jacques chancel est mort

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jacques chancel est mort
J A CQU ES CH A NC EL ES T MOR T
Vous ne le savez sans doute pas tous, mais notre troisième fille Evelyne, a contracté à l'âge de
trois ans une méningite foudroyante.
Elle était chez ma mère dans l'Yonne, et développait une forte fièvre. Nous sommes allés la
chercher en toute hâte et nous l'avons amenée aux Enfants Malades. En soirée elle perdait
connaissance et sombrait dans un profond coma.
Nous avons attendu toute la nuit qu'elle revienne à elle. Le personnel médical ne savait pas
trop ce qui se passait, dans l'attente des résultats des analyses. Dans cette incertitude nous
avons passé la journée du lendemain dans une anxiété totale. Le soir est venu, n'apportant
aucune information et aucun changement. Nous la veillâmes toute la nuit suivante, espérant
un geste ou une manifestation de vie. Le lendemain soir, on nous suggéra de rentrer chez
nous, et d'attendre des nouvelles dès qu'un fait nouveau se produirait.
Les jours passèrent. Je venais à l'hôpital dès la sortie du bureau et je la regardais dans son lit
cage, immobile, ses tuyaux d'assistance médicale étant les seuls signes d'une vie qui s'en allait.
Les jours passaient, dans un cruel statu quo. Nous apprenions toutes sortes de choses sur les
gens tombés dans le coma, sur ceux qui s'en sortent et sur ceux qui ne s'en sortent pas. Je me
souvenais de mon frère, mort à 29 ans, terrassé dans un coma dépassé pendant plus de trois
semaines. Nous suivions le tracé des encéphalogrammes, qui se dégradaient.
Un dimanche, je vis avec les sentiments que l'on peut imaginer que les forces de la vie allaient
reprendre le dessus. Elle leva le bras, puis le laissa retomber. J'alertai tout le service. On vint.
On constata qu'elle ne bougeait pas et que j'avais dû être victime d'une illusion, ayant la
conviction d'avoir vu ce que je souhaitais si ardemment voir. Une demi-heure plus tard elle
bougea de nouveau le bras, puis s'agita. Après un mois de coma, elle reprenait vie.
Nous étions tous autour du lit, tellement heureux de cette issue que si peu de temps
auparavant nous craignions improbable.
Hélas, le plus difficile était à venir. Elle allait sortir de ce coma complètement dévastée. Elle
était incapable de se tenir assise, paralysée de toute la moitié gauche de son corps, aveugle,
instable. Peu de temps après il fut constaté quelle était gravement diabétique, insulinodépendante.
Une vraie dévastation qui transformait notre agréable vie de famille à cinq en un abominable
calvaire qui s'annonçait sans fin.
C'est alors qu'un jour en fin d'après midi, j'entendis une radioscopie de Jacques Chancel.
Il nous présentait les mémoires d'un jeune officier français, en service en Syrie en 1940, qui
avait sauté sur une mine anti-personnel, et avait été ramené en morceaux du fond du cratère
dans lequel il s'était trouvé enseveli. Il avait perdu ses deux mains, la vue, et se trouvait dans
le coma sur son lit d'hôpital militaire.
Cet homme racontait que son frère était venu le voir, et dans son coma il avait entendu la
conversation entre ce frère et le chirurgien qui s'occupait de lui. Ce chirurgien était un
professionnel admirable. Il façonnera ses radius et ses cubitus de manière à lui créer deux
pinces permettant la préhension. Il le reconstitua et lui permit de remarcher.
Un homme ordinaire ne mesure pas la force de la vie quand elle est menacée.
"Croyez-vous, disait le frère, qu'il faille tout faire pour le maintenir en vie dans un tel état?"
demandait-il au médecin.
Celui-ci argumenta. Muré dans son coma, le blessé racontait : "J'écoutais cette conversation, et
j'étais terrorisé à la pensée que mon frère réussisse à convaincre le chirurgien. Je ne voulais à
aucun prix renoncer à ma pauvre vie d'infirme". Ce sont ces mots, prononcés il y a plus de
quarante ans, qui m'ont alors donné la force de trouver un côté positif à la lutte pour la vie
dont ma fille venait de sortir victorieusement. Quelle que soit désormais sa vie, sa vie avait un
prix immense.
Evelyne a aujourd'hui quarante quatre ans. Merci Jacques Chancel. Merci mille fois. Que votre
mémoire soit honorée à jamais au firmament des journalistes.
Roland Monet
Décembre 2014