Pourquoi résister aux grands ensembles de revues

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Pourquoi résister aux grands ensembles de revues
Enjeux universitaires -­‐ Des profs vous informent, no 25, 10 décembre 2013 Bibliothèques :
Pourquoi résister aux grands ensembles de revues (« Big Deals ») ?
Jean-­‐Claude Guédon Professeur Département de littérature comparée Dans mon dernier billet (http://www.enjeux-universitaires.ca/Enjeux_universitaires/Numeros/Entrees/2013/10/17_Numero_23_files/EU23_R1.pdf), j'ai parlé brièvement du libre accès. Je voudrais maintenant aborder les réalités des achats de revues par notre bibliothèque. Là encore, voilà un sujet que la plupart de nos collègues ignorent car, en publiant, chacun d'entre nous transige avec une revue particulière, et non une maison d'édition. La revue, rappelons-­‐le, nous donne le cachet d'un logo que nous recherchons pour nos requêtes de promotions et de subventions de recherche. Publier dans Nature ou Science, pour beaucoup, c'est le saint Graal, le paradis du chercheur, l'antichambre de prix prestigieux et l'annonce d'une carrière prestigieuse. La réputation des revues, malheureusement, s'est insidieusement substituée à la qualité intrinsèque des travaux publiés. Dans une époque lointaine – disons les années 50 environ – les revues relevaient surtout de sociétés savantes. Ces dernières exigeaient des frais d'inscription pour être membre, frais qui couvraient plusieurs formes de service, dont souvent un abonnement à la revue de la société. Représentantes de communautés nationales, les sociétés savantes s'appuyaient sur les élites scientifiques locales et une sorte d'oligarchie intellectuelle contrôlait ainsi l'évolution et la reproduction de la section nationale d'une discipline internationales. Les frais d'inscription étaient calculés pour couvrir les coûts de la revue et, un peu au-­‐delà, pour financer, par exemple, un congrès annuel, quelques bourses d'études, etc. À côté de ce système un peu paternaliste, mais pas foncièrement antipathique, existait un secteur commercial qui, lui aussi, se maintenait dans des limites acceptables. Les revues scientifiques vendues par les maisons d'édition privées visaient surtout à établir des liens avec des auteurs susceptible de produire des livres. Les revues étaient donc, elles aussi, vendues à un prix proche des prix de production et de distribution. C'était l'époque où les chercheurs avaient l'habitude de s'abonner individuellement à une brochette de revues, pratique maintenant impensable face aux prix pratiqués de nos jours par les éditeurs. La situation en effet a évolué dans les années 50 lorsque Robert Maxwell entreprit de révolutionner ce système silencieusement. Pour ce faire, il se mit à créer des revues « internationales » -­‐ International Journal of Whatever – et entreprit de les mettre en marché en faisant valoir que le système un peu « cozy » d'évaluation pratiqué par les sociétés savantes était ∗
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Magnat de la presse britannique et personnalité flamboyante dont les activités reposaient sur l’endettement. Il décède dans
des circonstances troubles sur son yacht en 1991. Son empire s’effondre lorsque sont révélées ses pratiques douteuses de
gestion et des malversations, entre autres, des détournements des fonds de pension de ses employés.
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inférieur à son système d'évaluation par les pairs : en particulier, l'envoi de l'article à des arbitres extérieurs au nombre de deux ou trois prétendait aller chercher les meilleurs experts dans le monde plutôt que dans la société savante nationale. Plus tard, diverses « améliorations » furent ajoutées, par exemple la soumission d'articles sans noms d'auteurs. Ces stratégies se révélèrent très utiles pour justifier l'entrée des revues de Maxwell, regroupées dans une entreprise connue sous le nom de Pergamon Press, dans le Science Citation Index (SCI) d'Eugene Garfield, dont les débuts remontent aux années 60. De cette façon, bon nombre de revues de Maxwell entrèrent dans le cercle privilégié des « core journals » du SCI. L'augmentation des prix des abonnements qui suivit est due au fait que ces « core journals » constituaient un marché inélastique, petit détail que Maxwell avait supputé avant la plupart de ses concurrents et dont il a largement bénéficié sur le plan pécuniaire. L'émergence du monde numérique a commencé à se faire sentir dans les années 90, alors que la crise des prix des abonnements battait déjà son plein. Cette nouvelle transition correspond au fait que les bibliothèques n'achètent plus des objets physiques, mais payent désormais pour une licence donnant droit à un accès : de facilitateurs d'accès aux revues et aux livres, y compris pour l'ensemble de la population qui avait le droit de consulter sur place les ouvrages de la bibliothèque, les bibliothécaires se sont retrouvés dans la situation peu enviable de garde-­‐
chiourmes, contrôlant l'accès à ces nouvelles ressources numériques de façon à en limiter l'usage exclusivement aux membres de leur communauté universitaire. La montée inexorable des prix ne s'est pas interrompue avec le monde numérique, bien au contraire. Les grands éditeurs internationaux qui, entre temps, avaient adopté les méthodes de Pergamon Press, changèrent leur manière de présenter leurs licences aux bibliothèques. À côté du prix par revue du catalogue (prix rarement pratiqué), les grands éditeurs ont commencé à offrir des « Big Deals » (en français, des « grands ensembles »). En gros, les grands éditeurs commencent par donner un prix pour la liste de revues que désire une bibliothèque. Disons que le total pour cette collection de titres se monte, disons, à 900 000 dollars. L'éditeur, à ce moment-­‐
là, revient et dit à la bibliothèque : si vous nous donnez 1 million, nous vous donnons toutes nos revues. Le tout est présenté comme un avantage pour les deux parties : l'éditeur augmente son revenu de 11 % environ, et le coût par titre du « Big Deal » baisse de façon significative. Résultat ? La bibliothèque achète en vrac, et dispose de 100 000 dollars en moins pour acheter d'autre titres. Ce dernier détail affecte la survie des petits éditeurs car ils se voient coupés du budget d'achat des bibliothèques; pour tenter de survivre, ils se vendent souvent aux grands éditeurs, et ceci explique le mouvement de concentration qui caractérise le monde des grands éditeurs internationaux. Celui-­‐ci se poursuit sans relâche et même Pergamon Press est passé sous ce rouleau compresseur quand cet ensemble fut racheté par Elsevier en 1991. De nos jours, par exemple, Elsevier compte 2862 titres (http://www.elsevier.com/journals/title/a) et Springer 2666 titres. Wiley, dont il va être question plus loin, compte environ 1550 titres et Sage (plus de 700 titres) font également partie de ce groupe sélect de grands éditeurs internationaux. La liste n'est pas complète ; elle offre néanmoins une image claire des ordres de grandeur auxquels nos bibliothèques ont affaire. Pour réagir à la montée des prix et au passage à des contrats de licence plutôt qu'à des achats de revues, les bibliothèques se sont réunies en consortiums dans le but d'avoir une force de frappe un peu plus significative face à ces mastodontes de l'édition. Le réseau canadien de ressources pour la recherche (RCDR) regroupe l'essentiel des universités du pays, 75 en l'occurrence. Il 3
travaille généralement sur la base de « grands ensembles », mais les résultats demeurent difficiles à évaluer car les ententes avec les éditeurs sont généralement assorties d'une clause de non-­‐divulgation. En effet, les éditeurs s'entendent à merveille pour pratiquer la stratégie du dilemme du prisonnier en offrant de petits rabais aux clients dociles. Tout ceci, ne l'oublions pas, concerne des fonds publics. Notre bibliothèque s'est retirée de RCDR pour le contrat à renouveler avec Wiley et a proposé une liste de revues adaptée à nos besoins, plutôt que l'achat d'une licence en vrac de revues. La réaction immédiate (et absurde) de Wiley a été d'offrir ses revues à notre bibliothèques au prix du catalogue, prix qui n'est pratiquement jamais utilisé. Pour une fraction de ses titres, Wiley, suivant en cela les techniques classiques du « Big Deal », a proposé un prix supérieur au « Big Deal » de RCDR. Ainsi imagine-­‐t-­‐on de mettre au pas les individus récalcitrants. Il est clair que pour réussir toute négociation, il faut disposer de la capacité de tout arrêter et de partir. Dans le cas présent, notre courageux bibliothécaire, M. Richard Dumont, ne pourra faire pression sur ce grand éditeur que si toute l'Université se tient bien serrée derrière lui. En effet, pour le moment, aucune autre université n'a osé l'accompagner. En d'autres mots, il faut en particulier que les professeurs, les chercheurs, et les étudiants de deuxième et troisième cycles serrent les rangs derrière lui. Autrement, seul, pris dans une perception, d'ailleurs inexacte, qui réduit les bibliothèques à un service, M. Dumont ne pourra pas tenir. Il faut donc l'appuyer et bien dire à l'administration que toute la communauté universitaire se tient à ses côtés. Ceci renforcera aussi la détermination des administrateurs à également soutenir M. Dumont. Enjeux universitaires -­‐ Des profs vous informent fait sa part en attirant l’attention de ses lecteurs sur ce sérieux problème. Les syndicats des professeurs et des chargés de cours peuvent jouer un rôle extrêmement important à cet égard. Conscients des enjeux de cette bataille, conscients également de la situation inacceptable dans laquelle fonctionne la communication scientifique de nos jours, il peuvent aider à faire comprendre à tous nos collègues la nature de ce qui se passe, l'importance des enjeux et aider M. Dumont à élaborer des stratégies qui permettront à notre communauté universitaire de sortir victorieuse d'une confrontation avec un grand éditeur commercial. Rencontres et débats seront utiles, en particulier pour aider à faire comprendre les désagréments temporaires qui pourront accompagner cette bataille ; cruciales aussi seront les idées que nous pourrons élaborer pour montrer notre détermination à aider nos bibliothèques. Pour commencer, je suggérerais à tous mes collègues de refuser d'arbitrer tout article soumis à une revue de Wiley tant que cette situation durera, et de le faire largement savoir dans et hors de l'université. Ceux d'entre nous qui jouons un rôle dans le comité éditorial d'une revue Wiley ont également des moyens d'exprimer le mécontentement de notre communauté. Ceci ne constitue qu'une première idée ; il y en a d'autres à déployer, à inventer. Les étudiants et leurs associations aussi doivent être interpellés par cette question. La population en général devrait comprendre comment leurs impôts servent à entretenir des taux de profit abusifs chez ces grands éditeurs. La classe politique doit également prendre conscience de cette question. Bref, sachons qu'une bataille s'engage, qu'un homme fort courageux a commencé à avancer quelques pions, et qu'il faut le soutenir dans les mois à venir, quitte à dire à Wiley que notre université n'achètera peut-­‐être aucune revue de leur écurie de titres.