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UN MODE D’OCCULTATION DU COLONIAL ?
DE LA FABRICATION À LA RÉCEPTION CRITIQUE
DE LA VICTOIRE EN CHANTANT
DE JEAN-JACQUES ANNAUD (1976)
Éric Soriano
La thèse de l’occultation du colonial s’est diffusée en France à partir
de l’année 2005 à la suite de la controverse sur un article de loi prônant
l’enseignement des « aspects positifs de la colonisation »1. Elle s’est
presque systématiquement accompagnée de l’emprunt à un langage
psychanalytique. On parle aujourd’hui d’un non-dit, d’un refoulé, d’un
tabou ou d’un oubli colonial pour signifier combien la société française
des trente dernières années a été affectée d’une sorte de pathologie
collective. L’intérêt de certains acteurs à l’oubli et ce que Benjamin
Stora a identifié à « la noire violence des secrets familiaux »2 ont
effectivement mis le colonial « à distance » sans qu’il soit totalement
absent de la scène publique. Une importante filiation militante, des
mouvements anticoloniaux à la constitution de la nébuleuse tiersmondiste, en passant par les luttes de soutien aux immigrés, a pourtant
fait exister le colonial de manière indirecte. Elle n’a pas empêché les
effets des « politiques de l’oubli » engagées dans le cadre de
l’enseignement scolaire. La période coloniale s’est progressivement
transformée en un passé révolu (et donc résolu).
Même lorsqu’on la considère positivement, cette occultation mérite
néanmoins d’être analysée dans la variété des contextes sociaux qui
l’ont fait exister. La présente contribution tente de prendre au sérieux
cet objet en l’interrogeant au travers de l’analyse d’un film et de sa
réception critique. Il s’agira de montrer comment un « monde de
l’art », qui est aussi un monde intellectuel, saisit « le » colonial dans les
années soixante-dix pour le « mettre à distance ». Sorti en 1975, La
Victoire en chantant de Jean-Jacques Annaud est un des rares films
français3 à rendre compte, sur un mode fictionnel, de la société
coloniale française sous la Troisième République, période de
stabilisation de l’emprise exercée sur les populations colonisées.
L’analyse des conditions de tournage, de montage, de mise en récit par
ses auteurs et surtout la manière dont le monde de la critique
cinématographique s’en fera l’écho, permet de mieux identifier la
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multiplicité des registres de représentation de cette période historique
dans les années de l’après-68. L’objectif sera donc de s’engager dans une
sociologie du regard et de la perception en ne dissociant pas l’œuvre de
son contexte de fabrication et de réception pour mieux en saisir le
« sens social »4. Je respecterai une certaine chronologie parce qu’elle
permet d’éviter les effets de rétrospection, d’autant plus forts que cette
période historique donne lieu aujourd’hui à une inflation mémorielle,
mais aussi parce que réduire le film à son résultat empêche de voir ce
que le sens de l’œuvre doit aux effets de contexte.
LA FABRICATION DE LA VICTOIRE…
Décrire la fabrication de La Victoire est aussi une manière d’échapper
à une illusion classique dans l’analyse des œuvres cinématographiques :
celle qui consiste à considérer les films comme le produit de la volonté
d’un auteur maîtrisant ainsi les différentes étapes de son élaboration, du
scénario à sa « mise en récit » promotionnelle. Cette identification
exclusive empêche de percevoir les effets de la multitude des
intervenants, des médiations techniques, des enjeux matériels et des
pesanteurs contextuelles par lesquels un film aboutit5. De ce point de
vue, le long cheminement qui conduit à la réalisation concrète de La
Victoire, l’écriture du scénario, le travail de production, le choix des
acteurs relèvent aussi de stratégies d’anticipation sur la réception,
conscientes ou inconscientes, mais dont les effets participent de son
« sens social ».
Entre faits réels et expériences personnelles
Lorsque Jean-Jacques Annaud se lance dans ce projet
cinématographique, il sort d’une dizaine d’année d’intenses activités de
publicitaire. Très tôt diplômé de l’IDHEC (Institut des Hautes Etudes
Cinématographiques), issu d’un milieu très éloigné du monde du
cinéma, il s’est engagé dans une carrière de réalisateur de séquences
courtes pour la télévision. Ce passé lui ouvre des opportunités en termes
de production, mais il le délégitime parallèlement dans un monde du
cinéma construit sur le modèle de « l’art pour l’art », en particulier dans
le milieu de la critique. C’est pourtant entre sa sortie de l’IDHEC et son
engagement de publicitaire qu’il vit ce qu’il a plusieurs fois présenté
comme une rupture biographique « avec la Sorbonne et Les Cahiers du
cinéma » : une expérience d’une année au Cameroun au titre de son
service militaire. La réalisation de La victoire constituera une seconde
rupture puisqu’elle marque la fin de son activité de publicitaire. Six
années s’écouleront entre l’élaboration du projet et la réalisation du film.
Après une tentative avortée avec Daniel Boulanger, il débute en
1970 avec Georges Conchon l’écriture d’un scénario construit sur la
superposition de sa propre expérience de la coopération avec un
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épisode de l’histoire coloniale française. Celui-ci s’est déroulé en 1915
à Mora, un village du nord du Cameroun, au sud du Tchad. Il l’a
recueilli durant son année passée au Service Cinématographique de
l’Armée où il découvre le monde des coopérants français en Afrique,
quelques années après la décolonisation. Il retrouvera ensuite la trace de
cet épisode colonial de la Première Guerre mondiale dans le rapport
d’un officier allemand (le général Heinrich). Georges Conchon avait
quant à lui été chef de division à l’Assemblée de l’Union française de
1952 à 1958 et lauréat du Prix Goncourt en 1964 pour L’État sauvage.
Il est marqué par son appartenance au Parti socialiste, mais est surtout
considéré comme un farouche anticolonialiste.
La Victoire en chantant se déroule donc en 1915, aux confins du
Cameroun et de l’Oubangui, dans le petit comptoir de Fort Coulais. Le
film met en scène neuf colons : deux familles d’épiciers qui prospèrent
dans leur commerce avec les paysans africains et les soldats allemands, un
sergent de « la Coloniale », deux Pères blancs, un jeune normalien
(Hubert Fresnoy, élève de Lucien Herr) qui prépare une thèse de
géographie. Non loin de là, c’est le Cameroun « allemand » où vivent
trois officiers du Reich dans un autre village de paysans. Les rapports
sont bons entre Français et Allemands. Les Pères blancs évangélisent en
troquant des images saintes contre des objets d’art. Le sergent trompe
l’ennui dans l’absinthe. Les épiciers brutalisent les colonisés.
Le jeune géographe, qui travaille devant le portrait de Jaurès, est
socialiste. Il écrit à son professeur : « Dites à nos amis socialistes d’être
réservés sur l’infériorité de la race noire, je crois qu’elle tient plus de
nos préjugés qu’à la composition de son sang ». Un jour, il reçoit, avec
plusieurs mois de décalage, plusieurs exemplaires de L’Humanité
annonçant l’assassinat de Jaurès et les débuts de la Première Guerre
mondiale. Les épiciers réclament la guerre. On réquisitionne tous les
Noirs valides du village. Ce sera « la victoire en chantant » le 22 janvier
1915. L’offensive est un massacre… pour les Noirs.Après avoir tenté de
s’interposer, en vain, réflexe d’un militant socialiste encore pacifiste,
Henri Fresnoy sombre peu à peu dans un tourbillon nationaliste. Il
s’impose comme chef militaire, joue habilement des clivages entre
tribus et clans. La soif de pouvoir fera le reste et la guerre s’enlisera dans
les tranchées.
L’essentiel du travail fictionnel se concentre sur l’histoire des civils.
C’est dans cet espace que les auteurs multiplient les références à leur
propre expérience du monde colonial. C’est entre les neuf rôles
attribués à des acteurs européens que se joue l’essentiel de l’intrigue,
même si la présence des acteurs africains constitue l’élément le plus
original de la mise en scène. Georges Conchon se concentre sur les
dialogues et le film est marqué par une opposition entre la gouaille du
sergent et des petits commerçants et le parler plus chatié de
l’intellectuel socialiste.
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Produire : un travail de légitimation
C’est sans doute son savoir-faire de publicitaire et la légitimité
littéraire de Georges Conchon qui permettent à Jean-Jacques Annaud
de bénéficier contre toute attente d’un soutien important de FR3 en
1974. Dans les années soixante-dix, les financements télévisuels ne
contribuent pas aussi massivement à la production cinématographique,
mais ce préfinancement jouera probablement dans le bénéfice de
l’avance sur recettes. Loin de couvrir l’ensemble de la production, ces
deux premières sources facilitent toutefois l’entrée en scène de Jacques
Perrin, ancien acteur devenu le producteur des films de Costa-Gavras
et considéré comme à la fois « politique » et grand public.Après l’échec
des négociations avec le gouvernement camerounais, l’équipe se tourne
vers la Côte d’Ivoire où Jacques Perrin a noué des contacts personnels
avec la famille de la présidence. Non seulement le gouvernement
ivoirien accorde les autorisations de tournage, mais il engage également
un budget. Quelques mois plus tard, le financement du film est
complété par un financier suisse anticolonialiste qui achète les droits du
film à l’étranger. La Victoire n’en demeure pas moins à un petit budget,
avec une durée de tournage assez courte (6 à 7 semaines), après un
séjour de six mois pour réaliser les repérages, construire un petit décor,
trouver les accessoires et dénicher un village dans lequel l’intégralité du
film se déroulera.
Le choix des acteurs attribués aux colons constituera un élément
déterminant6. Le principe du film est d’être fondé sur des faits réels
tandis que la puissance comique des acteurs lui donne le ton d’une
fable. Jean Carmet a alors une longue carrière d’acteur derrière lui,
mais il s’est fait connaître du grand public par son second rôle dans un
film d’Yves Robert (Le grand blond avec une chaussure noire, 1972). Il joue
le sergent. Jacques Dufilho endosse le rôle d’un commerçant, son passé
de comédien lui donne une puissance tragique plus marquée. JeanJacques Annaud fait également appel à des comédiens avec lesquels il a
travaillé dans ses tournages publicitaires : Claude Legros (l’un des
commerçants) et Jacques Monnet (l’un des missionnaires). La musique
de Pierre Bachelet, qui fut l’illustrateur sonore de nombreux films
publicitaires de Jean-Jacques Annaud, est enregistrée à moindre frais. Le
film débute et se termine par un extrait de « La victoire en chantant »,
un chant du départ interprété par Georges Thill, l’un des grands ténors
de l’opéra de l’entre-deux-guerres.
Pourtant, le film est profondément marqué par la présence d’acteurs
ivoiriens qui, sans avoir les premiers rôles, prennent une place centrale
dans la représentation qu’il livre du rapport colonial. Jean-Jacques
Annaud a recruté plusieurs acteurs du Théâtre national de Côte
d’Ivoire (dont Benjamin Memel Atchory) et dans différentes troupes
du pays durant les mois qui ont précédé le tournage. Mais surtout, c’est
le choix de ne pas engager de figurants et d’enchâsser le tournage dans
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le quotidien des habitants d’un village qui impose une dynamique
singulière. Jean Carmet le dira : « je n’ai pas joué un sergent : j’ai tenté
d’être un sergent. J’ai saisi la nuance en découvrant les acteurs noirs,
professionnels ou non. Ils étaient tellement troublants de naturel (quelle
leçon !) que je me suis dit : ‘Attention Carmet, si tu « joues » à côté
d’eux, tu vas avoir l’air d’un clown…’ »7. Jean-Jacques Annaud le
confirmera plus tard : « On leur disait ‘faites comme d’habitude’ […]
Beaucoup de scènes où les habitants ne sont pas même avertis de ce
qu’il va se passer […] Les figurants sont toujours justes parce qu’ils
n’ont pas la crainte d’être eux-mêmes ». Le réalisateur choisit le village
de Nifoin parce que son architecture demeure traditionnelle. Un décor
est planté pour recréer l’habitat des colons mais il se fond dans le reste
du village. Les six semaines de tournage, dans une situation de relatif
isolement et dans des conditions budgétaires réduites, obligent à une
immersion totale des acteurs et de l’équipe technique.
Cette situation permet de traiter différemment de la problématique
de la domination et de l’engager dans une vision multiforme du
rapport colonial, avec le nécessaire rôle actif accordé aux colonisés.
Cette perspective rompt avec la tradition française du cinéma colonial
où les colonisés se taisent et sont donc invisibles. Jean-Jacques Annaud
porte son regard sur les petites résistances, sur les contournements qui
font de cette domination quotidiennement autre chose qu’un
consentement colonial. Ce parti-pris irrigue l’ensemble du film et
construit une dérision à l’égard du monde des petits colons. Celui-ci se
révèle tour à tour veule et pathétique, raciste et paternaliste. Il tente en
vain de restituer le semblant d’une vie métropolitaine par le recours
décalé à ses objets et ses pratiques (l’absinthe, le pique-nique, des
peintures reproduisant la France des campagnes, le vin rouge…). Mais
les Noirs sont là et le film ne commence pas par un « coup de pied au
cul » (tels qu’il en sera distribué un certain nombre durant le film), mais
par une scène où les termes de la domination se négocient.
Cette capacité des colonisés à jouer l’oppression coloniale s’exprime
en premier lieu dans l’humour et la dérision dont les Blancs ne
partagent pas la connaissance. « Mon Blanc est gras et gros, il est lourd
comme un bœuf. Curieux blancs ! Curieux blancs ! Ton Blanc est lourd
comme un bœuf. Mais le mien sent des pieds » chantent en début de
film les porteurs à propos des deux missionnaires qu’ils charrient entre
deux villages. Un peu plus loin : « Les gants de pied pour Blancs font
mal quand on marche » dit un indigène en tenue, « c’est pour ça que
les Blancs marchent rarement à pied ». La langue utilisée est inaccessible
aux colons et elle est directement traduite par une bande passante pour
les spectateurs. Plusieurs scènes mettent également en image une
négociation des termes de l’échange. La première interaction du film
se déroule cette fois par l’intermédiaire d’un traducteur, très présent
dans le film. Les deux missionnaires ont installé un petit étal dans une
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rue du village et troquent des objets traditionnels (qu’ils s’empresseront
ensuite de brûler) contre des images saintes. Le premier troc se déroule
sans difficulté, mais le second donne lieu à un échange vif parce qu’un
paysan ne s’en laisse pas conter face à un échange inégal. Un peu plus
loin dans le film, au moment de la conscription, on voit un paysan
africain refuser vivement la gamelle qu’on lui tend et lui en préférer
une autre.
Trois cadres situationnels différents8 permettent ensuite à JeanJacques Annaud de mettre en scène une sorte d’inversion de la
domination. Le premier est celui où l’intellectuel Fresnoy et le sergent
de « la Coloniale » se trouvent dépendre de la volonté du chef du village
pour organiser un nouveau recrutement et pallier les premières pertes
de la guerre. On y voit les deux acteurs faire profil bas et se faire
sermonner par le chef pour leur inconsistance. Les paroles du chef sont
prononcées en langue vernaculaire et on a encore une fois recours à un
traducteur. Le second cadre situationnel montre l’un des registres
statutaires dont vont user des colonisés pour atténuer l’oppression. Le
jeune domestique de Fresnoy, dans le rôle du secrétaire, refuse de faire
entrer l’un des commerçants. Il contraindra plusieurs fois, avec
insistance, les hôtes du jeune normalien à mettre des patins avant
d’entrer dans son bureau. Parallèlement, Fresnoy s’affiche avec une jeune
africaine et l’invite à apparaître à ses côtés lors d’un passage en revue de
l’armée mobilisée pour partir en guerre. La scène oblige les colons
médusés à moduler leur attitude, malgré un évident mépris et à accepter
ce cadre de relation. La dernière situation se joue dans plusieurs scènes
où la compétence technique est du côté d’un colonisé, notamment
lorsqu’il s’agit de l’usage de la langue. Elle est mise en jeu parce que les
colons ne maîtrisent pas la langue locale, mais aussi au moment où,
constatant que ses interlocuteurs français ne parlent pas anglais, un
officier britannique sollicite l’un de ses accompagnateurs noirs pour
assurer une traduction qui se révèlera plus élaborée que l’original.
LES REGARDS CROISÉS D’UNE QUALIFICATION ARTISTIQUE
Le film sort en septembre 1976. Il est un échec commercial en
France. Les critiques ne sont pourtant pas si mauvaises. Nombreux sont
les articles à le considérer favorablement même si, dans sa version
initiale, le film comporte des défauts (erreurs de cadrage et de
montage…) que Jean-Jacques Annaud reconnaîtra plus tard. Son
directeur de production lui reprochera d’avoir fait un film en plans, sans
mouvements de caméra compliqués, sans travelling. Une partie de la
presse spécialisée lui reproche sa dimension esthétique, son éclairage « à
l’anglaise », mais cet aspect de la critique est loin d’épuiser le sens social
de la réception : une absence totale de référence aux faits historiques et
à l’expérience de la coopération qui ont inspiré le film.
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Une réception politique brouillée
De fait, l’énorme succès remporté par le film dans les pays
anglophones est un phénomène imprévisible en France. Le film rejoint
une cause en rencontrant notamment un succès fulgurant chez les
Blancs opposés à l’Apartheid en Afrique du sud. Si le film n’est pas
retenu pour représenter la France à Cannes et à Hollywood, il le sera
pour le compte de la Côte d’Ivoire. Il remporte l’Oscar du meilleur
étranger qui expliquera une nouvelle sortie en salle sous un autre titre
(Noir et Blanc en couleur, 1977), sans plus de succès en France. Les
critiques anglo-saxonnes connaissent peu Jean Carmet, encore moins
Jean-Jacques Annaud. Ils prennent le film comme un œuvre sérieuse
sur la domination coloniale et cette réception met en lumière le poids
du contexte français. La lecture systématique de la cinquantaine
d’articles écrits sur le film au moment de sa sortie jette un éclairage
instructif sur le rapport entretenu au colonial, quinze ans après la fin de
la décolonisation. Mais le plus frappant, c’est aussi la manière choisie par
Jean-Jacques Annaud de promouvoir le film en restant peu disert sur ce
qui l’a inspiré. L’auteur parle de l’Afrique, du tournage, de la guerre, pas
de la colonisation.
On peut néanmoins s’attendre à ce que le contexte de
surpolitisation, consécutif aux années 68, fasse le reste car la période,
notamment dans le monde du cinéma, se prête fortement à conférer aux
moindres activités artistiques une signification politique. Elle se
concrétise également par le discrédit du modèle de « l’art pour l’art » au
profit d’un cinéma engagé. Le rapprochement momentané des Cahiers
du cinéma avec La Nouvelle Critique en est un des éléments significatifs.
À l’évidence, la réception critique de La Victoire ne peut être totalement
dissociée de la trajectoire de Jean-Jacques Annaud dans le monde du
cinéma, non seulement parce qu’il reste marqué par son passé de
publicitaire, mais parce qu’il est considéré par un certain nombre de
producteurs et réalisateurs comme un futur cinéaste comique.
Mais la raison principale de l’insuccès du film, en France, tient,
semble-t-il, au fait qu’il n’entre pas aisément dans les clivages politiques
constitués autour de la question coloniale. Certes, il n’existe pas d’autres
tentatives qui décrivent le rapport colonial sur le mode de la dérision,
mais la façon dont la critique en rendra compte exprime assez bien son
caractère subversif. L’effet de surpolitisation rend particulièrement étroit
l’espace existant entre les nostalgiques de la colonisation et ceux qui
dénoncent les difficultés du « tiers-monde ». Il empêche l’existence du
colonial. Depuis la disparition des films coloniaux de l’entre-deuxguerres, les œuvres cinématographiques évoquant l’Afrique ne mettent
d’ailleurs pas en jeu cette opposition. Les films de Jean Rouch montrent
ce continent sur un mode à la fois exotique ou ethnographique. On y
voit des sociétés pures, des rituels culturels. Jean Rouch, comme LéviStrauss l’avait fait dans Race et histoire, répond au discours de l’infériorité
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des sociétés africaines diffusée par l’idéologie coloniale civilisatrice en
mettant en scène leur cohérence et leur esthétique. D’autres films,
notamment sur l’Algérie, fonctionnent soit sur un mode d’héroïsation
des libérateurs (La Bataille d’Alger, 1966), soit sur la dénonciation des
stratégies économiques de domination (Le Sucre, 1978). Enfin, on
trouvera plus tard de nombreuses productions cinématographiques qui
retranscrivent, consciemment ou inconsciemment, l’invisibilité des
colonisés, mettant en scène une sorte de « bulle coloniale » ou se
centrant sur le « romantisme colonial ».
Dès lors, la subversion du film de Jean-Jacques Annaud s’exprime
dans la rupture avec l’invisibilité classique dans laquelle sont tenus les
colonisés dans les représentations du passé colonial. Elle se traduit
surtout par le refus d’une vision populiste où les comportements des
colonisés seraient uniformes et surtout autonomes vis-à-vis de la
domination coloniale, mais également par une absence de
misérabilisme dans lequel les colonisés seraient réduits à cette
condition9. Dans La Victoire, les colonisés sont oppressés tout en ne
subissant pas et leurs stratégies quotidiennes ne semblent pas si
éloignées des nôtres.Ainsi, la réception du film s’engage sur une lecture
assez brouillée que la critique de L’Humanité résume bien : « On aurait
aimé aimer ce film »10. Dans Témoignage Chrétien, Mireille Amiel
déplore « le flou idéologique [du film] » : « Tous deux [Georges
Conchon et Jean-Jacques Annaud] pratiquent le flou idéologique, et
manient le mépris, conscient ou pas, avec un égal malheur » écrit-elle11.
Gilbert Comte, dans Le Monde, dénonce une « caricature qui touche à
la diffamation » et écrit : « Personne n’imaginerait qu’en 1976 un film
effrontément raciste ait pu tenir pendant plusieurs semaines
l’exclusivité à Paris sans qu’une critique sourcilleuse en dénonça les
travers »12. Michel Marmin, dans Valeurs actuelles, dénonce « l’aspect très
ambigu du film. En voulant dénoncer le racisme des Blancs et
l’absurdité qui consiste pour eux à faire la guerre par Noirs interposés,
le film frôle précisément la caricature raciste. Jean-Jacques Annaud
souligne en effet avec un humour irrésistible l’extraordinaire
mimétisme des Noirs et leur propension naturelle à singer les caractères
de leurs maîtres, à adopter leurs tics et leurs préjugés : La victoire en
chantant ressemble alors de plus en plus à Tintin au Congo »13. Mais la
réception ne s’arrête pas à ce brouillage critique, elle prolonge et
accentue encore l’anticipation comique et l’absence de discours sur la
période coloniale exprimée par Jean-Jacques Annaud.
Une mise à distance critique
Lorsque Michel Marmin écrit « c’est un film qu’il vaut mieux
considérer à distance… », il ne croit pas si bien dire. La distance se
construira d’abord dans la propension des auteurs et de beaucoup de
critiques à le percevoir de façon presque unanime comme un film
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« contre la bêtise humaine », manière d’universaliser une histoire pour
en diluer les spécificités nationales et coloniales. En 1976, Georges
Conchon affirme : « Si le spectateur de 1976 accepte de rire de cette
bouffonnerie (mieux, s’il en rit librement jusqu’au bout), c’est que de
tels aveuglements n’ont plus cours, sont devenus définitivement
anachroniques ». L’essentiel se jouera néanmoins dans de vastes
opérations de transposition et de classement du film.
Le premier mode est une manière de ne voir du film que le monde
des colons, en le dissociant totalement de son contexte colonial.
L’absence de considération pour la dimension africaine du film permet
alors de projeter des problématiques exclusivement métropolitaines.
Pour un certain nombre de critiques, c’est donc une lecture de la façon
dont les différentes couches sociales participent au monde colonial.
Pour Jean-Luc Douin, dans Télérama : le film « condamne aussi le
comportement des classes moyennes défendant d’instinct leurs profits,
la fascination des intellectuels pour des pouvoirs totalitaires,
l’incompétence et l’inhumanité de certains meneurs d’hommes »14.
Nombre d’articles soulignent également les formes larvées d’antiintellectualisme qui traversent le film. Une ridiculisation des
intellectuels qui se centre surtout sur les contradictions du socialisme à
l’égard de l’aventure coloniale. « Au passage, Conchon et Annaud, pour
faire bonne mesure, démolissent en quelques traits l’intelligence et le
socialisme d’un jeune normalien botaniste égaré là et qui deviendra le
plus cynique et le plus raciste de tous » écrit Mireille Amiel15. Dans
Rouge, Pierre Mars se polarise sur le personnage de Fresnoy et la
trahison social-démocrate : « Il nous rappelle, à l’heure où PC et PS
rivalisent sur le terrain de ‘l’indépendance nationale’, un des moments
les plus dramatiques de l’histoire du mouvement ouvrier : la trahison de
la IIe Internationale, le vote des crédits de guerre »16. Le seul organe de
presse à faire référence (de manière allusive) à « la place des Africains
dans le film » est Le Quotidien du Peuple (organe de presse officiel du
Comité central du Parti communiste chinois en français), mais c’est
pour déplorer qu’ils soient « vus de manière très extérieure »17.
L’excellente critique de Michel Pérez dans Le quotidien de Paris est par
ailleurs très centrée sur la critique du socialisme18.
Mais, au-delà de cette transposition métropolitaine, c’est surtout la
façon dont le film sera classé en genre, comme pour éloigner les faits
réels qui fondent la trame scénarique du film. Et, sur ce plan, le
contraste ne joue pas seulement avec l’accent de vérité historique
accordée par les critiques anglo-saxonnes, il contraste aussi avec le
discours de Jean-Jacques Annaud vingt ans plus tard. En effet, il faut
prendre au sérieux les qualifications utilisées par la critique et les
scénaristes : pêle-mêle, on trouve un « conte ‘philosophique’ et ‘moral’
» dans Valeurs actuelles, une « pochade » dans Le Point, une
« bouffonnerie tragique » dans Télérama. Dans Le Nouvel Observateur,
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Jean-Louis Bory voit dans le travail des scénaristes une manière de
renouer « avec une tradition d’irrespect bien française qui, de Georges
Darrien à Céline, connut de beaux jours sous la IIIe République »19.
Jean de Baroncelli, dans Le Monde, affirme qu’il s’agit d’un « film qui
joue essentiellement sur le sarcasme et la dérision et qui prend la
forme d’un apologue bouffon », « farce guignolesque », « grosse ficelle »
et « personnages stéréotypés »20.
En réalité, l’ensemble de ces opérations de classement, rendues
possibles par l’anticipation scénariste et l’orientation promotionnelle,
sont une manière de rendre indicibles les effets de la domination
coloniale, en en faisant une problématique des bons et des mauvais côté
de la colonisation. Cela interroge sur la variété des formes
d’autocensure ou de non-dit colonial qui régente la critique à cette
époque : une manière de refuser que l’on puisse à la fois condamner et
comprendre. « J’ai eu envie de faire ce film après […] avoir vu le
comportement tout à fait ahurissant de la communauté blanche », dira
Jean-Jacques Annaud vingt ans plus tard, en 1996. « On m’a beaucoup
reproché de ne pas être aimable, de montrer une colonisation française
qui n’était pas celle que l’on aurait souhaité. Malheureusement, j’ai le
sentiment d’avoir dit ma vérité ». C’est d’un changement de régime
révélateur dont il s’agit. D’une bouffonnerie, le film devient vérité. Ce
n’est donc pas tant dans le film lui-même que dans la façon dont il sera
qualifié et requalifié que nous trouvons les signes d’une formulation
acceptable par tous. Et ce sont les détails de sa circulation internationale
qui dénaturalise le contexte français pour livrer quelques éléments de
compréhension de cette « mise à distance » d’une histoire pourtant
contemporaine.
NOTES
1. Romain BERTRAND, Mémoires d’empire : la controverse autour du « fait
colonial », Paris, Éditions du Croquant, 2006.
2. Benjamin STORA, La gangrène et l’oubli, Paris, La Découverte, 1991.
3. Caroline EADES, Le cinéma post-colonial français, Paris, Le Cerf, 2006.
4. Roger CHARTIER, « George Dandin, ou le social en représentation », in
Annales ESC, année 1994, vol. 49, n° 2, p. 277-309.
5. Yann DARRÉ, « Esquisse d’une sociologie du cinéma », in Actes de la
recherche en sciences sociales, 2006/1-2, 161-162, p. 122-136.
6. Les neuf rôles principaux sont joués par Maurice Barrier, Peter Berling,
Jean Carmet, Dora Doll, Jacques Dufilho, Claude Legros, Jacques Monnet,
Catherine Rouvel et Jacques Spiesser.
7. Télérama, 22 septembre 1976.
8. Erwin GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991.
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UN MODE D’OCCULTATION DU COLONIAL ?
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