Transmettre à et pour des enfants en détresse. Observations à partir

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Transmettre à et pour des enfants en détresse. Observations à partir
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Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 274–282
Article original
Transmettre à et pour des enfants en détresse. Observations à partir de films
institutionnels autour de la Seconde Guerre mondiale
Transmitting to and for children in distress. Observations from institutional films around
World War II
C. Bonah ∗ , J. Danet
DHVS, faculté de médecine, université de Strasbourg, 4, rue Kirschleger, 67085 Strasbourg cedex, France
Résumé
Les questions autour de la transmission sont évoquées dans nombreux films cliniques de psychiatres depuis les travaux pionniers de René
A. Spitz (1887–1974). Ils mettent en scène des comportements d’enfants dans des situations cliniques qui explorent des formes et structures de la
transmission. Contrairement au film médical d’enseignement destiné à un public professionnel, cette contribution se tourne vers des films à portée
universelle et en particulier le film « A child went forth » du réalisateur américain Joseph Losey (États-Unis, 1940, 26 minutes) pour l’interroger sur
la transmission aux enfants au moment de la Seconde Guerre mondiale. Une expression precoce de la fascination de Losey pour des points de vue
alternatifs sur l’enfance et l’éducation, le documentaire est remanié à la demande des autorités gouvernementales américaines pour y insérer un
message sécuritaire, adressé aux familles menacées par la guerre. Le film devient un document officiel d’information étatique en temps de rupture
potentielle de transmission entre parents et enfants séparés ou bien par la mobilisation ou bien par un non-retour de la guerre. L’analyse de cette
mise en scène des enfants invite à un triple niveau de lecture : d’abord la transmission à l’enfant ; ensuite la transmission aux professionnels ; enfin la
transmission au public se référant au couple information et/ou propagande. En contre point aux films cliniques qui enregistrent des enfants-patients,
le film documentaire qui s’adresse à un grand public ouvre un champ d’observation et d’analyse comme objet et comme vecteur de la transmission
la plus vaste.
© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Développement psycho-affectif ; Psychiatrie infantile ; Film institutionnel ; René Spitz ; Joseph Losey ; Transmission ; Privation émotionnelle ;
Attachement ; Éducation
Abstract
Questions of transmission have been addressed by psychiatrists through clinical film recordings since the pioneering work by René A. Spitz
(1887–1974). These films screen child behavior in clinical situations exploring forms and structures of parent-child transmission. Departing from
clinical teaching film addressed to professional audiences, the present contribution turns to films of universal distribution and in particular the film
A child went forth by the American film director Joseph Losey (USA, 1940, 26 min), investigating transmission to and for children around WWII.
An early expression of Losey’s fascination with alternate perspectives of childhood and education, his documentary is sold to the US government
and adapted to include security statements for families threatened by war. The film becomes a document of state information in a time where family
structures could potentially be disrupted by mobilization or through non-return from war. The inquiry about the film invites a threefold level of
analysis: first transmission to the children; second transmission between professionals; and third transmission to the general public referring to
information and propaganda. In contrast to clinical teaching films recording children as patients, documentary film, as an object and as a vector
addressed to a general public, opens another venue for observation and analysis of adult-child transmission from the widest possible perspective.
© 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Keywords: Child development; Infant psychiatry; Institutional film; René Spitz; Joseph Losey; Transmission; Emotional deprivation; Attachment education
∗
Auteur correspondant.
Adresses e-mail : [email protected] (C. Bonah), [email protected] (J. Danet).
0222-9617/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.neurenf.2012.02.007
C. Bonah, J. Danet / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 274–282
1. Introduction
Selon les organisateurs des Journées nationales de la Société
française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent Transmission, transmissions, transmettre « L’enfant est au cœur de la
transmission. . . » et la transmission « prend une place centrale
dans la vie psychique de l’enfant » et dans son développement [1]. Les questions autour de la transmission sont évoquées
dans nombreux films institutionnels et cliniques de psychiatres
depuis les travaux pionniers de René A. Spitz (1887–1974) [2,3].
Ils mettent en scène des comportements d’enfants dans des
situations cliniques qui explorent des formes et structures de
transmission. De ce fait, ils prennent la forme d’un enregistrement brut retouché à minima par le montage. Pour notre part,
nous nous inscrivons en bordure des champs psychiatrique et
médical, dans un espace qui depuis longtemps représente une
continuité, un complément et vis-à-vis au sanitaire : l’éducation.
Contrairement au film médical d’enseignement destiné à un
public professionnel, notre regard se tourne vers des films
à portée universelle. Déjà l’œuvre de Andry de Boisregard
(1658–1742) L’orthopédie ou l’art de prévenir et de corriger
dans les enfants les difformités du corps (1741) témoigne d’un
catalogue de préceptes à la portée des pères et des mères et
des personnes qui ont des enfants à élever. Les films que nous
allons évoquer font un même lien entre éducation et « la médecine des enfants pour rectifier leur santé ». Cette démarche se
fonde sur un trépied éducation – soins familiaux – actes médicaux s’adressant de manière similaire à un grand public. La
position revendiquée par notre contribution découle du regard
que les sciences humaines et sociales (SHS) construisent sur le
domaine médical, son faire et son dire. Elle propose un dialogue
(intime), mais aussi une certaine extériorité (un regard sur) [4].
Le lieu que nous convoquons, en particulier pour ce faire,
est un document filmique, « A child went forth » de Joseph
Losey (États-Unis, 1940, 26 minutes) [5]. Documentaire destiné
à témoigner d’une expérience originale de colonie de vacances
dont les responsables promouvaient l’autonomie la plus grande
des enfants qu’ils prenaient en charge, il a été remanié à la
demande des autorités gouvernementales pour y insérer un message sécuritaire adressé aux familles menacées par la guerre.
Ce film nous sert ici non pas comme illustration d’une théorie ou d’un savoir clinique et médical, mais comme une source
authentique d’un lieu, les États-Unis et d’un temps précis, 1940.
Nous l’envisageons comme un témoignage en soi qu’il s’agit
de faire parler. Sans approfondir dans un premier temps le
choix de ce document, il convient de constater qu’il met en
scène l’enfance dans une situation éducative spécifique et à
un moment où le contexte social et politique pose de manière
aiguë, en absence hypothétique des parents, la question de la
transmission. En contre point d’une étude du film clinique qui
enregistre en fonction ou en vue d’une proposition médicale,
notre démarche part de la proposition : Puisque ce document
existe, que peut-on en dire au sujet de la transmission ? D’une
part, nous ne situons pas le film dans le sillage d’une parole
médicale dont les contenus appuieront ses affirmations. Considérons les films de René Spitz (1887–1974) depuis les années
1930 qui visent à illustrer le résultat de ses recherches sur les
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effets délétères du délaissement sur le développement psychoaffectif des enfants [2,3]. Là où Spitz pose sa parole médicale
avec des documents filmiques à l’appui et qui l’illustrent, il s’agit
pour nous de s’interroger au sujet d’une « parole médicale » qui
affirme [6]. D’autre part, notre analyse propose un complément
à une présentation historique et généalogique qui à travers le
temps retrace les changements et les transformations de la transmission et de sa compréhension. Nous proposons une lecture
contextuelle et approfondie d’une œuvre singulière produit à un
moment de rupture et de crise (1940). Le pari que propose cette
lecture, c’est que, peut être par analogie, cette analyse de la crise
de 1940 nous parle aussi de celle d’aujourd’hui, laquelle, selon
Catherine Chalier, met en jeu le lien individualisme, liberté et
démocratie.
Avant d’aller plus loin, il convient encore de consacrer
quelques mots au terme de « transmission » lui-même. En premier lieu, situées au cœur de la richesse des transmissions
pour un développement psycho-affectif harmonieux de l’enfant,
les transmissions biologiques, psychiques et symboliques entre
la mère et celui-ci. Deuxièmement, « transmettre » peut être
entendu sur le plan éducatif, éducation familiale ou scolaire
qui pour l’essentiel fonde sa transmission sur la culture ou
la morale. Il y a un contenu à transmettre, le programme
scolaire. Troisièmement, « transmettre » renvoie à une transmission entre professionnels de l’éducation ou de la santé. Enfin,
« transmettre » se réfère à un échange avec le « grand » public.
Notre analyse de la mise en scène des enfants en situation
pédagogique renvoie vers d’autres films de la même époque, présentant des enfants dans un contexte de difficulté économique et
sociale. Un film – même documentaire – dès lors qu’il s’adresse
à un public s’inscrit comme objet et comme vecteur de la transmission la plus vaste. Cette orientation nous amène à nous situer
à un triple niveau de lecture et d’analyse : d’abord, la transmission à l’enfant qu’elle s’établisse entre mère et enfant ou entre
institution et enfant ; ensuite, la transmission aux professionnels
évoquant l’opposition cadre et/ou liberté ; enfin, la transmission
au public se référant au couple information et/ou propagande.
2. Le contexte cinématographique : une ère propice à
l’essor des films militants et de propagande
Sur le plan de l’histoire du cinéma, A child went forth
s’inscrit dans une large production de documentaires militants
et de propagande qui s’est épanouie dès les années 1930 à travers le monde – Europe, État-Unis, Union Soviétique [7–11].
De sensibilité de gauche, centrés sur la condition des populations pauvres, ils insistent sur les injustices qu’elles endurent et
les luttes sociales qu’elles engagent. Leurs réalisateurs étaient
cependant susceptibles d’être approchés par les instances d’État
qui espéraient tirer parti de leur capacité à donner, par leur pratique des images, une interprétation politique du spectacle du
réel. Ce sont leurs productions qui ont notamment convaincu
les collaborateurs de Roosevelt d’employer le medium filmique
pour relayer sa politique sociale et internationale. C’est le cas
de Joseph Losey et de John Ferno pour A child went forth
[12–14]. Sous la pression de la commande d’État, cette génération de documentaristes a cherché à conjuguer conviction et
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communication par des œuvres à la fois sensibles et persuasives. S’ils continuaient de montrer avec réalisme les situations
de détresse ou de lutte sociale, ils devaient en outre relayer les
mesures prises par les autorités pour y faire face.
Or il semble que c’est dans la figure de l’enfant en détresse
qu’elle parvient le mieux à résoudre cette tension en un propos
cohérent, où l’émotion mobilise sans peine le spectateur. Émotion devant l’enfant qui ne s’en tirera pas seul dans un contexte de
crise économique et de tension politiques internationales, mobilisation pour un type de réponse univoque : des soins et une
éducation que ce contexte, d’une agressivité à grande échelle,
appelle sans ambiguïté.
Comment ne pas voir dans Las hurdes, de Luis Bunuel
(1933), moyen métrage appelé à être diffusé dans le réseau de
salles de cinéma du continent, une charge contre l’inertie de
toute l’Europe devant le sort des régions les plus miséreuses
d’Espagne ? Or cette dénonciation s’exaspère dans la mise en
scène d’une séance d’école, où des enfants, dont les vêtements
partent en lambeaux, sont incités à apprendre de nébuleuses
règles de géométrie [7,10] (Fig. 1–3).
Des guenilles sur les bancs de classe, nous les retrouvons
dans un film des États-Unis, Children must learn (1940) de
Willard Van Dyke, évocation d’une famille paysanne dans les
contrées défavorisée des Appalaches [7–9]. Le film américain
insiste dans sa conclusion sur la nécessité d’orienter les contenus éducatifs vers les préoccupations directes des familles, en
apprenant aux élèves les innovations agricoles nécessaires pour
moderniser l’activité paysanne. Toujours l’apprentissage dans le
dénuement avec cet autre film des États-Unis, And so they live,
réalisé en 1940, par John Ferno, collaborateur de Losey sur A
child went forth : ce tableau douloureux d’une famille de paysans pauvres dans le Kentucky montre les enfants à l’école, avec
leurs blouses déchirées, figés derrière leurs pupitres, ânonnant
une poésie qui évoque, avec une involontaire cruauté, la belle vie
dans les maisons claires et modernes des familles aisées [7–9]
(Fig. 4–6).
Pour le même type de sujets, se constitue une « imagerie » des
enfants en détresse, auprès desquels l’école continue d’employer
sa méthode de transmission. Chaque film met l’accent sur les
modalités de cette scolarisation, sur leur décalage avec le monde
des enfants et sur leur incapacité à s’adapter véritablement aux
situations qu’ils sont amenés à vivre. Les plans insistent sur les
accrocs dans les vêtements, les chaussures cassées, les corps
fatigués, contraints à l’immobilité, le regard absent des enfants,
leur difficulté à se concentrer, à « être à ce qu’ils font ». Cette
rigidité avec laquelle l’école se poursuit se traduit par la fixité des
plans, et du point de vue du son, par les voix atones et l’absence
de musique qui expriment sa morne ambiance.
À chaque fois, nous observons une réponse lacunaire à la
détresse des enfants, précisément par la reconduction d’un programme éducatif, axé sur le savoir théorique et les conventions
de comportement comme la concentration dans l’étude et le respect du moniteur adulte, qui ne tient pas compte de la manière
dont la conjoncture du monde peut agir directement sur le développement global, psychologique et social.
Nous observons cependant qu’un autre type de production, directement motivé par ce contexte socioéconomique et
la pauvreté qui lui est associée, met en jeu des enfants évoluant dans un encadrement spécifique. Il s’agit des nombreux
films d’enseignement médical et d’éducation sanitaire, liés à la
politique de prise en charge exceptionnelle contre les grands
fléaux (rachitisme, tuberculose, etc.), générés par la nouvelle
conjoncture. Établissant le lien entre pauvreté et maladie dès les
premières scènes, ces films promeuvent des pratiques médicales
telles que la mise à l’écart des enfants du cadre de vie familial,
considéré comme une zone de contamination, et leur installation
temporaire dans des établissements comme les préventoriums
ou au sein de familles d’accueil évoluant en milieu rural. La
production de films sur les équipements de cure à Leysin ou
sur L’Œuvre Grancher en constitue de remarquables exemples
(Fig. 7–10).
En outre, des films documentaires sur l’inadéquation entre
les institutions de l’instruction et la réalité sociale des enfants et
de leurs familles. De l’autre, des films de propagande sanitaire
qui proposent une prise en charge des corps des enfants (mise
à l’écart, sanatorium, etc.) sans tenir compte de leur développement psycho-affectif. Quoique film de circonstance, A child
went forth se pose à la croisée de ces deux filmographies, en
même temps qu’il constitue une mise en scène originale qui fait
rupture avec l’une et l’autre.
3. La transmission dans « A child went forth »
Au premier abord, nous découvrons la vie quotidienne d’une
colonie de vacances aux méthodes pédagogiques originales,
privilégiant l’autonomie, l’initiative, l’expérience personnelle,
avec un encadrement périphérique qui accompagne cet éveil collectif en limitant son implication. Au second tiers du film, nous
comprenons qu’il s’agit encore d’enfants en situation de précarité. Toutefois, le documentaire le rappelle d’une toute autre
manière que les documentaires que nous avons évoqués : par la
suggestion, le hors champ, la rupture d’ambiance qui caractérise
ses dernières minutes.
A child went forth doit son existence à la commande d’une institution éducative et une diffusion considérablement élargie à son
rachat par le US State Department. Le jeune réalisateur Joseph
Losey (1909–1984), qui avait déjà dirigé une série de films éducatifs pour la Fondation Rockefeller, a été pressenti pour filmer
la vie des enfants dans une colonie de vacances qui présentait
une démarche doublement originale [12–22]. En premier lieu,
elle poursuivait une expérience interraciale en assemblant des
enfants de toutes religions, toutes nationalités et toutes couleurs.
Cette colonie promouvait également une méthode pédagogique
innovatrice liée au cadre campagnard où elle se déroulait, où la
plus grande liberté était laissée aux enfants dans leurs activités
et leurs jeux, afin qu’ils puissent développer leur créativité et
acquérir la faculté d’autonomie au contact de la nature et de la
vie rurale.
Si le gouvernement fédéral, approché par Losey, s’est intéressé au film, c’est parce que le cadre éducatif qu’il restitue, et
surtout sa mise en scène apaisante des enfants, pouvaient illustrer
des messages sécuritaires, liés aux menaces de la guerre, qu’il
comptait inculquer à ses spectateurs. Comme Losey le rappelle
lui-même, « la guerre semblait inévitable et ils tenaient ce film
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Fig. 1–3. « Las hurdes » de Luis Bunuel, (Espagne, 1933, 26 minutes).
pour une espèce de plan d’évacuation des enfants » des villes
aux zones rurales. Par ailleurs, ce film devait aussi montrer que
la prise en charge par ce type d’institution pouvait soulager les
parents dont la mère, elle aussi, était mobilisée, pour travailler
dans l’industrie de l’armement.
Ainsi, dès 1940, le film conjuguait le récit d’une expérience
éducative inédite mise en place par l’institution, avec un message
politique visant à rassurer les citoyens du pays sur la capacité
des autorités à prendre en charge leurs enfants si la guerre venait
à les menacer. Il est remarquable que pour illustrer son message,
le gouvernement ait choisi cette expérience, visant à favoriser
la mixité raciale et l’autonomie des enfants, plutôt qu’un cadre
traditionnel, et rassurant à ce titre.
Puisque l’enjeu de tous ces films est aussi bien pédagogique et politique, nous chercherons à voir comment A child
went forth résonne avec eux par une double lecture [23]. Nous
nous interrogerons d’abord sur la nature et la fonction de ces
images : une simple illustration, un mode de transmission (de
qui et pour qui ?), un acte de militantisme ? Un deuxième axe
de notre intervention cherchera à préciser la fonction d’outil
que représentent ces films. Il s’agira d’analyser la représentation de la personnalité psychologique de l’enfant dans le film,
la démarche psychologique sous-jacente ainsi que les choix de
ce qui est montré/non montré.
4. Un cinéma d’influence ethnographique sur une
approche réformatrice de l’éducation
En contraste avec les autres films cités, nous observons que
A child went forth montre des enfants en liberté, aux corps
épanouis, livrés aux jeux et activités qu’ils se sont choisis
(Fig. 11 et 12). Mais le film ne cherche pas à montrer une situation idéale, un tableau parfait, qui se suffit à lui-même comme
si les enfants étaient des anges. Il étudie leur comportement,
s’intéresse à leurs initiatives, aux modalités de leurs actions.
Comment ils font corps avec les éléments où ils se trouvent,
comme l’eau ou la boue. De quelle manière ils emploient un
marteau ou un couteau, comment ils collaborent les uns avec les
autres ou agissent de manière isolée.
D’un point de vue de mise en scène, nous constatons que
A child went forth ne montre pas des enfants réunis par la
contrainte, comme une addition de solitudes dans un espace
périmétré, ainsi que le faisaient les séquences documentaires
sur l’école des enfants pauvres. C’est d’abord un cinéma de la
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Fig. 4–6. « Children must learn » de Willard Van Dyke, (États-Unis, 1940). La scolarisation des enfants des familles pauvres vivant dans les régions reculées des
Appalaches. Les contenus pédagogiques sont orientés vers l’apprentissage des innovations agricoles.
collectivité, qui laisse de nombreux enfants se partager le champ
de l’image dans un joyeux désordre (Fig. 11 et 12).
Quand un plan insiste sur un enfant en particulier, c’est pour
restituer l’ardeur ou la minutie de ses gestes, la concentration de
son regard, comme s’il montrait un artisan au travail. C’est au
gré de leurs jeux et leurs activités que le film semble se construire, comme si la caméra musardait dans l’espace ouvert de la
campagne à la manière des enfants, imitant en quelque sorte les
ondulations de leur motricité et les intermittences de leur attention, ou encore, comme si, discrètement subjective, elle devenait
le regard des cadres éducatifs qui les surveillent et les étudient
en allant de l’un à l’autre (Fig. 13 et 14).
Ainsi le film présente une expérience pédagogique d’avantgarde qui insiste sur l’autonomie de l’enfant, l’importance de le
laisser « libre » pour se découvrir, se construire et s’épanouir. Il
se situe à l’inverse d’une instruction normée et normalisée. Ce
constat explique le choix du titre, A child went forth, que Losey
a tiré d’un poème de Walt Whitman, ainsi que l’idée originale
du film, à savoir que tout ce qui entre au contact de l’enfant,
celui-ci l’incorpore. Chez Whitman, comme dans le film, c’est
la nature qui est le terrain privilégié de cette croissance. Le
commentaire du film affirme : « les premiers lilas deviennent
une partie de l’enfant, ainsi que l’herbe et les liserons, et le
chant de l’oiseau. . . ». La transmission mise en scène ici insiste
sur le développement de la personne de l’enfant plutôt que sur
la transmission d’un savoir, d’un contenu. Ce faisant, le film est
d’abord une information sur une nouvelle approche éducative.
5. De l’information à la propagande
À partir de cette première conclusion se pose la question :
pourquoi l’État américain a-t-il reprit ce film de pédagogie
réformatrice à son compte ? Il nous semble d’abord que la sensibilité du réalisateur apporte au message officiel que donnera
l’État américain au film une certaine subtilité. En bénéficiant
des nuances émotionnelles du film, le message étatique qui lui
sera assigné devient davantage incarné. Puis, la mise en scène
personnelle de Losey, c’est-à-dire son style, distingue le film
d’une production normée en lui conférant une portée vivante,
hors des standards de discours politiques. Dès lors, et c’est notre
hypothèse centrale, ce film peut mieux interpeller la conscience du spectateur. C’est par le registre intime qu’il atteint sa
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Fig. 7–10. « Trois œuvres utiles dans la lutte contre la tuberculose », Sanatorium de Leysin, s.d. (Suisse, vers 1935). Le film montre le quotidien des établissements
de Leysin qui prennent en charge les enfants atteints par cette maladie. Scènes de jeu, de réfectoire, de sieste se succèdent, montrant comment ils organisent la journée
et mettent à profit leurs équipements. Dans L’œuvre Grancher de Henri Grignon (vers 1934), une enquêtrice médicale attachée à L’œuvre Grancher se rend dans un
taudis où vit une famille dont le père est atteint de la tuberculose. Elle le convainc ainsi que son épouse d’extraire leurs enfants de leur foyer, terrain hygiéniquement
malsain, pour les remettre à une famille d’accueil qui tient une ferme.
sensibilité citoyenne, qu’il l’incite à prendre en considération les
efforts publics pour prendre en charge les enfants du pays mis
en danger par la guerre. Le message initial subit ainsi un déplacement qui associe les « bienfaits de la colonie de vacances » au
« ne vous inquiétez pas de l’absence parentale. . . ». De manière
similaire, le retrait volontaire de l’adulte pour « laisser advenir »
l’enfant se transforme en palliatif d’absence parentale. Au fond,
le film affirme désormais au spectateur que « ça ira aussi si les
parents ne sont pas/plus là ». En retour de cette instrumentalisation du film, cette propagande assume en retour l’avant-garde
de l’expérience pédagogique filmée par Losey.
Un changement de registre survient dans le dernier tiers du
film : on y parle ouvertement de la guerre. Un enfant se fige au
son d’un tracteur parcourant un champ, qui rappelle celui d’un
Fig. 11–12. A child went forth de Joseph Losey (États-Unis, 1940). Un cinéma ethnographique de la collectivité des enfants [12–22].
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Fig. 13–14. A child went forth de Joseph Losey (États-Unis, 1940). Tout ce qui entre au contact de l’enfant, celui-ci l’incorpore.
Fig. 15–16. A child went forth de Joseph Losey (États-Unis, 1940). Mise en scène d’une préparation/prévention pour l’enfant dans la guerre moderne et dénonciation
de la guerre dont les enfants sont victimes.
blindé évoluant sur un champ de bataille (Fig. 15 et 16). La voix
off nous apprend que les conséquences des conflits lui ont enlevé
ses parents. Le film ne quitte pas le contexte de la colonie : c’est
par suggestion, évocation, que la tragédie de la guerre survient
comme une blessure dans un film jusqu’alors dédié à la créativité
de l’enfance dans un coin de campagne préservé de la violence
des hommes. Si ce climax est dû au contenu sécuritaire que le
gouvernement voulait donner au film, c’est aussi lié au discours
Fig. 17–18. À gauche A child went forth de Joseph Losey (États-Unis, 1940). À droite : Allemagne année zéro de Roberto Rossellini (Italie, 1948). Cinéma de la
collectivité – solitude et abandon.
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que poursuit Losey sur l’enfance mis en opposition au monde
adulte. Le discours annoncé ici sera poursuivi par Losey dans sa
filmographie de fiction ultérieure (Fig. 15 et 16).
En même temps, le changement de registre final, empreint
d’une certaine gravité, sert à Losey pour opérer un dernier retournement qui fait transparaître de manière subtile le regard militant
du réalisateur. Le film prend un message souterrain implicitement pacifiste, ce sont les enfants les victimes de la guerre. Le
message que Losey fait porter aux enfants comporte en même
temps une dénonciation plus générale de la guerre dont les
enfants sont les premières victimes. Losey reprendra ce même
effet dramatique dans son film de fiction Le garçon aux cheveux
verts (1948) où l’enfant est rejoint par la réalité de la guerre
[12–22].
6. Conclusion
Dans le cadre d’une réflexion de psychiatres sur la question de
la transmission, cette contribution a été conçue comme un contre
point à un exposé médical. Elle propose de mettre en perspective
historique des films qui témoignent d’une œuvre de transmission
adressée aux enfants. En reprenant les trois niveaux de lecture
de la transmission annoncés, A child went forth est d’abord un
cinéma de la collectivité d’enfants qui se partagent le champ
de l’image qui contraste avec les représentations après guerre
d’une solitude absolue de l’enfant entouré par une dévastation
gigantesque (Fig. 17 et 18).
Le premier niveau de la transmission évoqué est celle destinée à l’enfant. Mais, elle se transforme dans le film précisément
en une transmission de « rien » qui laisse la place à la liberté de se
chercher, doublée d’une attention périphérique de l’institution.
Si elle oppose, d’une certaine manière, liberté d’advenir et
apprentissage scolaire normé, elle inscrit aussi en creux l’idée
qu’une absence de transmission – ou parentale – ne mène pas forcement à des enfants en dérive. Au centre du film de Losey
se trouve non pas un contenu à transmettre à l’enfant, mais le
souci de le laisser advenir comme personne. Un second niveau
concerne la transmission aux professionnels qui sont mis en
scène dans le film comme une institution matricielle. Au cœur de
la mise en scène de Losey se trouve l’enfant comme individu. Sa
situation pédagogique révèle sa personnalité. Dans l’institution
représentée, le développement et l’épanouissement psychoaffectif et cognitif de l’enfant peuvent se faire en absence de la
mère ou du père dans le cadre d’une institution et d’un collectif,
mais un collectif profondément respectueux de l’individualité
de l’enfant.
Enfin, un troisième niveau concerne la transmission au grand
public d’un message de type politique, voire de propagande.
A child went forth est un film d’information éducatif et sanitaire concernant la prise en charge des enfants dans l’éventualité
de la guerre pour les États-Unis. Mais en même temps, c’est
un documentaire d’auteur à vocation sociale, marqué par le
regard personnel que Losey porte sur l’enfance. Il existe ainsi
des renversements multiples de la transmission. Premièrement,
ce plaidoyer pour une institution qui encadre « sans (interventions) adultes », ou du plus loin possible, devient un argument
d’État pour affirmer que les enfants ne seront pas abandonnés.
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Deuxièmement, le film présente l’advenir individuel dans un
cadre collectif. Il s’agit d’un regard (socialiste) positif sur
l’institution qui protège (et prends soins). Troisièmement, A
child went forth quoiqu’un film de « propagande » d’État et
de mobilisation nationale, intègre par son auteur une critique
implicite de la guerre à travers ses « premières victimes » : les
enfants. Et enfin, comme dans toute transmission, un renversement final est possible puisque c’est l’enfant qui annonce aux
adultes spectateurs du film la gravité de leur situation de crise.
7. Filmographie
« A child went forth » de Joseph Losey, États-Unis, 1940,
26 minutes.
« And so they live » de John Ferno, États-Unis, 1940.
« Las hurdes » de Luis Bunuel, Espagne, 1933.
« Children must learn » de Willard Van Dyke, États-Unis,
1940.
« Trois œuvres utiles dans la lutte contre la tuberculose »,
Sanatorium de Leysin, s.d. (vers 1935), 26 minutes.
« L’œuvre Grancher », de Henri Grignon, France, s.d. (vers
1934), 30 minutes.
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
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