’être
en train de perdre quelque chose. C’est ce qui explique le besoin constant de démontrer son
propre mérite, une posture d’indignation permanente et de « self-righteousness ». De ce point
de vue, la réponse légaliste et la pédagogie de l’égalité (le dialogue des cultures et des religions)
ne suffisent pas à améliorer les conditions du vivre-ensemble démocratique. Si les droits des
minorités religieuses doivent bien entendu être défendus, il convient aussi de comprendre
et traiter ce type de ressentiments. Cela passe par l’instauration politique des conditions
d’une convivialité spontanée, non théorique, qui permette d’appréhender l’autre non pas
comme l’incarnation archétypale ou stéréotypée d’une minorité, mais comme un individu aux
appartenances multiples et contradictoires.
Enfin, dans quelle mesure le paradigme du droit des minorités doit-il être proposé
comme norme universelle de gestion de la différence ? Les transformations en cours dans les
pays arabes ont éveillé de nombreuses craintes relatives à l’avenir des minorités religieuses. Le
paradigme des divisions sectaires et le thème de la lutte contre la persécution des minorités
chrétiennes d’Orient ont fourni une grille d’analyse à de nombreux commentateurs, pressés
de condamner les révolutions arabes à l’échec. Il importe toutefois d’éviter de naturaliser la
catégorie de minorité, comme s’il s’agissait d’une catégorie évidente, à laquelle les membres
de confessions non musulmanes se seraient toujours identifiés. Les travaux de nombreux
historiens et anthropologues ont fait apparaître que les tentatives faites pour définir les relations
entre groupes à partir des paradigmes de la liberté religieuse et de la protection des minorités
n’ont pas toujours produit de résultats positifs. Les décrets adoptés par l’Empire ottoman en 1839
et 1856 pour garantir la liberté religieuse de tous les sujets exacerbèrent les tensions existantes
entre musulmans et chrétiens (Sharkey). La référence à la liberté religieuse et à la protection
des minorités a joué un rôle essentiel dans l’instauration d’un rapport de pouvoir entre les
puissances européennes coloniales et le monde musulman. La défense du principe de la liberté
1
Awad v. Ziriax, Western District of Oklahoma, 29 novembre 2011.
religieuse était en effet au début du XXème siècle un élément central de la stratégie par laquelle
les missionnaires protestants européens et américains aspiraient à faciliter leur œuvre prosélyte
dans des pays musulmans (Mahmood). Aujourd’hui, le discours sur la liberté religieuse et sur les
minorités s’inscrit encore dans une logique de pouvoir, et non simplement de défense de droits
universels. Les attaques que subissent les coptes égyptiens ont été dénoncées, à juste titre, par
des Églises, des analystes et des responsables politiques occidentaux. Il importe toutefois de
ne pas faire du conflit entre coptes et musulmans la seule grille de lecture des transformations
actuelles en Égypte. La révolution du 25 janvier 2010 a eu pour conséquence immédiate non
pas une lutte interconfessionnelle, mais un rejet par de nombreux jeunes coptes de l’emprise
de l’Église sur la vie religieuse et la définition de l’identité copte égyptienne (Heo). Le discours
alarmiste de certains représentants de la diaspora copte aux États-Unis et en Europe, alliés à
certains réseaux évangéliques anti-musulmans (McAlister) ne rend pas compte de la complexité
des relations entre coptes et musulmans et de la diversité des revendications des coptes
d’Égypte.
Si les attaques et discriminations que subissent des groupes religieux doivent bien
entendu être condamnées, il n’est pas certain que le paradigme de la défense des minorités soit
le plus efficace pour apaiser les tensions et améliorer les conditions de l’égalité. La catégorie
de minorité peut être elle aussi l’instrument d’une politique inégalitaire, par laquelle une
institution ou un État tente d’asseoir son pouvoir sur un groupe — par exemple l’Église copte
se présentant autoritairement comme la seule représentante légitime des coptes, ou l’État se
posant comme garant de la sécurité d’un groupe minoritaire en échange de son obéissance.
Accéder à la catégorie, officielle ou non, de minorité, c’est déjà accéder à une forme de pouvoir.
C’est pourquoi, penser la question de l’égalité et de la concorde civile en régime démocratique
à partir du concept de minorité comporte un autre risque important, celui de l’invisibilisation des
souffrances et des revendications de ceux qui n’apparaissent même pas dignes d’entrer dans
cette catégorie (les Roms en France, les milliers de migrants vers Lampedusa, les réfugiés syriens,
soudanais et palestiniens dans la banlieue sud de Beyrouth à Dahieh, les bédouins d’Israël, etc.).
Appréhender la question de l’égalité et de la convivialité démocratique à partir de la catégorie
de minorité mène nécessairement à la problématique de l’identité, de la reconnaissance, et
donc du pouvoir. Si les droits des individus appartenant à des minorités doivent être protégés,
la catégorie de minorité peut aussi devenir un système de reconnaissance et de protection
oppressant (Markell). En ce sens, la minorité ne peut contribuer à renforcer la démocratie
qu’à condition d’être associée à une éthique de pluralisation permanente des identités et des
préférences (Connolly).