Mr. Verdoux - Histoire de l`Art
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Mr. Verdoux - Histoire de l`Art
MONSIEUR VERDOUX Un film de Charles Spencer Chaplin Cinéaste né à Londres en 1889 (à quelques jours d'intervalle de la naissance d'Hitler dont il va effrontément se moquer dans Le Dictateur), il meurt en Suisse en 1977 (même année que Clouzot, Rossellini, Groucho Marx et Howard Hawks). La carrière de Chaplin Fils de gens du spectacle tombés dans la misère, il monte très jeune sur les planches pour interpréter avec son frère aîné un numéro de danseurs excentriques. En 1912, il part pour les U.S.A. L'année suivante, il signe un contrat avec la Keystone, société de production animée par Mack Sennet, acteur burlesque mais aussi réalisateur à Hollywood. Très vite on voit apparaître la silhouette du vagabond même s'il est encore à l'état d'ébauche. Chaplin ressent déjà le besoin de se retrouver derrière la caméra et il réalise son 1er film Charlot et le chronomètre (30 mn) en 1914. L'année 1915 est l'année de l'explosion du mythe de Charlot. Chaplin signe un contrat avec la Essanay et met alors en scène tous les Charlot. C'est aussi l'année de sa rencontre avec des acteurs qui vont beaucoup compter pour lui : Edna Purviance, une superbe actrice qu'il va faire tourner pendant 8 ans dans 35 films et Eric Campbell, le fameux géant qui incarne la plupart du temps le méchant. 2 En 1917 il décroche un contrat fabuleux avec la First National. Le personnage qui allait le rendre universellement célèbre prend alors plus distinctement forme : melon, grandes chaussures, pantalon en accordéon et démarche de canard... Interprète, scénariste, réalisateur, Chaplin devient producteur. 1931 : il réalise son 1 er film sonore, Les lumières de la ville 1940 : le 1er film parlant, Le Dictateur 1947 : le 1er film où Chaplin abandonne l'apparence de Charlot, Monsieur Verdoux 1952 : inquiété par la commission des activités anti-américaines, il quitte les USA pour la Suisse. 3 Monsieur Verdoux : un comique d'assassinat Inspiré de l'histoire de Landru sur une idée fournie en 1943 par Orson Welles, pour laquelle ce dernier recevra 25000 dollars, Monsieur Verdoux sort au Broadway Theatre de New york le 11 avril 1947. C'est le 77ème film de Chaplin (Le Dictateur étant le 76ème). Il en est le scénariste, le metteur en scène, l'interprète principal et écrit la musique. Distribution : Henri Verdoux : Chaplin Mona, sa femme : Mady Corell Peter, leur fils : Allison Roddah Annabelle Bonheur : Martha Raye Marie Grosnay : Isabel Elsom Lydia Floray : Margaret Hoffman Carlotta Couvais : Virginia Brissac Marrows : Charles Evans La jeune fille : Marilyn Nash Pierre Couvais : Irving Bacon Jean Couvais : Edwin Mills Joe Darwin : John Harman Le facteur : Cyril Delevanti Fiche technique : Photographie : Rollie Totheroh Kurt Courant Co-réalisateurs : Robert Florey Wheeler Dryden Montage : Willard Nico Production : Regent United Artists Film : longueur de 3710 mètres durée : 122 mn Bibliographie : Georges Sadoul : Vie de Charlot (P. Lherminier) 1978 André Bazin : Charlie Chaplin (Ramsay poche cinéma) 1972 4 Résumé : L'action se passe en France et se situe à peu près pendant les années 1920 - 1937. Modeste et honnête employé de banque, Henri Verdoux qui est aussi bon père et bon époux séduit cependant des femmes riches, acariâtres pour la plupart ; après s'être assuré la possession de leur fortune, il les liquide froidement et les fait disparaître "en fumée". Cependant, la chance ne lui sourit plus et plusieurs de ses tentatives d'assassinat échouent, il est ruiné. Après quelques années, on le retrouve à la veille de la guerre ; il nous confie qu'il est veuf, que son fils est mort. Seul, vieilli, las, il se laisse emprisonner et guillotiner. Verdoux et Charlot Chaplin est le héros omniprésent de cette "comédie de meurtres". C'est la 1ère fois que Chaplin ne paraît pas sous les traits de Charlot. Le personnage de Charlot, né en 1914, a donc 33 ans quand sort M. Verdoux et dès sa naissance il ne cesse d'évoluer et de se complexifier. En effet les premiers Charlot présentent un être plutôt méchant qui peu à peu s'améliore pour enfin laisser paraître cette sorte de pierrot lunaire, ce marginal attendrissant du Kid ou de La ruée vers l'or. Cette évolution semble être à son terme après Le Dictateur où Chaplin nous rappelle que le petit barbier juif, idéaliste, utopiste et le dictateur fou, ridicule, incohérent (deux personnages que tout oppose) ne sont peut-être que les deux facettes d'un même homme. Charlot ayant atteint son maximum de complexité, il fallait rompre avec ce personnage qui finissait par emprisonner Chaplin : c'est avec Henri Verdoux qu'il choisit de s'en évader. Chaplin, y est-il parvenu ? Verdoux est-il l'anti-charlot ? Le costume : Charlot a un accoutrement de vagabond. Verdoux est tiré à 4 épingles. 5 La situation sociale : Charlot est un inadapté social. Verdoux est un suradapté (il utilise tous les rouages du système avec virtuosité). L'attitude vis-à-vis de la police : La police terrorisait Charlot qui lui échappait au dernier moment. Verdoux nargue les policiers et choisit de se livrer à eux. L'attitude vis-à-vis des femmes : Charlot est capable de toutes les générosités, de toutes les audaces ou bien prêt à tous les sacrifices y compris au péril de sa vie pour l'amour d'une femme. Verdoux les tue, les détrousse avec cynisme et sans le moindre remord. On serait donc tenté à la 1ère lecture de voir chez Henri Verdoux, le négatif de Charlot. Qu'en est il en réalité ? Monsieur Verdoux, c'est Charlot redevenu méchant comme il l'était à ses débuts, Charlot que la société conduit à tuer, le meurtre étant l' ultime solution pour surmonter les perversions du système et pouvoir survivre. Au fur et à mesure que l'on avance dans le film, ce héros qui manie cynisme et humour noir avec une férocité surprenante ne tarde pas à nous mettre dans sa poche ; nous « tuons » avec lui et lorsque ses tentatives échouent, nous en sommes déçus. C'est bien une attitude chère à Charlot dans laquelle nous le surprenons sur la barque quand il essaie en vain de liquider Annabelle Bonheur. C'est encore Charlot qui rampe sous les tables pour échapper à cette effroyable mégère. Plus on approche de la fin et plus nombreux sont les instants où Verdoux laisse "échapper" Charlot. Dans la dernière séquence du film, après avoir goûté pour la première fois de sa vie du rhum, Verdoux tourne le dos, se voûte et redevient l'éternel vagabond solitaire. Il retourne au néant laissant derrière lui l'univers des pantins. Certains ont vu dans cette fin le comportement messianique de Charlot (petit détail amusant, le personnage de Charlot a 33 ans quand Chaplin décide de le faire disparaître). 6 Verdoux et la société Que nous dit Chaplin? La société est nulle, elle croyait tuer Verdoux, elle a tué Charlot. Avec Les Temps Modernes, Chaplin dénonce le grand capital, avec Le Dictateur, il montre que des êtres conscients, doués d'esprit critique aliènent leur intelligence et leur volonté au profit d'un homme. Dans Monsieur Verdoux, c'est le système social qui anéantit l'individu qui à l'extrême ne peut survivre que par le crime. Devant ses juges, Verdoux s'écrie : "Le monde n'encourage t-il pas l'assassinat collectif ? Il construit des armes, extermine des femmes et des enfants innocents avec toutes les ressources de la science, mais je suis un amateur en comparaison". Au journaliste qui vient le voir dans sa cellule, il dit : "Un meurtre et vous êtes un bandit, des millions et vous êtes un héros". Arrêté, jugé et condamné, il est en fait le bouc émissaire du système. Quelle est la signification de ce film dans le contexte de l'époque ? Il semble que cette amertume de Chaplin contre la société ne soit pas étrangère au fait que depuis plusieurs années, il faisait l'objet de critiques violentes contre ses prises de positions politiques assez osées et courageuses. Ainsi en 1942, lors d'un meeting, il prend parti pour l'opinion démocratique et progressiste américaine en accusant les financiers de Wall Street d'avoir l'intention de pactiser avec Hitler et de pousser le gouvernement à laisser s'enfoncer la Russie en refusant d'ouvrir un deuxième front. Chaplin va même à parler de la Russie comme l'ultime ligne de défense de la démocratie. Il n'en fallait pas plus pour qu'aussitôt il soit taxé de cinéaste bolchévique et qu'il demeure par la suite dans la ligne de mire pendant la période de "chasse aux sorcières" instaurée par Mac Carthy. Un tel discours n'a pas manqué de déranger les autorités et dès lors tout va être bon pour abattre Chaplin et le réduire au silence. En effet, la presse va s'emparer de certains faits de sa vie privée mouvementée et va les monter en épingle, voire les transformer en affaires sordides. Ainsi, en 1943, une jeune actrice, quelque peu dérangée , et avec qui il avait eu une liaison très passagère lui intente un procès en paternité ; il est alors condamné, humilié, bien que des tests confirment son innocence. On l'accuse de mille vices, tout est bon pour le salir et en faire un affreux misogyne. 7 M. Verdoux est-il un film misogyne ? En fait lorsque l'idée de faire ce film lui est suggérée, Chaplin vient d'épouser Oona, qui malgré une différence d'âge de près de 40 ans, sera la compagne de sa vie et avec qui il aura huit enfants. Il ne faut donc pas voir M. Verdoux comme un règlement de compte en rapport avec sa vie privée mais plutôt en rapport avec sa vie publique, telle que la presse la présentait : mouvementée, assortie de divorces, de procès, de pensions alimentaires. Dans l'analyse qu'il fait de Chaplin à travers M. Verdoux, Bazin pense qu'en éliminant toutes ces femmes, Henri Verdoux ne fait que leur reprendre la pension alimentaire que Charles Spencer Chaplin leur versait depuis 20 ans. Quel accueil ce film a t-il reçu ? Ce film a coûté à Chaplin 4 années de travail et peut être 1,5 Millions de dollars. Il n'a atteint aux U.S.A. que 2000 représentations avant d'être retiré des écrans ; soit, environ 300 000 dollars de recette. Ce fut donc un échec commercial au U.S.A., en revanche en Europe il a connu un grand succès. Cette échec a été dûment orchestré par la légion de la décence, une organisation réactionnaire influente qui, à force de pressions sur les directions de cinéma et sur les circuits de distribution, a précipité son retrait. On reprochait entre autre au film d'être une apologie du crime. L'échec est également dû à un autre facteur : le public qui, dans les moments d'attaque les plus virulents contre Chaplin l'avait toujours soutenu, lui fait faux bond pour ce film. Peut-être la disparition du "look" Charlot n'est-elle pas étrangère à l'affaire. Peut-être le public n'a-t-il pris le film qu'au premier degré et il n'a semble t-il pas su voir Verdoux et Charlot comme les acteurs d'un même combat destiné à montrer leur révolte contre l'hypocrisie de la société. Rapprochement avec d'autres oeuvres Avec une oeuvre littéraire : L'Etranger de Camus L'Etranger paraît en 1942, peut-être Chaplin l'a-t-il lu ? Car ce qui est frappant c'est la similitude des comportements et des remarques de Verdoux et de Meursault, personnage principal de l'Etranger : comme Meursault, Verdoux se sent indifférent 8 à son propre destin. Tous deux, fidèles à eux mêmes jusqu'au bout repoussent espoir et résignation. - Ils repoussent l'espoir : lorsque le prêtre tente de le confesser afin qu'il se déleste de ses péchés, Meursault répond "Je ne savais pas ce qu'était un péché" Verdoux dit "Qui sait ce qu'est le péché !" - Ils repoussent la résignation : Meursault dit "Si près de la mort, je me suis senti près de vivre" Verdoux, un instant avant d'aller vers la guillotine, goûte pour la première fois de sa vie du rhum. L'un et l'autre déclenchent en nous le mépris pour une société qui froidement a décidé de liquider deux êtres d'exception. Avec une oeuvre cinématographique : Histoires de femmes de Chabrol Comme la fin de M.Verdoux, celle du film de Chabrol appelle à la même révolte contre la suprême justice qui use de la peine de mort contre une femme (Isabelle Huppert) qui pratique des avortements sous Vichy ; encore une fois, la société, loin de réparer vient ajouter un nouveau crime. Conclusion Monsieur Verdoux est un film important car il s'agit d'un véritable tour de force : - d'une part, Chaplin se libère du personnage de Charlot dans lequel il se sentait prisonnier malgré le succès, - d'autre part, il nous fait aimer un personnage peu recommandable si on s'en tient aux seuls faits. Il est intéressant de noter que dans un contexte politique particulier, il peut être décidé de la réussite ou de l'échec d'un film. Film passionnant enfin, car il fait partie de ces oeuvres qui, sous un abord comique, sont corrosives et pessimistes, en tout cas jamais morbides. Ce film fort démontre une fois de plus la maîtrise de Chaplin et s'inscrit avec cohérence dans son oeuvre. Il n'est pas étonnant que Jean Luc Godard lui ait rendu hommage en disant "C'est le plus grand, le seul cinéaste en tout cas qui peut supporter le qualificatif d'humain".